Oeuvres de Turgot – 091 – Lettres à Du Pont de Nemours

91. — LETTRES À DU PONT DE NEMOURS.

XIII — (Concours sur l’impôt indirect. — Statistique du Limousin.)

Limoges, 3 janvier.

Je me hâte, mon cher Du Pont, de vous donner avis que, dans l’assemblée de notre Société[1], nous venons, d’après quelques lettres qui nous annoncent des mémoires, de proroger le délai de notre prix qui ne sera distribué qu’au mois de mai ; les auteurs auront jusqu’à Pâques. Voyez si cela vous tente ; vous aurez trois mois et vous pouvez en trois mois faire de bonne besogne. Nous en causerions de temps en temps à Paris et je vous donnerais aussi mes idées.

Nous avons un mémoire de 436 pages destiné à renverser toute la doctrine économique[2] et j’ai bien envie, pour vous engager à travailler, de vous faire peur qu’il n’ait le prix. Cet ouvrage n’est pas à beaucoup près sans mérite ni même sans profondeur ; ainsi combattez pro aris et focis.

Vous devez avoir reçu deux lettres de moi et M. Méliand[3], une. Je suis impatient de savoir ce qu’il aura fait, je ne vous fait point de reproches de ne m’avoir pas répondu.

Venicam petimusque damusque vicissim.

Adieu, je vous embrasse. Mille amitiés au Docteur, si vous le voyez. Faites-moi, je vous prie, le plaisir de souscrire pour les Éphémérides du citoyen.

XIV. — (Mêmes objets.)

Limoges, 9 janvier.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, une lettre du Contrôleur général qui me mande qu’il approuve toutes les dispositions que j’ai faites par rapport à vous, de concert avec M. Méliand, au moyen de quoi, je regarde votre affaire comme finie, malgré ce que M. Méliand m’a mandé que M. de Morfontaine ne pensait pas que l’on pût mener de front le travail des deux généralités. Nous verrons à le convaincre du contraire lorsque je serai de retour à Paris.

Adieu, je vous embrasse et vous recommande l’impôt indirect. Je crains toujours que la question ne soit traitée que très imparfaitement.

XV. — (Le Mémoire sur les mines[4].)

À Paris, mercredi.

Je reçois, mon cher Du Pont, votre compliment sur le Mémoire de M. C.[5] D’aussi bon cœur que vous le lui faites, il ne me reste qu’à souhaiter que votre amitié pour l’auteur ne vous ait pas aveuglé. Au reste, ce mémoire est tel que vous l’avez vu, à cela près qu’on en a retranché : 1° ce qui concerne l’objet particulier de la mine de Glanges ; 2° l’historique de la jurisprudence des mines ; 3° la comparaison des principes du Mémoire avec les principes adoptés par le Conseil et des vues sur la manière de les concilier dans les résultats pratiques ; 4° un projet d’édit conforme aux principes du Mémoire. On a de plus mis en titres, dans le corps de la page, les sommaires qui étaient en marge.

Je pars après demain pour la Normandie, je serai de retour dans quinze jours. Dépêchez votre besogne pour la Russie[6], je vous en conjure.

J’aurais volontiers fait tirer à part les exemplaires du Mémoire de M. C. mais je n’ai pas pensé à le proposer à M. Baudeau[7] et la chose n’en vaut plus la peine. Je vous embrasse.

XVI. — (Concours sur l’impôt indirect. — Les économistes.)

Limoges, 25 septembre.

Je vous écris, mon cher Du Pont, pour vous recommander le coin et la médaille de notre prix[8]. Notre secrétaire perpétuel et un des commissaires sont malades ; malgré cela, j’espère que nous pourrons le donner la semaine prochaine ; ainsi, hâtez-vous. Mandez-moi ce qu’il faut d’argent, tant pour le coin que pour la médaille ; sur-le-champ, je ferai partir une rescription sur le receveur général.

Adieu, je vous embrasse ; mille amitiés au Docteur, à frère Paul[9] et à tous vos économistes ; car, quoi que je ne sois d’aucune secte, ce serait celle-là que je voudrais choisir si j’en prenais une.

Convertissez bien toutes les Russies depuis la Memel jusqu’au Kamtchatka et venez ensuite prêcher dans nos montagnes du Limousin.

Je signe, parce que je pense que ces MM. de la Monnaie des Médailles, qui ne vous connaissent pas, exigeront peut-être des signes de votre mission.

XVII. — (Concours sur l’impôt indirect. — Poème économico-polémique sur Forbonnais. — Les traductions de l’Invocation à la muse d’Homère et de la Prière universelle de Pope.)

Limoges, 29 septembre.

Je pense comme vous, mon cher Du Pont, que la petitesse de notre coin doit le rendre moins cher que celui dont vous m’avez envoyé l’empreinte en plomb ou pour mieux dire en étain ; il vaut mieux payer un peu plus et avoir la garantie ; ainsi, je préfère ce parti et je m’en rapporte à vous sur le prix. Je crois qu’il faut adopter, de la Société[10] de Paris, l’usage d’y placer le nom de celui qui remporte le prix, et il est bon même d’y ajouter le sujet du prix. J’ai ajouté, en conséquence, l’inscription sur un rond de papier, sauf à M. Du Vivier[11] de l’arranger mieux et de l’adapter à la petitesse du coin.

Je n’avais pas fait réflexion sur l’inscription latine de la tête du Roi, et je sens combien elle contrastera ridiculement avec l’inscription française du revers, mais je vous avoue que je trouve encore plus absurde de donner une inscription latine à un homme qui remporte un prix sur l’agriculture. Qu’a fait sur cela la Société d’Agriculture de Paris ? Si son revers est avec une inscription française, ne pourrait-on pas le demander à la Monnaie des médailles ? En supposant toutefois que la grandeur de la médaille puisse se concilier avec la valeur de cent écus à laquelle je suis borné, peut-être pourrait-on trouver encore à la Monnaie des médailles quelque autre tête dont l’inscription soit en français. Il faudrait que vous y allassiez avec Du Vivier pour en choisir une. Dans le cas où vous serez obligé de vous en tenir à la tête de l’Académie française, il faudra bien nous résoudre au ridicule de mêler le latin avec le français, comme Thomas Diafoirus. Puisque nous faisons des vers latins en français, il faut bien que nous soyons familiers avec les deux langues. Je trouve votre goût subit pour ce genre de vers[12] assez plaisant, mais je ne vous conseille pas de vous laisser prendre aux attraits de la muse d’Homère. Cela vous détournerait fort de vos travaux économiques et retarderait certainement le temps où vous pourrez venir prêcher les Limousins. D’ailleurs, si vous n’êtes pas très exercé à juger notre prosodie, vous ferez bien de l’ouvrage inutile.

Je ne vous envoie point l’Invocation à la muse dHomère[13] : 1° parce qu’il y a des lacunes trop considérables que je n’ai nullement le temps de remplir ; 2° parce que cela est long et m’eût ennuyé à copier. Je ne vous envoie point la Prière universelle par la même raison. Vous verrez tout cela quand vous viendrez à Limoges et vous ne verrez pas grand’chose.

Au lieu de ce que vous me demandez, je vous envoie un fragment qui, tout mauvais qu’il est, vous amusera davantage. Il faut qu’il ait été composé dans un siècle barbare, car il est tout en vers léonins[14]. Heureusement, il n’est pas long, mais souvenez-vous, je vous en prie, que c’est pour vous seul, que non seulement je ne vous pardonnerais pas d’en laisser prendre une seule copie, mais même de le montrer. Tout au plus, vous permets-je d’en rire avec le Docteur et avec l’Éphéméridal[15].

Je vous demande le même secret absolu pour le commencement de Pope et je serais véritablement affligé que vous y manquassiez. Je ne veux point qu’on croie que je fais des vers et encore moins de pareils vers qui sont bien nugœ difficiles, si jamais il en fut.

Pour vous dédommager de ce que je vous envoie, et de ce que je ne vous envoie pas, je vous fais le sacrifice d’un exemplaire de l’Oraison funèbre de M. de Lavaur[16] que j’avais apporté ici ; ce n’est pas de ma faute si vous l’avez laissé chez moi.

Je me sers de l’adresse de M. de Fourqueux[17]. Il me paraît inutile de vous renvoyer l’empreinte de Du Vivier, ce serait charger inutilement le courrier. Je ne serais pas fâché d’avoir l’ouvrage de M. de Saint-Péravy[18] imprimé ; il s’imprime chez Desaint et vous devriez me l’envoyer par le premier courrier. Sans doute, on ne vous le refusera pas en le demandant de ma part. Cela serait plus commode que le manuscrit pour servir au rapport des Commissaires dont il y en a encore un malade.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse et vous souhaite santé, courage et bonheur.

XVIII. — (Poème économico-polémique.)

Jeudi, 1er octobre.

Comme je suppose, mon cher Du Pont, que vous n’aurez fait voir à personne le fragment que je vous ai adressé sous l’enveloppe de M. de Fourqueux, je vous envoie directement une nouvelle édition revue, corrigée et augmentée. Je vous recommande toujours le même secret absolu sur cette mauvaise plaisanterie. Je n’ai d’ailleurs rien à vous apprendre ; je vous embrasse.

FRAGMENT D’UN POÈME ÉCONOMICO-POLÉMIQUE.

D’un grand contrôleur général[19] le célèbre commensal[20]

Guindé sur un tribunal[21], débitant d’un ton Présidental,

(Quelque sophisme banal, le croit plus tranchant que Durandal[22].

Son style un peu brutal, parfois moins clair que le cristal,

Sec, trivial, glacial, lui parait surpasser feu Pascal.

Maints oisons le proclament l’égal des Aigles du Cantal

Plein d’un zèle amical pour son digne apôtre Provençal, Quesnay donnant le signal dans son fauteuil patriarcal

Crie à l’Éphéméridal : lancez les foudres du Journal[23]

Sur ce rival déloyal, que son orgueil servit toujours mal,

Des calculs allumez le fanal : sur l’art de Roberval[24],

Fondez l’ordre moral, que ce Monsieur connaîtra toujours mal ;

C’est là le point capital pour sonder l’abîme infernal

D’un système fatal, que cet auteur vain, dur et fiscal

Au philosophe rural veut opposer d’un air si magistral.

Vengez l’ordre légal d’un vaste empire Oriental ;

Renversez des dieux de métal le fragile piédestal.

Il n’a pas été possible de lire le reste du manuscrit qui paraît avoir été rongé par les rats. C’est dommage, car on conjecture qu’il aurait donné de grandes lumières sur l’ordre physique et moral et contribué beaucoup à l’achèvement du Corps Doctrinal.

À la fin de la première phrase de la note : accompagné d’un satellite, ajoutez, et qui fut contemporain de Ramponeau[25]. Cette époque est trop fameuse dans l’histoire pour ne pas y rappeler les grands événements du même temps.

Avouez qu’un métromane est cent fois plus insupportable qu’un rimeur.

XIX. — (Lettre d’Angleterre. — Concours sur l’impôt indirect. — Voyage à Paris.)

Limoges, 6 octobre.

J’ai enfin reçu, mon cher Du Pont, la réponse que vous attendiez d’Angleterre, mais votre imbécile correspondant n’a pas compris que vous me la faisiez adresser pour épargner le port ; il faut que vous l’instruisiez plus exactement. Je l’ai décachetée pour deux raisons : l’une, que je savais de quoi il s’agissait et que je comptais sur une réponse raisonnée dont j’étais curieux ; l’autre, que je soupçonnais M. le Secrétaire de vous avoir répondu en anglais et que, par conséquent, vous auriez besoin d’interprète. J’avais deviné juste et je vous envoie la lettre traduite.

Comme je me sers de l’enveloppe de M. de Fourqueux, j’y joins une note pour le bureau du Mercure. Vous me ferez plaisir quand vous irez chez M. votre père de la faire tenir à son adresse.

Nous déclarons samedi notre prix. J’en avertirai M. de Saint-Péravy. Dépêchez notre médaille ou plutôt nos médailles. Adieu, je vous embrasse.

XX. — (Concours sur l’impôt indirect.)

Limoges, 10 octobre.

Je crains, mon cher Du Pont, qu’après avoir traîné si longtemps votre voyage dans ce pays-ci, vous ne pensiez à vous mettre en route lorsque moi je me disposerai à retourner à Paris. Des affaires indispensables m’y appelleront avant un mois, mais j’y resterai peu et je pourrai m’arranger pour vous ramener.

Je rapporterai la médaille de M. de Saint-Péravy ; on ne peut rien faire graver ici. L’autre servira pour l’an prochain, car notre brûleur d’eau-de-vie[26] préfère l’argent à la gloire.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse de tout mon cœur.

XXI. — (Concours sur l’impôt indirect.)

13 octobre.

Je vous envoie, mon cher Du Pont, une rescription de 750 livres sur le trésorier de l’extraordinaire des guerres pour payer nos deux médailles et le coin que vous avez fait faire. Pressez, je vous prie, cette besogne, car nous avons donné nos prix. Je vous en envoie l’avis ; vous pourrez le faire mettre dans les Éphémérides, si on y met ces sortes de choses. On en a envoyé aux autres journaux.

Notre jugement mécontentera tout le monde, car l’auteur anti-économiste[27] trouvera avec raison le mémoire économiste[28] plus mal écrit et plus mal fait que le sien. Certainement, il y a moins de choses à l’auteur, puisque tout le bon est dans la Philosophie rurale et il faut avouer que, quoi qu’il y ait plus de vérités, il y a aussi des erreurs. D’un autre côté, l’intolérance économique verra douloureusement un auteur, déjà flétri de l’anathème dans les Éphémérides, un ennemi déclaré de la science, loué pour un ouvrage rempli de sophismes qu’on ne trouvera qu’absurdes et qui sont pourtant ingénieux et qui donneront de l’exercice aux esprits des maîtres et qui certainement contribueront à l’éclaircissement de la vérité en forçant les économistes à s’expliquer. Ils en ont besoin, car ils sont bien loin d’avoir tout dit et il n’y aurait pas de mal que, quand ils ont défriché quelque coin de broussailles, ils en convinssent avec candeur et ne crussent pas avoir toujours parlé de même ; ce maudit esprit de secte !

Pour moi, j’aurais désiré avoir un mémoire qui fût vraiment digne du prix, mais je me console par l’idée de la guerre qui va s’exciter sur cette question. Les deux mémoires sont imprimés ; nous sommes censés l’ignorer.

Vous ne m’avez pas accusé la réception de mes précédentes lettres, c’est ce qui m’empêche d’envoyer celle-ci sous l’enveloppe de M. de Fourqueux, ignorant si cette voie est suffisamment prompte.

Adieu, je vous embrasse.

XXII. — (Vers léonins. — La poste. — Concours sur l’impôt indirect.)

Limoges, 20 octobre.

Je prends bien ma part, mon cher Du Pont, du chagrin que vous avez eu, mais je me flatte que vous êtes à présent quitte de toute inquiétude et je vous avoue que j’ai peine à croire qu’elle ait été fondée, à moins d’ignorance ou de timidité de la part de ceux dont le métier est de prévenir les accidents et qui doivent agir consilio que manuque : c’était, ce me semble, le cas d’employer l’un et l’autre et d’ouvrir avec celle-ci un passage aux substances ennemies qui avaient pris un cours fâcheux.

Quant à notre médaille, je vous envoie une nouvelle rescription de 54 livres et vous prie de vous presser, car le prix est donné et les auteurs avertis. Puisque l’Académie française a, pendant un siècle, mêlé le français avec le latin, l’Académie limousine peut bien faire avec elle assaut de bon goût, dût-elle proposer le défi en vers léonins.

J’admire, à ce propos, le sérieux avec lequel vous m’apprenez que le goût des vers léonins est barbare. On voit bien que vous n’avez jamais lu les bons auteurs du siècle de Charles le Chauve, ni le beau poème des 24 lettres de l’alphabet dont le premier chant n’a point d’A, le second point de B, et ainsi du reste, ni le poème intitulé Pugna porcorum dont tous les mots commencent par un P et dont voici le premier vers :

Plaudite, porcelli, porcorum pugnam propago,

ni les sonnets acrostiches, ni les vers nains, ni les sonnets en bouts rimés en aille, en eille et en ouille de Mme Deshoulières, ni les rimes en if de Cyrano de Bergerac, ni celles qu’a faites sur le château d’If M. Le Franc de Pompignan[29], digne successeur de tant de grands hommes et digne d’être couronné d’if d’une verdure éternelle, en mémoire de l’honneur qu’il a fait à cette rime. Et comptez-vous pour rien le mérite sublime de la difficulté vaincue ? Combien de bons auteurs se sont amusés à épuiser une rime surtout dans des sujets plaisants, ainsi que dans les vers léonins que je vous ai envoyés et auxquels certainement je ne connais d’autre mérite que d’être des vers léonins métriques dans une langue où l’on a nié la possibilité de faire des vers métriques. Il me semble que la traduction doit en être détestable, à moins que vous n’ayez traduit avec une liberté extrême et en changeant les idées et les expressions. Je suis fort curieux de voir cette traduction.

Au reste, les vers léonins sont une affectation puérile et de mauvais goût, quand on les recherche, mais il ne me paraît pas que les anciens les aient évités comme un défaut. Tibulle et Ovide en sont pleins et Virgile même en a beaucoup. Dans le genre badin, ils font un effet assez agréable ; en voici deux un peu polissons, mais dont les rimes font, ce me semble, un bon effet dans ce genre :

Plurima vestrates quæ scribunt carmina vates,

Non sunt nostrates tergere digna nates.

Presque tous les vers de l’école de Salerne sont léonins. Au reste, si ceux que je vous ai envoyés sont mauvais, il n’y a pas grand mal et ils ne sont pas faits pour paraître, non plus que les autres vers métriques de ma façon, que je crois pourtant beaucoup meilleurs.

Je ne conçois pas que vous n’ayez pas reçu l’Oraison funèbre, car, elle était sûrement dans le paquet que vous avez dû recevoir par M. de Fourqueux et il me semble que vous répondez à la lettre qui était dans ce paquet. Demandez à M. de Fourqueux ce qu’est devenue cette oraison. Aurait-on ouvert à la poste le paquet de M. de Fourqueux pour vous faire payer le port de la lettre ? En ce cas, pourquoi aurait-on gardé l’Oraison funèbre ?

Adieu, je vous embrasse, car ma lettre s’allonge et j’ai encore bien des choses à faire.

Si vous me répondez avant mardi, écrivez-moi à Angoulême.

XXIII. — (La corvée des chemins.)

Limoges, 22 octobre.

J’ai vu, mon cher Du Pont, une lettre dans le Journal du Commerce dans laquelle un zélateur de M. de Fontette[30] s’attache à prouver contre vous que sa manière de répartir l’imposition qui supplée à la corvée vaut mieux que la mienne. J’ai à ce sujet une chose à vous demander, c’est de ne point répondre à cette lettre. J’aime beaucoup mieux laisser dire que mon système est le moins bon que d’avoir une querelle avec un de mes confrères. Si vous m’aviez montré votre manuscrit, je vous aurais certainement prié de ne pas vous expliquer sur la préférence que vous donniez à une méthode sur l’autre. Mais puisqu’il en a résulté une dispute, ce que je désire, c’est qu’elle ne se prolonge pas. Il me semble qu’il y a maintenant assez de sujets de querelle pour occuper les économistes. J’en juge par ce même journal où l’armée forbonnaisienne a fait jouer toute son artillerie à cartouches.

Adieu, mon cher Du Pont, j’attends avec impatience de vos nouvelles sur nos médailles et sur ce qui vous intéresse.

Je pars lundi pour Angoulême. Si vous m’écrivez en recevant ma lettre ou le lendemain avant huit heures, vous pouvez m’adresser votre lettre à Angoulême ; sinon, écrivez-moi à Limoges. Je vous embrasse.

XXIV. — (Concours sur l’impôt indirect. — Le poème sur Forbonnais.)

Limoges, 27 octobre.

Je vous fais de bien bon cœur mon compliment, mon cher Du Pont, sur la fin de vos inquiétudes. Le parti que vous nous proposez, pour la Société d’Agriculture, d’engager M. Bertin à faire graver une tête du Roi avec une légende française est très raisonnable et je ferai écrire notre secrétaire pour cet objet.

Si M. de Saint-Péravy préférait une médaille de ce nouveau coin et qu’il voulût l’attendre, il ne faudrait en faire frapper qu’une. Vous pourrez le lui demander. La gravure que vous m’avez envoyée est très belle et la Caisse d’escompte[31] sera magnifiquement consignée à la postérité. Il est plus aisé de faire une belle médaille qu’une bonne opération de finance.

Il est vrai que j’avais compté que les frais de fabrication seraient pris sur la valeur des médailles, mais sur ce que vous m’avez mandé, j’ai fait partir une autre rescription de 84 livres pour payer ces frais ; de quelque façon que soit faite la médaille, il n’y a pas grand mal.

Le poème léonin n’est pas fait pour être montré et moins encore depuis que vous m’avez dit le maussade effet de ces rimes. Je ne connais pas M. Gudin[32] et je choisirais moins que tout autre un poète pour lui faire de pareilles confidences. À l’égard de l’abbé Morellet, j’aurai tout le temps de le lui montrer si la fantaisie m’en prend. Je suis presque fâché de vous avoir induit à en rabattre les oreilles du Docteur et du frère Paul.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse. Remerciez, je vous prie, Mme Du Pont de son souvenir.

Où en est votre travail pour la Russie ? Je devais partir pour Angoulême hier, mais je ne puis partir qu’à la fin de la semaine. Je pourrais bien vous voir à Paris avant que vous vous acheminiez vers le Limousin. Je vous instruirai de ma marche. Jusqu’à mardi, vous pouvez m’écrire à Angoulême.

XXV. — (La Physiocratie).

Vendredi matin, 18 novembre.

Je suis arrivé hier au soir, mon cher Du Pont, et je me hâte de vous en avertir, car j’ai bien envie de vous voir.

J’ai reçu la Physiocratie[33] avant mon départ et vous en remercie de tout mon cœur. J’en ai lu le Discours préliminaire en chemin, en interrompant de temps en temps ma lecture pour remettre mes doigts dans mon manchon.

Je vais vous parler avec la franchise dont vous êtes digne. Je ne l’ai trouvé que très honnête, très noblement et très éloquemment écrit. L’analyse des idées ne m’a paru ni complète, ni même exacte ; leur développement systématique est trop systématique, trop resserré, trop abrégé par des omissions essentielles ; cela tient un peu à l’asservissement aux idées du maître ; quelque respectable que soit celui-là, il ne peut faire exception à la règle qui dit qu’il n’en faut aucun en matière de science. Vous êtes fait plus qu’un autre pour marcher tout seul. Au reste, ce que vous avez écrit est bien ce qu’il y a de meilleur, non pas tout à fait pour l’ouvrage, mais pour l’auteur ; car, en fait d’opinions, on revient sur ses pas, on revoit mieux ce qu’on n’avait qu’entrevu, on reconnaît l’erreur et l’on met à la place la vérité ; mais on ne se donne point l’âme et le talent quand on ne les a point. Sur ce, je vous embrasse.

Venez me voir si vous pouvez demain matin de bonne heure ; aujourd’hui vous ne me trouveriez pas. J’oubliais de vous dire que j’ai laissé la Physiocratie aux Orléanais[34] que j’ai vus en passant. Cela m’a réduit à n’avoir autre chose à faire pendant ma dernière journée que des vers métriques. J’avais un petit Virgile portatif et je me suis amusé à en traduire quelques bribes. Bonjour, bien des compliments à Mme Du Pont.

XXVI. — (Le despotisme légal. — La Physiocratie.)

Dimanche à midi.

Je suis bien fâché, mon cher Du Pont, que vous ayez pris pour me venir voir le moment où j’étais sorti pour la seconde fois. J’ai pourtant été bien aise de vous voir sur ma liste, car je commençais à craindre que vous ne fussiez malade ou que vous ne me boudassiez par attachement pour le despotisme légal[35]. Je ne sais laquelle de ces deux choses m’eût affligé davantage. Le meilleur moyen à présent est que vous veniez me demander à dîner le jour qui vous conviendra. Je vous prie de m’apporter un exemplaire de la Physiocratie qui soit complet et composé de bonnes feuilles afin que je puisse vous rendre le mien. Adieu, je vous embrasse.

XXVII. — (Les mardis économiques du Mis de Mirabeau.)

Mardi.

M. de Mirabeau m’a proposé, mon cher Du Pont, d’aller entendre un Mémoire sur l’impôt au mardi économique. Je vous prie de m’excuser auprès de lui. Mon rhume continue et je veux le vaincre par la famine. Je resterai chez moi l’après-midi.

Il serait bien honnête à vous de m’apporter le mémoire de M. de La Thoine, si ce n’est pas un dépôt incommunicable.

——————

[1] La Société d’Agriculture.

[2] Le Mémoire de Graslin.

[3] Le chevalier Méliand, Intendant de Soissons.

[4] Mémoire sur les mines, paru dans les Éphémérides de 1767, t. VII (août).

[5] Lettre sous laquelle devaient être publiées les communications de Turgot aux Éphémérides du citoyen.

[6] Il s’agit d’un concours auquel Du Pont voulait prendre part.

[7] Alors directeur des Éphémérides.

[8] À décerner par la Société d’Agriculture.

[9] L’abbé Baudeau qui, comme saint Paul, avait trouvé son chemin de Damas, car après avoir fondé les Éphémérides sans être économiste, il l’était devenu à la suite d’une discussion avec Du Pont.

[10] D’Agriculture.

[11] Du Vivier fils (1730-1819), graveur en médailles.

[12] Vers métriques en français, sur le modèle des vers latins.

[13] Traductions par Turgot.

[14] Vers dont les deux césures riment ensemble ou dont la même consonance se reproduit deux ou trois fois.

[15] L’abbé Baudeau.

[16] De Boisgelin, évêque de Lavaur de 1765 à 1770.

[17] Bouvard de Fourqueux, beau-père de Trudaine de Montigny.

[18] Sur l’impôt indirect.

[19] L’histoire de France parle d’un certain Silhouette*, comme d’un météore éclatant qui passa vers le milieu du XVIIIe siècle accompagné d’un satellite. Il fut merveilleusement secondé dans ses belles opérations de finance par un écrivain fameux** alors, mais ces deux grands hommes se séparèrent bientôt ; parce que le second, qui, d’abord par excès de patriotisme se vantait d’avoir tout fait, nia peu de temps après, par excès de modestie, d’avoir rien fait.

* Contrôleur général en 1759.

** Véron de Forbonnais.

[20] Veron de Forbonnais (1722-1800), adversaire des économistes, avait prit une part active à l’administration des finances sous Silhouette, puis s’était fâché avec ce ministre. Il acheta ensuite une charge au Parlement de Metz.

[21] Le coopérateur, encouragé par l’exemple de son maître, s’est fait depuis Conseiller dans un Parlement de province qui ne refuse personne et qui doit à cette facilité la gloire d’avoir donné à l’État trois ministres des Finances.

[22]C’est le nom de l’épée enchantée de Roland dans l’Arioste et les anciens romanciers.

[23] Les Éphémérides du citoyen.

[24] Fameux calculateur sous Louis XIV.

[25] Cabaretier fameux.

[26]

[27] De Graslin, receveur des aides.

[28] Celui de Saint-Péravy.

[29] Le Franc de Pompignan (1709-1784), avocat général, puis premier président de la Cour des Aides de Montauban.

Nous fûmes donc au château d’If ;

C’est un lieu peu récréatif, etc.

[30] Intendant de Caen qui avait aussi remplacé la corvée en nature par une contribution en argent.

[31] Elle fut réorganisée quand Turgot fut ministre.

[32] Gudin de la Brenellerie, cousin de Du Pont.

[33] Recueil d’Œuvres de Quesnay, précédé d’un Discours préliminaire de Du Pont.

[34] Les économistes, membres de la Société d’Agriculture d’Orléans. Le Trosne, Saint-Péravy, etc.

[35] Partie du système politique des Physiocrates.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.