Oeuvres de Turgot – 099 – Le transport des équipages et le logement des troupes

99. — LE TRANSPORT DES ÉQUIPAGES ET LE LOGEMENT DES TROUPES.

I. — Lettre au Contrôleur général.

[D. P., V, 243.]

(Le transport des équipages. — Inconvénients des marchés conclus pour tout le Royaume. — Réductions à faire.)

Limoges, 10 janvier.

M., il y a déjà quelques années que j’ai pris le parti de faire exécuter à prix d’argent, dans cette généralité, la fourniture des voitures et chevaux pour le transport des équipages des troupes, à l’exemple de ce qui se pratiquait depuis plusieurs années en Languedoc et en Franche-Comté. M. l’intendant de Montauban a fait un semblable arrangement à peu près dans le même temps et M. Fargès en a fait autant à Bordeaux, dans le courant de l’année dernière.

Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur l’avantage de cet établissement, que j’ai tâché de développer assez au long dans une lettre que j’ai écrite à M. de L’Averdy le 19 avril 1765[1]. Il paraît qu’on en est assez convaincu, et dès lors, M. d’Ormesson était porté à proposer un arrangement général de la même nature pour tout le Royaume.

Le marché que j’ai passé avec un entrepreneur pour cette fourniture, et qui devait durer trois ans, expire au 1er février prochain. Je me disposais à le renouveler lorsque j’ai appris, par une lettre que les entrepreneurs généraux des étapes ont écrite à leur directeur dans cette province, que vous pensiez, en effet, à supprimer dans tout le Royaume la corvée des transports d’équipages de troupes, et que la Compagnie des entrepreneurs des étapes, dont le marché doit être renouvelé cette année, se proposait de réunir les deux entreprises. Les entrepreneurs chargent même leur directeur de sonder le sieur Michel, entrepreneur de la fourniture des voitures dans ma généralité, pour l’engager à sous-traiter d’eux cette fourniture. L’incertitude où cette lettre me jette m’a empêché de conclure avec le sieur Michel le renouvellement du marché, et je me suis contenté de convenir avec lui qu’il ferait le service jusqu’à ce que je me fusse assuré du parti que vous prendriez.

Je ne puis certainement qu’applaudir au dessein où vous paraissez être de faire effectuer le transport des équipages de troupes à prix d’argent. Tant que le mauvais système de charger les provinces de ce service durera, l’on ne peut rien imaginer de mieux pour en rendre le fardeau moins difficile à supporter ; mais, permettez-moi de vous dire qu’il s’en faut bien que je trouve les mêmes avantages au projet de charger une seule compagnie de cette fourniture dans tout le Royaume. Il me paraîtrait bien plus simple d’autoriser les intendants à faire chacun un marché pour leur département, ainsi qu’en ont usé jusqu’à présent les intendants des provinces où ce service se fait à prix d’argent. J’ai vu d’assez près cette partie pour m’assurer que les détails sans nombre qu’elle exige, ne sauraient être suivis par une seule compagnie qui embrasserait tout le Royaume. Il y a même très peu d’hommes, dans chaque généralité, qui réunissent, à la fortune que suppose une telle entreprise, l’intelligence qui est absolument nécessaire pour la remplir, et je doute que ce petit nombre d’hommes veuillent s’en charger à des prix qui ne leur promettent pas des profits certains ; s’ils consentent à sous-traiter d’une compagnie, il faudra doue ajouter à leur profit particulier celui des entrepreneurs généraux. Or, ce serait une augmentation de dépense en pure perte, quand même on supposerait que le service fût aussi bien fait.

J’ai lieu de croire que cette supposition s’éloigne beaucoup de la vérité, tant par la raison que j’ai déjà touchée de l’excessif détail qu’il entraîne, que par l’exemple de ce qui se passe sous mes yeux pour les étapes. Je suis convaincu que ce dernier service serait infiniment mieux fait et à meilleur marché, s’il était adjugé dans chaque province. Je me rappelle d’avoir écrit, à la fin de 1765, à M. d’Ormesson, une lettre très détaillée dans laquelle j’essayais de lui prouver l’avantage qu’on trouverait à supprimer la compagnie générale, et à faire une adjudication particulière dans chaque province. Je ne trouve pas sous ma main la minute de cette lettre[2] ; sans doute elle aura été gardée dans les bureaux de M. d’Ormesson. Je persiste dans la même façon de penser.

Je sens qu’il est avantageux pour les entrepreneurs que les deux services soient réunis, les magasins de l’étape ne pouvant manquer d’être d’un très grand secours pour la nourriture des chevaux nécessaires à la conduite des troupes. Mais, bien loin que l’utilité de cette réunion me paraisse devoir engager à confier à une seule compagnie l’entreprise de la conduite des équipages dans tout le Royaume, je pense que c’en est une pour faire dans chaque province une adjudication particulière des étapes ainsi que des fournitures nécessaires au transport des équipages. Les intendants adjugeraient en même temps les deux services, et je m’en occuperais si vous adoptiez ma proposition, ce que je vous serai infiniment obligé de vouloir bien me faire savoir, lorsque vous serez décidé.

Il y aurait un autre moyen de faire exécuter le service du transport des équipages des troupes qui épargnerait infiniment la dépense, et, qui, en réduisant les détails de la régie à la plus grande simplicité, couperait par la racine une multitude d’abus que les ordonnances les plus sages et l’attention la plus vigilante ne pourront jamais parvenir à empêcher dans le système actuel. Vous savez que les voitures et les chevaux se payent de gîte en gîte et, en réunissant au salaire prétendu compétent que payent les régiments, ce que paye la Province, il en coûte environ 100 sous par cheval à chaque gîte. Par ce moyen, la plus grande partie des effets que transportent les régiments coûtent plus de transport qu’ils ne valent, et souvent il y aurait du profit à les vendre dans le lieu du départ, pour les remplacer par des effets neufs dans le lieu de l’arrivée. C’est un calcul aisé à faire, d’après le nombre des gîtes sur une route un peu longue, et que j’ai fait plus d’une fois. Lorsqu’un invalide va de Paris en Roussillon, et que sa route porte qu’il lui sera fourni un cheval, il en coûterait moins d’acheter le cheval à Paris que de payer tous ceux qui sont fournis sur la route. La chose est si palpable, que certainement l’on n’aurait jamais imaginé de faire le service de cette manière, si on l’avait dès le commencement payé en argent. Mais, comme on l’exigeait en nature, comme on était encore alors dans l’erreur que ce qui coûte au peuple ne coûte rien au Gouvernement, on s’imaginait épargner beaucoup en obligeant les habitants des lieux de passage à faire le service pour rien, ou pour un prix absolument disproportionné à la charge qu’ils supportaient. L’expérience a fait voir que cette prétendue épargne était un fardeau énorme pour ceux sur lesquels il tombait. On a vu que les frais de ce service, converti en argent, étaient, quoique payés très chèrement, un très grand soulagement pour les provinces. En effet, on paye 100 sous par cheval ; un cheval fait à peu près le service d’une paire de bœufs, et il était très commun de voir des propriétaires aimer mieux payer 15 francs, que de faire le service avec leurs bœufs. Vous voyez par là, M., qu’on doit évaluer ce service, dans les provinces où il se fait en nature, à bien plus haut prix que dans celles où tout se paye en argent. Lorsque cette dernière méthode aura été adoptée dans tout le Royaume, le calcul de la dépense, comparé avec le poids des effets transportés, fera sentir, quand on voudra faire cet examen, et le ridicule, j’ose le dire, du système actuel, et la facilité d’y suppléer à beaucoup moins de frais.

Rien n’est plus simple. Parmi les effets qu’un régiment est obligé de transporter, il en faut distinguer de deux sortes. Les uns, et c’est la plus grande partie, ne sont d’aucun usage pendant la route ; il suffit que le régiment les retrouve, lorsqu’il sera arrivé au lieu de sa destination. Pour cela, il suffit que l’officier chargé du détail fasse un marché avec des rouliers à tant du quintal, comme ferait un négociant qui aurait la même quantité d’effets à faire transporter. Cette manière est assurément la plus simple, la plus sûre et la moins dispendieuse. À l’égard des effets dont le régiment a besoin dans sa route, ils ne sont pas en grande quantité ; un ou deux fourgons qui suivraient les régiments suffiraient et au delà pour les porter, et en outre les éclopés. L’on pourrait même en retrancher facilement la caisse militaire, en déposant son montant chez le trésorier du lieu du départ, et prenant une rescription de pareille somme sur le trésorier du lieu de l’arrivée. Ces fourgons seraient un meuble appartenant aux régiments, et les officiers prendraient tels arrangements qu’il leur conviendrait pour les faire conduire avec eux, en louant des chevaux, ou bien en les achetant pour les revendre lorsque la troupe serait arrivée.

À l’égard des cas où il est d’usage de fournir un cheval de selle, ce qu’il y aurait de mieux à faire serait de payer en argent, à ceux auxquels cette fourniture est due, une somme pour leur en tenir lieu, avec laquelle ils s’arrangeraient comme ils le jugeraient à propos. Cette somme serait certainement beaucoup moindre que ce qu’il en coûte aux provinces.

L’épargne qui résulterait d’un pareil arrangement ne consisterait pas seulement dans le moindre prix de la fourniture ; je ne doute pas que la réduction même sur la quantité des fournitures ne formât un objet plus considérable. Certainement, on serait beaucoup plus attentif à n’ordonner ces fournitures qu’en connaissance de cause et pour de bonnes raisons, lorsqu’en même temps on serait dans le cas d’en débourser le prix, qu’on ne l’est lorsque ceux qui les ordonnent n’ont aucun rapport avec ceux qui les payent. Il en résulterait la suppression d’une foule de disputes entre les troupes et les personnes chargées, dans les provinces et dans les villes, des détails de l’administration. Cet avantage et celui de la diminution des détails me paraissent inestimables.

Je ne vois, M., qu’une seule difficulté, à cet arrangement, c’est que, tous les frais devant en être supportés, ou par les régiments, ou par le Roi, le ministre de la guerre y trouverait une augmentation de dépense dont il ne voudrait probablement pas charger les fonds assignés à son département. Il est encore très facile de lever cette difficulté. En effet, puisque, dans l’état actuel, les provinces payent ce service, il serait naturel qu’elles contribuassent au supplément dont il faudrait, pour les en décharger, augmenter les fonds de la guerre. Les provinces qui font déjà cette fourniture à prix d’argent supportent une imposition pour cet objet, et sans doute vous serez obligé d’ordonner une pareille imposition sur toutes les autres provinces, si vous vous déterminez à suivre le même plan pour tout le Royaume. Comme la dépense sera certainement beaucoup moindre dans celui que je propose, on y subviendrait avec une imposition plus légère, et dès lors elles y trouveraient encore du soulagement.

Si vous goûtiez cette idée, M., vous pourriez en faire la proposition à M. le duc de Choiseul, et en concerter avec lui l’exécution. Je la lui aurais faite moi-même directement, si je n’avais cru plus convenable de vous en prévenir d’abord, et d’attendre que vous m’ayez fait connaître votre façon de penser.

II. — Circulaire aux officiers municipaux.

[A. communales de Brive, H. H. 131.]

(Le logement des troupes).

Limoges, 26 juillet.

Je crois devoir vous prévenir, MM., que je viens de donner les ordres nécessaires pour faire exécuter les dispositions de l’Ordonnance du Roi du 1er mars 1768 en ce qui concerne l’état des maisons de votre ville par ordre de numéros et la formation des états de logements des gens de guerre, d’après lesquels le Roi a ordonné que l’assiette des logements soit faite désormais. L’apposition des écriteaux que l’Ordonnance exige, tant à l’extérieur que dans l’intérieur des maisons, ne peut se faire sans quelque dépense, et il sera nécessaire que vous donniez incessamment des ordres pour faire faire ces écriteaux dont le payement sera acquitté par le Receveur des revenus ordinaires de votre ville, d’après les mandements que vous délivrerez à cet effet dans la forme ordinaire.

Il y a déjà quelque temps, MM., que j’ai proposé aux Officiers municipaux de Limoges un arrangement qu’ils ont adopté et qui m’a paru très avantageux pour les habitants sujets au logement. Cet arrangement consiste à faire marché avec un aubergiste ou avec quelque autre particulier qui se charge de fournir aux soldats passants les lits et autres fournitures d’usage à tant par journée de soldat, lorsque le détachement ne passe pas quarante ou cinquante.

J’ai remarqué que ce ne sont pas les logements des troupes, qui passent en corps, à l’occasion desquels je reçois le plus de plaintes ; comme il faut alors que tout le monde loge, chacun se prête à la nécessité, et le fardeau, tombant sur tout le monde, n’excite point les murmures, et il en excite d’autant moins que les passages des Corps entiers étant rares, la charge n’est jamais fort onéreuse. Mais les passages journaliers de soldats, qui marchent seuls ou par petits détachements, fatiguent excessivement les habitants. Rien n’est plus difficile que d’éviter l’arbitraire dans l’ordre qu’on doit suivre pour faire loger chacun à son tour, parce que cet ordre est continuellement dérangé par mille circonstances imprévues, et que l’obscurité qui résulte de ces dérangements, pouvant favoriser beaucoup l’injustice, en fait naître le soupçon.

Le parti de loger ainsi tous les petits détachements à prix d’argent, a donc le double avantage de rendre le passage des troupes moins onéreux aux habitants et d’éviter aux officiers municipaux ce qu’il y a de plus désagréable dans les détails relatifs à l’assiette des logements. Je désire beaucoup pour cette raison que cet établissement puisse se faire dans tous les lieux de passage de la Généralité, ainsi qu’il a déjà lieu dans la ville de Limoges et dans celle de La Rochefoucauld. J’approuverais donc très volontiers la Délibération que votre ville prendrait à ce sujet, et si, comme je n’en doute pas, vous pouvez conclure un marché à peu près semblable à celui qu’a fait la ville de Limoges, je vous serai obligé de m’en faire part le plus tôt qu’il vous sera possible.

Je crois devoir, pour vous faciliter cette opération, joindre à ma lettre un exemplaire du premier marché qu’avait passé la Ville de Limoges.

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[1] Voir tome II, p. 421.

[2] Nous ne l’avons pas retrouvée (Du Pont).

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