33. — SUR LE JANSÉNISME ET LE PARLEMENT
I. — Fragments d’une histoire du jansénisme[1].
(Origines du jansénisme. — La question du libre arbitre. — Les Jésuites. — L’Augustinus. — Le Cardinal de Mazarin.)
[A. L., minute incomplète allant de la page 2 à la page 23, puis passant à la page 59. — D. P., IX, 340 ; reproduction assez exacte du principal fragment.]
… L’union que la conformité des talents et des vertus avait fait naître entre les illustres solitaires (de Port-Royal) dont Pascal devenait l’ami était resserrée par un lien plus fort encore ; par une même façon de penser sur des questions difficiles et par un zèle d’autant plus ardent pour la défense des opinions qu’ils avaient cru devoir adopter, que ces opinions étaient attaquées avec une chaleur égale par des adversaires nombreux et puissants[2].
Alors commencèrent à éclater ces querelles tristement fameuses qui, sous les noms de jansénisme et molinisme, ont déchiré si longtemps l’Église de France, ont agité même l’État, ont fait le malheur d’une foule d’hommes respectables dans les deux partis, et dont l’incendie, si on peut le croire à peu près éteint, fume du moins encore de toutes parts autour de nous.
Le fond de la dispute avait pour objet ce qu’on doit penser sur la grâce, la prédestination et le libre arbitre.
L’homme est libre. Entraîné par le sentiment qu’il a de sa propre détermination lorsqu’il agit, il ne résiste point à cette conviction intérieure : c’est d’après elle qu’il ose apprécier ses actions et celles des autres, qu’il approuve ou qu’il blâme, qu’il jouit du témoignage d’une conscience pure, ou qu’il est déchiré par ses remords ; c’est, d’après elle, qu’il n’est pas en lui de voir du même œil le traître qui l’assassine, et la pierre qui le blesse par sa chute. Mais comment l’homme est-il libre ? Comment cette liberté se concilie-t-elle avec l’influence des motifs sur la volonté, avec l’action universelle et continue de la cause première et toute-puissante par laquelle tout existe et chaque chose est ce qu’elle est, avec la connaissance certaine qu’a la Divinité non seulement du présent et du passé, mais encore de l’avenir ? Ces questions difficiles ont été, dès les premiers pas de la philosophie, le tourment et l’écueil de la curiosité humaine.
Les différentes sectes de philosophes grecs se partagèrent entre les deux opinions opposées du libre arbitre et de la fatalité ; et dès lors, on put observer que les partisans du système de la nécessité faisaient profession de la morale la plus rigide dans la spéculation et dans la pratique, comme si, à force de vertus et en portant l’austérité jusqu’à l’excès, ils avaient voulu expier envers la société les conséquences destructives de toute morale qu’on imputait à leur doctrine métaphysique.
Les hommes, même en soumettant leur raison à des dogmes qu’ils respectent comme enseignés immédiatement par la Divinité, n’ont pu renoncer à cette curiosité ardente et indiscrète qui les pousse à raisonner sur tout, à vouloir expliquer tout. La même diversité d’opinions, qui avait régné entre les philosophes de l’antiquité, a partagé les écoles des théologiens, et a formé dans toutes les religions des sectes rivales. Parmi les mahométans, les questions de la prédestination et du libre arbitre sont un des principaux points qui divisent les sectateurs d’Omar et ceux d’Ali. C’était chez les Juifs un des objets de dispute entre les pharisiens et les saducéens.
Dans le christianisme, ce dogme de la vocation gratuite à la foi et au salut, si fortement inculqué par saint Paul comme un des principaux fondements sur lesquels s’appuie l’économie de la loi naturelle ; cette doctrine consacrée dans l’Église, que la sanctification est un don de Dieu, que les hommes ne peuvent rien sans son secours ; enfin, tous les mystères de la prédestination et de la grâce ont encore redoublé l’épaisseur du voile qui couvre ces profondeurs.
Cependant, les premiers siècles du christianisme s’écoulèrent avant qu’il s’élevât, sur cette matière, des disputes assez vives pour troubler la paix de l’Église. Les discussions qu’occasionna la doctrine de Pélage furent même renfermées dans les bornes de l’Église d’Occident, et c’est sans doute par cette raison que les théologiens qui donnent le plus à la liberté citent avec tant de complaisance le témoignage des Pères grecs en faveur de leurs opinions. En effet, dans les temps de tranquillité, où toutes les vues se portent presque entièrement sur la morale et sur la pratique des vertus chrétiennes, il est naturel que les personnes chargées d’instruire les peuples insistent principalement sur un dogme aussi étroitement lié à la moralité des actions humaines que l’est celui de la liberté. On connaît ce mot d’un prédicateur janséniste, qui disait qu’il s’était souvent surpris de se trouver moliniste en chaire. Peut-être que, si l’on examinait bien les conséquences rigoureuses des idées métaphysiques de Suarez et de Molina lui-même, on trouverait que, dans son cabinet, plus d’un docteur moliniste a pu s’étonner à son tour de se rapprocher un peu du jansénisme.
Quoi qu’il en soit, c’est quand l’attention se fixe sur la partie spéculative de la religion que les difficultés se présentent de toutes parts ; c’est alors que, dans l’embarras de concilier des opinions qu’on regarde comme des vérités également certaines, mais dont la liaison n’est point accessible à nos recherches, les esprits se partagent et se passionnent par préférence pour celles qui sont les plus analogues à leur caractère, à leur manière de voir et de sentir, pour celles surtout qui paraissent se prêter le plus aux explications systématiques qu’ils se permettent d’imaginer. Cette prédilection est combattue par une prédilection contraire, et l’on dispute comme si le point de dogme auquel chaque parti se rallie était directement attaqué par le parti contraire. Dans la chaleur du zèle qu’on met à le défendre, on en exagère l’expression, l’on affaiblit celle des vérités auxquelles s’attache l’autre parti. De là, ces écarts qui, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ont altéré la pureté du dogme et ont été successivement frappés des anathèmes de l’Église. Souvent le parti qui avait fait condamner les excès de l’un, tombant dans l’excès opposé, se voyait condamné à son tour ; et, malgré ces condamnations alternatives, les deux partis toujours subsistants ne cessaient de se combattre et de reproduire de nouvelles erreurs, fort peu différentes de celles qui avaient été précédemment condamnées.
Saint Augustin, par le zèle et les lumières qu’il déploya dans ses disputes contre les pélagiens, mérita d’être appelé par excellence le docteur de la grâce, et d’être regardé par les siècles suivants comme le guide le plus sûr dans cette partie de la science de la religion. Avant de défendre la doctrine de la grâce contre Pélage et ses sectateurs, il avait combattu les erreurs des manichéens contraires au libre arbitre. Par cette circonstance-là même, les théologiens des écoles opposées ont pu puiser des armes dans ses ouvrages ; mais, comme la controverse qu’il soutint contre les pélagiens fut plus longue et plus animée, le parti dont les opinions s’éloignent le plus des erreurs pélagiennes a trouvé plus de facilité à s’appuyer de son autorité, et s’est toujours particulièrement fait gloire de marcher sous la bannière de saint Augustin.
Après la condamnation de Pélage et des pélagiens mitigés, connus sous le nom de semi-pélagiens, la chute de l’empire romain, l’ignorance et la barbarie, qui couvrirent l’Europe pendant plusieurs siècles, semblèrent amortir la curiosité humaine sur ces objets. On en disputa cependant encore dans les couvents des moines, et depuis dans les universités, lorsque les études scolastiques se ranimèrent. L’école de saint Thomas d’Aquin, qui adopta ce que la doctrine de saint Augustin avait de plus rigide, parut y ajouter quelque chose de plus encore, en voulant l’expliquer par le système spéculatif d’une prémotion physique, système suivant lequel Dieu lui-même imprimerait à la volonté le mouvement qui la domine. D’autres écoles s’élevèrent, et se firent un point d’honneur de contredire en tout les thomistes ; le système de la prémotion physique fut surtout combattu. On reprochait à ses défenseurs d’introduire le fatalisme ; de rendre Dieu auteur du péché, de le représenter comme un tyran qui, après avoir défendu le crime à l’homme, le nécessite à devenir coupable et le punit de l’avoir été. Les thomistes, à leur tour, reprochaient à leurs adversaires de transporter à la créature une puissance qui n’appartient qu’à Dieu, et de renouveler les erreurs de Pélage, en anéantissant le pouvoir de la grâce et en faisant l’homme auteur de son salut.
Malgré l’aigreur de ces imputations réciproques et l’animosité qu’elles devaient inspirer, un concours heureux de circonstances en modéra les effets. Les deux opinions opposées avaient partagé les universités, et chaque parti avait à sa tête deux ordres rivaux, tous deux puissants, tous deux recommandables par une égale réputation de science et de piété, tous deux également chers au siège de Rome par le zèle infatigable avec lequel ils s’étaient voués à étendre son autorité. Les papes avaient un trop grand intérêt à conserver ces deux appuis de leur puissance, pour faire pencher la balance en faveur de l’un des deux contre l’autre. Ainsi les franciscains n’eurent jamais assez de crédit pour faire condamner les opinions des dominicains ; et, malgré la vénération qu’on avait pour les écrits de saint Thomas d’Aquin, jamais les dominicains ne purent empêcher ses adversaires de soutenir librement la doctrine de Scot. Les deux systèmes furent regardés comme de simples opinions abandonnées à la dispute et dans lesquelles la foi n’était point intéressée. Dès lors, la chaleur qu’elles excitaient ne pouvait sortir de l’enceinte des écoles où elles étaient nées. Comment, en effet, le peuple pourrait-il s’échauffer pour des questions métaphysiques qui lui sont indifférentes, et sur lesquelles ceux qui s’en occupent ne peuvent tenter de lui faire prendre un avis qu’en discutant le fond même de la question, qu’il n’entend, ni ne prétend entendre ? Pour parvenir à l’émouvoir, il faut lui faire voir dans la question autre chose que la question même, l’indigner contre la révolte à l’autorité qu’il respecte ou contre la rigueur d’une persécution injuste ; il faut pouvoir lui persuader qu’il s’agit de l’essence même de la religion, et que les fondements de la foi sont ébranlés ; il faut pouvoir faire retentir à son oreille les noms d’hérétique et d’ennemi de l’Église. Un théologien, obligé d’avouer que l’opinion qu’il combat n’est que fausse, et non pas criminelle, n’a plus aucun moyen pour rendre ses adversaires odieux ; aussi, jamais question sur laquelle l’autorité a laissé soutenir librement le pour et le contre n’a-t-elle occasionné et n’occasionnera-t-elle aucun trouble. Les dominicains et les franciscains disputèrent donc, et le peuple ne le sut même pas. Le dogme de la liberté continua d’être la base de l’enseignement populaire, toujours dirigé du côté moral et pratique.
Luther et Calvin parurent : ces nouveaux réformateurs, ardents à chercher des contrariétés entre la croyance de l’Église catholique et la doctrine des premiers siècles du christianisme, prétendirent embrasser les principes que saint Augustin avait développés contre les pélagiens, et allèrent beaucoup au delà. Les disciples de Luther revinrent bientôt à des principes plus doux ; et même une partie des calvinistes, quoique un peu plus tard, abandonnèrent, sous le nom d’arminiens, la doctrine de leur maître pour prendre celle de Pélage. Mais, lors de l’établissement du protestantisme, le prédestinationisme le plus outré était une des erreurs les plus chères à ses premiers prédicateurs, et par conséquent une de celles que les théologiens catholiques combattirent avec le plus de vivacité. Cette société fameuse qui, née pendant la plus violente agitation de ces nouveaux orages, se croyait suscitée pour combattre et vaincre cet essaim d’ennemis que l’enfer déchaînait de toutes parts contre l’Église romaine, les jésuites, se dévouèrent à la controverse avec cette activité, cette ardeur persévérante, principe de leur grandeur et de leur chute, et qui les a toujours caractérisés. Il se peut que leur aversion pour les assertions outrées des hérétiques qu’ils réfutaient, ait contribué à leur faire choisir, parmi les opinions catholiques, celles qui s’en éloignaient le plus. Bientôt, malgré l’injonction que leur avait faite leur fondateur de s’attacher à la doctrine de saint Thomas, la doctrine contraire domina dans la société. Ses écrivains déployèrent toute la subtilité de leur génie, toutes les ressources de la métaphysique du temps, pour la développer ; pour en donner des explications nouvelles ; pour combiner des systèmes propres à le concilier avec toutes les vérités que la foi enseigne sur la grâce ; pour dépouiller, s’il était possible, ces matières de l’obscurité mystérieuse qui les couvre. Molina[3], pour expliquer comment la liberté des actions humaines s’accorde avec la prescience divine, imagina d’employer ce qu’il appelle la science moyenne ou la science des futurs conditionnels, espèce particulière de prévision par laquelle, suivant lui, Dieu prévoit ce qui ne sera pas, mais ce qui serait, si telle ou telle autre chose était arrivée. Molina fonde ainsi la prescience sur une connexion entre la condition et l’action, connexion qui ne peut être nécessaire, puisque, la condition n’ayant point été et ne devant point être réalisée, il n’a existé, ni n’existera, aucun exercice de la liberté, aucune détermination qui en puisse être l’effet. Cette explication ne fait donc que substituer à la difficulté résultant de la prescience une difficulté peut-être plus grande résultant de l’explication même. Suarez, pour expliquer comment Dieu opère par sa grâce le salut de l’homme, supposa un concours de puissance divine par lequel Dieu opère l’action au même moment que l’homme la détermine, sans que l’opération de l’un ni de l’autre ait aucune antériorité de temps. Il explique la science moyenne, inventée par son confrère, d’une manière assez subtile, et pour expliquer comment la grâce produit infailliblement son effet sans que l’homme en soit moins libre d’y céder ou d’y résister ; mais cette explication a encore le défaut de laisser subsister tout entière la difficulté qu’elle essaye de résoudre.
Ces systèmes plus ou moins nouveaux, plus ou moins ingénieux, furent vivement attaqués à leur naissance. Les dominicains, en combattant Luther et Calvin, n’avaient rien perdu de leur attachement à l’ancienne doctrine de leur ordre. Ils purent être blessés des traits que les écrivains jésuites cherchaient quelquefois à faire retomber sur elle, en paraissant les diriger uniquement contre celle des hérétiques. Ils s’élevèrent avec force contre ces rivaux, devenus plus redoutables que l’ordre de saint François. Les disputes s’animèrent tellement que le Saint-Siège crut devoir s’en occuper. Les théologiens des deux ordres débattirent leurs opinions devant ces assemblées si connues sous le nom de Congrégations de Auxiliis. Rome eut encore cette fois la sagesse de ne rien prononcer. Mais l’acharnement des deux partis fut augmenté par l’éclat de ces disputes solennelles. La haine que les jésuites avaient de bonne heure inspirée donna beaucoup d’alliés à la cause des dominicains. De célèbres théologiens des universités des Pays-Bas opposèrent aux progrès des opinions des jésuites le respect, transmis d’âge en âge dans l’Église, pour les ouvrages de saint Augustin. Ils s’attachèrent à étudier spécialement ses écrits contre les pélagiens, et à former, des principes divers qu’il y a jetés, un système lié qui leur parut également éloigné et des excès de Calvin, et des adoucissements par lesquels ils reprochaient à Molina d’avoir altéré l’austérité du dogme. En France, plusieurs personnes éclairées et pieuses, qui joignaient au même respect pour saint Augustin la même haine pour la Société, aimaient à se rallier à ces docteurs flamands, et entretenaient avec eux des correspondances. Le célèbre Duvergier, abbé de Saint-Cyran[4], était à la tête de ce parti naissant.
Cependant, les jésuites avaient réussi à faire condamner à Rome quelques propositions hasardées, extraites des ouvrages de l’université de Louvain. Pendant ce temps, Corneil Jansen, évêque d’Ypres, si connu sous le nom de Jansénius[5], homme respectable par sa science et par ses mœurs, et fort éloigné de prévoir qu’un jour son nom deviendrait un signal de discorde et de haine, s’occupait dans le silence du cabinet à méditer et à rédiger en corps de système les principes qu’il avait cru reconnaître dans les écrits du docteur de la grâce. Il écrivit son ouvrage en latin, et l’intitula Augustinus ; il le finit en le soumettant au jugement de l’Église et mourut paisiblement avant de l’avoir fait imprimer.
Lorsque ses amis le publièrent après sa mort, toute l’école de Molina fut soulevée ; mais l’ouvrage eut une foule d’approbateurs, et dans les Pays-Bas, et en France. Arnauld et les solitaires de Port-Royal, amis de Saint-Cyran, prirent ouvertement la défense de l’évêque d’Ypres ; la fureur des jésuites n’en fut que plus irritée : à l’intérêt de soutenir l’honneur de leur théologie attaquée, se joignait le désir de se venger d’une société de savants qui n’étaient pas seulement pour eux des ennemis, mais des rivaux par lesquels ils se voyaient déjà éclipsés dans presque tous les genres de littérature. Ils firent les plus grands efforts pour obtenir à Rome la condamnation de l’Augustinus ; et le pape, en effet, condamna en masse cinq propositions extraites ou plutôt rédigées d’après ce livre, comme renfermant en substance, sous cinq chefs, tout le fondement de la doctrine qu’il contient.
Nous ne pouvons ici nous refuser à une observation et aux réflexions qu’elle fait naître. Ce livre de Jansénius est un énorme in-folio, dont tout l’objet est d’établir quelle a été, suivant l’auteur, l’opinion de saint Augustin sur quelques points de théologie fort difficiles en eux-mêmes, et sur lesquels tout ce qui est essentiel à la foi est suffisamment établi par les différentes décisions de l’Église. Ce livre est écrit dans une langue que le peuple n’entend pas, et il n’a jamais été traduit dans aucune langue. La forme et le style non seulement n’ont rien d’agréable, mais sont plutôt propres à rebuter le plus grand nombre des lecteurs. Et il faut bien que cela soit, puisque, après tout l’éclat qui a suivi la condamnation de ce livre, malgré l’acharnement avec lequel il a été attaqué et défendu par deux partis opposés pendant un siècle entier, il n’est presque pas possible de trouver un homme qui l’ait lu, je ne dis pas parmi les gens du monde, je ne dis pas parmi les gens de lettres, mais parmi les théologiens, parmi ses plus ardents adversaires, parmi ses plus zélés partisans, parmi ceux qui l’ont défendu au prix de leur fortune et de leur liberté.
Nous avons eu occasion de voir bien des hommes des deux partis, s’occupant par état, et souvent avec passion, et du livre et de la matière qu’il traite, nous n’en avons trouvé aucun qui, interrogé s’il avait lu l’Augustinus, ne nous ait avoué que non. Dans quelle obscurité serait donc resté ce livre, s’il n’eût pas été condamné, puisque la condamnation même n’a pu en faire connaître que le nom ! Quelque venin qu’il pût renfermer, quel mal aurait-il fait ? bien certainement aucun. Maintenant qu’on pèse les maux sans nombre qui ont résulté de sa condamnation, peut-on n’être point affligé qu’Innocent X et Alexandre VII n’aient pas laissé dans la poussière des bibliothèques un livre que personne n’aurait lu ? S’il contenait des erreurs, si l’auteur avait, contre son intention, donné lieu à des conséquences trop rapprochées des opinions de Calvin, ces pontifes n’auraient-ils pas dû regarder ces conséquences, par rapport à l’auteur mort dans la paix de l’Église, comme désavouées d’avance par sa soumission, et par rapport à l’instruction des fidèles, comme suffisamment condamnées dans les ouvrages même de Calvin ? On tire aussi des conséquences dures de la doctrine des thomistes ; on en tire de la doctrine des molinistes : elles sont désavouées par ceux à qui on les impute, et l’Église, contente de leur désaveu, n’a voulu condamner aucune des deux opinions, quoiqu’elles ne puissent pas être toutes les deux vraies. Peut-on ne pas regretter que le pape n’ait point usé de la même réserve sur le livre de Jansénius ?
On est fondé à croire que le cardinal Mazarin, alors premier ministre de France, appuyait à Rome les sollicitations des jésuites contre ce livre, et que son crédit contribua beaucoup au succès de leurs vues. Ce n’était assurément pas l’intérêt politique de la France qui lui dictait ses démarches, et l’on ne soupçonnera pas le cardinal Mazarin d’avoir mis beaucoup de zèle à faire condamner un livre erroné sur les matières de la grâce ; il ne s’intéressait ni à la doctrine, ni à la société des jésuites ; mais il savait que quelques-uns des solitaires de Port-Royal avaient été liés avec le cardinal de Retz son ennemi : il voulait les punir de l’attachement qu’ils lui conservaient, et ce misérable intérêt lui a suffi pour allumer un embrasement d’un siècle. Un ministre peut-il être excusable de livrer son pays aux dangers du fanatisme ? Peut-il les ignorer ? Et si, lorsque de toutes parts ils frappent les yeux, le désir de servir de petits intérêts, d’exercer de petites vengeances, de satisfaire de petites haines, l’engage à susciter, à fomenter sourdement des étincelles qu’il ne dépendra pas de lui d’éteindre, quel droit n’acquiert-il pas à l’exécration de la postérité ?
II. — Plan d’un ouvrage contre le Parlement. (Fragments)
(Les droits du Parlement et les droits du Roi.)
[A. L., minute.]
Introduction. — Je ne suis ni courtisan, ni parlementaire. Il faut craindre la séduction qui fait approuver tout ce qui ressemble à la résistance et à l’amour de la liberté ; je vois dans l’avenir, ou plutôt dans l’expérience du passé, des motifs de crainte qui me font frémir et qui n’ont déjà été que trop justifiés. J’ai cru, comme citoyen, devoir prévenir mes compatriotes sur des dangers qu’ils ne prévoient pas et leur montrer où ils vont. Si je déplais, ma conscience me rassurera.
La question qui agite aujourd’hui l’État se réduit à celle-ci : le Parlement a-t-il le droit de résister à la cour, en telle sorte que la cour ne puisse jamais en quelque cas que ce soit, vaincre sa résistance ; car il faut écarter toutes les questions particulières et frivoles qui ont fait naître les premières disputes. Je crois le Parlement incompétent pour juger des choses spirituelles, mais ce pourra être l’objet d’un autre ouvrage. Il est assez indifférent ici que le Parlement ait tort ou raison dans l’affaire du clergé ; il s’agit de son autorité et l’autorité est une chose indépendante du point sur lequel elle s’exerce. Dans tout gouvernement, il faut que quelqu’un ait le dernier mot et une puissance active autorisée par les lois. Puisque cette puissance est toujours exercée par des hommes, il faut bien qu’ils se trompent quelquefois et que, par conséquent, l’autorité de leur jugement soit la même, soit qu’ils se trompent, soit qu’ils aient raison. La question sera donc : si, dans la constitution de notre monarchie, c’est le Roi ou le Parlement qui a cette autorité ? Cette question peut être examinée de différents côtés et lorsqu’elle sera résolue, elle donnera lieu à de nouvelles questions.
1° On peut examiner cette question du côté des anciennes origines du gouvernement et des corps qui y ont été formés ; c’est là le côté historique et on pourra diviser cette question en deux autres : la question du fait et une autre au moins aussi importante, à quel point des faits anciens peuvent fonder des droits nouveaux.
2° Ceci nous conduit à demander s’il ne faut pas plutôt, en pareille matière, partir de ce qui est, que de rechercher vraiment ce qui a été…
Les Parlements n’ont aucune puissance véritable, aucune force réelle, mais ils ont deux sortes de moyens pour soutenir leur autorité : les uns sont réels ; les autres d’opinion.
Les moyens réels tirent même leur plus grande force de l’opinion. Les moyens réels sont de deux espèces : embarras suscités à la cour ; craintes inspirées à tout ce qui s’oppose à leurs prétentions.
Les moyens d’opinion consistent à paraître toujours les défenseurs du peuple, à poursuivre avec éclat les abus vrais ou faux…
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[1] Date incertaine.
À propos des querelles religieuses Turgot disait, à ce que rapporte Du Pont :
« On ne peut disputer que sur ce qui n’est pas clair. C’est pourquoi l’on ne dispute point sur la géométrie, ni même sur les vérités morales, qui ont aussi leur évidence.
« Quant aux matières obscures, tant qu’elles continuent à l’être, on conteste à forces à peu près égales ; et la discussion peut durer sans inconvénient jusqu’à la conviction, ou jusqu’à l’ennui, sans que l’autorité publique ait autre chose à y faire que d’interdire l’injure et de réprimer les voies de fait.
« Mais, si elle a le malheur de prendre parti, elle s’expose à commettre, même avec bonne intention, des persécutions injustes, à exciter des murmures, à provoquer des résistances qui troublent l’État, et dont les conséquences ne peuvent être prévues. »
Du Pont a dit encore :
« Le morceau qu’on va lire est un fragment qu’il a donné, avec le droit d’en faire usage, à M. l’abbé Bossut, pour lequel il avait une amitié particulière. Ce savant a cru devoir en adopter quelques idées, et même quelques expressions, dans l’excellent Discours préliminaire qu’il a placé à la tête de l’édition des œuvres de Pascal, en 1779. » La lecture de ce Discours préliminaire de l’abbé Bossut n’y fait pas retrouver le travail du Turgot.
[2] Fragment non reproduit par Du Pont.
[3] Jésuite espagnol (1535-1600).
[4] Duvergier de Hauranne (1581-1643).
[5] Jansénius (1585-1638).
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