45. — CORRESPONDANCE AVEC VOLTAIRE.
[A. L., minute. — D. P., III. 448, avec de nombreux changements.]
Lettre à Voltaire au sujet de la nomination de Turgot.
(Nomination de Turgot. — L’édition de Corneille. — Les Jésuites.)
24 août.
Depuis que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, il s’est opéré en moi un changement, et j’ai le malheur d’être intendant. Je dis le malheur, car dans ce siècle de querelles et de remontrances, il n’y a de bonheur qu’à vivre philosophiquement entre l’étude et ses amis, mais on se laisse entraîner au torrent des circonstances.
C’est à Limoges qu’on m’envoie. J’aurais beaucoup mieux aimé Grenoble qui m’aurait mis à portée, en allant et venant, de faire quelques petits pèlerinages à la chapelle de Confucius, et de m’instruire avec le grand-prêtre. Mais votre ami, M. de Choiseul, a jugé que, pour remplir une place aussi importante, j’avais encore besoin de quelques années d’école : ainsi, je désespère de pouvoir passer quelque temps avec vous à moins que vous ne reveniez fixer votre séjour à Paris, chose que je désire plus que je n’ose vous la conseiller.
Vous n’y trouverez sûrement rien qui vaille votre repos, rem prorsus substantiatem, comme disait votre ami Newton. Vous jouissez de la gloire comme si vous étiez mort, si tant est que les morts jouissent, et vous vous réjouissez comme un homme très vivant : sans être à Paris, vous l’amusez, vous l’instruisez, vous le faites rire ou pleurer comme vous voulez. C’est Paris qui doit aller vous chercher.
Je vous remercie d’avoir pensé à moi pour me proposer de souscrire à l’édition que vous préparez des oeuvres du grand Corneille, et j’ai en même temps bien des excuses à vous faire d’avoir tant tardé à vous répondre ; d’abord le désir de rassembler un plus grand nombre de souscriptions, ensuite les premiers tracas de l’intendance, et sur le tout un peu de paresse à écrire des lettres, ont été les causes de ce retardement. J’en suis d’autant plus fâché que je n’ai à vous demander qu’un petit nombre d’exemplaires, la plus grande partie de mes amis ayant souscrit de leur côté.
Au reste, vous ne devez pas douter que tout le publie ne s’empresse de concourir à votre entreprise ; indépendamment de l’intérêt que le nom de Corneille doit exciter dans la nation, les réflexions que vous promettez rendront votre édition infiniment précieuse. J’ai cependant appris avec peine de M. d’Argental que vous ne voulez en donner que sur les pièces restées au théâtre. Je sens bien que vous avez voulu éviter les occasions de critiquer trop durement Corneille en élevant un monument à sa gloire. Mais je crois que vous auriez pu balancer avec ménagement ses beautés et ses fautes, sans vous écarter du respect dû à sa mémoire et que la circonstance prescrit d’une manière encore plus impérieuse.
Vous avez fait des choses plus difficiles et je pense que l’examen approfondi des pièces même qu’on ne joue plus serait une chose utile aux lettres et surtout aux jeunes gens qui se destinent à l’art. Votre analyse leur apprendrait à distinguer les défauts qui naissent du sujet de ceux qui tiennent à la manière de le traiter. Vous leur indiqueriez les moyens d’en éviter quelques-uns, de pallier les autres ; vous leur feriez envisager les sujets manqués sous de nouvelles faces qui leur feraient découvrir des ressources pour les embellir.
Si le Parlement s’intéressait autant aux lettres qu’au jansénisme, il vous dirait tout cela dans de belles remontrances. À propos du Parlement, l’arrêt des Jésuites ne vous a-t-il pas réconcilié avec Maître Omer Braillardet[1] ?
Vous allez sans doute être amis ;
Tous deux vous forcez des murailles,
Tous deux vous gagnez des batailles,
Contre les mêmes ennemis.
La Cour est bien embarrassée de ce qu’elle fera. Pour moi, je voudrais qu’on fit à ces pauvres Pères le bien de les renvoyer chacun dans sa famille avec une pension honnête et un petit collet. Il y en a si peu de profès que les économats ne seraient pas fort surchargés. Les particuliers seraient heureux ; le corps n’existerait plus et l’État serait tranquille.
Adieu, M., je vous réitère toutes mes excuses et vous prit de vous persuader que personne n’est, avec un attachement plus vrai, votre très humble…
Voulez-vous vous charger de mes compliments respectueux pour Mme Denis. Je joins à ma lettre la note des exemplaires qui je demande.
Réponse de Voltaire (extrait).
[A. L., original.]
2 septembre. Je vous grondais, M., et je vous remercie. Vous allez donc gagner les bourses et les coeurs des Limousins, et faire payer le troisième vingtième à toute la famille de M. de Pourceaugnac. Le frère de M. Omer me mandait, il y a quelques années, qu’un intendant n’était bon qu’à faire du mal ; révérence parler, il en a menti, et vous le prouverez bien. Je crois même qu’il n’y a qu’un intendant qui puisse être utile ; ne peut-il pas faire réparer les chemins de traverse… défricher des terres, dessécher des marais, encourager des manufactures… Vous serez peut-être un jour Contrôleur général, mais alors je serai mort.
Extrait de la correspondance de d’Alembert et de Voltaire au sujet de Turgot.
1. — D’Alembert à Voltaire.
Paris, 22 septembre 1760. Vous aurez bientôt une autre visite dont je vous préviens, c’est celle de M. Turgot, maître des requêtes, plein de philosophie, de lumières et de connaissances et fort de mes amis qui veut aller vous voir en bonne fortune ; je dis en bonne fortune, car propter meturn judœorum, il ne faut pas qu’il s’en vante trop, ni vous non plus.
2. — D’Alembert à Voltaire, 8 octobre 1760. — … M. Turgot m’écrit qu’il compte être à Genève vers la fin de ce mois ; vous en serez sûrement très content. C’est un homme d’esprit très instruit et très vertueux, en un mot un très honnête cacouac, mais qui a de bonnes raisons pour ne le pas trop paraître, car je suis payé pour savoir que la cacouaquerie ne mène pas à la fortune et il mérite de faire la sienne…
3. — Voltaire à d’Alembert, 17 novembre 1760. — Mon cher maître, mon digne philosophe, je suis encore tout plein de M. Turgot. Je ne savais pas qu’il eût fait l’article Existence[2]. Il vaut encore mieux que son article. Je n’ai guère vu d’homme plus aimable, ni plus instruit, et, ce qui est assez rare chez nos métaphysiciens, il a le goût le plus fin et le plus sûr. Si vous avez plusieurs sages de cette espèce dans votre secte, je tremble pour l’infâme ; elle est perdue dans la bonne compagnie.
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[1] Omer Joly de Fleury.
[2] Dans l’Encyclopédie.
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