ŒUVRES DE TURGOT ET DOCUMENTS LE CONCERNANT
TURGOT INTENDANT DE LIMOGES (1761-1774)
(suite).
LE PRÉSENT VOLUME S’ÉTEND DE 1768 À 1774
Abréviations.
D. P. Œuvres de Turgot, édition Du Pont de Nemours. D. D. Œuvres de Turgot, édition Daire et Dussard.
B. N. Bibliothèque Nationale.
A. L. Archives du Château de Lantheuil.
A. N. Archives Nationales.
A. H. V. Archives de la Haute-Vienne.
A. Cor. Archives de la Corrèze.
A. C. Archives du Calvados.
S. D. Sans date.
Les notes de Turgot sont indiquées par des chiffres ; celles de l’éditeur, par des lettres.
1768.
95. — La taille.
I. — Avis sur l’imposition pour l’année
[D. P., V, 226.]
(Situation de la Province. — Augmentation générale des impôts en 1768. — Gelée exceptionnelle. — Retards dans les recouvrements. — Nécessité d’un soulagement.)
Limoges, 16 août.
Le brevet de la taille de l’année prochaine, 1769, a été arrêté à la somme de 1 942 293 l. 2 s. Celui de la présente année avait été de la même somme. Mais le Roi ayant bien voulu accorder, par un arrêt postérieur à l’expédition des commissions des tailles de 1768, une diminution de 220 000 l., l’imposition effective n’a été que de 1 722 293 l. 2 s. ; en sorte que, si l’on imposait en 1769 la somme de 1 942 293 l. 2 s., qui sera portée par les commissions, il y aurait une augmentation réelle de 220 000 l. [1] …
Quoique la récolte de cette année ne soit pas tout à fait aussi abondante que l’avaient fait espérer les premières apparences des grains et des vignes, elle est cependant assez bonne, surtout dans la partie du Limousin, pour qu’on ne soit pas en droit de se plaindre.
Il s’en faut bien cependant que nous nous croyions par là dispensés de représenter, de la manière la plus forte, le besoin qu’a cette province d’obtenir un soulagement effectif sur ses impositions.
Elle a un premier titre pour l’attendre des bontés de S. M., dans la surcharge qu’elle éprouve depuis longtemps, et dont nous avons, il y a déjà deux ans, mis la démonstration sous les yeux du Conseil, dans un Mémoire très détaillé[2].
Nous nous reprocherions de ne pas en rappeler le résultat chaque année, jusqu’à ce que nous ayons été assez heureux pour obtenir de la justice et de la bonté du Roi la suppression d’une surcharge aussi évidemment prouvée.
Nous ne transcrirons point les détails que ce Mémoire contient, et nous y référons, ainsi qu’aux nouvelles preuves que nous y avons ajoutées dans notre Avis sur les impositions des années dernières. Nous répéterons seulement que nous croyons avoir démontré dans ce Mémoire, de la manière la plus claire, deux choses l’une, que les fonds taillables de cette généralité payent au Roi, en y comprenant les vingtièmes, de 40 à 50 p. 100 du revenu des terres, ce qui est à très peu près autant qu’en retirent les propriétaires ; l’autre, que cette charge est incomparablement plus forte que celle que supportent les provinces voisines et la plus grande partie des autres provinces du Royaume.
Pour ramener les impositions de la généralité de Limoges à la même proportion que celle des autres provinces, c’est-à-dire pour qu’elle ne payât au Roi qu’une somme égale à la moitié de ce que retirent les propriétaires, il faudrait une diminution effective de plus de 700 000 l., dont la moitié serait portée sur la taille, et l’autre moitié sur les impositions accessoires. Nous n’avons pas espéré, ni même osé demander, une aussi forte diminution, mais au moins nous eût-il paru juste et nécessaire de ne point faire participer une province déjà aussi surchargée aux augmentations que les besoins de l’État ont forcé d’ajouter à l’imposition totale du Royaume ; par là, elle eût été rapprochée de la proportion générale.
Elle aurait eu d’autant plus besoin de ne pas partager l’augmentation générale survenue en 1768, que la récolte de 1767 a été, à tous égards, une des plus fâcheuses qu’on ait vues de mémoire d’homme, surtout en Limousin. Tout avait manqué à la fois : les seigles, les fourrages, les vins, les fruits et même les châtaignes. Les seuls blés noirs avaient fourni une ressource pour la nourriture des paysans, et ont empêché les seigles de monter à un prix exorbitant.
Les pertes occasionnées par la gelée du 19 avril 1767 et des jours suivants ont détruit, dans une très grande partie de la Province, presque tout le revenu des propriétaires. La justice aurait exigé qu’on leur eût remis la plus grande partie des impositions ; mais l’augmentation effective qui a eu lieu au dernier département, malgré la bonté qu’eut S. M. d’accorder à la Province un moins-imposé de 220 000 l., a cependant été de 123 518 l. 9 s. 1 d. Cette augmentation, disons-nous, n’a pas permis d’avoir à la situation des propriétaires souffrants tout l’égard qu’elle exigeait ; en sorte qu’ils ont à la fois supporté, et la perte de leur revenu, et une augmentation sensible sur leurs impositions. Les productions de la terre sont, il est vrai, plus abondantes cette année ; mais on doit sans doute considérer que leurs impositions de l’année dernière, n’ayant pu être acquittées sur un revenu qui n’existait pas, n’ont pu l’être que par anticipation sur les revenus de cette année, qui ne pourraient y suffire s’ils étaient chargés d’une imposition plus forte ou même égale. Il ne faut pas détruire, par des impositions anticipées, le peu qu’il y a de capitaux. Le soulagement que les circonstances n’ont pas permis de leur accorder au moment du fléau dont ils ont été frappés, ils osent le réclamer comme une dette, de la bonté du Roi, comme un secours nécessaire pour leur donner les moyens de réparer leurs forces épuisées. Nous osons représenter, en leur nom, que le retour des productions de la terre au taux de la production commune ne sera pas pour eux une abondance véritable et ne fera que remplir le vide des productions de l’année dernière.
Nous sommes d’autant plus en droit d’insister sur un pareil motif de justice que M. le Contrôleur général sait combien la généralité de Limoges a été, de tout temps, arriérée sur le payement de ses impositions et combien elle a besoin qu’un soulagement effectif la mette en état de s’acquitter. Il nous fit à ce sujet un reproche l’année dernière[3] auquel nous fûmes très sensible, et nous l’aurions été infiniment davantage, si nous l’avions mérité par la moindre négligence. Nous trouvâmes un motif de consolation dans l’occasion que ce reproche nous donna de lui démontrer, en nous justifiant, que la véritable cause de retard qu’on observe dans les recouvrements de cette province depuis un très grand nombre d’années, et longtemps avant que nous fussions chargé de son administration, n’est autre que la surcharge même qu’elle éprouve sur ses impositions ; surcharge telle qu’il ne lui reste, après ses impositions payées, que ce qui est absolument nécessaire pour entretenir sa culture et soutenir la reproduction dans l’état de médiocrité auquel elle est réduite depuis longtemps.
D’où il résulte qu’aussitôt que les besoins de l’État obligent à augmenter la masse des impôts, la Province, qui payait déjà jusqu’au dernier terme de la possibilité, se trouve dans une impuissance physique de payer l’augmentation, laquelle tombe en arrérages, dont la masse grossit d’année en année jusqu’à ce que des circonstances plus heureuses permettent de diminuer les impôts. Ce fut l’objet d’une lettre très longue et très détaillée que nous eûmes l’honneur d’écrire à ce ministre le 16 octobre 1767, et que nous accompagnâmes d’un tableau destiné à lui mettre sous les yeux la marche et l’analyse des recouvrements dans la généralité de Limoges depuis 1754 jusqu’en 1767[4]. Nous prenons la liberté de le supplier de se faire remettre sous les yeux cette lettre et ce tableau avec le présent Avis. Nous y démontrions que depuis un très grand nombre d’années, et bien antérieurement à notre administration, l’imposition qui s’assied chaque année n’est à peu près soldée qu’à la fin de la troisième année, en sorte que, pendant le cours d’une année, les redevables payent une somme égale à l’imposition commune d’une année ; mais une partie de cette somme seulement est imputée sur les impositions de l’année courante, une autre partie sur les impositions de l’année précédente, et une autre partie encore sur les impositions de l’année antérieure à celle qui précède immédiatement l’année courante.
Il n’y a que deux moyens imaginables de rapprocher les termes des recouvrements de l’époque de l’imposition : l’un serait de forcer les recouvrements de façon que les contribuables fussent contraints de payer à la fois, et la totalité de l’imposition courante, et les arrérages des années antérieures ; nous doutons qu’aucun homme puisse faire une semblable proposition, qui tendrait à doubler effectivement la somme à payer par la Province dans une année. Nous sommes très assuré que le cœur paternel du Roi la rejetterait, et nous croyons fermement que l’exécution en serait physiquement impossible. L’autre moyen, plus doux et le seul vraiment possible, est de procurer à la Province un soulagement effectif assez considérable pour qu’en continuant de payer annuellement ce qu’elle paye, c’est-à-dire tout ce qu’elle peut payer, elle acquitte peu à peu les anciens arrérages, en avançant de plus en plus sur les impositions de l’année courante. Ce parti paraît d’autant plus indispensable à prendre, qu’outre le retard ancien et constant dont nous venons de parler, qui consiste à ne payer qu’en trois ans la totalité des sommes imposées chaque année, la Province n’a pu encore achever d’acquitter les arrérages extraordinaires qui se sont accumulés depuis 1757 jusqu’en 1763 inclusivement, c’est-à-dire pendant tout le temps qu’a duré la guerre ou l’augmentation des impositions qui en a été la suite.
La seule vue du tableau des recouvrements envoyé à M. le Contrôleur général démontre que ce retard extraordinaire n’a pu avoir d’autre cause que l’excès de la demande sur le pouvoir de payer, et que cet excès n’a cessé de s’arrérager chaque année en s’accumulant pendant tout le temps qu’il a duré.
Depuis 1764, la suppression du troisième vingtième et la liberté accordée au commerce des grains ont mis la Province en état de se rapprocher du cours ordinaire des recouvrements ; mais la masse des arrérages accumulés est encore très forte, et la Province, nous osons le répéter, ne peut s’en libérer qu’autant que le Roi voudra bien venir à son secours, en diminuant d’une manière effective et sensible la masse de ses impositions.
Pour résumer tout ce que nous venons d’exposer, trois considérations nous paraissent solliciter, de la manière la plus puissante, les bontés de S. M. en faveur de la généralité de Limoges.
La première est la surcharge ancienne et toujours subsistante de cette généralité relativement à ses facultés et par comparaison à l’imposition des autres provinces, surcharge que nous avons établie d’une manière démonstrative par un Mémoire présenté au Conseil en 1766.
La seconde est la misère où la mauvaise récolte de 1767, une des plus fâcheuses qu’on ait vues de mémoire d’homme, a réduit les habitants de cette province, la perte immense que les propriétaires ont soufferte sur leur revenu, l’impossibilité où l’augmentation de l’imposition en 1768 a mis de les soulager d’une manière proportionnée à leur situation, et le besoin absolu qu’ils ont d’un secours effectif pour les mettre en état de respirer après tant de malheurs.
La troisième, enfin, est la masse d’arrérages forcés qui se sont accumulés sur le recouvrement des impositions pendant le cours de la dernière guerre, et qu’on ne peut espérer d’éteindre qu’en facilitant aux contribuables les moyens de s’acquitter sur le passé en modérant les impositions présentes.
Tant de motifs si forts nous paraîtraient suffisants pour devoir déterminer à saisir ce moment, afin de rendre une pleine justice à la généralité de Limoges, en la remettant à sa proportion naturelle relativement aux autres provinces, c’est-à-dire en lui accordant une diminution effective de 600 000 l., partagée entre la taille et les impositions ordinaires. Mais, si la circonstance des malheurs extraordinaires qui ont aussi affligé quelques autres provinces par les suites de la mauvaise récolte de 1767, nous empêche d’insister sur cette demande, nous osons du moins supplier S. M. de vouloir bien procurer à la généralité de Limoges un soulagement effectif en lui accordant sur le moins-imposé une diminution plus forte que celle de l’année dernière, qui était de 220 000 l.
II. — Supplément à l’avis précédent.
[D. P., V, 236.]
Limoges, 17 octobre.
(Dans ce nouvel avis, Turgot rappelle la mauvaise récolte de 1767, signale que des accidents, orage du 16 août et pluies continuelles, ont depuis lors, compromis la récolte de 1768 et les semences, de sorte que l’on peut craindre la disette pour 1769. Il insiste pour obtenir une diminution d’au moins 300 000 livres, bien que l’état de modérations pour accidents ne s’élève qu’à 38 000 livres, mais lorsqu’une province entière a souffert dans la majeure partie de ses récoltes, il n’est plus possible, dit-il, de tenir compte seulement des accidents particuliers.)
III. — Lettre à l’Intendant d’Auvergne (De Monthyon).
[A. Puy-de-Dôme, C. 2830. — Bulletin de la Société des Lettres de Tulle, 1913 : communication de M. Marion, professeur au Collège de France.]
(La taille de propriété et la taille d’exploitation.)
Limoges, 2 décembre.
J’ai à vous demander pardon, mon cher confrère, d’avoir un peu tardé à remplir l’engagement que j’avais contracté avec vous de répondre à la question que vous m’avez proposée sur la différence du partage de la taille entre le propriétaire et le colon, qu’a fixée la Déclaration du 12 avril 1762, pour l’Auvergne et pour le Limousin.
En Auvergne, la taille du propriétaire est la moitié du plein tarif, égale à la taille de l’exploitant. En Limousin, la taille de propriété n’est que le tiers du plein tarif ou la moitié de la taille d’exploitation. Vous me demandez quel est, suivant moi, le meilleur des deux usages, ou en d’autres termes, quel est, de ces deux absurdités, la moins absurde ? Je vous répondrai sans hésiter que l’usage du Limousin, quoique très mauvais, l’est beaucoup moins que celui d’Auvergne et voici mes raisons :
Je suppose que vous n’en êtes pas à douter qu’il ne soit souverainement injuste ou plutôt souverainement absurde de taxer un cultivateur exploitant comme exploitant. Un cultivateur, comme tel, n’a rien qui puisse payer l’impôt. Il n’a que la part dans les produits de la terre que lui laisse le propriétaire pour lui rembourser ses frais et lui payer son salaire ; or, comment un impôt pourrait-il être pris sur des frais ? Il faudrait donc que la culture fût diminuée d’autant, car ces frais sont indispensables, puisqu’on les fait ; ils sont une condition sine qua non du produit. L’impôt ne peut pas être pris sur le salaire ; car il faut que le cultivateur vive ; il faut qu’il ait sa subsistance ; il faut qu’il ait à lui le profit qui l’engage à cultiver, à prendre ce métier-là plutôt qu’un autre ; et n’ayez pas peur qu’il en ait trop ; s’il exigeait ce trop, un autre viendrait bientôt offrir au propriétaire un marché plus avantageux. Il n’y a que le revenu qui puisse payer l’impôt. Or, qu’est-ce que le revenu ? C’est le produit de la terre, déduction faite des frais et du salaire de celui qui la fait produire ; or, ce surplus des frais et des salaires du cultivateur, la concurrence des cultivateurs l’assure au propriétaire. Demander au cultivateur un impôt, ce n’est pas faire autre chose que d’augmenter ses frais du montant de cet impôt, et ces nouveaux frais, il faut bien qu’il les reprenne, comme les anciens, sur le produit de la terre, et la part qu’il en laisse au propriétaire sera d’autant diminuée. C’est donc le propriétaire seul qui paye ce qu’on imagine faire payer au cultivateur. Il ne faut pas conclure de là qu’il soit égal de faire payer le cultivateur ou le propriétaire ; il est, au contraire, aisé de prouver que le parti de faire payer le cultivateur est extrêmement nuisible au cultivateur, au propriétaire et au Roi, mais cette discussion nous écarterait trop. Je m’arrête à ce point que c’est le propriétaire qui paye tout ce qu’on impose sur le cultivateur. Cette vérité est si grossièrement palpable que jamais on n’aurait imaginé de taxer le cultivateur dans aucun pays, sans le privilège qu’avait la noblesse en France de ne point payer d’impôt ; autre absurdité que le Gouvernement n’a pas osé attaquer de front. Taxer le cultivateur était un moyen d’éluder ce privilège, et ce moyen s’est établi par degrés sous prétexte de taxer les profits de l’exploitation, comme si ces profits étaient fixés autrement que par la convention et comme si l’augmentation des frais ne devait pas changer la convention. Il faut toute l’inconsidération de notre ancienne noblesse française pour s’être laissée prendre à un piège si grossier, mais l’aveuglement sur cela a été tel que, dans les pays de petite culture où les frais de la terre se partagent par moitié entre le propriétaire et le colon, l’on vous dit sérieusement que la moitié des fruits du propriétaire noble ne doit rien payer et que celle du métayer est seule sujette à l’imposition. C’est cette belle idée qui a donné naissance au partage de la taille par moitié entré le propriétaire et le métayer, lorsque tous deux étaient taillables. Ce partage, au reste, n’a été introduit qu’avec la taille tarifée. Les collecteurs, gens grossiers, avaient négligé cette théorie et ils taxaient le fermier d’un gentilhomme à peu près autant que le propriétaire roturier qui faisait valoir une terre de même valeur. On en use encore ainsi dans la plus grande partie des provinces de grande culture, et comme presque toutes les terres y sont affermées, que le grand nombre des propriétaires un peu considérables ne résident point, l’on n’y avait point songé avant l’opération de M. de Sauvigny[5], adoptée en 1767 par M. de L’Averdy, à distinguer la taille de propriété de celle d’exploitation. La distinction a été faite plus anciennement dans nos provinces, mais je ne la crois pas antérieure aux premiers essais de taille tarifée.
Il est assez bizarre, en apparence, qu’en même temps qu’il est évident que tout devrait être payé par le propriétaire, on ait cependant raison de soutenir que ç’a été une très mauvaise opération que de reporter sur le propriétaire une portion de la taille que supportait le colon. Cette bizarrerie disparaît quand on envisage l’effet de ce partage.
D’abord, il est clair que l’on donne par là un privilège à la noblesse qu’elle n’avait point, puisque l’on soulage ses colons de la moitié ou du tiers de l’imposition. Ce dont elle est soulagée retombe sur les biens possédés par les propriétaires taillables.
Mais ce n’est là qu’un faible objet en comparaison de la suppression du tiers ou de la moitié de la taille sur tous les biens dont les propriétaires ne résident point. En vain, les règlements prescrivent-ils de taxer ces propriétaires dans le lieu de leur résidence pour les biens qu’ils possèdent dans d’autres paroisses. La plupart viennent à bout de l’éluder, parce qu’il est impossible que les habitants d’une communauté connaissent les biens possédés hors de leur communauté. De plus, il y a un moyen encore plus simple d’éluder cette taxe, c’est de demeurer dans une ville considérable. La taille, dans ces villes, s’impose arbitrairement et porte presque entièrement sur les commerçants et les artisans ; les propriétés des bourgeois ne sont point connues et on ne juge de leurs facultés que par leur dépense apparente. Voilà donc tous les fonds possédés par des nobles, ou par les bourgeois des grandes villes et même par une grande partie des bourgeois résidant hors de la paroisse où sont leurs biens, quoique dans la campagne, exemptés du tiers ou de la moitié de l’imposition.
Si cela était entièrement général, la chose reviendrait au même point que si tous les fonds étaient uniquement taxés sur la tête de l’exploitant et d’après un même tarif. Mais d’abord, tous les petits propriétaires résident et sont écrasés parce que la part des nobles et de ceux qui ne résident pas est répartie tant sur eux que sur les simples exploitants, et qu’ils sont taxés au double de ceux-ci ou à une moitié en sus. Il résulte encore de là que tout propriétaire d’un bien de campagne a un intérêt de ne pas résider sur son bien et de se faire bourgeois d’une ville ; ce qui éloigne la consommation des campagnes et diminue, par conséquent, le revenu des terres, et ce qui, dans des provinces où il n’y a pas d’entrepreneurs de culture, c’est-à-dire de fermiers riches, prive les campagnes de toute espèce de richesse et par conséquent de toute espèce d’amélioration ; car il est certain que dans l’état de misère et d’abrutissement où sont les cultivateurs dans nos provinces, l’agriculture ne peut s’y améliorer que par les dépenses et l’intelligence des propriétaires riches et instruits. Or, tout éloigne ces propriétaires de la résidence : corvées, milice, collecte, syndicat, taille de propriété. Quand on l’aurait fait exprès, on n’aurait pas fait pis.
Voilà, mon cher confrère, un éloge complet du partage qu’on a fait, dans tous les systèmes de taille tarifée, de la taille des fonds en deux parties, l’une appelée taille d’exploitation imposée sur le cultivateur dans le lieu de de la situation du fonds et l’autre appelée taille de propriété qui est réputée imposée sur le propriétaire dans le lieu de sa résidence.
Vous pouvez, je crois, en conclure que plus cette taille de propriété sera considérable et plus elle sera mauvaise et que, par conséquent, l’usage de l’Auvergne est plus mauvais que celui du Limousin dans le rapport de trois à deux, ce qu’il fallait démontrer. On remédierait à un des inconvénients en imposant la taille de propriété dans le lieu de la situation des biens, mais cet arrangement laisserait toujours subsister l’augmentation du privilège de la noblesse.
Adieu, mon cher confrère, voilà une bien longue lettre, écrite bien à la hâte, pleine de choses bien communes et que vous savez probablement mieux que moi. Regardez-les comme une preuve de l’envie que j’ai de faire ce que vous désirez de moi. Ne vous étonnez pas cependant si je suis quelquefois paresseux à répondre à de pareilles questions. Vous savez que, dans notre métier, on a rarement le loisir d’écrire six pages de suite.
Je vous embrasse et vous souhaite par-dessus toutes choses une bonne santé.
————
[1] Nous retranchons les détails sur l’état des récoltes.
[2] Mémoire sur la surcharge des impositions dans la Généralité et sur la grande et la petite culture, ci-dessus, II, p. 445.
[3] Nous n’avons pas trouvé ailleurs trace de ce reproche.
[4] Nous n’avons pu retrouver, ni cette lettre, ni ce tableau (Du Pont).
[5] Intendant de Paris.
Laisser un commentaire