Vers 1751
26. — PLAN DE DEUX DISCOURS SUR L’HISTOIRE UNIVERSELLE[1].
[D. P., II, 210 ]
(Introduction ; marche générale du progrès humain. — Plan du premier Discours sur la formation des gouvernements et le mélange des nations : origines des nations ; la Bible ; les chasseurs ; les pasteurs ; les laboureurs ; les villes ; le chef ; les guerres ; le gouvernement intérieur ; les grandes et les petites nations ; les monarchies et les républiques ; les colonies ; les migrations ; le despotisme ; les révolutions ; le rôle des femmes ; l’esclavage. — Plan du second discours sur les progrès de l’esprit humain : origine des langues ; les génies ; les climats ; les progrès des langues, des sciences et des arts ; l’histoire ; la philosophie ; les mathématiques ; la logique et la métaphysique ; la morale et la politique ; le mélange des langues ; leur fixation ; le goût.)
Idée de l’Introduction.
Placé par son créateur au milieu de l’éternité et de l’immensité et n’en occupant qu’un point, l’homme a des relations nécessaires avec une multitude de choses et d’êtres, en même temps que ses idées sont concentrées dans l’indivisibilité de son esprit et de l’instant présent.
Il ne se connaît que par ses sensations, qui toutes se rapportent aux objets extérieurs, et le moment présent est un centre où aboutissent une foule d’idées enchaînées les unes avec les autres.
C’est de cet enchaînement et de l’ordre des lois que suivent toutes ces idées dans leurs variations continuelles, que l’homme acquiert le sentiment de la réalité. Par le rapport de toutes ses différentes sensations, il apprend l’existence des objets extérieurs. Un rapport semblable dans la succession de ses idées lui découvre le passé. Les rapports des êtres entre eux ne sont point des rapports oisifs. Tous peuvent agir les uns sur les autres suivant leurs différentes lois et aussi suivant leurs distances. Ce monde réel dont nous ignorons les bornes, en a pour nous de fort étroites et qui dépendent du plus ou du moins de perfection de nos sens. Nous connaissons un petit nombre d’anneaux de la chaîne, mais les extrémités dans le grand et le petit nous échappent également.
Les lois que suivent les corps forment la Physique : toujours constantes, on les décrit, on ne les raconte pas. L’histoire des animaux, et surtout celle de l’homme, offrent un spectacle bien différent.
L’homme, comme les animaux, succède à d’autres hommes dont il tient l’existence, et il voit, comme eux, ses pareils répandus sur la surface du globe qu’il habite. Mais, doué d’une raison plus étendue et d’une liberté plus active, ses rapports avec eux sont beaucoup plus nombreux et plus variés. Possesseur du trésor des signes qu’il a eu la faculté de multiplier presque à l’infini, il peut s’assurer la possession de toutes ses idées acquises, les communiquer aux autres hommes, les transmettre à ses successeurs comme un héritage qui s’augmente toujours. Une combinaison continuelle de ses progrès avec les passions et avec les événements qu’elles ont produits, forme l’Histoire du genre humain, où chaque homme n’est plus qu’une partie d’un tout immense qui a, comme lui, son enfance et ses progrès.
Ainsi l’Histoire universelle embrasse la considération des progrès successifs du genre humain et le détail des causes qui y ont contribué. Les premiers commencements des hommes ; la formation, le mélange des nations ; l’origine, les révolutions des gouvernements ; les progrès des langues, de la physique, de la morale, des mœurs, des sciences et des arts ; les révolutions qui ont fait succéder les empires aux empires, les nations aux nations, les religions aux religions ; le genre humain toujours le même dans ses bouleversements, comme l’eau de la mer dans les tempêtes, et marchant toujours à sa perfection. Dévoiler l’influence des causes générales et nécessaires, celles des causes particulières et des actions libres des grands hommes, et le rapport de tout cela à la constitution même de l’homme ; montrer les ressorts et la mécanique des causes morales par leurs effets : voilà ce qu’est l’histoire aux yeux d’un philosophe. Elle s’appuie sur la géographie et la chronologie, qui mesurent la distance des temps et des lieux.
En exposant sur ce plan un tableau du genre humain, en suivant à peu près l’ordre historique de ses progrès, et en m’arrêtant aux principales époques, je ne veux qu’indiquer et non approfondir ; donner une esquisse d’un grand ouvrage et faire entrevoir une vaste carrière sans la parcourir, de même que l’on voit à travers une fenêtre étroite toute l’immensité du ciel.
Plan du premier Discours sur la formation des gouvernements et le mélange des nations.
Tout l’univers m’annonce un premier être. Je vois partout empreinte la main de Dieu.
Si je veux savoir quelque chose de précis, je suis entouré de nuages.
Je vois tous les jours inventer des arts ; je vois dans quelques parties du monde des peuples polis, éclairés, et dans d’autres des peuples errants au sein des forêts. Cette inégalité de progrès dans une durée éternelle aurait dû disparaître. Le monde n’est donc pas éternel ; mais je dois conclure en même temps qu’il est fort ancien. Jusqu’à quel point ? je l’ignore.
Les temps historiques ne peuvent remonter plus haut que l’invention de l’écriture ; et, quand elle fut inventée, on ne put d’abord en profiter que pour écrire des traditions vagues, ou quelques faits principaux qui n’étaient fixés par aucune date et qui sont mêlés avec des fables, de manière à en rendre le discernement impossible.
L’orgueil des nations les a portées à reculer leur origine fort loin dans l’abîme de l’antiquité. Mais par rapport à la durée, les hommes, avant l’invention des nombres, n’ont guère étendu leurs idées au delà du peu de générations qu’ils pouvaient connaître, c’est-à-dire de trois ou de quatre. Ce n’est qu’à un siècle ou un siècle et demi que la tradition, non aidée de l’histoire, peut indiquer l’époque d’un fait connu. Aussi, aucune histoire ne remonte-t-elle beaucoup plus haut que l’invention de l’écriture, si ce n’est par une chronologie fabuleuse, qu’on ne s’est donné la peine de faire que quand les nations, dévoilées les unes aux autres par leur commerce, eurent tourné leur orgueil en jalousie.
Dans ce silence de la raison et de l’histoire, un livre nous est donné comme dépositaire de la Révélation. Il nous expose que ce monde existe depuis six ou huit mille ans (selon la variété des exemplaires) ; que nous tirons tous notre origine d’un seul homme et d’une seule femme ; que c’est par la punition de leur désobéissance que l’homme, né pour un état plus heureux, a été réduit à une ignorance et une misère qu’il ne pouvait dissiper en partie qu’à force de temps et de travaux. Il nous crayonne légèrement les inventions des premiers arts, fruits des premiers besoins, et la suite des générations, jusqu’à ce que le genre humain, presque entièrement englouti par un déluge universel, ait été de nouveau réduit à une seule famille, et par conséquent obligé de recommencer. Ce livre ne s’oppose donc point à ce que nous recherchions comment les hommes ont pu se répandre sur la terre, et les sociétés politiques s’organiser. Il donne à ces intéressants événements un nouveau point de départ, semblable à celui qui aurait eu lieu, quand les faits qu’il nous raconte ne seraient pas devenus un objet de notre foi.
Sans provisions, au milieu des forêts, on ne put s’occuper que de la subsistance. Les fruits que la terre produit sans culture sont trop peu de chose ; il fallut recourir à la chasse des animaux qui, peu nombreux et ne pouvant dans un canton déterminé fournir à la nourriture de beaucoup d’hommes, ont par là même accéléré la dispersion des peuples et leur diffusion rapide.
Des familles ou de petites nations fort éloignées les unes des autres, parce qu’il faut à chacune un vaste espace pour se nourrir : voilà l’état des chasseurs.
Ils n’ont point de demeure fixe, et se transportent avec une extrême facilité d’un lieu à un autre. La difficulté des vivres, une querelle, la crainte d’un ennemi, suffisent pour séparer des familles de chasseurs du reste de leur nation.
Alors ils marchent sans but où la chasse les conduit. Et si une autre chasse les mène dans la même direction, ils continuent à s’éloigner. Cela fait que des peuples qui parlent la même langue se trouvent quelquefois à des distances de plus de six cents lieues, et environnés de peuples qui ne les entendent pas, ce qui est commun parmi les sauvages de l’Amérique, où l’on voit, par la même raison, des nations de quinze à vingt hommes.
Il n’est cependant pas rare que les guerres et les querelles, dont les peuples barbares ne sont que trop ingénieux à se former des motifs, aient occasionné des mélanges qui, d’un grand nombre de nations, ont formé quelquefois une seule nation par une ressemblance générale de mœurs et de langages, divisés seulement en un grand nombre de dialectes.
La coutume des sauvages de l’Amérique d’adopter leurs prisonniers de guerre, à la place des hommes qu’ils perdent dans leurs expéditions, a dû rendre ces mélanges très fréquents. On voit des langues régner dans de vastes étendues de pays, telles que celle des Hurons, aux environs du fleuve Saint-Laurent ; celles des Algonquins, en descendant vers le Mississipi ; celle des Mexicains ; celle des Incas, celle des Topinambous au Brésil et des Guaranis au Paraguay. Les grandes chaînes de montagnes en sont communément les bornes.
Il est des animaux qui se laissent soumettre par les hommes, comme les bœufs, les moutons, les chevaux, et les hommes trouvent plus d’avantages à les rassembler en troupes, qu’à courir après des animaux errants. La vie des pasteurs n’a pas tardé à s’introduire partout où ces animaux se rencontraient : les bœufs et les moutons en Europe, les chameaux, les chevreaux en Orient, les chevaux en Tartarie, les rennes dans le Nord.
La vie des peuples chasseurs s’est conservée dans les parties de l’Amérique où ces espèces manquent : au Pérou, où la nature a placé une espèce de moutons appelés llamas, il s’est formé des pasteurs ; et c’est vraisemblablement la raison qui fait que cette partie de l’Amérique a été policée plus aisément.
Les peuples pasteurs, ayant leur subsistance plus abondante et plus assurée, ont été plus nombreux. Ils ont commencé à être plus riches et à connaître davantage l’esprit de propriété. L’ambition, ou plutôt l’avarice, qui est l’ambition des barbares, a pu leur inspirer le penchant à la rapine, en même temps que le vœu et le courage de la conservation. — Les troupeaux donnent pour les conduire un embarras que n’ont pas les chasseurs, et ils nourrissent plus d’hommes qu’il n’en faut pour les garder. Dès lors, il a dû se trouver entre la promptitude des mouvements des hommes disponibles et celle des nations, une disproportion. Dès lors, une nation ne put éviter le combat contre une troupe d’hommes déterminés, soit chasseurs, soit même membres d’autres nations pastorales, qui demeuraient maîtres des troupeaux s’ils étaient vainqueurs, et qui quelquefois aussi étaient repoussés par la cavalerie des pasteurs, quand les troupeaux de ceux-ci se trouvaient être de chevaux ou de chameaux. Et comme les vaincus ne pouvaient fuir sans mourir de faim, ils suivirent le sort des bestiaux et devinrent esclaves des vainqueurs, qu’ils nourrirent en gardant leurs troupeaux. Les maîtres, débarrassés de tous soins, allaient de leur côté en soumettre d’autres de la même manière. Voilà de petites nations formées qui à leur tour en formèrent de grandes. Ces peuples se répandaient ainsi dans tout un continent jusqu’à ce qu’ils fussent arrêtés par des barrières relativement impénétrables.
Les incursions des peuples pasteurs laissent plus de traces que celles des chasseurs. Susceptibles, par l’oisiveté dont ils jouissent, d’un plus grand nombre de désirs, ils couraient où ils espéraient du butin et s’en emparaient. Ils restaient là où ils trouvaient des pâturages et se mêlaient avec les habitants du pays.
L’exemple des premiers encourageait les autres. Ces torrents grossissaient dans leur course ; les peuples et les langues se mêlaient toujours.
Ces conquérants néanmoins se dissipaient bientôt. Quand il n’y avait plus rien à piller, leurs différentes hordes n’avaient plus d’intérêt à rester ensemble, et la multiplication des troupeaux les forçait d’ailleurs de se séparer. Chaque horde avait son chef. Seulement quelque chef principal, ou plus belliqueux, gardait quelque supériorité sur les autres dans l’étendue de sa nation, et en exigeait quelques présents en signe d’hommage.
Enfin de fausses idées de gloire s’y mêlèrent ; ce qu’on avait fait d’abord pour piller, on le fit pour dominer, pour élever sa nation au-dessus des autres, et, quand le commerce des peuples les eut instruits sur les qualités des pays étrangers, pour changer un pays ingrat contre un pays fertile.
Tout prince un peu ambitieux faisait des courses sur les terres de ses voisins, et s’étendait jusqu’à ce qu’il trouvât quelqu’un capable de lui résister ; alors on combattait ; le vainqueur augmentait sa puissance de celle du vaincu, et s’en servait pour de nouvelles conquêtes.
De là, toutes ces inondations de barbares qui ont souvent ravagé la terre ; ces flux et reflux qui font toute leur histoire. De là, ces noms divers qu’ont portés successivement les peuples des mêmes pays, et dont la variété confond les recherches des savants. Le nom de la nation dominante devenait général pour toutes les autres, qui conservaient cependant leur nom particulier. Tels ont été les Mèdes, les Perses, les Celtes, les Teutons, les Cimbres, les Suèves, les Germains, les Allemands, les Scythes, les Gètes, les Huns, les Turcs, les Tartares, les Mogols, les Mandchous, les Kalmoucks, les Arabes, les Bédouins, les Berbères, etc.
Toutes les conquêtes n’ont pas été également étendues ; ce qui n’a pas arrêté cent mille hommes en a arrêté dix mille : ainsi il y a eu un bien plus grand nombre de petites conquêtes renfermées dans les pays coupés. Les révolutions ont dû y être beaucoup plus fréquentes ; les nations ont dû y être plus mêlées. Les fleuves, et encore plus les chaînes de montagnes et la mer, ont formé des barrières impénétrables pour un grand nombre de ces Attila manqués. Ainsi, entre les chaînes de montagnes, des fleuves, des mers, les petits peuples dispersés se sont réunis, fondus ensemble par des révolutions multipliées. Leurs langues, leurs mœurs ont formé, par un mélange intime, comme une couleur uniforme.
Au delà de ces premières barrières naturelles, les conquêtes ont été plus vaste et le mélange moins fréquent.
Des coutumes et des dialectes particuliers forment diverses nations. Tout obstacle qui diminue la communication, et par conséquent la distance, qui est un de ces obstacles, fortifie les nuances qui séparent les nations ; mais, en général, les peuples d’un continent se sont mêlés ensemble, du moins médiatement : les Gaulois avec les Germains, ceux-ci avec les Sarmates, et ainsi jusqu’aux extrémités que de grandes mers ne séparent point. De là, ces coutumes et ces mots communs à des peuples fort éloignés et forts différents. Il semble que, m’imaginant comme des bandes colorées qui traversent en tout sens toutes les nations d’un continent, je vois les langues, les mœurs, les figures mêmes, former une suite de dégradations sensibles ; chaque nation est la nuance entre les nations ses voisines. Tantôt toutes les nations se mêlent, tantôt l’une porte à l’autre ce qu’elle a elle-même reçu. Mais presque toutes ces révolutions sont ignorées ; elles ne laissent pas plus de traces que les tempêtes sur la mer. Ce n’est que quand elles ont embrassé dans leur cours des peuples policés, que la mémoire s’en est conservée.
Les peuples pasteurs qui se sont trouvés dans des pays fertiles ont sans doute passé les premiers à l’état de laboureurs. Les peuples chasseurs, qui sont privés du secours des bestiaux pour engraisser les terres et pour faciliter les travaux, n’ont pu arriver sitôt au labourage. S’ils cultivent quelque terrain, c’est en petite quantité ; quand il est épuisé, ils portent leur habitation ailleurs, et s’ils peuvent quitter la vie errante, ce n’est que par des progrès infiniment lents.
Les laboureurs ne sont pas naturellement conquérants, le travail de la terre les occupe trop ; mais, plus riches que les autres peuples, ils ont été obligés de se défendre contre la violence. De plus, la terre nourrit chez eux bien plus d’hommes qu’il n’en faut pour la cultiver. De là, des gens oisifs ; de là, les villes, le commerce, tous les arts d’utilité et de simple agrément ; de là, les progrès plus rapides en tout genre, car tout suit la marche générale de l’esprit ; de là, une habilité plus grande dans la guerre que celle des barbares ; de là, la séparation des professions, l’inégalité des hommes, l’esclavage rendu domestique, l’asservissement du sexe le plus faible, toujours lié avec la barbarie, augmentant leur dureté en raison de l’augmentation des richesses. Mais en même temps naît une étude plus approfondie du gouvernement.
Les habitants des villes, plus habiles que ceux de la campagne, les assujettirent plus ; ou plutôt un village qui, par sa situation, devenait le centre où les environs se rassemblaient pour la commodité du commerce, plus riche en habitants, devint conquérant et, ne laissant dans les autres que ceux qui étaient nécessaires à la culture des terres, attira chez lui, ou par la voie de l’esclavage, ou par l’attrait du gouvernement et du commerce, les habitants plus considérables. Le mélange, l’union des parties du gouvernement devint plus intime, plus stable. Dans le loisir des villes, les passions se développèrent avec le génie.
L’ambition prit des forces ; la politique lui prêta des vues ; les progrès de l’esprit les étendirent : de là, mille formes de gouvernement. Les premières furent nécessairement l’ouvrage de la guerre et supposèrent, par conséquent, le gouvernement d’un seul. Il ne faut pas croire que les hommes se soient jamais volontairement donné un maître ; mais ils ont souvent consenti à reconnaître un chef. Et les ambitieux eux-mêmes, en formant les grandes nations, ont contribué aux vues de la Providence, au progrès des lumières, et par suite à l’accroissement de bonheur du genre humain qui ne les occupait pas du tout. Leurs passions, leurs fureurs mêmes, les ont conduits sans qu’ils sussent où ils allaient. Je crois voir une armée immense dont un vaste génie dirige tous les mouvements. À la vue des signaux militaires, au bruit tumultueux des trompettes et des tambours, les escadrons entiers s’ébranlent, les chevaux mêmes sont remplis d’un feu qui n’a aucun but ; chaque partie fait sa route à travers les obstacles sans connaître ce qui peut en résulter ; le chef seul voit l’effet de tant de marches combinées : ainsi les passions ont multiplié les idées, étendu les connaissances, perfectionné les esprits, au défaut de la raison dont le jour n’était pas venu et qui aurait été moins puissante si elle eût régné plus tôt.
Celle-ci, qui est la justice même, n’aurait enlevé à personne ce qui lui appartenait, aurait banni à jamais la guerre et les usurpations, aurait laissé les hommes divisés en une foule de nations séparées les unes des autres, parlant des langues diverses.
Borné, par conséquent, dans ses idées, incapable des progrès en tout genre d’esprit, de sciences, d’arts, de police, qui naissent de la réunion des génies rassemblés de différentes provinces, le genre humain serait resté à jamais dans la médiocrité. La raison et la justice, mieux écoutées, auraient tout fixé, comme cela est à peu près arrivé à la Chine. Mais ce qui n’est jamais parfait ne doit jamais être entièrement fixé. Les passions tumultueuses, dangereuses, sont devenues un principe d’action, et par conséquent de progrès ; tout ce qui tire les hommes de leur état, tout ce qui met sous leurs yeux des scènes variées, étend leurs idées, les éclaire, les anime et, à la longue, les conduit au bon et au vrai où ils sont entraînés par leur pente naturelle : tel le froment qu’on secoue dans un van à plusieurs reprises et qui, par son propre poids, retombe toujours purifié de plus en plus des pailles légères qui le gâtaient.
Il est des passions douces qui sont toujours nécessaires et qui se développent d’autant plus que l’humanité est perfectionnée ; il en est d’autres violentes et terribles, comme la haine, la vengeance, qui sont plus développées dans les temps de barbarie ; elles sont naturelles aussi, par conséquent nécessaires aussi : leurs explosions ramènent aux passions douces et les améliorent. C’est ainsi que la fermentation véhémente est indispensable à la confection des bons vins.
Les hommes, instruits par l’expérience, deviennent plus et mieux humains. Aussi paraît-il que, dans ces derniers temps, la générosité, les vertus, les affections douces s’étendant toujours, du moins en Europe, dominent l’empire de la vengeance et des haines nationales. Mais, avant que les lois eussent formé les mœurs, ces passions odieuses étaient cependant nécessaires à la défense des individus et des peuples. Ce sont, si j’ose ainsi parler, les lisières avec lesquelles la nature et son auteur ont conduit l’enfance du genre humain.
L’homme est encore barbare en Amérique et, dans les premiers temps du reste du monde, il a presque toujours été cruel pour les étrangers. Cet aveuglement partial envers sa patrie, jusqu’à ce que le christianisme et depuis la philosophie lui aient appris à aimer tous les hommes, ressemble à l’état de ces animaux qui pendant l’hiver sont hérissés d’un poil épais et hideux qui doit tomber au printemps ; ou si l’on veut, ses premières passions sont comme les premières feuilles qui enveloppent et cachent la tige nouvelle d’une plante, puis se flétrissent à la naissance d’autres enveloppes, jusqu’à ce que par des accroissements successifs cette tige paraisse et se couronne de fleurs et de fruits. Cette théorie n’est point injurieuse à la Providence : les crimes qui furent commis ont été les crimes de l’homme. Ceux qui se les permirent n’ont pas été heureux, car nul bonheur dans les passions coupables. Ceux qui, pour y résister, déployèrent du courage et de la vertu, ont eu une première récompense dans les sentiments de cette vertu courageuse. La lutte des uns et des autres a augmenté les lumières et les talents de tous, et donné à la connaissance de ce qui est bien un caractère de certitude, qui de jour en jour parle plus fortement aux consciences, et un charme qui finira par maîtriser tous les cœurs. L’univers ainsi envisagé en grand, dans tout l’enchaînement, dans toute l’étendue de ses progrès, est le spectacle le plus glorieux à la sagesse qui y préside.
Ce n’est que par les bouleversements et les ravages que les nations se sont étendues, que la police, les gouvernements se sont perfectionnés à la longue ; comme dans ces forêts de l’Amérique, aussi anciennes que le monde, où de siècle en siècle les chênes se sont succédé les uns aux autres, où de siècle en siècle les chênes, tombant en poussière, ont enrichi le sol de tous les sucs féconds que l’air et les pluies leur ont fournis, où les débris des uns, devenant pour la terre qui les avait produits un nouveau principe de fécondité, ont servi à la production de nouveaux rejetons plus forts encore et plus vigoureux. Ainsi, par toute la surface de la terre, les gouvernements ont succédé aux gouvernements, les empires se sont élevés sur la ruine des empires, leurs débris dispersés se sont rassemblés de nouveau ; les progrès de la raison sous les premiers gouvernements, débarrassés de la contrainte des lois imparfaites qu’imposait le pouvoir absolu, ont eu plus de part à la constitution des seconds. Des conquêtes multipliées étendaient les États ; l’impuissance d’une législation barbare et d’une police bornée les forçait à se diviser. Ici, les peuples fatigués de l’anarchie se sont jetés dans les bras du despotisme ; ailleurs, la tyrannie poussée à l’excès a produit la liberté. Aucune mutation ne s’est faite qui n’ait amené quelque avantage ; car aucune ne s’est faite sans produire de l’expérience, et sans étendre, ou améliorer, ou préparer l’instruction. Ce n’est qu’après des siècles et par des révolutions sanglantes que le despotisme a enfin appris à se modérer lui-même et la liberté à se régler ; que la fortune des États est enfin devenue moins chancelante et plus durable. Et c’est ainsi que, par des alternatives d’agitation et de calme, de biens et de maux, la masse totale du genre humain a marché sans cesse vers sa perfection.
Dans les premières querelles des nations, un homme supérieur en force, en valeur ou en prudence, détermina, puis força ceux mêmes qu’il défendait à lui obéir.
Cette supériorité seule suffit pour donner un chef aux hommes rassemblés. Il n’est pas exactement vrai que l’ambition soit l’unique source de l’autorité ; les peuples sont portés à se choisir un chef ; mais ils l’ont toujours voulu raisonnable et juste, non pas insensé et arbitraire.
Chez les nations peu nombreuses, il est impossible que l’autorité despotique soit affermie ; l’empire du chef n’y saurait être appuyé que sur le consentement des peuples ou sur une vénération, soit personnelle, soit relative à une famille. La personnelle se perd par l’abus du pouvoir ; et cet abus encore, quand la vénération est pour une famille, motive des révolutions de trône au profit d’un autre membre de la famille qui cherche à satisfaire davantage l’opinion.
Chez les petites nations, tout l’État est sous les yeux de chaque particulier. Chacun partage immédiatement les avantages de la société et ne peut trouver de plus grand intérêt à l’opprimer pour le compte d’un autre. Il n’y a pas assez de richesses arbitrairement applicables pour soudoyer des prévaricateurs ; il n’y a pas de populace ; une sorte d’égalité règne. Les rois n’y pourraient pas vivre séparés de leurs sujets ; leur peuple est nécessairement leur seule garde et leur seule cour. Ils l’aiment mieux, et, quand ils sont sages, ils en sont plus aimés. S’ils ne sont pas sages, les représentations leur arrivent promptement ; la résistance pourrait suivre ; le rassemblement est facile. Le moyen et l’art de faire obéir le plus grand nombre malgré lui par le plus petit ne peuvent exister. Cinq cent mille hommes peuvent en asservir cinquante millions ; mais deux cents hommes n’en asserviront jamais vingt mille, quoique ce soit la même proportion.
Voilà pourquoi le despotisme n’a jamais régné chez les peuples séparés en petites nations : Sauvages, Tartares, Celtes, Arabes. etc., à moins qu’une persuasion superstitieuse n’ait aveuglé les esprits, comme chez les sujets du Vieux de la Montagne.
Voilà pourquoi aussi la monarchie même, qui a été partout le premier des gouvernements, attendu qu’il est plus aisé de commander aux hommes que de les engager à s’accorder, et parce que l’autorité militaire, toujours réunie sur une seule tête, a dû rendre naturelle et souvent nécessaire une pareille réunion de la puissance civile, a été au bout d’un certain temps remplacée par la république dans presque toutes les villes réduites à leur territoire adjacent ou à des colonies éloignées. L’esprit d’égalité ne peut en être banni, parce que l’esprit de commerce y règne. L’industrie des hommes réunis ne manque jamais de le faire dominer dans les villes, quand leurs mœurs ne sont pas altérées, absorbées par l’impulsion générale d’un vaste État qui les embrasse toutes : soit par l’esprit du despotisme comme chez les Asiatiques ; soit, comme chez les anciens Francs, par l’esprit militaire d’une noblesse qui demeurait à la campagne et qui avait puisé ses premières habitudes chez des nations errantes qui ne peuvent avoir de commerce. Or, l’esprit de commerce suppose une propriété des biens indépendante de toute autre force que celle des lois : il ne peut s’accoutumer aux avanies orientales.
Dans les États restreints à une seule ville, il était impossible que la royauté se soutint longtemps. Ses moindres écarts y sont et y paraissent plus tyranniques ; et la tyrannie y a moins de puissance, y trouve une résistance plus énergique. La royauté y a plus aisément dégénéré. Les passions de l’homme y ont été plus confondues avec celles du prince. La fortune ou la femme d’un particulier ont pu tenter lui ou les siens. Moins élevé au-dessus de ses sujets, leurs outrages lui ont été plus sensibles ; il a été plus susceptible de courroux. Dans l’enfance de la raison humaine, il est aisé à un prince de s’irriter contre les obstacles que les lois mettent à ses passions et de ne pas voir que ces barrières entre lui et son peuple ne le défendent pas moins contre ses sujets que ses sujets contre lui. Mais, comme il n’est jamais le plus fort dans un petit État, l’abus du pouvoir, qui a dû y être plus fréquent, y a été aussi moins défendu contre la révolte qui en est la suite. De là, les républiques, d’abord aristocratiques et plus tyranniques que la monarchie, parce que rien n’est si affreux que d’obéir à une multitude qui sait toujours ériger ses passions en vertus ; plus durables en même temps, parce que le peuple y est plus avili. Les puissants et les faibles se réunissent contre un tyran ; mais un sénat aristocratique, surtout s’il est héréditaire, n’a que la populace à combattre. Malgré cela, les républiques bornées à l’étendue d’une ville, tendent naturellement à la démocratie, qui a aussi ses graves inconvénients.
Il n’y a que les colonies et les conquêtes qui aient pu étendre le domaine d’une ville. Les colonies n’ont pu se faire au voisinage d’une ville que dans les premiers temps. Bientôt les terrains qui l’environnaient se sont trouvés occupés ; les colonies furent alors envoyées au loin, et ne restèrent, par conséquent, liées à la métropole qu’autant qu’elles ne furent pas assez solidement établies pour se passer d’elle, comme ces provins qui restent attachés au tronc jusqu’à ce qu’ils soient fortifiés suffisamment et qui alors en sont détachés par le moindre accident, ou comme les fruits qui tiennent à l’arbre jusqu’à leur maturité, par laquelle ils tombent, germent en terre et produisent des arbres nouveaux. Cependant une métaphore assez naturelle fit exprimer les relations de la métropole à la colonie par les noms de mère et de fille ; les hommes, qui, de tout temps, ont été liés par leur propre langage, inférèrent de ces expressions des devoirs analogues et l’exercice de ces devoirs fut longtemps maintenu par la seule force des mœurs, qui trouvent toujours des défenseurs dans les hommes qu’elles subjuguent, comme les lois dans l’autorité qui les maintient.
Il est rare que les villes fassent des conquêtes. Elles ne s’y adonnent que quand, pour ainsi dire, elles n’ont rien de mieux à faire. Et d’ailleurs, il se trouve communément entre elles une espèce d’équilibre et de jalousie suffisante pour former des ligues contre celle qui s’élèverait trop.
L’amour de la patrie, dans les républiques surtout, rend presque impossible la destruction de la souveraineté d’une ville par des forces égales aux siennes.
Enfin, rarement une ville est conquérante, à moins d’une combinaison singulière de constitution intérieure et de circonstances extérieures qui ne s’est, je crois, jamais trouvée réunie que pour le peuple romain.
Mais quand les villes obéissaient encore à des rois, il fut plus aisé de faire des conquêtes. Un roi belliqueux donnait à sa ville une très grande supériorité ; il put faire quelques conquêtes et réunir plusieurs villes sous sa domination ; plus elle devenait étendue, plus son autorité s’affermissait, plus il pouvait accabler une partie par les autres. L’autorité du prince en devenait le seul centre, et quel que pût être ou paraître l’intérêt des particuliers à secouer le joug, on ne pouvait les réunir que par une longue suite d’intrigues secrètes ; mais le roi était assez puissant pour que la crainte ou l’espérance engageassent ordinairement quelque complice à trahir un tel secret.
Souvent une ambition peu raisonnée poussa les premiers conquérants à s’étendre au loin, et dans l’impossibilité, faute de troupes, ou par leur trop grande distance, de conserver leurs conquêtes, ils se contentèrent d’imposer des tributs qu’on ne payait que tant qu’on était le plus faible.
De là, des guerres perpétuellement renaissantes, et une variété continuelle de succès, de pertes, de nations dominantes successivement, suivant que le hasard leur donnait des rois conquérants.
Les États des princes qui régnaient sur des peuples laboureurs et policés jusqu’à un certain point, ont dû se trouver, par l’inégalité des progrès de leurs voisins, entourés des peuples barbares. Quand ils étaient dans leur vigueur, ils se sont étendus en faisant des conquêtes, en portant des colonies chez ceux-ci, en les poliçant peu à peu ; quand ces mêmes États sont retombés dans la faiblesse, les barbares les ont attaqués à leur tour avec avantage ; l’envie de dominer sur un pays riche piqua l’ambition des chefs et l’avarice d’un peuple féroce.
Ces torrents, ces migrations des peuples qui, parmi les barbares, se succèdent sans laisser de traces, ont quelquefois embrassé, dans leurs cours, des peuples déjà policés ; et ce n’est que de cette manière que la mémoire a pu en venir jusqu’à nous. Alors le peuple barbare adopta la police du vaincu par l’influence que les lumières et la raison sont toujours sûres de prendre sur la force, quand la conquête n’a pas été l’extermination. Les barbares, devenus policés, poliçaient leur premier séjour. Les deux peuples n’en formaient qu’un ; c’était un empire plus étendu sous un seul chef.
Les peuples policés, plus riches, plus tranquilles, plus accoutumés à une vie molle, au moins sédentaire, surtout dans les pays fertiles qui furent les premiers cultivés, perdent bientôt la vigueur qui les a rendus conquérants, quand une discipline savante n’oppose point une barrière à la mollesse. Les conquérants alors font place à de nouveaux barbares ; les empires s’étendent, ils ont leur âge de vigueur et leur décadence ; mais leur chute même aide à perfectionner les arts et améliore les lois. Ainsi se succédèrent les Chaldéens, les Assyriens, les Mèdes, les Perses, et la domination de ceux-ci fut la plus vaste[2].
Il était difficile qu’en Grèce, pays coupé d’îles et de montagnes, il se formât de grands empires. Une foule de petits États, presque toujours en guerre, conserva l’esprit militaire et y augmenta l’habileté des manœuvres, la perfection des armes, l’intrépidité dans les combats. La police s’étendait aussi par le moyen du commerce. En général, ce sont les peuples des montagnes et des pays froids ou stériles qui ont conquis les plaines et qui ont formé des empires, ou leur ont résisté. Ils sont plus pauvres, plus robustes, plus inaccessibles ; ils ont pu choisir leur temps pour attaquer, et leurs positions pour se défendre. Et, quand ils voulurent être conquérants, ils y avaient plus d’intérêt, ils y trouvèrent plus de facilité.
Les grands empires formés, comme nous venons de le dire, par des barbares, furent despotiques. Le despotisme est facile. Faire ce qu’on veut, c’est un code qu’un roi apprend très vite ; il faut de l’art pour persuader, il n’en faut point pour commander. Si le despotisme ne révoltait pas ceux qui en sont les victimes, il ne serait jamais banni de la terre. Un père veut être despote avec ses enfants, un maître avec ses domestiques. La probité ne garantit pas un prince de ce poison ; il veut le bien, et il se fait une vertu de vouloir que tout lui obéisse. Plus un État est grand, plus le despotisme est aisé, et plus on aurait de peine à y établir un gouvernement modéré. Il faudrait pour cela un ordre constant dans toutes les parties de l’État ; il faudrait fixer la situation de chaque province, de chaque ville, lui laisser avec son gouvernement municipal toute la liberté dont elle ne saurait abuser. Que de ressorts à combiner, à mettre en équilibre, et quelle difficulté pour qui ne se doute pas que cela soit nécessaire ! Une conquête faite par des barbares, qui est l’ouvrage de la force, et accompagnée de ravages, met dans l’État un désordre qui demanderait, pour être réparé, le génie le plus vaste, la main la plus adroite, la vertu la plus douce et la plus énergique, le cœur le plus pur et le plus élevé.
Dans l’impossibilité de répondre à tout, on n’imagina rien de mieux que d’établir des gouverneurs aussi despotiques sur le peuple qu’esclaves du prince. Il était plus court de s’adresser à eux, pour lever les impôts et pour contenir les peuples, que d’en régler soi-même la manière.
Le prince oublia le peuple. Le meilleur gouverneur fut celui qui donna le plus d’argent, et qui sut le mieux gagner les domestiques et les flatteurs habitués du palais. Les gouverneurs avaient des subalternes qui agissaient de même. L’autorité despotique rendait les gouverneurs dangereux ; la cour les traita avec la plus grande rigueur : leur état dépendit du moindre caprice. On chercha des prétextes pour les dépouiller des trésors qu’ils avaient pillés ; et on ne soulagea point les peuples, car l’avarice est encore une qualité naturelle des rois barbares.
On n’a point connu les impôts dans l’origine comme une subvention aux besoins de l’État ; mais le prince demandait de l’argent, et on était forcé d’en donner. On lui fait des présents par tout l’Orient : les rois n’y sont que des particuliers puissants et avides.
Tous les pouvoirs furent ainsi réunis dans une seule personne, qui n’eut pas même l’adresse d’en diviser la partie qu’elle ne pouvait exercer. Les princes, les gouverneurs, les subalternes furent autant de tyrans subordonnés, qui ne pesèrent les uns sur les autres que pour accabler le peuple avec toutes leurs forces réunies.
Les princes despotiques n’ayant point trouvé de lois n’ont guère songé à en faire ; ils jugeaient eux-mêmes. En général, quand la puissance qui fait les lois et celle qui les applique sont identifiées, les lois sont inutiles. Les peines restent arbitraires, ordinairement cruelles de la part des princes, et pécuniaires quand elles sont imposées par les subalternes qui en profitent. À l’égard de la disposition civile des héritages, la coutume ou la volonté des pères en décidait.
On voit aussi par là qu’un gouvernement despotique, qui vient après des lois et des mœurs établies, n’entraîne pas les mêmes inconvénients que ces premières conquêtes faites par des barbares[3].
En général, les grands états les plus modérés sont ceux qui sont formés de la réunion de plusieurs petits états, surtout quand elle s’est faite lentement.
Le monarque n’a point au fond d’intérêt à se mêler des détails du gouvernement municipal dans les lieux où il n’est jamais présent : il est porté à le laisser tel qu’il est. Les princes ne peuvent aimer le despotisme qu’autour d’eux, parce que leurs passions (celles du moins qui sont les plus sujettes au caprice) ne sont relatives qu’à ce qui les environne ; ils ne sont pas plus hommes que d’autres.
Voilà pourquoi le despotisme des empereurs romains fit moins de mal que celui des Turcs. Celui-ci entre dans la constitution de leur gouvernement. Il infecte toutes les parties de l’État ; il en enchaîne tous les ressorts. Chaque pacha exerce sur les peuples qui lui sont soumis la même autorité que le grand seigneur a sur lui. Il est chargé seul, et il est responsable de tous les tributs. Il n’a d’autres revenus que ce qu’il tire du peuple au delà de ce qu’il est obligé de fournir au sultan ; et il est forcé de redoubler ses vexations pour subvenir aux présents sans nombre nécessaires pour le maintenir dans son poste. Il n’y a dans l’empire aucune loi pour régler la levée des deniers, aucune formalité dans l’administration de la justice. Tout se fait militairement. Le peuple ne trouve point de protecteurs à la cour contre les abus de pouvoir des grands dont la cour partage les fruits.
Quand c’est le conquérant qui a lui-même institué des gouverneurs dans les provinces, son ignorance a dû le porter à prendre son gouvernement pour modèle et, par conséquent, à établir un despotisme de détail, qui devient alors comme un grand arbre dont les branches s’étendent au loin sur tout l’empire et étouffent toutes les productions de la terre qu’elles couvrent de leur ombre.
Lorsque le gouvernement militaire est le seul lien de l’État, et ne forme une nation qu’en l’asservissant à un prince, ce gouvernement est despotique dans son principe, et s’il n’est pas tempéré par les mœurs, il l’est encore dans la pratique. La discipline militaire suppose nécessairement le despotisme et la rigueur. Mais il ne faut pas confondre les nations régies par le gouvernement militaire avec les nations toutes composées de guerriers comme les barbares, Germains et autres. Bien loin de là, leur gouvernement fait naître la liberté. La guerre n’y est point un métier exclusif qui ait besoin d’être étudié, et qui donne à ceux qui l’exercent une supériorité de forces sur le reste de la société. Une telle nation garde ses droits. Un prince peut asservir son peuple par ses soldats, parce que le peuple est le plus faible ; mais comment asservir un peuple de soldats ? Ce n’est pas le courage ni l’esprit militaire qui éteignent l’esprit de liberté : tout au contraire.
Les royaumes d’Europe conquis par les barbares du Nord ont donc été préservés du despotisme, parce que ces barbares étaient libres avant la conquête qui se faisait au nom du peuple, et non pas à celui du roi. Les mœurs romaines qui étaient établies, et la religion que les barbares embrassèrent, ont aussi contribué à les en garantir. Les particuliers se dispersèrent dans le pays ; ils y partagèrent les avantages de la victoire et la puissance territoriale avec le prince.
Il n’en fut pas de même en Asie, où les peuples conquis se trouvaient d’avance accoutumés au despotisme, parce que les premières conquêtes, antérieures au temps où les mœurs auraient pu se former, avaient été vastes et rapides.
Le despotisme enfante les révolutions ; mais on ne fait que changer de tyrans, parce que dans les grands états despotiques, la force des rois n’est établie que par le moyen de leurs troupes, et leur sûreté par le moyen de leurs gardes. Le peuple n’y est point assez fort, ni assez uni, pour arrêter une telle puissance militaire qui substitue un roi à un autre, sûre d’être l’instrument de la tyrannie du successeur, comme elle l’était de celle du prédécesseur.
On sent que tous les effets de ces principes doivent varier à l’infini, selon leur mélange avec les idées de religion reçues et, comme nous l’avons remarqué, avec la vénération pour une certaine famille, parce que l’habitude, sans autre puissance, domine sur les hommes. Il serait aussi aisé aux janissaires, s’ils le voulaient, de choisir un sultan dans la populace que dans la famille ottomane ; mais tel est le respect qu’on leur imprime dès l’enfance pour cette famille, qu’ils ne le voudraient pas.
Ce pouvoir de l’éducation est un des grands principes de la durée des gouvernements, au point de les soutenir quand toutes les forces de l’empire sont affaiblies, et d’en cacher la décadence, de sorte qu’au moindre mouvement, on est surpris de voir l’État s’écrouler, comme ces arbres qui paraissent sains, parce que leur écorce est entière, tandis que tout le bois en est réduit en poudre et n’oppose plus aucune résistance au vent. Or, dans les états despotiques, l’éducation est tout employée à briser les courages. La crainte et le respect s’emparent de l’imagination. Le souverain, environné d’une obscurité formidable, semble gouverner du sein d’un nuage orageux, dont les éclairs éblouissent et les tonnerres inspirent la terreur.
J’ajoute que, dans ces vastes états despotiques, il s’introduit aussi un despotisme qui s’étend sur les mœurs civiles ; qui engourdit encore davantage les esprits ; qui prive la société de la plus grande partie de ses ressources et de ses douceurs, de la coopération des femmes à l’administration de la famille ; qui, en interdisant le commerce des deux sexes, ramène tout à l’uniformité, et met les membres de l’État dans un repos léthargique qui s’oppose à tout changement, par conséquent à tout progrès.
En conduisant tout par la force (comme il faut nécessairement le faire dans une société où une foule d’esclaves et de femmes est dans chaque maison riche, comme dans l’État, immolée à un seul maître), on éteint le feu de l’esprit, on le resserre dans les entraves d’une législation barbare. Le despotisme perpétue l’ignorance et l’ignorance perpétue le despotisme. Il y a plus : cette autorité despotique devient usage, et l’usage confirme les abus. Le despotisme est comme une masse énorme qui, pesant sur des piliers de bois, affaiblit leur résistance et les affaisse ou les enfonce de jour en jour.
Je parlerai donc de l’esclavage, de la polygamie, de la mollesse qui en sont la suite ; et je vais considérer sur cet article les causes des mœurs différentes parmi les hommes.
L’asservissement des femmes aux hommes est fondé par toute la terre sur l’inégalité des forces corporelles. Mais, comme il naît un peu plus d’hommes que de femmes, partout où l’égalité a régné, la monogamie a été naturelle ; elle l’est par conséquent chez tous les peuples peu nombreux, pasteurs, chasseurs, laboureurs ; elle l’est chez les peuples divisés en petites sociétés où les États sont renfermés dans l’enceinte des villes comme en Grèce, et dans les républiques démocratiques surtout ; elle l’est chez les peuples pauvres et chez les particuliers peu riches dans les pays mêmes où la polygamie est le plus en vogue ; elle l’est même dans les empires dont les mœurs datent du temps où les peuples étaient encore gouvernés en république, comme l’empire romain et celui des successeurs d’Alexandre, qui, bien que despotiques, n’ont point connu la polygamie.
Cependant les barbares, qui mettent peu de délicatesse en amour, ont tous été portés à la pluralité des femmes. Tacite rapporte que les chefs des Germains en avaient quelquefois trois ou quatre ; mais chez un peuple errant et pauvre, le mal ne saurait être contagieux. C’est donc avec les richesses et l’étendue des empires que la polygamie s’est établie ; elle s’est étendue avec l’esclavage.
Les premiers hommes furent cruels dans leurs guerres ; ils n’ont appris la modération qu’à la longue. Les peuples chasseurs massacrent leurs prisonniers ou, quand ils ne les tuent pas, ils les incorporent dans leur nation. Une mère, qui a perdu son fils, choisit un prisonnier qui lui sert de fils ; elle l’aime parce qu’il lui est utile. Les anciens, chez qui les enfants étaient une richesse, qui en recevaient des services, étaient portés à l’adoption des enfants. Peu ou point d’esclaves donc chez les peuples chasseurs ou primitifs.
Les pasteurs commencèrent à connaître l’esclavage. Ceux qui conquièrent des troupeaux sont obligés, pour pouvoir vaquer à de nouvelles expéditions, de conserver ceux qui les gardaient.
Les laboureurs portèrent l’esclavage plus loin. Ils eurent, pour employer les esclaves, des services plus variés, des travaux plus fatigants et, à mesure que les mœurs des maîtres se policèrent, l’esclavage devint plus dur et plus avilissant, parce que l’inégalité fut plus grande. Les riches cessèrent de travailler ; les esclaves devinrent un luxe et une marchandise ; des parents mêmes ont vendu leurs enfants. Mais le plus grand nombre des esclaves fut toujours de ceux qui étaient pris en guerre, ou qui naissaient de parents esclaves.
On les occupa dans la maison à tous les offices les plus bas. Ils n’eurent ni biens, ni honneur, en propre ; ils furent dépouillés des premiers droits de l’humanité. Les lois donnaient sur eux une autorité sans bornes, et cela est tout simple : c’étaient leurs maîtres qui faisaient les lois, et ces maîtres croyaient assurer l’oppression par l’oppression. Dans les états despotiques, les princes eurent une foule d’esclaves ; ainsi firent les gouverneurs et les riches mêmes. La vaste étendue des états porta l’inégalité des fortunes au plus haut point. Les capitales devinrent comme des gouffres où, de toutes les parties de l’empire, les riches se rassemblèrent avec la multitude de leurs esclaves.
Les femmes esclaves appartinrent aux plaisirs du maître. On le voit dans les mœurs des anciens patriarches, car (et c’est encore un point de jurisprudence antique) le crime d’adultère n’était point réciproque comme parmi nous. Le mari seul se croyait outragé ; c’est une suite de la grande inégalité entre les deux sexes qu’amène la barbarie. Les femmes n’ont jamais eu de droits dans le mariage chez les anciens peuples. Ce n’est que la pauvreté qui a empêché la polygamie de s’établir partout.
Quand, dans la suite, les mœurs et les lois d’une nation furent fixées, le mélange des familles rendit aux femmes des droits dont elles n’avaient pas joui lors des premiers temps, parce qu’elles employèrent, dans les républiques surtout, le pouvoir de leurs frères contre la tyrannie de leurs maris.
Dans ces républiques, où tout le monde était égal, les parents d’une fille n’auraient point consenti à se priver pour jamais de sa vue. La polygamie et la clôture des femmes n’ont jamais pu s’y établir. Mais, dans les premiers empires dont nous parlons, peuplés d’une multitude d’esclaves, lorsque les femmes n’avaient aucuns droits, et que les maris en avaient sur leurs esclaves, la pluralité des femmes devint un usage aussi général que le permirent les bornes des fortunes particulières. La jalousie est une suite nécessaire de l’amour : elle inspire sagement aux époux un esprit de propriété mutuelle qui assure le sort des enfants. Cette dernière passion, et plus encore le préjugé de déshonneur qu’on avait attaché à l’infidélité des femmes, s’accrurent avec la polygamie.
L’impossibilité de soumettre les femmes à cette loi de la fidélité, quand ni le cœur, ni les sens, ne pouvaient être satisfaits, fit imaginer de les faire renfermer. Les princes, et ensuite ceux qui furent assez riches, se firent des sérails.
La jalousie fit mutiler des hommes pour garder les femmes. De là, dans les mœurs, une mollesse qui ne les adoucit pas, et qui les rendit au contraire plus cruelles.
Les princes étant renfermés avec leurs femmes et leurs esclaves, leurs sujets, qu’ils ne voyaient jamais, furent à peine des hommes pour eux. Leur politique fut toujours la politique des barbares. Elle fut simple, parce qu’ils étaient ignorants et paresseux ; et cruelle, parce qu’il faut moins de temps pour couper un arbre que pour en cueillir les fruits, et parce que l’art de rendre les hommes heureux est de tous les arts le plus difficile, celui qui renferme le plus d’éléments à combiner.
Cette même mollesse se répandit dans tout l’État. De là cet affaiblissement subit des monarchies de l’Orient. Celles des Chaldéens, des Assyriens, des Mèdes et des Perses ne survécurent guère aux premiers conquérants qui les avaient fondés. Il semble qu’elles n’aient subsisté quelque temps qu’en attendant un ennemi pour les détruire. Si quelquefois ces monarchies ont écrasé par le nombre de leurs soldats des nations faibles, elles ont échoué devant toute résistance courageuse et, dès que la Grèce a été réunie, elle a renversé presque sans effort ce colosse immense.
Il n’y a qu’une ressource contre cet abâtardissement général d’une nation, une milice entretenue dans une discipline guerrière, telle que les janissaires turcs ou les mamelouks d’Égypte ; mais cette milice devient souvent terrible à ses maîtres.
Je dois remarquer une chose, c’est que ces inconvénients du despotisme et de la pluralité des femmes n’ont jamais été poussés aussi loin que sous le mahométisme. Cette religion, qui ne permet d’autres lois que celles de la religion même, oppose le mur de la superstition à la marche naturelle du perfectionnement. Elle a consolidé la barbarie en consacrant celle qui existait lorsqu’elle a paru, et qu’elle avait adoptée par préjugé de nation. On ne trouve, ni dans l’histoire des anciennes monarchies, ni dans les mœurs de la Chine et du Japon, ces excès d’abaissement des peuples mahométans.
Le despotisme, l’uniformité, et par conséquent l’imperfection des mœurs, des lois, et du gouvernement, se sont conservés dans l’Asie, et partout où les grands empires ont été formés de bonne heure ; et je ne doute pas que les vastes plaines de la Mésopotamie n’y aient contribué. Quand il s’est depuis étendu avec le mahométisme, ce n’a été en quelque sorte que par un transport de mœurs d’un pays à l’autre.
Les peuples qui en ont été préservés sont ceux qui sont restés pasteurs ou chasseurs, ceux qui ont formé de petites sociétés et les républiques. C’est parmi ces peuples que les révolutions ont été utiles ; que les nations y ont participé et, par conséquent, en ont profité ; que la tyrannie n’a pu s’affermir assez pour asservir les esprits ; que la multitude de législations particulières et celle des révolutions qui indiquaient les fautes des fondateurs des états, et enfin que la chute et le renouvellement de l’autorité souveraine, qui ramenaient les lois à l’examen, ont perfectionné à la longue la législation et le gouvernement. C’est là que l’égalité s’est conservée, que l’esprit, le courage ont pris de l’activité et que l’esprit humain a fait des progrès rapides. C’est là que les mœurs et les lois ont, à la longue, appris à se diriger vers le plus grand bonheur des peuples.
Après ce coup d’œil sur le progrès des gouvernements et de leur morale, il est bon de suivre les progrès de l’esprit humain dans toutes ses révolutions.
Plan du second Discours sur les progrès de l’esprit humain.
Partons de ce chaos où l’âme ne connaît que ses sensations, où des sons plus ou moins forts, plus ou moins aigus, où la température et la résistance des objets environnants, où un tableau de figures bizarres diversement colorées, venant assaillir l’âme de toutes parts, la jettent dans une espèce d’ivresse qui est pourtant le germe de la raison.
La manière dont les idées commencent à y devenir un peu distinctes et à y influer sur nos volontés, dépend d’une sorte de mécanique spirituelle commune à tous les hommes : elle peut être l’ouvrage de peu d’instants ; du moins l’exemple des animaux qui savent trouver leur nourriture et, ce qui semble plus difficile, qui savent la chercher peu après leur naissance, paraît le prouver.
Quoique appartenant à l’histoire de la nature, plutôt qu’à celle des faits, cette époque doit être considérée avec attention, puisque les premiers pas en tout genre décident de la direction de la route.
C’est le mouvement qui débrouilla ce chaos ; c’est lui qui donna aux hommes les idées de distinctions et celle d’unité. On n’aurait jamais pensé, sans lui, à réfléchir sur la différence des couleurs ; on se serait contenté de la sentir. Mais l’ordre des parties de ce tableau présenté à l’âme change souvent le tableau même.
L’âme apprit à observer ces variations dans leurs cours. Durant les premières expériences de ces changements, on ne distingua point encore les parties qui conservaient entre elles la même situation relative, soit que le total parût se mouvoir, comme les animaux, soit qu’il parût fixé à la même place, comme un arbre. Ainsi, tant que les images présentes à nos sens ne furent que le résultat de chaque point coloré ou résistant dont elles sont composées, l’esprit ne les conçut, pour ainsi dire, qu’en bloc.
Les premières idées individuelles sont donc nécessairement collectives par rapport aux parties dont elles sont composées ; en aucun temps, l’analyse des ouvrages des hommes n’a pu, ni ne pourra, être poussée au dernier degré ; il n’y a point, à proprement parler, d’idées simples ; elles se résolvent toutes en résultats de sensations dont les éléments et les causes diverses peuvent être analysés jusqu’à un point dont le terme nous est inconnu.
Mais l’analyse des premiers hommes n’était pas poussée fort loin. Les masses d’idées ne furent divisées qu’à mesure que la variété des phénomènes, et surtout des besoins, amenait l’expérience. Les besoins des hommes ne sont relatifs qu’à ces masses ; l’anatomie des fruits est inutile pour s’en nourrir, encore moins l’analyse des idées qui nous avertissent de leur présence. Les idées sont un langage et de véritables signes par lesquels nous connaissons l’existence des objets extérieurs. Ce n’est point par raisonnement qu’on s’aperçoit des rapports qu’ils ont avec nous. La Providence, en nous inspirant des désirs, nous a sagement épargné une voie si longue. De là, les hommes ont nécessairement rapporté leurs sensations aux objets extérieurs qu’ils supposent existants. Où en serions-nous, s’il avait fallu qu’avant d’aller chercher leur nourriture ils eussent, de leurs propres sensations regardées uniquement comme des affections de leur âme, conclu l’existence des objets hors d’eux-mêmes ?
On a donc commencé par donner des noms relatifs aux masses existantes. Les idées, étant des signes de l’existence des objets extérieurs, ne les représentent point exactement ; de loin, un chêne ressemble à un orme, et voilà l’idée d’un arbre, non que j’aie l’idée d’un arbre qui ne soit ni chêne ni orme, mais parce que j’ai une idée qui m’avertit de l’existence d’un arbre sans me dire si c’est l’un ou l’autre. C’est là l’origine de l’abstraction. L’idée est simple, sans doute, si on la considère en elle-même indépendamment de ses rapports, c’est-à-dire que c’est toujours une certaine figure, une certaine couleur ; mais cette figure, cette couleur, l’expérience nous apprend qu’elle est également le signe de l’existence d’un orme ou d’un chêne.
Il en est de même des signes du langage. La première fois, ils ne désignèrent qu’un objet déterminé ; mais en s’appliquant à plusieurs objets, ils devinrent généraux. Peu à peu, on distingua différentes circonstances et, pour mettre plus de clarté dans le langage, on donna des noms aux modes ou manières d’être qui ne sont, par rapport à nos idées, que des rapports de distance, ou bien des rapports aux différentes sensations qu’excitent en nous les différents langages que les objets nous parlent, si j’ose m’exprimer ainsi.
Ainsi, les idées des modes reçurent des noms après celles des substances, qui furent regardées comme l’idée principale, quoique les sens nous les procurassent en même temps. Ainsi, ce fut en tirant les signes du langage de leur trop grande généralité, que l’esprit se familiarisa peu à peu avec les idées les plus abstraites. On sent que les idées se multiplièrent à proportion que les langues se perfectionnaient. Les mots qu’exprimaient l’affirmation, la négation, l’action de juger, l’existence, la possession, devinrent le lien de tous nos raisonnements. L’habitude fit appliquer dans les cas semblables ces mêmes abstractions à toutes les racines des langues.
Peu à peu, en donnant ainsi des noms aux différents rapports des objets entre eux ou avec nous, on s’assura la possession de toutes ces idées, et les opérations de l’esprit en acquirent une très grande facilité. Mais, en même temps, le labyrinthe des idées s’embarrassa de plus en plus ; il fut naturel de croire qu’à chaque mot répondait une idée, et cependant les mêmes mots sont rarement synonymes d’eux-mêmes ; ils présentent divers sens selon qu’on les applique : on se devine plus qu’on ne s’entend dans la conversation.
L’esprit, par un exercice presque machinal qui naît de la liaison des idées, saisit assez promptement le sens des mots déterminé par les circonstances. Quand on eut cru que les mots répondaient exactement à des idées, on fut fort étonné de voir qu’on ne pouvait convenir sur leur détermination précise ; on fut longtemps à soupçonner que cela venait de ce que les idées étaient différentes, suivant qu’on voulait tirer l’idée générale de différents cas particuliers ; on s’égara dans des définitions trompeuses qui n’embrassaient qu’une partie de l’objet, et chacun en donnait une différente de la même idée.
Les notions complexes des substances qui, parce qu’elles ont rapport à des objets réels, renferment nécessairement plus ou moins de parties, selon que l’objet est plus connu, furent regardées comme des tableaux des choses mêmes. Au lieu de chercher par quels degrés on avait rassemblé sous un nom général un certain nombre d’espèces, effet dont on aurait trouvé la raison dans des ressemblances générales, on rechercha cette essence commune que les noms exprimaient ; on imagina les genres, les espèces, les individus, et ces degrés métaphysiques dont la nature a causé tant de disputes aussi cruelles quelquefois dans leurs effets que frivoles dans leur objet.
Au lieu de regarder ces noms comme des signes relatifs à la manière dont nous apercevons l’échelle des êtres, que nous étendons suivant les ressemblances que nous découvrons, et que nous ne pouvons même étendre trop loin sans courir le risque de les confondre les uns avec les autres, on imagina des essences abstraites et incommunicables. On est allé, dans ces derniers temps, jusqu’à en donner aussi aux notions des ouvrages de l’esprit humain, comme la comédie et la tragédie. On a disputé sérieusement pour savoir si un poème appartenait à tel ou tel genre, et rarement on s’est aperçu qu’on ne disputait que sur des mots.
L’erreur fut plus considérable encore à l’égard des signes par lesquels on exprimait les rapports des choses. Telles sont toutes les idées morales dont on a raisonné, comme si elles étaient des êtres existants indépendamment des choses qui ont ces rapports les unes aux autres.
L’homme reçoit ses diverses idées dans son enfance, ou plutôt les mots se gravent dans sa tête ; ils se lient d’abord avec des idées particulières ; peu à peu se forme cet assemblage confus d’idées et d’expressions dont on apprend l’usage par imitation. Le temps, par le progrès des langues, a multiplié à l’infini les idées ; et, quand l’homme a voulu se replier sur lui-même, il s’est trouvé dans un labyrinthe où il était entré les yeux bandés. Il ne peut plus retrouver la trace de ses pas ; cependant ses yeux s’ouvrent ; il voit de tous côtés des routes dont il ignore la liaison. Il s’attache à quelques vérités dont il ne peut douter ; mais d’où lui vient cette certitude ? Il ne connaît rien que par ses idées ; il faut donc qu’il croie que ses idées portent la certitude avec elles ; car d’où la tirerait-il avant d’avoir analysé la manière dont ces idées se forment dans son esprit ? Ouvrage immense, et qui demande plusieurs générations !
Sans savoir trop ce que c’est qu’avoir idée d’une chose, il pose pour principe que tout ce que ses idées lui rapportent d’un objet est vrai : principe séducteur, parce qu’effectivement il est un art de tirer, de notions une fois déterminées, même arbitrairement, des conséquences qui ne peuvent tromper. Le succès, en ce cas, devint une autre source d’erreur. On eut plus de confiance pour le principe, et ses abus n’en dégoûtèrent point. Par la même raison que chacun était persuadé qu’il avait la véritable idée de l’objet, on n’était point tenté de récuser un tribunal, auquel personne n’avait recours sans croire l’entendre prononcer en sa faveur. De là, l’obscurité de la logique et de la métaphysique dans tous les temps ; de là, les définitions et les divisions arbitraires.
Ces ténèbres n’ont pu se dissiper que peu à peu ; l’aurore de la raison n’a pu s’élever que par des degrés insensibles, à mesure que les hommes ont analysé de plus en plus leurs idées : non pas qu’ils aient connu d’abord la nécessité d’en distinguer toutes les parties ; mais les disputes mêmes y conduisent, parce que la vérité semble fuir et se dérober à nos recherches jusqu’à ce qu’on soit parvenu aux premiers éléments des idées ; parce qu’en avançant peu à peu on sentit toujours un vide ; et enfin parce que la curiosité fait toujours agir, jusqu’à ce qu’elle ait épuisé l’objet de ses recherches, et qu’aucune question ne peut être épuisée que par le vrai.
Les progrès furent plus ou moins rapides, selon les circonstances et les talents[4].
Le génie est répandu sur le genre humain à peu près comme l’or dans une mine. Plus vous prenez de minerai, plus vous recueillez de métal. Plus il y aura d’hommes et plus vous aurez de grands hommes ou d’hommes propres à devenir grands. Les hasards de l’éducation et ceux des événements les développent ou les laissent enfouis dans l’obscurité, ou les immolent avant l’âge comme les fruits abattus par le vent. Si Virgile eût péri dans l’enfance, nous n’aurions point de Virgile, car il n’y en a pas deux[5].
Les progrès, quoique nécessaires, sont entremêlés de décadences fréquentes, par les événements et les révolutions qui viennent les interrompre. Aussi, ont-ils été fort différents chez les différents peuples.
Les hommes séparés les uns des autres et sans commerce se sont à peu près également avancés. Nous avons trouvé les petites nations qui vivent de chasse au même point, avec les mêmes arts, les mêmes armes, les mêmes mœurs. Le génie a eu peu d’avantage par rapport aux besoins grossiers ; mais, aussitôt que le genre humain fut parvenu à sortir de l’étroite sphère de ces premiers besoins, les circonstances qui mirent tel génie à portée de se développer, combinées avec celles qui lui offrirent tel fait, telle expérience que mille autres auraient vue sans en profiter, introduisirent bientôt une inégalité quelconque.
Chez les peuples barbares, où l’éducation est à peu près la même pour tous, cette inégalité ne put être très considérable. Lorsque les travaux se sont divisés selon les talents, ce qui est très avantageux en soi, puisque tout alors est fait mieux et plus vite, la distribution inégale des biens et des charges de la société fit que la plus grande partie des hommes, occupée de travaux obscurs et grossiers, ne put suivre le progrès des autres hommes, à qui cette distribution donnait du loisir et le moyen de se faire seconder.
L’éducation mit entre les parties d’une même nation une différence plus grande encore que les richesses, et il en fut de même entre les nations.
Le peuple qui eut le premier un peu plus de lumières devint promptement supérieur à ses voisins : chaque progrès donnait plus de facilité pour un autre. Ainsi, la marche d’une nation s’accélérait de jour en jour, tandis que d’autres restaient dans leur médiocrité, fixées par des circonstances particulières, et que d’autres demeuraient dans la barbarie. Un coup d’œil jeté sur la terre nous met, même aujourd’hui, sous les yeux l’histoire entière du genre humain, en nous montrant les vestiges de tous ses pas et les monuments de tous les degrés par lesquels il a passé, depuis la barbarie, encore subsistante, des peuples américains, jusqu’à la politesse des nations les plus éclairées de l’Europe. Hélas ! nos pères, et les Pélasges qui précédèrent les Grecs, ont ressemblé aux sauvages de l’Amérique !
On a cherché dans la différence des climats une raison de cette différence qui se trouve entre les nations[6]. Mais les inductions qu’on en tire sont au moins précipitées, elles sont fort exagérées ; elles sont démenties par l’expérience, puisque sous les mêmes climats les peuples sont différents, et puisque sous des climats très peu semblables, on retrouve si souvent le même caractère et le même tour d’esprit ; puisque l’enthousiasme et le despotisme des Orientaux peuvent naître de la seule barbarie, combinée avec certaines circonstances ; puisque ce langage métaphorique, qu’on nous donne comme un effet de la plus grande proximité du soleil, était celui des anciens Gaulois et des Germains, au rapport de Tacite et de Diodore de Sicile, et qu’il est encore celui des Iroquois au milieu des glaces du Canada. Il est celui de tous les peuples dont la langue est très bornée, et qui, manquant de mots propres, multiplient les comparaisons, les métaphores, les allusions pour se faire entendre, et y parviennent quelquefois avec force, toujours avec peu d’exactitude et de clarté.
Les causes physiques n’agissant que sur les principes cachés qui contribuent à former notre esprit et notre caractère, et non sur les résultats que seuls nous voyons, nous n’avons droit d’évaluer leur influence qu’après avoir épuisé celle des causes morales, et nous être assurés que les faits sont absolument inexplicables par celles-ci, dont nous sentons le principe, dont nous pouvons suivre la marche au fond de notre cœur.
Les idées des premiers hommes furent limitées aux objets sensibles, et par conséquent leurs langages furent bornés à les désigner. La foule d’idées abstraites et générales, inconnues encore à un grand nombre de peuples, a été l’ouvrage du temps, et par conséquent ce n’est qu’à la longue qu’on est parvenu à connaître l’art du raisonnement.
L’ordre des objets qu’on a les premiers désignés dans les langues, a été le même partout, ainsi que les premières métaphores et les premières idées abstraites qui règlent les conjugaisons, les déclinaisons, l’analogie des langues les plus barbares (nous n’en connaissons aucune dans son état primitif) ; car, quelque fixation que la barbarie mette dans les progrès d’une masse d’hommes, ce n’est qu’en la privant des occasions de se perfectionner. Le génie ne manque jamais avec le temps. Ainsi, dans l’usage perpétuel des langues, il est impossible que la variété des combinaisons d’idées qui s’offrent à exprimer, n’annonce pas le besoin de nouveaux signes, pour marquer de nouvelles liaisons ou de nouvelles nuances entre les idées. Et ce besoin, qui est le sentiment de notre indigence, en nous la manifestant, nous apprend à y remédier et devient la source de nos richesses.
Les langues des peuples les plus barbares sont donc aujourd’hui bien loin de leurs premiers essais ; il en est de même de tous les progrès qui sont toujours réels, mais quelquefois bien lents ; il y a peu d’arts et de sciences dont l’origine ne puisse remonter jusqu’à ces premières époques ; tous les arts sont appuyés sur des idées grossières, sur des expériences communes et à la portée de tous les hommes.
On voit le progrès immense que les sciences ont fait, et on a perdu l’enchaînement insensible par lequel elles tiennent aux premières idées. On a d’abord observé les astres avec les yeux ; l’horizon a été le premier instrument, et les trois cent soixante jours de l’année lunisolaire sont le modèle de la division du cercle en trois cent soixante degrés. Les étoiles, depuis la première jusqu’à la quatrième grandeur, sont visibles à tous les hommes. L’alternative des jours et des nuits, les changements des phases de la lune, furent des mesures naturelles du temps ; l’alternative du chaud et du froid, et les besoins du labourage, firent comparer le cours du soleil et celui de la lune. De là l’année, les mois, les noms des principales constellations.
La navigation ensuite obligea de perfectionner l’astronomie, et apprit à la comparer à la géographie.
La musique, la danse, la poésie ont encore leur source dans la nature de l’homme. Destiné à vivre en société, sa joie a des signes extérieurs ; il fait des sauts et des cris ; une joie commune s’exprima par des branles, des sauts, des cris simultanés et confus. Peu à peu, on s’accoutuma à sauter d’une manière semblable ; on marqua les pas par des sons, on sépara ceux-ci par des intervalles réglés. L’oreille, par une expérience bien courte, et en suivant la seule nature, apprit à apprécier les premiers rapports des sons. Quand on voulut communiquer les motifs de sa joie par des paroles, on les régla sur la mesure des sons. Voilà l’origine de la danse, de la musique, et de la poésie faite d’abord pour être chantée. Ce n’est qu’à la longue qu’on s’est contenté de la seule harmonie qui lui est propre, et que l’on n’a connue qu’après qu’elle a été assez perfectionnée pour plaire toute seule. À mesure que ces arts se sont perfectionnés, ils se sont séparés par la nécessité d’un talent particulier.
On indiqua le repos par des sons semblables, et l’oreille apprit aussi à consulter la quantité des syllabes. La nécessité de se plier ainsi à la mesure dut contribuer aux progrès et à l’adoucissement des langues ; la versification devint de jour en jour moins libre ; l’oreille, à force d’expériences, se fit des règles plus sévères ; et, par une heureuse compensation, si le joug en devenait plus pesant, la perfection des langues, les tours nouveaux, les hardiesses heureuses qui se multiplièrent, donnèrent aussi plus de forces pour le porter.
Chez les peuples grossiers, la facilité de retenir les vers, la vanité des nations, les engagea à mettre en chansons leurs actions les plus mémorables. Tels sont les chants des sauvages de nos jours, ceux des anciens bardes, les rimes runiques des habitants de la Scandinavie, quelques anciens cantiques insérés dans les livres historiques des Hébreux, le Chou-king des Chinois, et les romances des peuples modernes de l’Europe : ce furent les seules histoires avant l’invention de l’écriture, histoires sans chronologie, et souvent chargées de fausses circonstances, comme on peut le croire.
La pauvreté des langues, et la nécessité des métaphores qui résultait de cette pauvreté, firent qu’on employa les allégories et les fables pour expliquer les phénomènes physiques. Elles sont les premiers pas de la philosophie, comme on le voit encore aux Indes.
Les fables de tous les peuples se ressemblent, parce que les effets à expliquer et les modèles des causes qu’on a imaginées pour les expliquer se ressemblent. Il y a des différences, parce que le vrai seul est unique, et parce que l’imagination n’a qu’une marche, à peu près la même partout, sans que tous ses pas se répondent. De plus, les êtres mythologiques supposés existants ont été mêlés aux histoires des faits, et dès là très variés. Le sexe des divinités, qui souvent dépendait du genre d’un mot dans une langue, a dû varier aussi les fables chez les différents peuples. Mille circonstances de ces fables leur ont été particulières, sans détruire leurs rapports généraux. Les mélanges et le commerce des nations ont fait naître de nouvelles fables par des équivoques, et des mots mal compris ont augmenté le nombre des anciennes.
Regardant les êtres imaginaires comme réels, tantôt on multiplia les dieux en comptant ceux que diverses nations avaient imaginés pour les mêmes effets, tantôt on prit pour les mêmes ceux qui avaient des attributs semblables. De là, les mélanges de l’histoire de ces dieux. De là, la multitude de leurs actions, surtout quand deux peuples qui avaient la même mythologie se mêlaient, et tels furent les Indiens.
La physique changea sans qu’on cessât de croire les fables, par le double amour de l’antiquité et du merveilleux, et aussi parce que l’éducation les transmettait de siècle en siècle.
Les premières histoires sont aussi des fables inventées de même pour suppléer à l’ignorance de l’origine des empires, des arts, des coutumes : il est fort aisé d’en reconnaître la fausseté. Tout ce que les hommes inventent n’est assujetti qu’au vraisemblable, c’est-à-dire aux opinions du siècle où ce fait est inventé. Mais ce qu’ils racontent est assujetti au vrai, et ne peut jamais être contredit par des observations postérieures. De plus, avant l’écriture, les hommes n’avaient de monuments que des chansons et quelques pierres auprès desquelles les chansons étaient répétées. Il est clair que, dans celles-ci, on cherchait l’amusement et la gloire plus qu’on ne se souciait d’y éviter l’exagération. Hérodote même est encore poète. Ce n’est qu’après lui qu’on a senti la nécessité de dire vrai pour l’histoire[7].
Les arts du dessin, la sculpture, la peinture, ont beaucoup de rapports avec la poésie dans les émotions qu’éprouve l’artiste, et dans celles qu’il veut communiquer. Ils ont eu une origine naturelle dans le désir de conserver des monuments historiques ou mythologiques ; et le génie s’y est exalté par le zèle, ou patriotique, ou religieux qui a voulu exprimer avec sentiment, avec profondeur, avec force, les idées et les souvenirs que ces monuments devaient rappeler.
Tous ces arts dépendent beaucoup de l’état différent des hommes, chasseurs, pasteurs ou laboureurs. Ces derniers ayant seuls pu avoir une population nombreuse, et ayant eu besoin pour diriger leur travail de plus de connaissances positives, ont dû nécessairement faire de beaucoup plus grands progrès.
Les connaissances des hommes, qui toutes sont renfermées dans la sensation actuelle, sont de différentes espèces : les unes consistent dans de pures combinaisons d’idées, comme les mathématiques abstraites. D’autres s’attachent aux objets extérieurs, mais n’en prennent, pour ainsi dire, que la surface et leurs effets sur nous ; telle est la poésie, tels sont les arts de goût. D’autres enfin ont pour objet l’existence même des choses. Elles remontent des effets aux causes, des sens aux corps, du présent au passé, des corps visibles aux invisibles, du monde à la Divinité. La croyance de l’existence des corps, et celle des objets passés que rappelle la mémoire, a devancé le raisonnement. On n’a point douté sur la cause immédiate de nos sensations : les causes des mouvements des corps ont formé la physique ; et, dans les premiers temps, on a souvent confondu l’action des corps les uns sur les autres, avec celle de la Divinité.
Aristote, par un travail qui, quoique méprisé aujourd’hui, n’en est pas moins un des plus beaux efforts de l’esprit humain, Aristote sut porter l’analyse à sa perfection, en examinant la manière dont notre esprit passe d’une vérité connue à une inconnue : il sut en tirer les règles de l’art de raisonner et, en démontrant les effets d’une certaine combinaison d’idées, il prouva comment on pouvait s’assurer qu’une proposition était légitimement déduite d’une autre. Il faut avouer que, dans le reste de sa philosophie, il n’a pu faire aucune analyse aussi parfaite, parce que l’énumération des idées n’était point aussi facile. Mais, quelque utile qu’on suppose son travail pour les conséquences, il ne pouvait servir à s’assurer des principes.
Quoique Aristote eût avancé que toutes les idées venaient des sens, on fut très longtemps sans chercher d’autres principes que les idées prétendues abstraites, sans remonter à leur origine[8].
Le défaut des lois de l’analyse a longtemps retardé les progrès de la métaphysique, et même ceux de la physique.
On pourrait confondre ces deux sciences sous un rapport général par lequel elles diffèrent des sciences qu’on appelle mathématiques.
Toutes les sciences, sans doute, tirent leur origine des sens ; mais les mathématiques ont cet avantage, que c’est d’une application des sens qui n’est pas susceptible d’erreur.
La nécessité de mesurer les campagnes, aidée de la propriété qu’a l’étendue d’être mesurée elle-même par rapport au lieu qu’elle occupe, a fait naître les premiers éléments des mathématiques. Les idées des nombres ne sont ni moins simples, ni moins familières ; c’est de ce peu d’idées simples, qu’il est facile de combiner, qu’on a formé les sciences mathématiques, dont tout ce qui est susceptible d’être considéré comme quantité, peut être l’objet. Là, ce ne sont que des conséquences de définitions abstraites qui renferment un si petit nombre d’idées qu’il est facile de les embrasser toutes. Une chaîne de vérités, toutes dépendantes les unes des autres, se forme, chaîne où les hommes n’ont qu’à reconnaître tous les pas qu’ils ont faits pour accumuler vérités sur vérités. Ces vérités deviennent de plus en plus fécondes ; plus on avance dans la spéculation, plus on découvre de ces formules générales de calcul d’où l’on peut descendre à des vérités particulières en particularisant les hypothèses. Les vérités, en se combinant, se multiplient et se combinent encore ; d’où naît une nouvelle multiplication, parce que chacune devient la source d’une foule de vérités qui ne sont pas moins fécondes que les premières.
À mesure que le nombre de ces vérités connues augmente, à mesure qu’on a examiné les propriétés d’un plus grand nombre de figures, on a exprimé leurs propriétés communes par des formules et des principes généraux qui renfermaient tout ce qu’on connaissait. Ainsi, même dans les mathématiques, on commença par examiner quelques figures familières, un petit nombre de propriétés des lignes : les principes généraux sont l’ouvrage du temps.
De là, comme on a cru que l’ordre le plus beau était celui où d’un seul principe découlait une foule de conséquences, on a été obligé, pour le mettre dans les ouvrages de mathématiques, de refondre de siècle en siècle toute la manière d’enseigner. On n’a pas vu que cet ordre, prétendu naturel, est arbitraire ; qu’en géométrie, où l’on exprime les rapports généraux des figures, ces rapports sont réciproques ; qu’on peut également conclure le principe de la conséquence, ou la conséquence du principe : l’équation de l’ellipse peut être tirée de sa construction, comme sa construction de son équation.
S’il y a une méthode préférable, c’est donc celle de suivre les pas de l’esprit humain dans ses découvertes, de faire sentir les axiomes généraux qui naissent de toutes les vérités particulières, et en même temps de faire voir la manière dont elles lient entre elles toutes les vérités précédentes. Ainsi l’image des progrès des mathématiques ressemble à l’Olympe des poètes, dont la pointe était tournée vers la Terre, et qui, à mesure qu’il s’éloignait de la terre, s’élargissait jusqu’à ce qu’il rencontrât le ciel. Ainsi la géométrie s’est étendue jusqu’à l’infini. Les vérités particulières mènent à des formules de plus en plus générales ; et, même dans les mathématiques, c’est du particulier au général qu’il faut avancer.
Mais, quand les principes généraux sont trouvés, quelle rapidité ne donnent-ils point aux progrès de ces sciences ! L’algèbre, la réduction des courbes en équation, l’analyse de l’infini ! C’est une suite de vérités hypothétiques, certaines par là même, et en même temps vérifiées par la nature, parce que les premières hypothèses n’étaient point arbitraires, mais fondées sur les idées d’étendue que nous donnent nos sens, et qu’ils ne nous donnent que parce qu’il y a réellement des êtres étendus dans la nature.
Les mathématiques partent d’un petit nombre d’idées, et en combinent à l’infini les rapports : c’est tout le contraire dans les sciences physiques, où il s’agit, non d’une suite d’idées et de rapports, mais de faits et d’idées qui ont un objet existant passé ou présent (le futur ne peut-être que mathématique), et dont la vérité consiste dans la conformité de nos opinions avec cet objet.
Sous le nom de sciences physiques, je comprends : la logique, qui est la connaissance des opérations de notre esprit et de la génération de nos idées ; la métaphysique, qui s’occupe de la nature et de l’origine des êtres, et enfin la physique proprement dite, qui observe l’action mutuelle des corps les uns sur les autres, et les causes et l’enchaînement des phénomènes sensibles. On pourrait y ajouter l’histoire, dont la certitude ne peut jamais être aussi grande, parce que l’enchaînement des faits ne peut être aussi lié, et parce que les faits déjà passés depuis longtemps ne peuvent que difficilement être soumis à un nouvel examen. La nature se ressemblant toujours à elle-même, on peut, par des expériences, rappeler sous nos yeux les mêmes phénomènes ou en produire de nouveaux ; mais, si les premiers témoins d’un fait sont peu dignes de foi, le fait reste à jamais dans son incertitude, et ses effets précis ne nous sont jamais connus.
Je ne parle pas des sciences, comme la morale et la politique, qui dépendent de l’amour de soi réglé par la justice, laquelle n’est elle-même qu’un amour de soi très éclairé. Ce que je dis en général, sur la différence des sciences de combinaison et des sciences d’observation, doit leur être appliqué.
L’homme, dans celles-ci, ne peut se livrer à un petit nombre de principes. Il est à la fois assailli par toutes les idées, forcé de les rassembler en foule parce que tous les êtres sont liés par leur action mutuelle, et obligé en même temps d’analyser avec soin ces idées jusqu’à leurs éléments les plus simples.
La logique est fondée sur l’analyse du langage et la réduction des images des objets aux sensations simples dont elles sont composées. La métaphysique a dû se ressentir du peu de progrès de cette analyse. Avant d’avoir analysé nos sensations et pénétré leurs causes, l’uniformité réelle des substances matérielles ne nous apparaît pas. Un corps bleu et un corps rouge doivent sembler différents, et l’on n’aurait guère songé à ce qu’ils ont de conforme, si les sens n’avaient montré le corps jugé lui-même comme existant hors de nous, susceptible de diverses couleurs et paraissant sous différentes qualités sensibles. De là, la distinction de substance et de mode, mais qui n’empêcha pas de regarder d’abord les modes comme autant d’êtres existants hors de nous, quoiqu’ils ne pussent exister sans sujet. De là, les erreurs de la plupart des philosophes.
Rien de si confus chez les anciens que toutes ces idées de substance, d’essence, de matière, faute d’en avoir bien connu la génération depuis les premières idées sensibles : cependant on les employait avec toute leur ambiguïté. Combien n’a-t-il pas fallu, pour les expliquer, faire de progrès dans la physique même, dont ces erreurs retardaient la marche ! car la métaphysique et la physique ont un besoin réciproque l’une de l’autre. Combien ne fallut-il pas de temps pour découvrir que tous les phénomènes sensibles pouvaient s’expliquer par des figures et des mouvements ! Descartes est le premier qui ait bien vu cette vérité. Jusqu’à lui, la physique était restée, faute de ce degré d’analyse, à peu près confondue avec la métaphysique.
Les erreurs de cette dernière tiennent à la façon dont nous recevons, par nos sensations, l’idée des êtres existants hors de nous. Ce n’est qu’en rapportant des points colorés que nous nous formons l’idée de l’étendue visible ; c’est par l’assemblage de quelques sensations qui produisent en nous la résistance des corps au nôtre, que nous nous formons l’idée de l’étendue tangible. Ce n’est que par le raisonnement que nous nous assurons de l’existence des corps qui sont le lien et la cause commune de ces sensations ; mais l’instinct, ou, si l’on veut, la liaison des idées, née de l’expérience, a devancé le raisonnement, et l’on a confondu les corps mêmes avec leurs qualités sensibles. Cette idée a dû nécessairement amener dans toute la métaphysique l’obscurité dont nous parlons, et qu’il est aisé de concevoir, si l’on considère que le jugement que nous portons de l’existence des objets extérieurs n’est que le résultat de leurs rapports avec nous, de leurs effets sur nous, de nos craintes, de nos désirs, de l’usage que nous en avons. Nos sens ne nous étant donnés que pour la conservation et le bonheur de notre être, les sensations ne sont que de véritables signes de nos idées sur ces êtres extérieurs, qui suffisent pour nous les faire chercher ou éviter sans en connaître la nature. Nos jugements ne sont qu’une expression abrégée de tous les mouvements que ces corps excitent en nous, l’expression qui nous garantit la réalité de ces corps par celle même de leur effet. Ainsi notre jugement sur les objets extérieurs ne suppose en aucune manière l’analyse de tant d’idées : nous jugeons en masse.
Il faut observer, d’un autre côté, que le langage ressemble, par rapport à la métaphysique, à l’application que l’on fait de la géométrie à la physique. Mais outre que, dans le langage dont l’usage est habituel et facile, on n’a pas toujours l’attention de ne se permettre aucune contradiction, on ne pourrait y parvenir qu’après avoir défini toutes ses idées, et par là, on formerait, avec la plus grande fatigue, une suite de vérités peu applicables à l’usage de la société qui cependant est le principal but du langage.
Le plus grand scrupule mènerait à n’avoir aucune contradiction dans les termes, à former une chaîne de vérités hypothétiques ; mais cela ne suffit pas dans les sciences qui doivent être comparées à des objets réels. Souvent des problèmes de physique (parce qu’on n’a pas bien vu tous les éléments qui concourent à l’effet) donnent un résultat absolument contraire à l’expérience, quoiqu’il n’y ait pas erreur de mathématiques. Les mots rappellent plutôt des idées qu’ils ne les expriment. Avec une bonne logique, on tirera fort bien des conséquences ; mais qui assurera des principes ? Et supposé qu’ils soient faux, combien la vérité même des conséquences éloignerait-elle de la réalité, si les hommes, ramenés par leurs besoins à leurs sens et à la société, n’étaient pas souvent forcés d’être inconséquents ! Deux idées contradictoires ne paraissent pas l’être ; mais pourquoi ne le paraissent-elles pas ? C’est ordinairement parce que ce sont des idées abstraites dont les objets n’ont point d’existence.
En général, les principes des sciences où l’on ne veut pas s’écarter de la réalité, ne peuvent être que des faits. Les faits ne peuvent être connus en métaphysique que par l’analyse de nos sensations, qui ne sont, par rapport aux causes extérieures, que des effets qui les désignent. Eh physique, ils ne peuvent l’être que par un examen approfondi de toutes les circonstances qui, lorsqu’il se trouve impossible, devient la borne nécessaire de nos recherches. À qui ne connaît que l’un des côtés d’un pays, il est incertain si c’est une île ou une terre ferme ; voilà le cas où nous sommes pour tous les objets de nos idées quand nous commençons à réfléchir, et encore pour un grand nombre après bien des réflexions.
Cette double confusion du langage et des idées a sans doute beaucoup influé sur la physique. Les hommes, lorsqu’ils ont commencé à raisonner sur les phénomènes qui s’offraient à eux, en ont d’abord cherché la cause, même avant de les bien connaître ; et, comme les véritables causes ne pouvaient être découvertes qu’à la longue, on en imagina de fausses. Toutes les fois qu’il s’agit de trouver la cause d’un effet, ce n’est que par voie d’hypothèse qu’on peut y parvenir lorsque l’effet seul est connu.
On remonte, comme on peut, de l’effet à la cause, pour tâcher de conclure à ce qui est hors de nous. Or, pour deviner la cause d’un effet quand nos idées ne nous la présentent pas, il faut en imaginer une ; il faut vérifier plusieurs hypothèses et les essayer. Mais comment les vérifier ? C’est en développant les conséquences de chaque hypothèse, et en les comparant aux faits. Si tous les faits qu’on prédit, en conséquence de l’hypothèse, se retrouvent dans la nature précisément tels que l’hypothèse doit les faire attendre, cette conformité, qui ne peut être l’effet du hasard, en devient la vérification, de la même manière qu’on reconnaît le cachet qui a formé une empreinte en voyant que tous les traits de celle-ci s’insèrent dans ceux du cachet.
Telle est la marche des progrès de la physique. Des faits mal connus, mal analysés, et en petit nombre, ont dû faire imaginer des hypothèses très fausses ; la nécessité de faire une foule de suppositions, avant de trouver la vraie, a dû en amener beaucoup. De plus, la difficulté de tirer des conséquences de ces hypothèses et de les comparer aux faits, a été très grande dans les commencements. Ce n’est que par l’application des mathématiques à la physique qu’on a pu, de ces hypothèses qui ne sont que des combinaisons de ce qui doit arriver de certains corps mus suivant certaines lois, inférer les effets qui devaient s’ensuivre ; et là-dessus les recherches ont dû se multiplier avec le temps. L’art de faire des expériences ne s’est non plus perfectionné qu’à la longue : d’heureux hasards, qui pourtant ne se présentent qu’à ceux qui ont souvent ces objets devant les yeux et qui les connaissent ; bien plus ordinairement encore, une foule de théorie délicates et de petits systèmes de détail souvent aidés encore des mathématiques, ont appris des faits, ou indiqué aux hommes les expériences qu’il fallait faire, avec la manière d’y réussir. On voit ainsi comment les progrès des mathématiques ont secondé ceux de la physique, comment tout est lié, et en même temps comment le besoin d’examiner toutes les hypothèses a obligé à une foule de recherches mathématiques qui, en multipliant les vérités, ont augmenté la généralité des principes, d’où naît la plus grande facilité du calcul et la perfection de l’art.
On peut conclure de tout ceci que les hommes ont dû passer par mille erreurs avant d’arriver à la vérité. De là, cette foule de systèmes, tous moins sensés les uns que les autres, et qui sont cependant de véritables progrès, des tâtonnements pour arriver à la vérité ; systèmes qui, d’ailleurs, occasionnent des recherches, et sont par là utiles dans leurs effets. Les hypothèses ne sont pas nuisibles : toutes celles qui sont fausses se détruisent d’elles-mêmes. Les arrangements prétendus méthodiques, qui ne sont que des dictionnaires arbitraires, sembleraient plutôt arrêter la marche de l’histoire naturelle, en la traitant comme si elle était complète, tandis qu’elle ne peut jamais l’être ; et pourtant ces méthodes font elles-mêmes des progrès. Pline n’est pas plus savant naturaliste que Linné ; au contraire, il s’en faut beaucoup. Mais Pline connaissait moins d’objets et moins de rapports de ces objets. Linné sent davantage combien sa mémoire est accablée du détail des objets, et que, pour les reconnaître, il y faut saisir des rapports. Il en cherche souvent d’arbitraires. Eh bien ! ils céderont à la connaissance des nuances imperceptibles qui unissent les espèces. Le premier pas est de trouver un système ; le second de s’en dégoûter.
Revenons à nos hypothèses physiques dont la variété, comme on voit, est nécessaire, et dont l’incertitude n’empêche pas qu’on ne puisse à la fin trouver les vraies, du moins quand le détail des faits pourra être assez connu. Mais, outre la difficulté d’analyser les faits et de développer des hypothèses, il y a dans la manière dont on les a formées une autre source d’erreurs encore plus considérable. C’est le goût trop séduisant de l’analogie ; l’ignorance voit partout de la ressemblance, et malheureusement l’ignorance juge.
Avant de connaître la liaison des effets physiques entre eux, il n’y eut rien de plus naturel que de supposer qu’ils étaient produits par des êtres intelligents, invisibles et semblables à nous ; car à quoi auraient-ils ressemblé ? Tout ce qui arrivait, sans que les hommes y eussent part, eut son dieu, auquel la crainte ou l’espérance fit bientôt rendre un culte, et ce culte fut encore imaginé d’après les égards qu’on pouvait avoir pour les hommes puissants ; car les dieux n’étaient que des hommes plus puissants et plus ou moins parfaits, selon qu’ils étaient l’ouvrage d’un siècle plus ou moins éclairé sur les vraies perfections de l’humanité.
Quand les philosophes eurent reconnu l’absurdité de ces fables, sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l’histoire naturelle, ils imaginèrent d’expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites, comme essences et facultés, expressions qui cependant n’expliquaient rien, et dont on raisonnait comme si elles eussent été des êtres, de nouvelles divinités substituées aux anciennes. On suivit ces analogies et on multiplia les facultés pour rendre raison de chaque effet.
Ce ne fut que bien plus tard, en observant l’action mécanique que les corps ont les uns sur les autres, qu’on tira de cette mécanique d’autres hypothèses, que les mathématiques purent développer et l’expérience vérifier. Voilà pourquoi la physique n’a cessé de dégénérer en mauvaise métaphysique qu’après qu’un long progrès, dans les arts et dans la chimie, eut multiplié les combinaisons des corps, et que, la communication entre les sociétés étant devenue plus intime, les connaissances géographiques ont été plus étendues, que les faits ont été plus certains, et que la pratique même des arts a été mise sous les yeux des philosophes. L’imprimerie, les journaux littéraires et scientifiques, les mémoires des académies, ont augmenté la certitude au point que les seuls détails sont aujourd’hui douteux.
Il est un autre progrès de l’esprit humain moins reconnu, moins avoué, cependant réel, c’est celui qui est relatif aux arts de goût, aux tableaux, aux vers, à la musique. Quoi qu’en disent les admirateurs de l’antiquité, les lumières sur ces arts se sont étendues, sans que nous surpassions, ni même atteignions, dans les arts du dessin, la sublime beauté dont la Grèce a (pendant bien peu de temps) offert des modèles.
Comme, sans être arbitraire, le vrai goût est cependant très difficile à saisir, comme sa nature peut être aisément émoussée par toutes sortes d’habitudes, il a été sujet à bien des révolutions. La peinture dépend de l’imitation ; l’architecture n’a été d’abord assujettie qu’à la manière de bâtir introduite par la commodité. Le mécanisme de ces deux arts s’est perfectionné, mais des modes bizarres ont fait varier le goût. Cette finesse de sentiment, dont dépend sa perfection, ne se trouve ni avec la barbarie, ni avec la mollesse. Elle dépend d’une élégance de mœurs, d’un luxe modéré qui n’étouffe pas encore les lumières, qui soit suffisant pour le débit des objets agréables et pour occuper les artistes médiocres, parmi lesquels se forment et brillent les grands artistes. Aucun art ne peut subsister, si l’on ne parvient à engager un nombre d’hommes suffisant à le cultiver comme simple métier.
Le luxe outré, où la vanité fait accumuler les ornements, parce qu’elle les considère moins comme ornements que comme signes d’opulence, étouffe le goût. On ne cherche plus le plaisir que font les choses aux sens et à l’esprit, on ne rentre plus en soi-même : on n’écoute plus que la mode. Le vrai moyen de juger mal en tout genre, c’est de ne pas juger par ses yeux. Quand chacun juge, la multitude juge bien, parce que son jugement est celui du grand nombre ; mais, quand le monde ne fait qu’écouter, la multitude juge mal. Une autre cause de mauvais goût a souvent été le progrès de la mécanique des arts. En tout, les hommes sont sujets à prendre le difficile pour le beau. Arts, vertus, tout est infecté de cette erreur ; de là, les fausses vertus de beaucoup de philosophes.
On n’a connu qu’après un très long temps que la vertu même chez les hommes, ainsi que la beauté dans les arts, dépendait de certains rapports entre les objets et nos organes. L’intelligence aime naturellement à saisir ces rapports, et les arts se perfectionnent quand ils ont atteint ce point. La mécanique de l’art perfectionnée devient un mérite dans l’ouvrier qui songe à montrer son adresse, et ne songe point à la manière dont les objets doivent plaire, qu’il est difficile de déterminer quand on ne la saisit pas avec une sorte d’instinct. De là, l’architecture gothique, dont on ne revint qu’en prenant l’antiquité pour modèle, c’est-à-dire les temps où l’on avait éprouvé cette inspiration.
La Grèce avait aussi perdu le bon goût, ce qui prouve que ce n’est pas la seule barbarie qui l’étouffe ; mais elle s’apercevait moins qu’elle l’avait perdu, parce qu’elle n’avait pas eu à essuyer cette époque d’une barbarie sensible qui avertissait l’Europe d’aller chercher des modèles dans des temps plus heureux.
À l’égard de la peinture et de la sculpture, comme ce sont deux arts très difficiles, elles durent tomber en décadence dès que la protection éclairée des princes leur manqua. Le débit même dans les églises, ni le luxe des particuliers, ne purent les soutenir, car les particuliers étaient appauvris, et, dans la faiblesse du commerce de toutes les parties de l’Europe, on choisissait peu. Le goût, qui se forme d’une comparaison répétée de belles choses, se perd quand le commerce des nations ne les leur met pas sous les yeux. Le barbouilleur du coin suffit à ceux qui n’ont qu’un luxe grossier. De plus, la peinture est un art mercenaire qui demande du génie, et les formes des gouvernements de l’Europe, avilissant tout ce qui n’était pas gentilhomme, le réduisaient à un pur mécanisme. Pour la Grèce, elle était trop ruinée, trop ravagée, et par l’instabilité de son trône, et par les incursions des Sarrasins et des Bulgares, pour cultiver les arts agréables avec succès. Elle contribua pourtant à réveiller Rome au XIVe siècle par l’enthousiasme qu’elle inspira pour l’antiquité.
Il est des parties dans les arts de goût qui ont pu se perfectionner avec le temps, témoin la perspective, qui dépend de l’optique. Mais la couleur locale, l’imitation de la nature, l’expression même des passions, sont de tous les temps. Ainsi, ceux des grands hommes qui, dans tous les temps, ont poussé l’art à un certain point, acquirent, par rapport aux siècles postérieurs, une certaine égalité, et par là ils sont plus heureux en quelque manière que les philosophes, qui deviennent nécessairement surannés et inutiles par les progrès de leurs successeurs.
Les grands hommes dans l’éloquence et dans la poésie ont la même immortalité, et d’une manière encore plus durable, parce que leurs ouvrages se perpétuent et se multiplient par le moyen des copies. Leurs progrès dépendent des langues, des circonstances, des mœurs et du hasard, qui développent dans une nation plusieurs grands génies[9].
Le mélange des langues les met dans un état de mouvement continuel, jusqu’à ce que leur analogie soit déterminée ; et alors même elles changent, elles s’adoucissent jusqu’à ce que de grands écrivains deviennent des modèles pour juger de leur pureté. Avant ce concours, les langues ne sont jamais fixées. Il est visible que deux langues où les constructions sont différentes, venant à se mêler, il faut du temps pour qu’il en résulte un tout uniforme. De plus, les gens d’étude veulent retenir l’ancienne langue, et la parlent mal parce qu’ils ne la parlent que par étude ; le peuple sans étude parle un langage grossier, dénué de règles et d’harmonie ; plus de poésie, ni dans l’une, ni dans l’autre langue, ou si l’on fait quelques vers, comme ce sont des hommes grossiers qui les font, ces vers sont barbares. Il faut observer que, chez les peuples avancés par le temps dans les arts et dans un certain progrès d’idées, les gens du commun sont plus ignorants que les principaux d’une nation même encore barbare. De plus, les arts mécaniques et la soumission du peuple abaissent les esprits. Les premières idées des hommes ont une certaine analogie avec l’imagination et les sens, que les idées abstraites leur font perdre, aussi bien que les progrès de la philosophie. On peut, sans doute, réconcilier ces nouvelles idées avec l’imagination, mais il faut pour cela un nouveau progrès.
Les bons poètes ne s’élèvent, le goût et l’élégance ne commencent à se former, que lorsque les langues ont acquis une certaine richesse, et surtout lorsque leur analogie devient stable. Presque toutes les langues sont un mélange de plusieurs langues. Tant qu’elles se mêlent, celle qui en résulte prend une partie de l’une et une partie de l’autre. Dans ce moment de fermentation, les conjugaisons, les déclinaisons, la manière de former les mots, n’ont rien de fixe. Les constructions sont embarrassées, et les pensées sont obscurcies par cet embarras. De plus, les jargons informes changent souvent. Les termes poétiques cessent d’être en usage peu de temps après avoir été inventés, de sorte que la langue poétique ne peut s’enrichir. Quand la langue est une fois formée, il commence à y avoir des poètes ; mais elle ne se fixe que lorsqu’elle a été employée dans les écrits de plusieurs grands génies, parce qu’alors seulement on a un point de comparaison pour juger de sa pureté. C’est peut-être un malheur pour les langues d’être trop tôt fixées, car, tant qu’elles changent, elles s’adoucissent et se perfectionnent toujours[10].
Les langues peuvent être fixées dans leur analogie, et avoir de grands écrivains longtemps avant qu’elles soient enrichies ; car il n’y a que le mélange des langues qui les empêche de se fixer, et les bons écrivains s’opposent à cet effet du mélange des langues, comme il est arrivé en Grèce par rapport au latin, et par rapport aux langues orientales. Or, l’époque de la fixation des langues, plus ou moins près de leur perfection, a une grande influence sur le génie des nations par rapport à la poésie et à l’éloquence. Tous les peuples dont les langues sont pauvres, les anciens Germains, les Iroquois, les Hébreux (preuve que cela ne vient pas du climat) s’expriment par métaphores. Au défaut d’un signe déterminé à une idée, on se servait du nom de l’idée la plus approchante, pour faire deviner de quoi l’on voulait parler. L’imagination travaillait à chercher des ressemblances entre les objets, guidée par le fil d’une analogie plus ou moins exacte. On retrouve dans les langues les plus policées des vestiges de ces métaphores grossières que la nécessité, plus ingénieuse que délicate, y avait introduites. Quand l’esprit est familiarisé avec la nouvelle idée, le mot perd son sens métaphorique. Je ne doute pas que nous ne trouvions beaucoup de métaphores dans les langues orientales auxquelles ceux qui les parlent ne pensent point, et cela serait réciproque. Il faut avouer que les langues anciennes admettent des métaphores plus hardies, c’est-à-dire dont l’analogie est moins parfaite, et cela par nécessité d’abord, ensuite par habitude. De plus, les métaphores, semées sur un moindre champ, nous frappent davantage. Nous avons l’imagination aussi vive que les Orientaux, ou du moins on ne contestera pas que les Grecs et les Romains ne l’eussent aussi vive que les anciens peuples du Nord ; mais l’esprit des Grecs, des Romains et le nôtre, étant remplis d’une foule d’idées abstraites, la langue des Grecs, celle des Romains et les nôtres ont dû être moins chargées de figures.
Il s’ensuit qu’elles sont aussi plus propres à exprimer avec plus d’exactitude un beaucoup plus grand nombre de vérités. Si une langue trop tôt fixée peut retarder les progrès du peuple qui la parle, une nation qui a pris une trop prompte stabilité peut, par une raison semblable, être comme arrêtée dans le progrès des sciences. Les Chinois ont été fixés trop tôt ; ils sont devenus comme ces arbres dont on a coupé la tige et qui poussent des branches près de terre. Ils ne sortent jamais de la médiocrité. On a pris chez eux tant de respect pour les sciences à peine ébauchées, et l’on en a tant gardé pour les ancêtres qui leur avaient fait faire ces premiers pas, qu’on a cru qu’il n’y avait rien à y ajouter et qu’il ne s’agissait plus que d’empêcher ces belles connaissances de se perdre[11].
Une maturité précoce, dans les sciences ou dans les langues, n’est pas un avantage à envier. L’Europe, plus tardive que l’Asie, a porté des fruits plus nourrissants et plus féconds. L’instrument que les langues grecque et latine, et nos langues modernes, lui ont offert et nous offrent, est plus difficile à manier, mais il peut s’appliquer à un bien plus grand nombre d’usages et de travaux. La multitude des idées abstraites que nos langues expriment, et qui entrent dans nos analogies, demandent un grand art pour être employées. C’est l’inconvénient des langues perfectionnées. Il y a plus de mots qui ne portent point d’images. Il faut donc plus d’habilité et de talent pour peindre dans ces langues devenues si propres à définir et à démontrer. Mais, pour les grands génies, cette difficulté même, qui exerce leur talent et les oblige de déployer leurs forces, les conduit à des succès dont l’enfance des langues et des nations n’était pas susceptible. Les premiers peintres en Grèce n’employaient que trois couleurs ; leurs tableaux pouvaient avoir de l’expression, mais Raphaël dessinait aussi bien qu’eux, et le Guide, le Titien, Rubens, avec les milles couleurs dont ils ont chargé leur palette, sont arrivés à une vérité de nature dont les anciens ne pouvaient avoir l’idée. De même le grec et le latin, en donnant des terminaisons sonores aux racines anciennes et dures des langues asiatiques, et nos langues modernes à celles des peuples du Nord, ont facilité l’harmonie ; et la multiplicité des analogies a fait naître des tours heureux qui ont donné au style du nombre et de la variété.
De là, vient la beauté, surtout des poésies grecques et latines qui purent, par la constitution particulière de leur analogie, garder les inversions et tirer parti de la quantité des syllabes pour former leur rythme, tandis que presque toutes les autres nations furent réduites, pour marquer sensiblement la mesure, de recourir à la rime. La poésie, une fois portée à sa perfection dans ces langues, est devenue une véritable peinture, quoiqu’on eût pu croire au premier aspect que les langues métaphoriques de l’Orient auraient peint avec plus d’éclat et de force. Il n’en est rien : ces langues peignent aisément, mais grossièrement et mal, sans correction et sans goût.
Les sciences, qui s’exercent sur la combinaison ou la connaissance des objets, sont immenses comme la nature. Les arts, qui ne sont que des rapports à nous-mêmes, sont bornés comme nous ; en général, tous ceux qui sont faits pour plaire aux sens ont un point qu’ils ne peuvent passer, et c’est la sensibilité limitée de nos organes qui le détermine ; ils sont longtemps à l’atteindre. Par exemple, ce n’est que dans ces derniers temps que la musique a reçu sa perfection, et peut-être même n’y est-elle pas encore. Au reste, on a tort d’écrire contre ceux qui veulent avancer plus loin : s’ils passent le but, nos sens doivent nous en avertir. La poésie donc, en tant qu’elle rend avec harmonie des images pleines de grâce, n’ira pas plus loin que Virgile. Mais, parfaite en ce point et par rapport au style, elle est susceptible d’un progrès continuel par rapport à beaucoup d’autres. Les passions ne seront pas mieux peintes ; mais la variété des circonstances offrira de nouveaux effets de leurs mouvements ; l’art de combiner toutes les circonstances et de les diriger à l’intérêt ; la vraisemblance, le choix des caractères, tout ce qui tient à la composition des ouvrages, pourra se perfectionner. On acquerra par l’expérience toujours plus d’adresse. Une foule de réflexions fines apprendront la manière dont il faut s’y prendre pour plaire. On saura former des guirlandes agréables de ces fleurs que la nature a données à tous les anciens et ne nous a pas refusées. Enfin, l’imitation soutenue des grands modèles, leurs fautes mêmes, préserveront souvent leurs successeurs des chutes qui déparent quelquefois les plus sublimes écrits. Les progrès de la philosophie, ceux de toutes les connaissances physiques, et l’histoire qui amène à chaque instant de nouveaux événements sur la scène du monde, fourniront aux écrivains ces sujets neufs qui sont l’aliment du génie.
Il y a un autre principe de variation dans le goût : les mœurs influent puissamment sur le choix des idées, et, dès lors, il paraît que les peuples, où la société a été la plus florissante, ont dû avoir un goût plus exquis. Le goût consiste à bien exprimer des idées gracieuses ou fortes. Tout ce qui n’est ni fait, ni sentiment, ni image, languit. De là, en partie l’inconvénient des langues avancées et riches en idées abstraites : il est plus facile d’y bavarder, si j’ose ainsi parler, et moins aisé d’y peindre. La réflexion guérit de ce défaut ; car, quoi qu’en disent nos pédants, on est devenu plus simple dans notre siècle : Voiture y est méprisé. Étrange différence de nos progrès avec ceux des anciens ; les premiers chez eux étaient trop grossiers ; chez nous, ils sont trop subtils ; cela vient de ce que leur goût se formait en même temps que leurs idées ; mais nous avions des idées avant d’avoir du goût.
En général, le goût peut être mauvais : ou par le choix des idées viles, basses, rebutantes, et les peuples riches, à mesure que la société y est plus cultivée, apprennent à les éviter, ou bien par des images trop peu sensibles. Je m’explique : il y a dans le plaisir que nous font les comparaisons deux plaisirs ; l’un est celui de l’esprit qui rapproche deux idées ; l’autre, et le plus grand sans contredit, est celui qui naît de l’agrément même des images qui lui sont présentées. Toutes les images de choses qui parlent à l’imagination et au cœur, qui plaisent aux sens, embellissent le style et y répandent ce charme dont la nature a doué les êtres qui nous environnent et qui font la source de notre bonheur ; l’âme sensible en est émue. Mais des images mathématiques, des figures qui sont bien dans la nature, sans y faire partie de cette nature vivante qui seule tient à nous par le lien du plaisir, ces images ne portent avec elles que la sécheresse. Les rapports peuvent être également justes, mais ils sont plus difficiles à saisir, et ne disent rien au cœur. C’est une des grandes différences de l’esprit et du génie. Celui-ci, fondé sur la sensibilité, sait choisir des images capables de mettre l’âme dans ce trouble heureux que donne la vue de la belle nature. Voilà pourquoi tant de nouvelles combinaisons de la matière, que nos découvertes modernes ont mises sous nos yeux, ont si peu enrichi notre poésie. C’est que toutes ces idées, quoique sensibles, n’ont aucun agrément pour nos sens ; du moins, il y en a très peu qui aient cet avantage : c’est, par conséquent, un effet des progrès de la philosophie de mettre plus d’esprit dans le style et de le rendre plus froid. Il est encore à éviter de pousser les idées même les plus gracieuses de la nature jusqu’à un détail anatomique où elles perdent leur agrément : c’est ainsi seulement que l’esprit peut déplaire. Je crois que la langue d’un peuple, une fois formée et fixée par de grands écrivains, ne change plus. Ainsi, je pense que la décadence des lettres en Italie et en Grèce ne vint qu’après un temps beaucoup plus long qu’on ne le dit, et qu’alors la poésie tomba dans la même décadence que toutes les autres études, ce qui vint de la décadence même des mœurs de l’Empire. À l’égard de l’éloquence, j’en ai dit ailleurs la raison.
Les anciens, parce qu’ils sont anciens, sont à l’abri de la pédanterie. On sait combien la vanité de montrer son érudition a été dans tous les temps nuisible au goût[12].
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[1] Date incertaine. « M. Turgot, dit Du Pont, rendait à Bossuet l’hommage que méritent la hauteur de ses pensées et le nerf de son expression… mais il regrettait que le Discours sur l’histoire universelle ne fût pas plus riche de vues, de raison, de véritables connaissances ; il le voyait avec peine au-dessous du beau cadre que l’auteur avait choisi…
« Ce plan n’a pas été achevé ; nous en avons trouvé les premiers linéaments et nous allons les transcrire ».
Ces « linéaments » n’existent pas dans les papiers de Turgot.
[2] Dans ce Discours sur l’histoire universelle, tel que l’a publié Du Pont, sont des morceaux que l’on retrouve dans les Recherches sur les causes des progrès de la décadence des Sciences et des arts publiées ci-dessus d’après le manuscrit de Turgot. Nous ne reproduisons pas tous ces morceaux.
[3] Voir la note ci-dessus.
[4] Voir la note ci-dessus.
[5] Voir la note ci-dessus.
[6] Voir la note ci-dessus.
[7] Voir la note ci-dessus.
[8] Voir la note ci-dessus.
[9] Voir la note ci-dessus.
[10] Voir la note ci-dessus.
[11] Voir la note ci-dessus.
[12] Voir la note ci-dessus.
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