97. — SUR LES PARLEMENTS.
[Fragments]
[A. L., minute.]
1er fragment[1].
15 novembre.
…Un grand moyen surtout de gloire est de se distinguer par les avis les plus violents.
Dès que la multitude entraîne, son esprit est bien moins en garde contre l’intérêt particulier du corps ; on s’accoutume à regarder la gloire et l’intérêt du corps comme un but et on s’y attache sans remords.
Les affaires publiques ont par elles-mêmes un caractère qui prête à toutes sortes de séductions par l’espèce de vague et d’incertitude des principes, bien moins fixes, bien plus susceptibles de variété d’opinions que les choses de justice rigoureuse. On s’accoutume à peser, à balancer des considérations, à les faire céder les unes aux autres et l’intérêt du corps paraît toujours une des plus importantes. On s’accoutume à dire, comme les politiques, qu’il faut avoir égard aux circonstances.
Qui sait même si cette habitude de faire plier les principes aux circonstances n’introduit pas dans la jurisprudence des considérations politiques arbitraires ; si bientôt, il n’est pas avec la justice des accommodements ; si bientôt, ces hommes rigides qui ne savent jamais plier ne sont pas de ces hommes de l’autre monde qui ne sont bons à rien, des gens de système, des gens de cabinet, de ces gens dont le cardinal de Richelieu (ou celui qui, en écrivant son Testament, en a si bien gardé le costume) disait que les gens de bien gâtent toutes les affaires.
Tant que la corruption se borne à ce degré, le public ne s’en aperçoit point ; l’enthousiasme qu’excitent les déclamations échauffe celui du public qui élève les magistrats au comble de la gloire ; cette gloire, cette confiance universelle leur donne un pouvoir très réel.
Faut-il alors un grand effort de génie au ministre poussé à bout pour imaginer d’acheter des suffrages devenus si importants. Il n’aura pas l’honneur de l’invention…
2e fragment.
J’écris ce dernier mot en rougissant. Et plût à Dieu que jamais un pareil soupçon ne fût entré dans l’esprit du public ! Plaise à Dieu qu’il n’acquière jamais une funeste réalité !
C’est à vous, M., que je parle ; c’est dans le sein d’un ami, d’un chef, à qui l’honneur de la magistrature est aussi cher qu’à moi que je dépose une pensée qui, mille fois, a rempli mon cœur d’amertume. Quand je considère l’étendue, la consistance de cette autorité, que les efforts multipliés de notre zèle, la confiance que ce zèle avait inspiré à la nation, enfin le concours de quelques circonstances favorables, ont acquises aux classes du Parlement et qui n’avait cessé d’augmenter par degrés depuis 1750 jusqu’en 1763 ; quand, d’un côté, j’envisage, dans toutes ses suites, l’indépendance que donne à chacun des membres de nos compagnies l’assurance qu’on ne peut en attaquer un, en particulier, sans avoir à combattre non seulement la compagnie entière, mais toutes les Cours souveraines du Royaume, indépendance qu’affermit encore le droit qu’a chacun de nous de n’être jugé que par ses confrères ; quand je pense, en même temps, à la terreur que l’union de toute la magistrature doit inspirer à quiconque pourrait s’opposer à nos prétentions, depuis les derniers employés jusqu’aux chefs mêmes de l’administration ; à la certitude, qu’a tout homme qui se chargerait d’exécuter contre nous des ordres rigoureux, de perdre, et sa fortune, et sa réputation, d’être frappé de l’anathème des lois que nous faisons parler et de l’anathème plus formidable encore de l’opinion publique, sur laquelle notre nombre et notre ancienne considération nous ont donné tant d’influence ; quand j’observe l’impossibilité où est le Souverain lui-même de vaincre notre résistance par aucune voie légale, puisque la volonté du Prince ne peut devenir loi que par l’enregistrement, puisqu’aucune forme ne peut suppléer à cet enregistrement libre, puisque celui qui est fait en lit de justice est anéanti par nos protestations subséquentes, puisque les modifications et les causes de nos arrêts d’enregistrement annulent les dispositions les plus expresses de la volonté du législateur et en arrêtent l’exécution ; quand je réfléchis à cette part dans l’autorité législative, à cette négative absolue et invincible que la fameuse Déclaration du 21 novembre 1763 nous a mis pour ainsi dire en droit de regarder comme avouée par le Gouvernement : Ah ! M., je ne suis point ébloui ! je suis bien plutôt épouvanté de tant de grandeur pour laquelle nous ne sommes pas faits et qui doit enfin nous écraser nous-mêmes. En acquérant un pouvoir qui rend nos suffrages redoutables aux ministres, qu’avons-nous fait, M. ? Nous avons donné un très grand intérêt de nous séduire à des hommes qui ont en main de très grands moyens de séduction ; à ce mot, je vois mes confrères se révolter, et puisse l’âme de tout magistrat s’en indigner, puisse-t-on avoir à dire d’eux tous Erubuere, salva res est ! Ils rougissent, tout n’est pas perdu ! Mais, M., ce n’est point par ce sentiment intérieur, par ce cri des âmes honnêtes qu’il faut juger les grandes assemblées d’hommes : parce que, dans aucun temps, dans aucun pays, dans aucun corps, les âmes fortes et honnêtes ne composent la pluralité.
Peu d’hommes sont entièrement et déterminément corrompus ; moins d’hommes peut-être encore sont entièrement et déterminément attachés à leur devoir. Le plus grand nombre est formé par les âmes médiocres, balancées entre leurs petits intérêts et la crainte de l’opinion publique, occupées à concilier, comme elles peuvent, ces deux choses, attentives à resserrer les limites du devoir et à se rassurer, par l’exemple, contre les scrupules de l’honneur. Les hommes de cette classe sont vicieux ou vertueux, courageux ou poltrons en troupe. Ils ont le droit précieux de se croire honnêtes et inaccessibles à la séduction, tant qu’on n’a point essayé de les séduire, le droit d’ignorer que leur probité a un taux tant qu’elle n’a pas été mise à l’enchère. Partout où les magistrats seront bornés aux fonctions primitives de leur état, à rendre la justice, à terminer par l’application judicieuse des lois, les dissensions qui naissent entre leurs concitoyens, à maintenir l’ordre public en punissant ceux qui le troublent, leur probité ne sera point exposée à des périls supérieurs aux forces ordinaires et il n’arrivera presque jamais qu’ils puissent être tentés par un intérêt capable de balancer la perte de l’honneur dont leur prévarication serait immédiatement punie. Le particulier le plus puissant et le plus riche ne l’est pas assez pour effrayer des juges indépendants ou pour gagner des hommes au-dessus de l’indigence par leur fortune et soutenus par la considération attachée à leurs places. Si l’on parvient à en séduire un, l’on ne viendra point à bout de séduire la pluralité, parce que le public a un trop grand intérêt d’avoir des juges incorruptibles pour ne pas couvrir un juge corrompu du plus profond mépris, aggravé encore par celui de ses confrères qui s’empresseraient de s’honorer aux yeux du public en se montrant plus sévères que lui.
De là, il résulte que chaque magistrat a sans cesse présente cette loi impérieuse de l’honneur. Il est forcé de se juger d’après elle ; elle s’identifie avec sa conscience. De là, se forme cet esprit de corps qui tient lieu de vertu au plus grand nombre des membres et qui fait regarder, et à eux-mêmes, et au public la sévérité des mœurs et l’exacte intégrité comme le caractère distinctif de leur dignité, qui enfin leur assure le respect des peuples en les accoutumant à se respecter eux-mêmes.
Tout change quand, aux fonctions de juges, les magistrats joignent ou veulent joindre les soins de l’homme d’État.
D’abord, un zèle respectable les porte à se rendre, auprès du trône, les organes des droits du peuple, à réclamer, en faveur des citoyens lésés par des actes d’autorité arbitraires, la liberté que les lois leur assurent, à faire connaître au monarque la liaison intime de l’intérêt de ses sujets et du sien, à lui mettre sous les yeux la peinture touchante des malheurs qu’ils éprouvent à son insu, à lui présenter la vérité qu’il cherche et que tant de gens s’étudient à lui cacher. Alors, les applaudissements, les transports de la reconnaissance éclatent de toutes parts ; le peuple tourne avec attendrissement ses yeux vers ses défenseurs ; la nation les avoue pour ses interprètes et presque pour ses représentants. Alors, les magistrats accoutumés à goûter en paix les douceurs de la considération commencent à connaître la jouissance enivrante de la gloire, récompense délicieuse et méritée sans doute ! Mais premier piège tendu à leur vertu ! Cette gloire si flatteuse devient bientôt l’idole de tous les jeunes magistrats ; toutes leurs vues, toutes leurs études, toutes leurs démarches sont dirigées à ce but unique. La discussion des affaires particulières devient fastidieuse ; on regrette le temps qu’on est obligé de donner à cette fonction subalterne et mécanique ; on brûle de sortir d’un cercle si étroit pour se montrer sur un théâtre plus éclatant. Les grands objets de la police générale, de la conservation des lois fondamentales, de la défense des droits du Prince et de la liberté des sujets absorbent toute l’attention ; les connaissances pénibles, épineuses, sont négligées et l’on ne cultive plus que ces talents brillants qui excitent l’admiration de la multitude et captivent les suffrages.
Cette marche analytique d’un esprit qui discute pied à pied, qui considère les choses sous toutes leurs faces, qui pèse avec scrupule les moyens et les objections, cet examen lent, froid, impartial qui porte sur son objet une lumière tranquille et qui fait naître la conviction semble devoir être le talent propre du juge ; mais ce talent n’est plus d’aucune utilité lorsqu’il est question de persuader une assemblée nombreuse. Le ton modéré de la raison n’est point assez imposant pour y réussir.
Dans la multitude, tous sont pour tous une occasion de distraction ; la légèreté et l’impatience naturelle à chaque homme s’augmentent par une espèce de contagion ; l’attention devient plus pénible et plus rare. Pour fixer les esprits, il faut les émouvoir, les entraîner, les subjuguer ; il faut déployer tous les pouvoirs de l’éloquence, c’est-à-dire intéresser toutes les passions. Est-ce bien là le moyen d’inspirer toujours aux Compagnies les démarches les plus sages, les plus avantageuses au véritable intérêt du public ? Je m’en rapporte, M., à la connaissance que vous avez du cœur humain, à l’expérience que vous avez des mouvements qui agitent nos Compagnies…
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[1] Ces fragments datent de l’époque où les Parlements de Rouen et de Paris faisaient la guerre aux Ministres et en particulier au Contrôleur général Maynon d’lnvau, à propos des grains. Turgot voulait aider Du Pont qui préparait sa Lettre d’un Conseiller au Premier Président de Rouen, dont il est question dans les Lettres ci-dessus.
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