65. — LA CORVÉE DES CHEMINS.
I. — Lettre au Contrôleur général (De L’Averdy) exposant en détail le plan de rachat.
[Vignon, III, 68[1].]
Paris, 30 juillet.
Je n’ai point encore recueilli tous les éclaircissements nécessaires pour répondre en détail à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 3 mai de cette année pour me demander une notice détaillée de l’état de la généralité de Limoges. Je prévois même qu’il ne me sera pas possible de répondre, dès cette année, d’une manière tout à fait satisfaisante, sur plusieurs des questions que cette lettre contient. J’espère cependant pouvoir, sous peu de jours, vous mettre à portée de juger de la surcharge dont on se plaint depuis bien longtemps dans cette province et que je crois réelle.
Vous me faites l’honneur de me demander par cette lettre si, outre la taille, la capitation et les autres impositions ordinaires, il se lève, dans ma généralité, quelques autres impositions extraordinaires à quelque titre que ce soit. Il s’en lève sans doute quelques-unes. L’objet n’en est pas fort considérable et j’aurai soin de les comprendre dans l’état que je vous présenterai de la totalité des charges que supporte cette province. Mais il est une autre imposition qui se lève sous le nom de rachat des corvées, dont je crois devoir vous rendre un compte séparé et sur laquelle il est nécessaire que je vous expose les principes qui ont dirigé ma conduite. Peut-être croirez-vous, d’après cet exposé, avoir quelque parti à prendre.
Je commence par vous avouer que cette imposition qui ne tombe directement que sur un certain nombre de paroisses, mais qui est indirectement supportée par toutes les communautés de la Province, n’est établie que sur mes seules Ordonnances, sans aucun Arrêt du Conseil qui m’ait autorisé. Cet aveu pourra vous prévenir contre mon opération. Quand j’aurai eu l’honneur de vous expliquer en quoi elle consiste précisément et quels ont été mes motifs, vous me jugerez.
Inconvénients du système de la corvée.
Lorsque j’arrivai dans la province dont le Roi m’avait confié l’administration, un des premiers objets dont je fus frappé fut le mauvais état des routes, auxquelles cependant on avait beaucoup travaillé par corvées. Il était naturel de penser que peut-être les corvées avaient été mal conduites dans la Province et qu’en apportant plus d’attention à y mettre de l’ordre, on pourrait les rendre moins infructueuses pour la perfection des routes et moins onéreuses pour les habitants de la campagne. Je m’occupai beaucoup des moyens d’atteindre un but si désirable ; j’imaginai un plan pour récompenser les corvoyeurs et pour m’assurer par toutes sortes de précautions de l’emploi utile de leur temps ; mais, après m’être donné beaucoup de peine pour rédiger ce plan[2], je suis resté convaincu de l’impossibilité absolue, du moins pour moi, de mettre dans le travail des corvées un ordre satisfaisant et de les conduire avec cette justice distributive exacte qui pourrait seule en alléger le fardeau.
Je ne sais si cette méthode a pu être suivie dans d’autres généralités sans fouler extrêmement le peuple et sans exciter des murmures très bien fondés. L’opinion, où je vois des personnes dont je dois respecter les lumières, me porte à le penser, mais l’examen que j’ai fait de ce qui s’est passé depuis longtemps dans cette province m’a persuadé qu’on ne pourrait y parvenir à achever les routes qui y sont commencées sans perpétuer encore pendant bien des années sur le peuple une charge véritablement accablante et qu’il est impossible de répartir avec équité. Depuis trente ans, on travaille aux routes du Limousin, et c’est peut-être la province du Royaume où elles sont encore actuellement les plus mauvaises. J’imagine que le peu d’hommes que fournissent les paroisses à portée des chemins, le défaut de chevaux pour les voitures et le manque de syndics intelligents dans les campagnes ont été la principale cause pour laquelle les corvées ont été plus infructueuses dans cette province que dans quelques autres, mais elles n’en ont été que plus onéreuses aux habitants de la campagne.
On a été obligé en Limousin de commander des paroisses dont le clocher est à 3 lieues[3], de 3 000 toises chacune, du grand chemin, et dont le plus souvent une partie des hameaux en est encore plus éloignée de 12 à 1 500 toises. Il se perd plus de temps en voyages qu’il ne peut s’en employer sur l’atelier. Les bœufs travaillent avec une extrême lenteur et sont sujets à mille accidents. Les manoeuvres, presque abandonnés à eux-mêmes dans un travail sans salaire, ne font presque point d’ouvrage et le font mauvais ; cependant, les journées qu’ils emploient sont une charge tout aussi réelle que le serait l’argent nécessaire pour les payer ; elle est même beaucoup plus forte, puisque, si la totalité des journées d’hommes et de voitures employées pour faire un chemin était évaluée en argent, on ferait les mêmes ouvrages avec une somme moitié moindre. Cette charge a de plus l’inconvénient d’être répartie d’une manière injuste. La plus grande partie des grands chemins, quoique utiles jusqu’à un certain point aux campagnes qu’ils traversent, ont pour objet principal l’utilité générale du commerce du Royaume et les grandes villes en profitent principalement. Il serait juste que la charge en fût répartie sur la totalité des provinces et ne retombât pas sur les seules paroisses qui ont le malheur d’être à portée des grands chemins, sans en être quelquefois assez près pour en profiter.
Lorsque j’ai voulu examiner la répartition qui avait été faite des tâches entre les paroisses, j’ai été effrayé de voir que, d’après le calcul même de l’Ingénieur, calcul extrêmement faible et fait, pour ainsi dire, à vue de pays, une grande partie des paroisses étaient chargées d’une tâche qu’on supposait qu’elles feraient en cinq années et qui, pendant ce temps, était appréciée chaque année à une valeur égale à la moitié de leur taille ; mais, lorsque j’ai voulu essayer de faire faire quelques-unes de ces tâches à prix d’argent, j’ai vu qu’elles montaient encore bien plus haut que l’estimation de l’Ingénieur et cependant, on sait que des hommes payés font deux fois plus d’ouvrage que des hommes qui ne le sont pas. Quelques paroissiens avaient leurs tâches dans des parties où il fallait couper des croupes de montagnes et alors la valeur de leurs tâches était hors de toute proportion avec le montant de leurs impositions.
Indépendamment des inconvénients que je viens d’exposer, il en est un que je regarde comme inséparable du système de la corvée et qui en rendra toujours les succès lents et incertains. Je parle de la complication extrême qu’il met nécessairement dans l’Administration des Ponts et chaussées par la multiplication des employés, par les détails dans lesquels il faut entrer pour connaître la force des paroisses, les noms des travailleurs et des propriétaires de bestiaux, pour commander chacun à son tour, pour s’assurer des présents et des absents, pour juger de la validité des excuses, pour disposer les ateliers et fixer les heures des appels relativement aux distances des villages commandés, pour fixer le temps de la corvée et choisir des jours qui ne soient pas employés aux travaux de la campagne. Ce dernier article est de la plus grande importance et rien n’est plus difficile dans l’exécution, parce que la diversité du sol, de la culture et même du climat et de la température qui, dans un pays de montagne, varie d’une paroisse à l’autre, mettent dans l’impossibilité d’établir une règle générale.
J’ai voulu essayer de faire commander une corvée dans une paroisse en faisant marcher chacun à tour de rôle suivant des états exacts ; j’ai chargé de cet essai un de mes subdélégués, homme dont la probité et l’intelligence ont été prouvées dans des opérations beaucoup plus importantes, puisqu’il a été Directeur général des fermes de Toscane[4], dont il a monté toute la Régie lors du premier établissement. Il n’a jamais pu venir à bout de se satisfaire lui-même, ni de savoir exactement le nombre de paires de boeufs sur lesquelles il pouvait compter. Ce nombre varie continuellement. La distinction qu’il est indispensable de faire entre les bœufs de travail et les bœufs d’engrais suffit seule pour déconcerter toutes les mesures. Le résultat de cet essai a été de me convaincre de la nécessité d’abandonner les commandements des corvées aux syndics des paroisses, c’est-à-dire à de véritables machines. Je ne sais, si dans d’autres généralités, on a des syndics auxquels on puisse donner quelque confiance, mais en Limousin on n’a que des paysans qui ne savent ordinairement ni lire, ni écrire, et sur lesquels on ne peut compter ni pour l’intelligence, ni pour la probité. Les corvées sont peut-être praticables dans les provinces où l’on travaille avec des chevaux, où les paroisses sont voisines les unes des autres, où les syndics sont de gros fermiers intelligents, mais je regarde comme bien démontré qu’il est impossible de faire les chemins de la généralité de Limoges sans y employer un temps infini et sans écraser entièrement les paroisses sujettes à ce fardeau.
Ajoutez à tous ces embarras ceux des fournitures d’outils, de leur magasinage, de leur renouvellement et de leurs réparations : ajoutez encore ceux qu’entraîne la punition des délinquants, car du moment que le travail est commandé, il y a des gens qui désobéiront. Il faut cependant faire respecter l’autorité et prononcer des peines, c’est-à-dire des amendes, des garnisons, des emprisonnements. Que d’occasions de murmures, que de sources d’injustices et d’abus !
Pour peu que l’administration se relâche de son attention continuelle et que les subalternes soient moins bien choisis ou moins bien surveillés, le travail languira et les routes n’avanceront point.
Il n’y a cependant pas de milieu. Si l’on ne fait pas usage des corvées, il faut payer tout à prix d’argent. Il y a longtemps que les personnes, qui ont le plus réfléchi sur cette partie de l’administration, pensent que c’est le seul moyen de faire promptement et de la manière la moins onéreuse au peuple, de très bons chemins. La conséquence naturelle de cette façon de penser serait qu’on imposât sur chaque province, une somme équivalente à la quantité d’ouvrage qui s’y fait annuellement par corvées. La charge en serait sûrement beaucoup moindre et serait de plus répartie sur toute la province, au lieu de tomber uniquement sur les paroisses voisines des grands chemins.
Un seul motif, à ce que m’a dit plusieurs fois M. Trudaine, a empêché le ministère de prendre ce parti et l’a engagé à préférer le système des corvées. Une malheureuse expérience n’a que trop accoutumé à voir des fonds levés pour des destinations particulières et pour les ouvrages publics les plus nécessaires, être bientôt détournés de cette destination primitive pour être appropriés aux dépenses générales de l’État, sans que la destination en fût jamais remplie.
M. Orry et M. Trudaine craignirent donc que l’imposition, levée pour la construction des routes, ne fût appliquée à d’autres besoins et qu’ainsi le peuple ne restât chargé de l’impôt sans avoir jamais de chemins. Il faut avouer que le retranchement fait en 1760 aux dépenses des Ponts et chaussées[5], pour les ouvrages d’art, quoique l’imposition sur les provinces ait toujours été la même, n’a que trop justifié les craintes de M. Trudaine à cet égard.
Il me parut que, s’il y avait un moyen de lever les fonds destinés à payer le travail des chemins, d’une manière qui les garantît de cette espèce d’envahissement et de toute application étrangère, il fallait le saisir avec empressement. Je crus devoir exposer sur cela mes idées à M. Trudaine dans une lettre que j’eus l’honneur de lui écrire en 1762.
Voici quel était le plan que je lui proposais.
Plan proposé à M. Trudaine en 1762 pour suppléer aux corvées.
Pour se mettre entièrement à l’abri, lui disais-je, de l’infidélité que vous craignez de la part du Gouvernement, il n’y a autre chose à faire que d’appliquer à l’administration des grands chemins, la même méthode que l’on suit pour une autre espèce de charge publique, dont les fonds n’ont jamais été, ni pu être détournés à un objet étranger. Je parle des réparations d’églises ou de presbytères. Vous savez que le montant de l’adjudication qui s’en fait au nom de l’intendant s’impose sur la paroisse en vertu d’un Arrêt du Conseil. Je propose donc de faire pareillement chaque année l’adjudication de la tâche qu’on aurait prescrite à chaque paroisse et d’autoriser l’intendant par un Arrêt du Conseil à y imposer, au marc la livre de la taille, le montant du prix. Un seul Arrêt du Conseil suffirait pour toutes les paroisses de la Généralité chargées de quelque partie de chemin, et cet arrêt serait expédié sur l’état qui vous en serait envoyé tous les ans avant le département. Vous manderiez, en même temps, à l’intendant d’avoir attention de diminuer la paroisse au département de la même somme qui devrait y être imposée pour la confection des chemins ; au moyen de quoi, elle ne supporterait cette surcharge que dans la même proportion que le reste de la Généralité. Les fonds de cette imposition seraient déposés, sans taxation, entre les mains du trésorier des Ponts et chaussées qui ferait les paiements aux adjudicataires, sur les ordonnances de l’Intendant, et dont le compte en cette partie vous serait envoyé tous les ans arrêté par l’Intendant.
Il est aisé de voir, que la destination de ce fonds ne serait pas moins inviolable que celle de ceux qu’on impose dans la même forme pour les réparations d’églises et de presbytères. En effet, il n’y aurait de même aucune imposition générale sur la Province ; elle serait purement locale et momentanée sur chaque paroisse ; tantôt elle porterait sur l’une et tantôt sur autre et, dans tous les cas, elle serait représentative d’un ouvrage dont la paroisse est chargée. Il n’est pas possible d’imaginer que le Gouvernement veuille jamais enlever à une paroisse particulière un fonds qui lui appartient. D’ailleurs, cette imposition ayant toujours besoin d’être établie chaque année par un nouvel arrêt, concerté entre l’intendant et l’Intendant des finances chargé du détail des Ponts et chaussées, il sera toujours physiquement impossible que l’application en soit détournée.
Ce plan a beaucoup de rapport avec celui qu’avait adopté, il y a quelques années, M. de Fontette, Intendant de Caen[6].
… M. Trudaine me parût craindre que cette innovation n’excitât quelque plainte et ne m’exposât aux mêmes contradictions qu’avait essuyées en 1760, M. de Fontette, intendant de Caen ; il approuva cependant, après avoir fait lire ma lettre à M. Bertin, que je fisse proposer à quelques paroisses d’opter de faire faire leurs tâches à prix d’argent, en leur promettant de les diminuer au département d’une somme égale sur leurs impositions ordinaires ; il me promit de proposer à M. le Contrôleur général de faire expédier un Arrêt du Conseil, pour autoriser les impositions que j’ordonnerais en conséquence des délibérations de ces paroisses.
J’agis en conséquence et je fis faire par l’ingénieur des Ponts et chaussées les devis de quelques parties de routes, auxquelles il était absolument instant de travailler pour que le passage public ne fût pas intercepté et je diminuai au département pour 1763 la taille des paroisses qui avaient délibéré sur l’option que je leur avais proposée et qui devaient supporter une imposition pour la confection de leur tâche à prix d’argent.
Je fus, je vous l’avoue, un peu surpris et fort affligé lorsque M. Trudaine me manda que M. le Contrôleur général, auquel il avait proposé de me donner l’Arrêt du Conseil, y trouvait de l’inconvénient et qu’il n’avait pu se déterminer à l’expédier. Il me mandait en même temps qu’il sentait combien il serait injuste que les communautés auxquelles j’avais accordé une diminution au département, en conséquence de l’option qu’elles avaient faite de payer le prix de leurs tâches à prix d’argent, profitassent de cette diminution, sans acquitter la condition sous laquelle elles l’avaient obtenue ; qu’il voyait, d’un autre côté, combien les ouvrages auxquels j’avais destiné ces secours étaient pressants et que c’était à moi à peser, si je croyais devoir obliger, en vertu de mes Ordonnances, les communautés que j’avais soulagées à payer pour leurs contributions aux corvées, les sommes auxquelles monterait le prix de leurs tâches. Il m’ajoutait que les différentes instructions envoyées par les Contrôleurs généraux aux Intendants, et en particulier l’Instruction dressée par M. Orry en 1737, autorisait naturellement les intendants à permettre aux communautés de faire faire à prix d’argent les tâches qui leur étaient assignées et à en répartir le prix sur elles, puisque, suivant ces instructions, la peine indiquée à toute communauté qui ne remplit pas sa tâche dans les délais qui lui sont prescrits est de faire faire à prix d’argent la tâche dont elle était chargée et de l’obliger à la payer.
Lorsque je reçus cette lettre, le département de 1763 était fini et, d’après les espérances que m’avait données M. Trudaine, par plusieurs lettres, de m’envoyer un Arrêt du Conseil, toutes les paroisses sur lesquelles le prix des ouvrages devait être imposé avaient déjà reçu un soulagement égal à l’imposition qu’elles devaient supporter, et ce soulagement avait été nécessairement réparti sur toute la généralité. J’avais aussi déjà fait procéder aux adjudications des parties de route projetées et dont la nécessité était on ne peut plus urgente.
Dans cette position, je n’étais plus libre de rien changer à mon plan, ni même d’en différer l’exécution. Il aurait été en outre de la plus dangereuse conséquence, pour toute mon administration, de manquer de parole aux communautés qui avaient délibéré sur l’option que je leur avais donnée et ç’aurait été leur manquer de parole que de me mettre dans le cas de leur faire faire, dans la suite, par corvées les parties de routes qu’elles s’étaient soumises à faire faire à prix d’argent. Je crus donc devoir prendre sur moi d’aller en avant. J’étais, en effet, suffisamment autorisé par l’Instruction que le ministère a lui-même envoyée aux intendants pour leur servir de règle sur la matière de la corvée, puisque assurément, si je puis imposer sur une communauté les sommes nécessaires pour faire faire sa tâche à prix d’argent, faute par elle d’avoir rempli cette tâche dans un temps marqué, je puis à plus forte raison ordonner la même imposition en vertu d’une délibération expresse de la paroisse, et en la diminuant d’ailleurs sur ses impositions de façon que la surcharge de celle du rachat de leurs corvées devienne entièrement nulle. Il est vrai que cette Instruction n’est point connue des tribunaux qui pourraient toujours à la rigueur traiter l’imposition faite en conséquence, comme une infraction aux défenses portées par les commissions des tailles d’imposer aucune autre somme que celles y contenues. Je fis cette observation à M. Trudaine en lui marquant que j’étais bien aise de prendre acte, que si je m’exposais à quelque risque vis-à-vis des Cours des Aides, ce n’était point aveuglément et sans réflexions, mais en connaissance de cause et après avoir mis dans la balance, d’un côté, le danger de me compromettre, qui ne retombait que sur moi, et dont le pis aller me laisserait toujours la satisfaction de m’être sacrifié pour le bien de la chose et, de l’autre, le danger beaucoup plus grand de décréditer toute mon administration, en manquant à mes engagements.
Je vous avoue cependant, M., que je ne croyais pas risquer beaucoup. La diminution que j’accordais aux paroisses rend l’avantage de ce plan si évident pour elles qu’elles ne peuvent avoir aucun motif de se plaindre, et je présumais que les Cours des Aides n’attaqueraient point d’office mon opération. Sans être autorisé à faire faire les chemins par la voie de l’imposition, je le suis à les faire faire par corvées. Or, il est bien naturel de laisser aux paroisses le choix de s’acquitter en argent d’une charge qui leur est imposée en nature, s’ils croient que ce dernier moyen leur est plus onéreux et, dans ce cas, la répartition de cet argent ne doit pas être regardée comme une imposition nouvelle. Le moyen que j’emploie pour déterminer les paroisses à faire cette option n’a rien d’irrégulier et bien des intendants soulagent ainsi les paroisses qui travaillent aux grands chemins par corvées ; on diminue ainsi au département les paroisses grêlées, et cette diminution se répartit de même sur toute la province ; il est bien permis de regarder la charge des corvées comme un motif de diminution. Cependant, pour m’assurer encore plus contre toute réclamation, j’ai cru sage de communiquer mon plan à MM. les Premiers Présidents et Procureurs généraux et à quelques autres personnes des deux Cours des Aides de Paris[7] et de Clermont, qui m’ont annoncé par leurs réponses des dispositions aussi favorables que je pouvais le souhaiter de leur part.
Les travaux que j’ai fait faire en 1763, ayant très bien réussi et un très grand nombre de paroisses ayant goûté ce plan, j’ai cru n’avoir rien de mieux à faire que de continuer à le suivre en 1764. Je n’espérais plus d’Arrêt du Conseil, mais je ne devais pas courir plus de risque, et je pris, en conséquence, le parti de proposer à toutes les paroisses auxquelles il avait été distribué des tâches de délibérer sur l’option de les faire par corvées, ou de les faire faire à prix d’argent. Elles ont presque toutes délibéré pour ce dernier parti. Je n’ai pas fait d’impositions sur toutes ces paroisses parce qu’en faisant tout faire à prix d’argent, on ne peut tout entreprendre à la fois ; il faut nécessairement se borner à employer chaque année une certaine somme qu’on applique à une partie de chemin qu’on finit entièrement.
En 1763, je ne fis entreprendre que pour 40 000 livres d’ouvrages ; ce n’était qu’un essai et la circonstance de la guerre, qui durait encore lorsque je fis le département, était un motif de plus pour ne faire que des dépenses indispensables. Je crois que, dans les temps ordinaires, on peut fixer la dépense des chemins de 100 000 à 110 000 livres par an, outre 4 000 à 5 000 francs pour les chemins de la vicomté de Turenne, dont je fais un article séparé, parce que l’imposition de cette partie de la Province étant fixée, les paroisses ne portent point en augmentation leur part des sommes dont sont diminuées les autres paroisses de la généralité qui ont un rôle pour la construction de leur tâche
Je fonde cette fixation sur l’évaluation approchée que j’ai faite des journées d’hommes et de voitures qui travaillaient dans la généralité, lorsque le système de la corvée y était suivi. M. de la Michodière put évaluer en argent la charge des corvées dans les généralités d’Auvergne et de Lyon. Je juge que celle de la généralité de Limoges était de moins de 200 000 livres. En me fixant à environ la moitié de cette somme, je ferai autant d’ouvrage ; la Province sera soulagée de moitié et le reste sera réparti avec plus d’égalité.
Cette somme de 100 000 livres est aussi à peu près la vingtième partie du principal de la taille de la Généralité. Je vois, par le mémoire de M. de Fontette que, dans plusieurs paroisses de la généralité de Caen, la charge de la corvée était évaluée à 20 sols pour livre de la taille.
Jusqu’à présent, M., je ne vois que des avantages et point d’inconvénients dans ce plan d’administration, et mon dessein est de continuer à le suivre, si vous l’approuvez. Mais, quoique jusqu’à présent, je me sois passé d’Arrêt du Conseil, je serais cependant fort aise que vous voulussiez bien m’en accorder ; j’agirais avec une sécurité bien plus entière. Avant de vous faire cette proposition, j’en ai conféré de nouveau avec M. Trudaine qui l’approuve et qui avait fait son possible pour engager M. Bertin à m’en donner un en 1762.
Si vous n’y voyez aucun inconvénient, j’aurai l’honneur de vous envoyer un projet d’Arrêt pour 1765, pareil à celui que j’avais demandé à M. Bertin pour 1763, dans lequel seront visées toutes les délibérations des paroisses. Il serait même à souhaiter, pour me donner une tranquillité plus entière, que vous puissiez aussi m’en donner un pour autoriser les impositions que j’ai faites en 1763 et 1764 et dont j’ai rendu les rôles exécutoires, mais je ne sais si une pareille autorisation après coup serait conforme à l’usage. Si vous le pensez, je vous proposerai aussi un projet d’Arrêt pour l’imposition de ces deux années.
APOSTILLE DU CONTRÔLEUR GÉNÉRAL SUR LA LETTRE CI-DESSUS
(de la main de L’Averdy.)
M. de Montigny[8], le priant de m’en parler au premier travail, et auparavant de conférer avec M. Turgot sur les moyens qu’on pourrait employer pour rendre l’opération plus régulière, en laissant la liberté aux communautés d’opter, et faisant mention du tout dans le brevet de la taille, ou donnant une loi enregistrée sur la matière des corvées et liant si bien l’administration qu’elle ne puisse jamais mettre la main sur les deniers pour les employer à d’autres destinations. Ne pourrait-on point faire, avant le brevet de 1765, les adjudications des chemins de 1766 et joindre alors les arrêts particuliers par mention au brevet de la taille ?
Il reste une dernière difficulté à deux branches :
La première, comment s’assurer que les chemins sont bien faits ou entretenus ?
La deuxième, comment parer aux événements subits qui obligent à réparer sur-le-champ les ravages d’un torrent, d’une inondation, d’un éboulis, etc. ?
II. — Lettre à Trudaine de Montigny.
[A. L. — Vignon, III, 69, extrait.]
20 septembre.
Je vous suis très obligé, M., de la communication que vous avez bien voulu me donner de l’apostille mise par M. le Contrôleur général sur la lettre par laquelle je lui faisais part du plan que j’avais autrefois proposé à M. votre père pour suppléer aux corvées. Je vais tâcher de vous mettre en état de répondre dans le travail que vous aurez avec lui aux questions sur lesquelles il vous a prié de conférer avec moi.
Il demande : 1° quels sont les moyens de rendre l’opération régulière en laissant aux communautés la liberté d’opter, en faisant mention du tout dans le brevet de la taille ?
Pour s’expliquer sur les moyens de rendre mon opération régulière, il faut fixer les idées sur l’espèce d’irrégularité qu’on peut lui reprocher et avant tout expliquer en quoi consiste précisément cette opération. Elle se réduit à ceci. Je propose aux paroisses chargées de construire et de perfectionner une certaine longueur de chemin par la répartition qui a été faite des tâches, d’opter entre le parti de s’acquitter de cette tâche par corvée ou de la faire faire à prix d’argent, en se soumettant à payer le prix de l’adjudication qui en sera faite par une contribution de tous les taillables de la paroisse répartie au marc la livre de la taille. Je promets en même temps de diminuer la paroisse au département d’une somme égale au montant de l’adjudication. Sur cela, la paroisse délibère. Sur le vu de sa délibération, je la diminue au département et j’impose par un rôle séparé, au marc la livre de la taille, le montant de l’adjudication, ou quand l’adjudication n’est pas encore faite, le montant du devis de l’Ingénieur qui s’en éloigne peu. Je rends le rôle exécutoire avec l’attention de viser dans le préambule la délibération des habitants et d’y rendre compte en détail de la diminution que j’ai accordée à la paroisse sur la taille et de celle qui en résulte sur la capitation et les autres accessoires de la taille, afin de faire sentir aux habitants que je leur ai tenu exactement parole.
Cela posé, que peut-il y avoir d’irrégulier dans cette opération ? Ce ne peut être d’avoir imposé de mon autorité et sur la seule délibération de la paroisse, une somme considérable, car, à l’égard de la diminution que j’accorde sur les impositions ordinaires, elle n’a rien de plus irrégulier que celle que j’accorde aux paroisses grêlées, à celles qui ont des réparations considérables à payer pour leurs églises, leurs presbytères, etc. C’est donc l’imposition que j’ordonne qu’on peut attaquer comme irrégulière, mais il faut apprécier cette irrégularité. Elle ne consiste pas, comme on pourrait se l’imaginer, à lever une imposition sans loi enregistrée. De quelque manière qu’on envisage la question générale de la nécessité des enregistrements et, quand on adopterait les principes des Cours souveraines dans toute l’étendue qu’on leur donne aujourd’hui, il y aurait toujours une très grande différence à faire entre une imposition, établie par l’autorité du Roi pour les besoins de l’État, et la répartition d’une dépense faite par une communauté pour ses besoins particuliers. L’ordre que le Roi donnerait à ses sujets de payer une imposition serait un acte de despotisme, s’il ne tombait que sur quelques particuliers ; s’il est général, c’est une loi, et si l’enregistrement est de l’essence de toute loi, il s’en suit que le Roi ne peut rien imposer sans une loi enregistrée ; mais la répartition sur les contribuables d’une communauté des sommes employées pour l’utilité de cette communauté, ou pour satisfaire aux dépenses dont elle est chargée, ne ressemble en rien à une loi. Si l’administration municipale était établie, on ne peut douter que chaque communauté n’eût le droit de fixer elle-même le montant des dépenses communes et de les répartir entre ses membres. Dans l’état actuel, il ne se fait aucune répartition de cette espèce qu’en vertu de rôles rendus exécutoires de l’autorité des intendants. Leur pouvoir est même borné à cet égard et, lorsque la somme monte à deux cents francs, le rôle ne peut être fait qu’en vertu d’un Arrêt du Conseil. Mais ni l’autorisation de l’Intendant, ni celle du Conseil, n’ont pour objet d’imprimer un caractère de loi à cette espèce d’imposition. C’est plutôt un acte de protection qu’un acte d’autorité, et le but qu’on s’est proposé a été d’empêcher que les communautés ne puissent se livrer indiscrètement à des dépenses onéreuses et se laisser entraîner aux insinuations intéressées de quelques personnes accréditées ; de plus, on a senti que, dans l’état où sont à présent les communautés, il était impossible de s’en rapporter à elles sur la moindre chose. L’administration les tient dans un état continuel de tutelle, et c’est pour cela qu’on a voulu qu’elles ne pussent rien imposer sur elles-mêmes. On a aussi sagement restreint le pouvoir des intendants qui auraient pu en abuser en les engageant dans des dépenses trop fortes.
Maintenant, quelle est la nature de l’imposition faite sur quelques paroisses à titre de rachat de corvée ? Il est bien évident que ce n’est que la répartition d’une dépense à la charge de la communauté en particulier, puisqu’il ne s’agit que de payer en argent la confection d’une tâche dont la paroisse était chargée et dont il fallait qu’elle s’acquittât de façon ou d’autre. Il est vrai que que cette tâche n’a pas été imposée au gré de cette paroisse, mais l’objection qu’on peut former à cet égard tombe sur la corvée elle-même et non sur la conversion de la corvée en contribution pécuniaire. Je pars, et j’ai droit de partir, de l’état actuel, c’est-à-dire de la charge imposée sur les paroisses voisines des grandes routes pour en construire, réparer et entretenir les parties les plus à leur portée. Cette charge, une fois supposée, et n’ayant excité aucune réclamation formelle de la part des Cours souveraines, on ne peut contester aux communautés la liberté de s’en acquitter de la manière qui leur paraîtra la moins onéreuse ; la seule chose où l’on puisse trouver quelque irrégularité est le défaut d’Arrêt du Conseil quand les sommes sont au-dessus de 200 livres. J’ai déjà cependant observé dans ma lettre à M. le Contrôleur général que l’Instruction, envoyée en 1737 aux Intendants sur la matière des corvées, les autorise à faire faire à prix d’argent les tâches que les paroisses n’auront point achevées dans un certain délai et d’en répartir le montant sur les corvéables ; certainement, la voie de donner le choix est plus douce et ne saurait être moins régulière, mais comme je l’écrivis dans le temps à M. votre père : quoique je puisse la regarder comme autorisée vis-à-vis du ministère, je sais fort bien que je ne serais pas justifié vis-à-vis des Cours des Aides par cette autorisation, et que pour me mettre hors de toute atteinte, il eût fallu qu’un Arrêt du Conseil eut homologué toutes les délibérations des paroisses et m’eut autorisé à faire les répartitions en conséquence. Vous savez que si j’ai agi sans cette autorisation, l’on n’a point à me le reprocher. M. votre père me l’avait fait espérer, et c’est en conséquence de ses lettres que je m’étais engagé vis-à-vis des communautés et que je les avais diminuées au département. M. Bertin refusa de donner l’Arrêt du Conseil. Il n’était plus temps de reculer et de manquer de parole aux paroisses. J’avoue que si les choses eussent été moins avancées, je n’aurais pas osé prendre sur moi de m’engager, quelque conviction que j’eusse de l’utilité de mon opération. Heureusement, il n’en est résulté aucun mal par l’attention que j’ai eue de me concerter avec les deux Cours des Aides[9] ; mais je n’en désire pas moins vivement d’être hors de toute atteinte et pour cela un simple Arrêt du Conseil qui autorise les délibérations des paroisses et l’imposition faite en conséquence suffit, de même qu’il suffit, pour autoriser l’imposition pour les réparations d’un presbytère ou d’une église, ou la construction d’un pont demandé par une communauté. Jusqu’à présent, on n’a exigé aucun enregistrement pour tous ces objets, et ce serait embarrasser inutilement l’administration que de s’y assujettir sans nécessité. Si les Cours venaient à le demander et qu’on voulût le leur accorder, la forme naturelle serait de revêtir l’Arrêt du Conseil qu’on donnerait chaque année, de Lettres patentes qu’on ferait enregistrer aux Cours des Aides.
Je vais parcourir maintenant les différentes idées que la lecture de ma lettre a suggérées à M. le Contrôleur général.
Il propose de laisser aux paroisses la liberté d’opter sur ce point là ; j’ai prévenu ses désirs et je ne pouvais faire autrement, puisque je n’avais d’autre titre pour imposer que les délibérations.
De la manière dont je proposai cette option, il n’y avait que l’imbécillité la plus caractérisée qui pût faire hésiter les habitants de la campagne sur le choix, puisqu’au moyen de l’assurance que je leur donnais de les diminuer sur leurs impositions ordinaires d’une somme égale, ils avaient exactement à choisir entre le fardeau de la corvée et une exemption totale. Malgré cela, il y a des parties de la province où j’ai eu toutes les peines du monde à leur faire entendre sur cela leur intérêt : ils ne pouvaient s’imaginer que je leur tinsse parole. Il est certain qu’il serait très avantageux aux paroisses de faire faire leurs tâches à prix d’argent plutôt que par corvée ; mais il n’est pas moins certain que si la paroisse payait d’une manière effective la dixième partie de ce qu’il en coûterait, toutes choisiraient la corvée, parce que les délibérations sont toujours dirigées par trois ou quatre bourgeois qui ne souffrent point de la corvée et qui le plus souvent résident dans les villes exemptes, et que ces gens-là, qui aiment mieux voir toute leur paroisse écrasée que de payer cinq sols de plus, ne manqueraient pas de persuader aux paysans qu’on les trompe.
J’ai bien appris, par expérience, à ne faire aucun cas des délibérations de paroisses, du moins, jusqu’à ce que l’on ait pu changer totalement la constitution des communautés de campagne, chose possible et souverainement désirable, mais très difficile et qui veut être préparée de longue main par bien des changements dans l’administration et même dans la législation. Quoi qu’il en soit, je ne demande autre chose que d’être autorisé à imposer en vertu des délibérations des paroisses ; mais, si l’on voulait prendre le parti général de supprimer les corvées et d’y substituer une imposition sur les provinces, je serais fort d’avis de retrancher cette petite comédie de délibération qui donnerait une peine incroyable et qui ne produirait d’autre effet que de rendre incertain le succès d’une très bonne opération.
M. le Contrôleur général propose encore de faire mention de ces impositions dans le brevet de la taille.
J’ai déjà observé que cette mention n’est nullement nécessaire pour la régularité de l’imposition qui, étant faite sur quelques communautés en particulier et ne tombant point sur la totalité des contribuables, n’a rien de commun avec la taille. On ne fait, pour la même raison, aucune mention dans le brevet de la taille, des impositions relatives aux réparations d’églises ou de presbytères. Ainsi, ce serait une chose au moins insolite, et peut-être irrégulière, que de faire mention de l’imposition dont il s’agit dans le brevet de la taille. Tout ce qui est compris dans le brevet de la taille est imposé au nom de l’autorité du Roi ; les impositions sur les communautés particulières sont faites en conséquence de leurs délibérations et pour acquitter une charge qui leur est particulière.
M. le Contrôleur général demande si, en donnant une loi enregistrée sur les corvées, on ne rendrait pas l’opération plus régulière. J’ignore quelles peuvent être sur ce point les idées de M. le Contrôleur général, et il me paraît entièrement étranger à mon opération qui ne consiste qu’à rendre plus douce la charge actuellement établie.
Je n’ai point pensé à faire à M. le Contrôleur général aucune proposition sur cette matière, et vous sentez que je n’aurais voulu lui donner sur cela mes idées qu’après en avoir conféré avec M. votre père et de concert avec lui.
La loi qu’on pourrait donner sur les corvées aurait pour objet, ou de les autoriser et de prescrire des règles sur le détail de leur administration, ou de les supprimer et de subvenir par une imposition à la construction et à la réparation des chemins. Je sais qu’on pourrait prendre un parti mitoyen et laisser à l’option des communautés le choix, de faire leur tâche par corvée ou à prix d’argent. Mais ce parti mitoyen aurait l’inconvénient de laisser subsister l’inégalité du système actuel dans lequel les paroisses voisines des routes supportent un fardeau accablant, dont les autres sont totalement exemptes. Il faudrait toujours répartir les tâches entre les paroisses et cette répartition serait toujours arbitraire. Dans le plan que je suis et dont je demande l’autorisation, je corrige bien cette inégalité en diminuant les paroisses au département, ce qui reporte la charge sur toute la Province, mais si l’on voulait faire une loi, il serait certainement beaucoup plus simple de supprimer la formalité des délibérations. De deux choses l’une, ou les paroisses croiront que la charge de leur tâche tombera en entier sur elles, et alors, aucune ne délibérera, ou elles sauront qu’au moyen des diminutions promises, il ne leur en coûtera rien, et alors, elles ne peuvent manquer de délibérer, à moins qu’à force d’imbécillité elles ne s’obstinent à croire qu’on leur manquera de parole. Or, en ce cas, pourquoi les exposer à devenir les victimes de leur imbécillité ? Il faudrait donc que la loi décidât entre la corvée et l’imposition.
Vous savez sur cela ma façon de penser. Je crois la corvée injuste, en ce que c’est une charge qui ne tombe que sur un certain nombre de paroisses que le hasard rend voisines des grands chemins. Je la crois encore plus injuste, en ce que le fardeau en retombe uniquement sur les journaliers et les laboureurs qui sont les moins intéressés à la bonté des chemins, dont les seuls propriétaires de terres profitent, par l’augmentation de leur revenu. Je crois d’ailleurs impossible de mettre une règle certaine dans leur administration.
Quant au parti de suppléer aux corvées par une imposition légale, je n’y vois pas d’inconvénient autre que la difficulté de lier si bien l’administration qu’elle ne puisse jamais mettre la main sur les deniers pour les employer à d’autres destinations. Cette difficulté est nulle dans le plan que j’ai suivi de rendre l’imposition locale sur chaque paroisse. L’imposition n’ayant lieu que pour la confection d’une tâche particulière, aussitôt qu’elle est faite, l’imposition cesse, et d’ailleurs, elle n’est jamais sous la main du gouvernement ; une imposition légale et ordinaire peut plus aisément être détournée. Il est certain que, si on la joint à la taille ou à la capitation et qu’on la fasse porter au trésor royal, le danger sera presque impossible à éviter, et qu’il en sera de cette nouvelle imposition comme de l’imposition actuelle pour les Ponts et chaussées.
Le meilleur moyen, ce me semble, d’assurer la destination de cette imposition serait de ne la jamais établir que pour une année et par un Arrêt du Conseil particulier pour chaque généralité, revêtu de Lettres patentes adressées aux Cours des Aides ; les intendants concerteraient chaque année, avant le département, avec M. votre père, les projets et devis des ouvrages qu’il serait avantageux de faire l’année suivante et les enverraient à M. le Contrôleur général qui expédierait un Arrêt du Conseil, revêtu de Lettres patentes, pour ordonner l’imposition des sommes auxquelles monteraient ces devis, et en outre d’un millier d’écus pour les dépenses imprévues. L’état des ouvrages projetés serait inséré dans l’Arrêt. Si les besoins de la guerre exigeaient une augmentation d’impositions, on projetterait moins d’ouvrages, mais jamais on n’imposerait aucune somme que pour un objet déterminé. Cet objet serait toujours rempli, car je suppose qu’on veuille détourner l’argent à un autre objet, ne faudra t-il pas tôt ou tard revenir à faire ce chemin dont on ne peut se passer ? Or, en ce cas, la Cour des Aides passera-t-elle une seconde imposition, lorsque la première n’aura pas été employée fidèlement ? Il paraît donc que les mains de l’administration seraient suffisamment liées. Il serait avantageux de ne point faire porter cette imposition au trésor royal ; on y gagnerait beaucoup de frais qui seraient en bénéfice pour l’ouvrage. Il serait même possible de suivre le même plan pour l’imposition des fonds des Ponts et chaussées sur l’état du Roi, mais sans doute que M. votre père trouverait des inconvénients à déranger l’ordre établi sur cette administration, et à s’assujettir chaque année à exposer aux Cours des Aides tous les projets des états du Roi de chaque province. Il faudrait donc vraisemblablement se borner aux ouvrages qu’il a jusqu’à présent été d’usage de faire par corvées, dont le montant serait imposé sur la totalité de la Province.
M. le Contrôleur général demande s’il ne serait pas possible de faire, avant le brevet de 1763, les adjudications des chemins de 1766. Cette observation de sa part suppose que l’imposition se fasse sur le montant des adjudications. Jusqu’à présent, je les ai faites d’après le devis de l’ingénieur, et j’ai eu même beaucoup de peine à les avoir chaque année assez tôt pour régler les distributions que j’accorde au département. L’étendue du travail, le petit nombre des sous-ingénieurs de cette généralité, et les changements fréquents d’ingénieur m’ont toujours mis dans impossibilité d’aller plus vite. Je suis encore dans le même cas cette année : mais ce retardement n’a aucun inconvénient : la petite différence qui se trouve entre les adjudications et les détails estimatifs de l’ingénieur et qui est tantôt en plus, tantôt en moins, est une chose fort indifférente dans mon plan, puisque chaque paroisse ne paye sa tâche pour ainsi dire que fictivement, la charge étant véritablement répartie sur toute la Province.
D’ailleurs, quand les adjudications seraient faites, il ne faut pas s’imaginer qu’on sût pour cela avec une entière précision le montant de la dépense. Quelque bien fait que soit le projet, il survient toujours dans le cours de l’exécution des changements imprévus, tantôt en augmentation, tantôt en diminution des ouvrages. Il suffit donc de ne s’écarter que très peu dans l’imposition du véritable prix de l’ouvrage. S’il coûte un peu moins, le surplus est un revenant bon qui s’emploie à remplir le vide des augmentations dans d’autres parties.
J’ajoute que si je voulais m’assujettir scrupuleusement à imposer sur chaque paroisse le montant effectif du prix de sa tâche, cela me serait physiquement impossible. Il y a telle paroisse à qui il faudrait faire payer deux fois plus qu’elle n’a de taille. Voici donc le parti que je prends. Je réunis dans une seule adjudication la tâche de trois ou quatre paroisses et j’en répartis le prix entre elles à proportion de leur taille. Tous ces arrangements sont parfaitement indifférents, parce que, dans la réalité, c’est toujours la Province qui paye et non chaque paroisse en particulier.
M. le Contrôleur général propose ensuite deux difficultés.
Première difficulté. « Comment peut-on s’assurer que les chemins sont bien faits et bien entretenus ? » Bien plus facilement sans doute que dans tout autre système, puisque tous les chemins étant faits ou entretenus à prix d’argent et par entreprise, l’ouvrage n’est payé que sur la réception de l’ingénieur. Il est aussi facile de veiller à ce qu’il ne reçoive que de l’ouvrage bien fait, qu’il est difficile de bien conduire des ateliers de corvées. L’expérience et la théorie prouvent également que l’ouvrage doit être beaucoup mieux fait à prix d’argent. D’ailleurs, cette difficulté est toute résolue dans l’administration des ouvrages des Ponts et chaussées qui sont sur l’état du Roi. Il n’y aurait aucune différence.
Seconde difficulté. « Comment parer aux événements subits qui obligent à réparer sur-le-champ les ravages d’un torrent, d’une inondation, d’un éboulis, etc ? »
Je réponds qu’il est bien plus difficile d’obvier à cet inconvénient dans le système des corvées que dans celui où tout se fait à prix d’argent, Il y a, dans cette province, plusieurs routes sur lesquelles il n’a encore été fait aucune répartition de tâches. On ne sait à qui s’adresser pour faire réparer les mauvais pas. Avant qu’on ait demandé des ordres pour commander des corvoyeurs et que ces ordres aient été exécutés, la dégradation a le temps d’augmenter et de devenir beaucoup plus dispendieuse. Quand même les corvoyeurs seraient toujours commandés à temps, ils ne feraient la plupart du temps qu’un travail inutile : la plus grande partie des dégradations, qui exigent des réparations promptes sur les chemins de cette généralité, sont l’ouvrage des eaux qui coulent avec impétuosité sur des pentes très rapides. Vainement travaille-t-on à combler les ravins, si l’on ne dérive pas avec attention le cours de l’eau. Or, c’est ce qu’on ne peut attendre du peu d’intelligence d’un syndic de campagne : un ouvrier expérimenté fera les mêmes réparations à bien moins de frais et beaucoup plus solidement. Dans le plan que j’ai adopté, j’ai imposé cette année une somme de 3 000 livres au delà du montant des ouvrages projetés. Cette somme sert à obvier tant aux augmentations imprévues sur les ouvrages qu’aux réparations provisoires des mauvais pas qui peuvent se former sur les différentes routes de la Généralité. Les sous-ingénieurs, dans leurs tournées, chargent quelques ouvriers de réparer ces mauvais pas par économies. J’ai fait faire un grand nombre de réparations de ce genre et la totalité n’ira pas à beaucoup près à mille écus.
J’ai réparti cette somme sur les différents rôles de rachat de corvée et je ne m’en suis fait aucun scrupule, parce que, encore une fois, il est indifférent à ces paroisses que leur rôle soit plus ou moins fort, puisqu’elles sont toujours diminuées d’une somme égale sur leurs impositions ordinaires.
Si M. le Contrôleur général se déterminait à faire faire les chemins au moyen d’une imposition sur chaque province, rien ne serait plus facile que d’ajouter pareillement un millier d’écus pour leurs réparations imprévues, à la totalité des sommes auxquelles monterait le prix des ouvrages projetés chaque année. Cette somme est un objet trop modique pour faire craindre aucun abus.
Un pareil changement supposerait que M. le Contrôleur général prit un parti définitif sur la nature des corvées. Vous sentez que ce parti exigera beaucoup de réflexions, qu’il sera nécessairement concerté avec M. votre père et que ce n’est pas une chose à faire d’un moment à l’autre. J’ajoute même qu’il n’est pas à souhaiter que la décision soit si prompte.
Dans l’état actuel des choses, on ne pourrait asseoir l’imposition qu’on substituerait aux corvées que sur les taillables, et ce serait perpétuer une très grande injustice. Vous pensez, ainsi que moi, que la construction des chemins doit être uniquement à la charge des propriétaires qui seuls en profiteront par l’augmentation de leurs revenus. Il est en vérité trop odieux d’étendre encore sur cette nouvelle imposition les privilèges qui ont lieu sur les impositions royales. Comme on se propose, d’ici à quelque temps, d’établir un impôt territorial par une nouvelle répartition des vingtièmes, il serait beaucoup plus avantageux d’attendre le succès de cette opération : alors, il n’y aurait aucune difficulté à répartir l’imposition pour les chemins sur les propriétaires au marc la livre de l’impôt territorial.
En attendant les grandes opérations, il sera très intéressant pour moi que M. le Contrôleur général, s’il approuve le plan que je lui ai proposé, m’autorise par un Arrêt du Conseil. Je crois avoir suffisamment prouvé dans cette lettre que cette précaution suffit pour me mettre entièrement à l’abri de tout reproche, et pour obvier à toute espèce d’irrégularité. Si M. le Contrôleur général veut bien y consentir, je lui adresserai, ou à M. votre père, un projet d’Arrêt pour autoriser les impositions faites en 1763 et 1764, et celles à faire en 1765. Je ne pourrai arrêter le projet que vers le mois de novembre prochain, parce qu’il sera nécessairement relatif aux diminutions que j’aurai accordées aux différentes paroisses en faisant mon département. Je vous serai infiniment obligé de vouloir bien me mander le plus tôt qu’il vous sera possible la décision de M. le Contrôleur général.
—————
[1] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot, avait vainement cherché cette lettre, et la lettre à Trudaine de Montigny qui la suit, aux Archives de la Haute-Vienne. On ne trouve, en effet, dans ces Archives que l’apostille de L’Averdy, ci-après p. 343.
[2] Voir la lettre à Trudaine, p. 183.
[3] Environ 18 kilomètres, la toise étant de 1 m 949.
[4] De Boisbedeuil.
[5] Voir ci-dessus p. 121, la Note sur l’état des travaux publics.
[6] Turgot reproduit ici la description contenue dans sa Lettre à Trudaine, p. 183 ci-dessus.
[7] Dont Malesherbes.
[8] Trudaine de Montigny, adjoint à son père.
[9] De Paris et de Clermont.
Laisser un commentaire