Oeuvres de Turgot – 043 (II) – Préface à La mort d’Abel de Gessner

II. — Préface de la traduction (par Huber) de « La mort d’Abel » de Gessner[1].

[La mort d’Abel, poème en cinq chants, traduit de l’allemand de M. Gessner, par M. Huber ; préface du traducteur : 1ère édition. Paris, Nyon, 1761 ; nouvelle édition, revue et corrigée, Londres, 1761 ; 2e édition 1775, in-12 ; 3e 1793 (Depuis lors cette traduction a été souvent réimprimée). — D. P., IX, 154, avec quelques corrections.]

(La Mort d’Abel. — Les poètes Suisses. — Les Idylles de Gessner.)

Le poème dont je donne la traduction est de M. Gessner[2], imprimeur-libraire à Zurich, qualité, qui, comme on le sait par l’exemple des Étienne, ne déroge pas à celle d’érudit et de bon écrivain. Plût à Dieu même que toutes les espèces de professions, qui ont, comme ces deux-là, une sorte de dépendance et connexité nécessaire fussent ainsi réunies dans les mêmes personnes. On n’entend parler que des débats et du désaccord des Auteurs avec leurs Libraires, des Comédiens avec leurs Poètes dramatiques, des Médecins avec les Chirurgiens, des Avocats avec les Procureurs. Réunissez chacune de ces professions avec celle qui la touche, vous rétablissez l’accord et la paix. La librairie singulièrement, permise aux Auteurs, relèverait cet art, en augmenterait l’émulation et la noblesse. L’Auteur, curieux de sa production, ne négligerait ni soins ni dépenses, pour la faire paraître en public d’une manière décente. M. Gessner, au talent d’écrire et d’imprimer, joint encore celui de graver en cuivre. C’est toujours lui qui a exécuté les frontispices et les vignettes de ses ouvrages. Il a donné son poème pour la première fois en 1758 en caractère romains, comme il avait fait de ses autres ouvrages, qui tous sont exécutés avec la dernière élégance. Je n’imagine pas ce qui pourrait empêcher le reste de l’Allemagne de suivre cet exemple. On n’a rien de raisonnable à alléguer en faveur de l’ancien caractère allemand qui n’approche pas du romain pour la beauté du coup d’œil et la netteté. Sa première édition a été bientôt suivie d’une seconde en même caractères, et celle-ci d’une troisième en lettres allemandes, en faveur de ceux qui les préfèrent encore aux romaines. La seconde et la troisième ne diffèrent que par la forme des caractères, mais elles sont les mêmes pour le fond des choses ; elles ne diffèrent même toutes deux de la première que par de légères corrections, qui cependant les améliorent assez sensiblement pour les rendre préférables à celle de 1758.

Trois éditions en un an suffisent pour faire juger que ce poème a été goûté en Allemagne ; il ne m’appartient pas de prédire s’il le sera autant ici, où son sort dépend de deux points, que j’aurais mauvaise grâce à décider. La France jugera-t-elle comme l’Allemagne ? Ma traduction n’aura-t-elle pas défiguré l’original ? Comme Allemand, je suspends mon jugement sur la première question ; comme traducteur, je ne puis sans présomption prononcer sur la seconde. Une chose au moins que je sais, c’est que ce poème paraîtra ici tout neuf, par sa structure, sa forme, son ton ; et c’est toujours un mérite pour la France. Je crois que la communication des diverses nations de l’Europe, les unes avec les autres, pourrait leur servir entre autres choses à persuader à chacune d’elles qu’il peut y avoir des genres admissibles sur quoi elles ne se sont pas exercées. Qui sait, si après avoir trouvé à notre poème un air un peu neuf, on ne s’accoutumera pas à trouver que cet air ne lui messied pas ? Qui sait même si on ne viendra pas un jour à en faire de pareils ? Ce serait, en ce cas, une richesse acquise à la littérature française.

Le sujet du poème est la Mort d’Abel, qui est l’événement le plus remarquable de l’Histoire Sainte, après la chute de nos premiers parents, dont il est la suite et l’effet. Le poète a eu l’art d’en augmenter encore l’intérêt, par la manière vive et touchante dont il manie les diverses passions et par les grâces et la vérité qu’il met dans ses peintures, lorsqu’il décrit les mœurs des premiers hommes qui ont habité la terre.

Parmi les poètes allemands qui ont honoré ce siècle par les productions de leur génie, les Suisses se sont particulièrement distingués et M. Gessner est le second de cette nation qu’on fait connaître en France. Le premier est M. Haller[3], c’est lui qui, depuis Opitz[4], a contribué le plus efficacement à la restauration de la poésie allemande, par la régularité du plan, par la noblesse et la force des pensées, par la justesse et la précision des termes. Tous les poètes du siècle passé, excepté le baron de Canitz[5], s’étaient abandonnés, sans règle ni sans frein, à une verve insensée ; ce qu’ils pouvaient avoir de bon était gâté par des tournures lâches et difficiles et, même en les estimant, on ne pouvait les lire sans ennui. Depuis M. Haller, plusieurs de ses compatriotes se sont distingués dans la même carrière. Zurich seule contient une pépinière de savants et de beaux esprits qui, à l’envi, cultivent les lettres dans le sein de la paix, de l’alliance et de la liberté. De ce nombre sont les Breitinger, les Bodmer[6], qui, les premiers, ont éclairé leur pays du flambeau de la saine critique. L’Art poétique et le Traité des Comparaisons du premier, les Observations critiques sur les portraits poétiques et le Traité du Merveilleux dans la poésie, du second, ont beaucoup perfectionné le goût en Allemagne. Les bons ouvrages le forment déjà : mais rien ne l’affirme et ne l’épure comme les observations judicieuses par lesquelles des hommes de génie, fixant notre attention sur les défauts et les beautés de chaque production, nous découvrent avec finesse et sagacité les raisons et la source des uns et des autres. M. Bodmer est encore l’auteur de plusieurs ouvrages de réputation, entre autres, d’un Recueil de poésies et d’un poème épique intitulé Noé ; M. Wieland[7], qui depuis dix ans habite cette même ville, s’est rendu aussi célèbre par des poèmes moraux et philosophiques. J’en passe sous silence beaucoup d’autres pour revenir à M. Gessner, qui, bien en deçà de l’âge où les jeunes gens sont réputés hommes, était déjà un homme illustre. Il n’a encore que vingt-quatre ans.

Avant la Mort d’Abel, il s’était déjà fait connaître avantageusement par son Daphnis, roman pastoral dont il a paru une traduction française en 1756 à Rostock et par ses Idylles, qui ne sont point encore traduites, mais qui méritent bien de l’être. Il ne se contente pas d’y tracer les mœurs de tel ou tel berger, dont le portrait nous importerait peu ; il nous y présente en général le tableau entier de la vie champêtre avec tous ses charmes. Personne ne rend mieux que lui la belle nature. Aussi, reconnaîtra-t-on, par la lecture de sa Mort d’Abel, que les endroits où il excelle sont ces images riantes de la nature présentée dans son beau. Mais son objet principal est toujours de faire sentir à ses lecteurs les attraits de la vertu avec le même degré de force qu’il les sent lui-même[8]

Rien de plus naïf que le ton qui règne dans les idylles de M. Gessner : c’est partout le langage de la nature ; ces bergers n’ont jamais plus d’esprit qu’il ne convient à des bergers d’en avoir ; mais pour les nobles sentiments de vertu et de bienfaisance qui ne sont pas interdits aux bergers, la manière affectueuse et touchante dont il les rend, fait infiniment d’honneur à son cœur.

Tous les ouvrages de notre auteur, sont écrits en prose mesurée, genre particulier dont la langue allemande est plus susceptible qu’une autre ; genre mitoyen entre les vers et la prose commune, genre qui a presque l’aisance de celle-ci, avec une bonne partie des agréments de ceux-là ; genre qui est à M. Gessner seul et en quoi n’ont réussi aucun de ceux qui ont voulu l’adopter après lui…

___________

[1] Non seulement la Préface est de Turgot, mais aussi la traduction de presque tout le premier chant, ainsi que d’une partie du quatrième (Du Pont). Nous ne reproduisons que la Préface et par extraits.

[2] Gessner (1730-1788) a encore composé Le Premier navigateur, des Lettres sur le paysage, etc.

[3] De Haller (1708-1777), le célèbre botaniste.

[4] Opitz (1597-1639), qu’on a appelé le Père de la poésie allemande.

[5] De Canitz (1654-1699), auteur de Délassements poétiques, publiés en 1700.

[6] Bodmer (1698-1783).

[7] Wieland (1733-1813), le Voltaire de l’Allemagne.

[8] Suit dans le texte la traduction de deux Idylles de Gessner.

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