94. — POÉSIES.
I. — Traductions de Pope.
[D. P., IX, 1]
Septembre.
1. PRIÈRE UNIVERSELLE À DIEU TRÈS BON, TRÈS GRAND.
Père de tout, ô toi qu’en tout temps, en tout lieu,
Ont adoré les Saints, les Barbares, les Sages,
Sous mille noms divers objet de leurs hommages,
Jehova, Jupiter, ou Dieu :
Être caché, source de l’Être,
Impénétrable Majesté,
À ma faible raison toi qui n’as fait connaître
Que sa faiblesse et ta bonté !
Tu m’as donné, du moins, dans cette nuit obscure,
De voir le bien, le mal, la défense et la loi ;
Tandis que tes décrets enchaînent la Nature,
Tu m’as fait libre comme toi.
Que mon coeur, dans lui-même et dans sa propre estime,
Trouvant un juge austère et jamais corrompu,
Redoute, moins l’enfer qu’il n’abhorre le crime,
Désire moins le Ciel qu’il n’aime la Vertu !
Loin de moi cette erreur impie
Qui méconnaît tes dons, qui tremble d’en jouir.
C’est toi qui rassemblas les plaisirs sur ma vie ;
Les goûter, c’est payer tes soins, c’est t’obéir.
Mais je ne croirai point que ta munificence
À ce globe où je rampe ait borné ses effets ;
Qu’errants autour de moi dans l’étendue immense,
Mille mondes en vain appellent tes bienfaits.
Que jamais mon orgueil usurpant ton tonnerre
Ne s’arroge le droit d’en diriger les coups,
De lancer l’anathème et de juger la terre,
Interprète ignorant de ton secret courroux.
Si je marche dans la justice,
Jusqu’au terme affermis mes pas ;
Si j’ai pu m’égarer dans les sentiers du vice,
Montre-moi le chemin que je ne connais pas.
Quelques biens qu’à mes yeux refuse ta sagesse
Ou que verse sur moi ta libéralité
Du murmure insolent préserve ma faiblesse
Et défends ma raison contre la vanité.
Si tu m’as vu sensible au malheur de mes frères,
Prêter à leurs défauts un voile officieux,
Adoucis à ton tour tes jugements sévères :
Sois indulgent pour moi, si je le fus pour eux.
Je connais mon néant, mais je suis ton ouvrage :
Quel que soit aujourd’hui mon sort,
Sois mon appui, mon guide, et soutien mon courage
Ou dans la vie, ou dans la mort.
Donne-moi le nécessaire,
La subsistance et la paix.
Si de tant d’autres biens quelqu’un m’est salutaire,
Tu le sais, tu peux tout ; j’adore et je me tais.
Ton temple est l’immensité même ;
Tes autels sont le ciel, et la terre et les mers.
Chœurs des Êtres, chantez votre Maître suprême :
Éclate, hymne éternel, ordre de l’Univers.
2. — ÉPITAPHE DE NEWTON
[D. P., IX, 128.]
L’obscure nuit couvrait l’univers ignoré
Dieu dit : que Newton soit, et tout fut éclairé.
II. — Traduction de l’Hymne à Jupiter de Cléanthe.
[D. P., IX, p. 4.]
Père et maître des Dieux, auteur de la Nature,
Jupiter, ô sagesse, ô loi sublime et pure !
Unité souveraine à qui tous les mortels
Sous mille noms divers élèvent des autels ;
Je t’adore. Nos cœurs te doivent leur hommage :
Nous sommes tes enfants, ton ombre, ton image ;
Et tout ce qui respire, animé par tes mains,
À célébrer ta gloire invite les humains.
Béni sois à jamais ! Ma voix reconnaissante
Consacre ses accents à ta bonté puissante.
Tu régis l’Univers ; ce tout illimité
Qui renferme la terre en son immensité,
Ce tout harmonieux émané de toi-même,
S’applaudit d’obéir à ton ordre suprême :
Ton souffle intelligent circule en ce grand corps
En féconde la masse, en meut tous les ressorts.
La foudre étincelante, en ta main redoutable,
Porte un effroi vengeur dans l’âme du coupable.
Présent à tous les temps, tu remplis tous les lieux ;
La Terre, l’Océan, le Ciel t’offre à mes yeux.
Tout dérive de toi ! J’en excepte nos vices,
Nos injustes projets, nos fureurs, nos caprices.
Par toi, l’ordre naquit du chaos étonné,
Chaque être prit le rang par toi seul assigné,
Par toi, des éléments la discorde, est bannie
Et des biens et des maux, la constante harmonie
Les enchaînant entre eux par un secret lien,
Forme de leur accord un monde où tout est bien.
L’homme insensé, qu’aveugle un jour perfide et sombre,
Cherche partout ce bien, et n’en saisit que l’ombre.
Ta loi seule, ta loi, vrai flambeau des humains
De la félicité leur montre les chemins.
Mais l’un dort inutile au sein de la paresse,
L’autre boit de Vénus la coupe enchanteresse ;
De la soif des grandeurs un autre est dévoré,
Ou sèche auprès de l’or, dont il est altéré.
Grand Dieu, Père du jour et Maître du tonnerre,
Du crime et de l’erreur daigne purger la terre ;
Affranchis la raison du joug de ses tyrans ;
Parle, fais entrevoir aux mortels ignorants
Des éternelles lois le plan sage et sublime.
Puisse alors de nos cœurs le concert unanime
Te rendre un pur hommage égal à tes bienfaits,
Et digne enfin de toi, s’il peut l’être jamais !
Âme de l’univers, Dieu, par qui tout respire,
Qu’à célébrer ton nom le monde entier conspire !
Que la terre à l’envi s’unisse avec les cieux,
C’est le devoir de l’homme et le bonheur des Dieux !
III. — Invocation à la Muse d’Homère.
(En vers métriques.)
[A. L., plusieurs minutes. — D. P., IX., 60.]
Septembre.
(Turgot s’était persuadé que la langue française a, comme le latin, le grec, l’italien, une prosodie naturelle et qu’on y compte des longues et des brèves.
« Deux hommes célèbres, dit Du Pont, s’étaient particulièrement appliqués à cette intéressante partie de la langue : Diderot et Turgot. L’un la marquait, la déclamait peut-être un peu trop. L’autre, plus naturel, se bornait à la faire légèrement et fidèlement sentir, évitant l’affectation en cela comme en tout. Chez Diderot, la prosodie était un chant ; chez M. Turgot, c’était un charme. »
Il songea à composer des vers métriques avec dactyles et spondées. « Son coup d’essai fut l’Invocation à la Muse d’Homère. Il traduisit ensuite dans le même rythme presque toutes les Eglogues de Virgile et le quatrième chant de l’Énéide[1]. « Nous donnerons, dit encore Du Pont, le premier et le dernier de ces ouvrages, qui n’eurent que ce qu’on appelle un succès d’estime et pour qui nous n’attendons pas encore aujourd’hui un sort beaucoup plus heureux… ». Nous ne reproduisons dans la présente édition, que l’Invocation à la muse d’Homère à titre de spécimen[2].
Monte, ma lyre, ô muse d’Homère, inspire-moi de tes sons
Harmonieux ! donne-leur la cadence et le nombre, et la rondeur !
Aux Français étonnés, fais goûter la beauté de ces chants,
Par qui la Grèce abattue enchaîna le vainqueur à son tour,
Qu’admira Rome jalouse, et que bientôt, malgré son orgueil,
Ses écrivains, disciples soumis, imitèrent à l’envi.
Déjà du rythme antique osant reproduire l’énergie,
L’immortel Klopstock sur tes pas vient de s’élancer :
Klopstock, sous un ciel barbare, a fait germer de nos jours
Ces lauriers, ces fleurs qu’au bord des eaux Aganippides
Ont moissonné, et le peintre d’Achille, et le Cygne de Mantoue.
Formé par eux, et comme eux dédaignant l’uniformité des rimes,
Il s’imposa la chaîne du mètre, asservit à ses lois
L’impétueux essor du génie ; et du sein de la contrainte
Il fit éclore et la force et la grâce, et la pompe et la douceur.
Plein du superbe désir de se montrer l’émule de ses maîtres,
Impatient de la gloire, il bondit et brise la barrière :
Il part : l’œil l’observe et le perd ; il a franchi tout l’espace :
Il voit le terme, y touche et triomphe. Il s’est donné des ailes
En se donnant des fers. L’Allemagne applaudit, et l’envie
Tremble, frémit, mais cède et se tait. Tu triomphes avec lui
Muse, hélas ! faut-il qu’aux bords lointains de la Baltique,
Les habitants des neiges du Nord se couronnent de tes roses.
Quand ma patrie encore est insensible à ta beauté ?
Montre-toi, viens y jouir de ta gloire et du culte qui t’es dû !
Ô si j’avais les vastes talents, l’éloquence de Voltaire :
Les grands traits, le riant coloris ; la fécondité, les grâces,
L’art de tout peindre en vers, de tout orner, de rendre tout sensible,
D’assortir, sans rompre l’accord, la diversité des tons,
D’être élégant et sublime, d’unir les foudres et les fleurs !
Mieux encore, si ce chantre fameux t’avait consacré ses veilles,
Quel jour pur, quelle clarté brillante eût embelli tes charmes !
Quel torrent de lumière eût enfin dissipé les ombres,
Dont l’ignorance gothique a si longtemps terni sa splendeur
Aux accents de sa voix, aux sons éclatants de sa trompette,
Tous nos concitoyens stupéfaits, nos belles attentives,
Nos vieux littérateurs, nos jeunes poètes, de concert.
Ardents, empressés courraient encenser ton autel.
Au milieu des transports qu’enfanterait l’allégresse, au bruit
Des applaudissements, des chants de triomphe, tu verrais
Tomber le trône où la rime a su fonder sa grandeur usurpée :
Mais Voltaire la sert, et son empire est inébranlable.
Pour tes droits méconnus, que peut un seul et faible défenseur ?
C’est à toi, Muse, à seconder ma voix incertaine et tremblante.
Qu’importe au surplus la faiblesse ou la beauté de l’organe ?
Quel pouvoir est plus sûr, que la douceur aimable de tes airs ?
Quel charme est plus fort que leur harmonieuse majesté ?
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[1] Publié sous le titre : Didon.
[2] En 1813, Louis, ex-roi de Hollande, fonda un prix à l’Institut pour qui démontrerait la possibilité de faire des vers français sans rimes. Entre autres traductions en vers métriques, Turgot a traduit aussi le commencement de l’Essai sur l’homme de Pope.
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