47. — LE PAPILLON DES BLÉS.
Lettre à l’Intendant de Poitiers, De la Bourdonnaye de Blossac.
[A. L., minute.]
30 octobre.
Vous avez certainement beaucoup entendu parler, M., et cher confrère, de l’espèce de papillon dont la chenille dévore les grains et qui, depuis quelques années, fait tant de ravages en Angoumois. On prétend dans le pays qu’elle n’y est connue que depuis environ trente ans et que le mal s’est communiqué depuis ce temps de proche en proche en augmentant toujours. On m’a même dit qu’il commençait à s’étendre dans la partie de votre généralité qui avoisine la mienne. Les Académiciens[1] que la Cour a envoyés pour chercher les moyens d’arrêter ce fléau dans ses progrès n’ont pu encore en trouver sur l’efficacité desquels ils puissent compter. Cependant, comme cet insecte existe apparemment depuis le commencement du monde, il faut bien, puisqu’il n’a pas encore tout englouti, que ses progrès ne soient pas dans tous les temps aussi rapides et aussi continus. J’imagine que la nature a des ressources pour en ralentir la propagation et rendre ses ravages presque insensibles pendant un très grand nombre d’années ; il suffit peut-être de quelques circonstances particulières et qui se rassemblent au bout d’un certain nombre d’années pour faire périr presque tous les individus de l’espèce et intercepter presqu’entièrement leurs générations pour un très long espace de temps.
Une chose qui me confirme dans cette idée, c’est que je n’entends pas dire que cet insecte fasse des ravages aussi considérables dans une partie de votre généralité où, cependant, je ne puis douter qu’il n’ait existé, il y a environ trente ans, c’est-à-dire dans le même temps où l’on prétend avoir commencé à le connaître en Angoumois. C’est du côté de Luçon. M. de Réaumur[2] parle du papillon du blé dans le dernier mémoire du second volume de son Histoire des insectes ; et il dit l’avoir reçu de M. Baron, médecin de Luçon. Comme ce volume a été imprimé en 1736, il est probable que le papillon avait été observé vers 1734 ou 1735 au plus tard. La description de M. de Réaumur est conforme à ce que MM. Duhamel et Tillet ont observé en Angoumois, à la réserve qu’il paraît que le papillon attaque plus le froment que l’orge, suivant les nouveaux observateurs, au lieu que, suivant M. de Réaumur, il attaque plus l’orge que le froment. Mais cette légère diversité peut venir de ce que la chenille au sortir de l’œuf trouve plus ou moins de facilité à pénétrer dans le froment ou dans l’orge, suivant que l’écorce de ces grains est plus ou moins dure, ce qui varie dans les différentes années. M. de Réaumur parle de cet insecte comme d’un animal qui ne serait ni rare, ni commun, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’il ne fait aucune mention de ses ravages. J’ai peine à comprendre comment un insecte si terrible en Angoumois peut être si pacifique en Poitou, et j’ai cru que vous voudriez bien avoir la complaisance de satisfaire là-dessus ma curiosité.
Voici quelques questions sur lesquelles je vous serai véritablement obligé d’avoir la bonté de me procurer des éclaircissements :
1° A-t-on quelques notions du temps où cet insecte s’est fait voir pour la première fois dans les environs de Luçon ?
2° S’est-on aperçu que, depuis 1735, il se soit considérablement multiplié, qu’il ait causé un dommage notable aux récoltes, que ce dommage se soit augmenté d’année en année ou étendu de proche en proche ?
3° A-t-on pris quelques précautions pour s’en garantir ? Quelles sont ces précautions et quel en a été le succès ?
4° A-t-on observé que certaines circonstances, ou des lieux, ou de la température des saisons, se soient opposées à leur multiplication et quelles sont ces circonstances ?
Voilà, M. et cher confrère, à peu près tous les éclaircissements dont je crois avoir besoin sur cet objet ; je vous prie de vouloir bien vous les faire donner et m’instruire de ce que vous apprendrez. Vous imaginez aisément que, de mon côté, je me ferai un plaisir de vous rendre la pareille, si je puis vous être bon à quelque chose dans ma généralité. Le voisinage peut nous fournir plus d’une occasion d’une semblable correspondance pour l’utilité réciproque des provinces qui nous sont confiées, et je serais très flatté que cette correspondance me mit à portée de mériter votre amitié.
Recevez les assurances du sincère et respectueux attachement avec lequel…[3]
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[1] Duhamel du Monceau (1700-1782), de l’Académie des Sciences (1728), et Tillet (1720-1791), de l’Académie des Sciences (1758). Ils ont publié les résultats de leur mission dans : Histoire d’un insecte qui dévore les grains de l’Angoumois, 1762.
[2] Réaumur est mort en 1757.
[3] « Duhamel et Tillet trouvèrent, dit Du Pont (Mém. 124), qu’à 60° de chaleur l’insecte et les œufs périssaient. L’expérience était délicate ; Turgot fit construire des étuves en plusieurs endroits et écrivit à plusieurs reprises aux curés pour qu’ils engageassent les paysans à y porter leurs grains ou à les faire passer dans leur propre four après en avoir retiré le pain. Le peuple était découragé et chacun disait : « À quoi bon tuer les papillons de mon blé ? Il sera dévoré l’année prochaine par ceux que produiront les œufs de mes voisins. »
« Turgot répondait : Il y aura d’abord de moins vos papillons qui ne feront plus d’œufs ; l’année prochaine, vous détruirez les œufs des papillons de vos voisins ; vos voisins vous imiteront et vous parviendrez à détruire la race. »
« En effet, à force d’exhortations, de soins, de discours, de lettres, de petites gratifications et en combinant ces mesures avec M. de Blossac, intendant de Poitiers, dont la généralité était affligée du même fléau, on est parvenu à l’éteindre ou à le calmer au point qu’il ne fait plus de ravages sensibles. »
Il existe au château de Lantheuil un projet de Mémoire instructif de la main de Turgot, écrit en 1762 et non achevé, sur la nature des chenilles ou papillons qui détruisaient les récoltes. Il est vraisemblable que ce projet fut reproduit pour partie dans les lettres de Turgot aux curés. Celles-ci n’ont pas été retrouvées.
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