57. — REFUS PAR TURGOT DE L’INTENDANCE DE LYON.
Lettre au Contrôleur général.
[A. L., minute. — D. P., IV, 62.]
(Difficultés de la réforme de la taille ; désir de la mener à bonne fin.)
Angoulême, 10 août.
M., ma mère m’a écrit qu’elle a eu l’honneur de vous demander pour moi l’intendance de Lyon. Cette place me paraîtrait certainement très désirable par elle-même ; j’y gagnerais une augmentation assez considérable de revenu, un séjour beaucoup plus agréable et, par la différence des circonstances où se trouvent les deux généralités, une grande diminution de travail. Dans toute autre conjoncture, je n’hésiterais pas à me joindre à ma mère pour vous la demander très vivement. Mais tous ces avantages sont balancés par une circonstance dont j’ai eu l’honneur de vous dire un mot lorsque vous avez bien voulu me parler de Rouen, et qui a été un des plus forts motifs pour m’empêcher de profiter alors de vos bontés.
Vous n’ignorez pas la situation où j’ai trouvé la généralité de Limoges ; feu M. de Tourny y avait établi une taille tarifée, dont la base était une estimation générale de tous les fonds de la Généralité. Ce système, combattu dans sa naissance par les oppositions de toute la Province, et entre autres par les officiers des élections, n’avait pu s’établir et ne s’est soutenu depuis, que parce que tous les rôles, suivant ce système, étant faits d’office, l’Intendant, en vertu des articles 20 et 22 de l’édit de 1715, connaissait de toutes les contestations concernant l’exécution des rôles. Les choses sont restées en cet état pendant vingt-cinq ans. Mais, lorsque j’ai été nommé à l’Intendance de Limoges, la Déclaration du 13 avril 1761 venait de rendre aux élections la connaissance des contestations concernant les rôles d’office. Il résultait de ce changement que les Élus, aigris dès longtemps, pouvaient renverser toute l’opération des rôles, ce qui n’aurait pu manquer de nuire beaucoup aux recouvrements. Il n’y avait pas à balancer ; il fallait, ou rétablir la taille arbitraire abrogée depuis vingt-cinq ans, ou autoriser par une loi enregistrée le système du tarif et les estimations qui ont été faites pour servir de base à la répartition dans ce système. Je crois que le premier de ces deux partis eût fait un très grand mal à la Province ; mais les estimations faites du temps de M. de Tourny ne l’avaient pas été avec assez de soin pour qu’on pût leur donner une autorité durable, et il n’était pas possible de conserver le système de la taille tarifée sans y faire une très grande réforme, soit dans les règles de la répartition, soit dans les estimations. C’est dans ces circonstances que j’ai eu l’honneur de vous proposer la Déclaration du 30 décembre 1761, que vous avez eu la bonté d’approuver, et par laquelle le Roi, en annonçant le projet de réformer le système de la taille tarifée, autorise par provision pour trois ans le système de répartition établi, et les anciennes estimations, et pourvoit en même temps aux mesures nécessaires pour en donner aux officiers des élections une connaissance juridique. Quoique cette Déclaration ne soit que provisoire vous savez que la Cour des Aides aurait fait des difficultés sur l’enregistrement, si le terme n’en eût été fixé à trois ans.
Vous proposer cette Déclaration, c’était m’offrir à un très grand travail, et je vous avoue, M., qui si j’avais connu alors aussi distinctement qu’aujourd’hui l’excès de désordre dans lequel était ce système de taille tarifée depuis son établissement, et l’immensité du travail nécessaire, non seulement pour perfectionner l’opération à l’avenir, mais pour tirer de la confusion le système actuel, je n’aurais peut-être pas eu le courage de l’entreprendre. Quoique je me fusse convaincu par moi-même de la nécessité de remédier à beaucoup d’abus, il m’était impossible de m’imaginer le chaos dans lequel était plongée toute cette partie de l’administration. J’ose dire que le travail que j’ai fait est déjà excessif, et presque au-dessus de mes forces ; j’envisage avec effroi, quoique pas tout à fait avec découragement, celui qui me reste à faire : mais je n’en sens que plus vivement la nécessité absolue, si l’on veut établir dans cette province une répartition juste, de lui sauver le retour à la taille arbitraire, et de remplir l’engagement pris avec la Cour des Aides. Je n’ai point encore pu vous présenter un plan, rédigé et combiné dans toutes ses parties, du travail nécessaire pour réformer définitivement, et les règles de la répartition, et les estimations qui lui servent de base, quoique je m’en sois déjà beaucoup occupé. Jusqu’à présent, le fort de mon travail a roulé sur la vérification des anciens rôles et des relevés d’arpentements qui doivent être déposés aux greffes des élections pour constater les propriétés de chaque contribuable, ce qui ne regarde encore que l’ancien système et l’exécution de la Déclaration du 30 décembre. Les difficultés sont tellement multipliées, que je n’ose vous promettre que tout soit parfaitement en règle cette année, et que je ne puis en répondre qu’au département des rôles de 1764. J’ai en même temps pris des mesures pour être instruit de tous les détails qui pourront me mettre en état de former le plan de l’opération définitive.
Telle est, M., la circonstance où je me trouve. J’ai commencé un très grand travail sans avoir pu encore rien achever. Je vous avoue que, malgré la peine qu’il doit me donner, je l’abandonnerais à regret. Quoique préparé par une assez longue habitude du travail en différents genres, il m’a fallu donner beaucoup de temps et d’application à m’instruire à fond de cette matière qui m’était toute neuve. Il faudrait que mon successeur se livrât à la même étude, et laissât, en attendant, les choses dans un état de suspension forcée, toujours dangereuse, ou, ce qui ne l’est pas moins, en décidât pendant quelque temps beaucoup au hasard.
Si donc, comme j’ai lieu de l’espérer d’après l’approbation que vous avez bien voulu donner à ce que j’ai déjà fait, vous êtes dans l’intention d’établir en Limousin le système de la taille tarifée sur des principes plus solides que par le passé, je sacrifierai avec grand plaisir les avantages et les agréments que je trouverais dans l’Intendance de Lyon, et je vous prierai de vouloir bien me laisser à Limoges à la suite du travail que vous m’avez permis d’entreprendre.
Je ne vous dissimulerai cependant point que, si vous n’étiez pas dans la résolution de faire suivre ce travail, alors j’aurais beaucoup de regret d’avoir négligé l’occasion du changement de place de M. de La Michodière pour vous demander celle qu’il laisse vacante ; car vous sentez qu’il serait infiniment désagréable pour moi de m’être livré à un travail ingrat, et d’avoir sacrifié tous mes avantages personnels, pour entamer une opération qui n’aurait aucun succès et dont le projet annoncé au public ne servirait qu’à me faire passer pour un visionnaire. Cependant, il se rencontre dans l’exécution une difficulté attachée à toute opération de ce genre et qui ne peut être surmontée que par vous, c’est la dépense. Les fonds de la Province n’ont été arpentés qu’en partie, et dans les parties mêmes qui l’ont été, il y en a plusieurs où l’opération n’a été faite que d’une manière si précipitée et si fautive qu’elle deviendra totalement inutile, et cette mauvaise opération a été payée par les propriétaires sur le pied de 3 sols par journal. Je ne doute pas que cette nécessité imposée de payer les arpenteurs et les estimateurs n’ait eu une grande part aux oppositions qu’elle a essuyées. Il ne serait pas praticable de leur faire payer une seconde fois la dépense ; cela exciterait un mécontentement général et propre à rendre impossible le succès de la nouvelle opération. Par elle-même, elle doit toujours faire des mécontents : on ne rend pas justice à l’un sans faire perdre quelque chose à un autre. Je n’ai pas la vanité d’imaginer que j’éviterai tous les murmures ; mais il est du moins essentiel d’ôter aux mécontents tout prétexte fondé de se plaindre et de se faire un appui du public contre les particuliers. Or, pour y parvenir, il est essentiel que la dépense soit faite par le Gouvernement, sans qu’on soit obligé de rien demander aux particuliers. Je sais que les excédents de capitation semblent offrir une ressource ; mais la Province est déjà tellement surchargée, qu’on ne peut y compter beaucoup. Le public s’aperçoit de l’augmentation, et le succès dépend de la confiance que je pourrai lui inspirer. J’ai écrit à M. d’Ormesson pour le prier de vous proposer d’accorder à la Province, sur la partie du Roi, une diminution de capitation de 60 000 livres pendant trois ou quatre ans. Cette somme, dont vous laisseriez d’ailleurs subsister l’imposition, que j’espère adoucir par la manière d’opérer la répartition et le recouvrement, pourra suffire aux frais du travail.
Il est assez intéressant au Royaume, en général, qu’on sache une fois à quoi s’en tenir sur la possibilité d’une opération tant désirée, et qui a toujours rencontré tant d’obstacles pour qu’il soit juste de l’y faire contribuer en répartissant pendant un temps, sur toutes les généralités, cette diminution accordée à celle de Limoges. La surcharge serait bien médiocre pour chacune. Il me paraît essentiel de commencer dès le département prochain, parce que l’argent ne pourra pas rentrer sur-le-champ.
Si vous n’étiez pas dans la disposition de m’accorder d’autre secours pour cette opération qu’une nouvelle imposition sur la Province, les mécontentements que je prévois me feraient préférer de n’en être point chargé, et je vous supplierais en ce cas de vouloir bien m’accorder l’Intendance de Lyon.
Mais je ne puis m’empêcher d’insister auprès de vous sur le tort que vous feriez à la Province en abandonnant une pareille opération après l’avoir commencée. Je prendrai, en même temps, la liberté de vous représenter que, pour perfectionner la répartition des impositions et pour ôter l’obstacle que fait aux progrès de l’agriculture la crainte, que donne la taille arbitraire de ne pouvoir améliorer son fonds sans s’exposer à une surcharge, il est très important de répartir l’imposition que supportent les terres d’après une évaluation fixe. Ce projet est sans doute susceptible d’une foule de difficultés, et d’oppositions plus fortes encore que les difficultés. Je ne doute pourtant pas que, si une fois il avait été exécuté dans une province avec la précision dont il est susceptible, les lumières que l’on aurait acquises sur la manière d’opérer et sur les avantages qui en résulteraient, feraient disparaître une grande partie des difficultés et réduiraient au silence bien des oppositions. Alors on pourrait étendre l’opération dans les autres provinces avec la sécurité que donnerait le succès. Or, il est certain que jamais gouvernement ne trouvera d’occasion plus favorable pour faire cet essai, que celle qui se présente aujourd’hui en Limousin. La répartition des impositions y est dans une espèce d’état d’indécision où elle ne peut rester. La taille arbitraire y est abrogée, et l’on ne désire point de la voir rétablir ; il y aurait même beaucoup de danger pour les recouvrements. D’un autre côté, le système actuel est imparfait : on le sent, on s’en plaint, on désire une réforme, et celui qui l’entreprendra n’encourra point le reproche si fâcheux de novateur, auquel les mêmes opérations l’exposeraient partout ailleurs. Il y a plus : le Roi vient d’annoncer par une Déclaration, le projet de cette réforme ; la Cour des Aides de Paris et de Clermont, loin de s’y opposer, ont exigé qu’elle fût prompte et n’ont enregistré qu’à cette condition. Par là, elles se sont comme engagées à concourir à l’opération projetée, et j’ai lieu de croire qu’elles sont l’une et l’autre très bien disposées. Le travail que j’ai déjà fait peut aussi être compté comme une avance et, quoique vous puissiez trouver en tout autre plus de talents, j’ose présumer que vous ne trouverez en personne plus de zèle, ni plus de patience, à se livrer à un travail ingrat, et dans lequel la seule vue de l’utilité qui doit en résulter peut me soutenir.
J’ai cru, M., que vous ne désapprouveriez pas que j’aie pris l’occasion de mon intérêt personnel pour mettre sous vos yeux tout ce qui concerne une opération aussi importante. Je fais dépendre tout ce qui me regarde de vos vues pour la Province où je suis, et le résultat de cette longue lettre est de vous prier de me mettre à portée d’y faire le bien dont je crois qu’elle est susceptible et qui seul m’y attache. Mais, dans le cas où vous croiriez ne pouvoir me donner aucun secours pour y réussir, alors je penserais à moi, et je vous prierais de vouloir bien demander au Roi pour moi l’Intendance de Lyon. J’ai écrit à M. d’Ormesson à peu près dans le même esprit. Il connait parfaitement tout le travail qu’exige la situation de la généralité de Limoges ; il peut en rendre compte.
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