Oeuvres de Turgot – 024 – Lettre à Madame de Graffigny

ŒUVRES DE TURGOT ET DOCUMENTS LE CONCERNANT

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DEUXIÈME PARTIE : TURGOT MAGISTRAT (1751-1761)

Abréviations.

D. P.           Œuvres de Turgot, édition Du Pont de Nemours.

B. N.           Bibliothèque Nationale.

A. L.           Archives du Château de Lantheuil.

A. N.           Archives Nationales.

A. H. V.      Archives de la Haute-Vienne.

A. C.            Archives du Calvados.

S. D.           Sans date.

Les notes de Turgot sont indiquées par des chiffres ; celles de l’éditeur, par des lettres.

1751

24. — LETTRE À MADAME DE GRAFFIGNY SUR LES LETTRES D’UNE PÉRUVIENNE [1].

(La Péruvienne. — L’inégalité des conditions. — La distribution des professions. — La civilisation et la nature.  —L’éducation. — Le roman de la Péruvienne. — Le mariage. — La bonne intelligence dans la vie commune. — Encore l’éducation.)

[D. P., IX, 260.]

Madame, je ferai donc encore une fois auprès de vous le rôle de donneur d’avis : ce n’est pas sans rire un peu de moi-même ; mais vous le voulez, et le plaisir de vous obéir passe de beaucoup le ridicule de vous conseiller.

J’ai relu la Péruvienne. Zilia est une bien digne sœur de Cénie [2] : je suis, comme Henri IV, pour le dernier que j’ai entendu. J’aimerais beaucoup mieux me faire honneur d’y découvrir à chaque instant les beautés nouvelles que je suis toujours étonné de n’y avoir pas encore admirées, que de m’amuser à en faire de mauvaises critiques. Mais vous ne demandez pas des éloges, ainsi je dois renoncer à me contenter.

Je réserve, suivant ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire, les critiques de détail pour les dernières, et je commence par vous communiquer les additions que j’imagine qu’on pourrait faire à l’ouvrage. Vous m’avez paru goûter la principale, qui est de montrer Zilia française, après nous l’avoir fait voir péruvienne ; Zilia jugeant, non plus suivant ses préjugés, mais comparant ses préjugés et les nôtres ; de lui faire envisager les objets sous un nouveau point de vue ; de lui faire remarquer combien elle avait tort d’être étonnée de la plupart des choses ; de lui faire détailler les causes de ces mesures tirées de l’antique constitution du gouvernement, et tenant à la distribution des conditions, ainsi qu’aux progrès des connaissances.

Cette distribution des conditions est un article bien important et bien facile à justifier, en montrant sa nécessité et son utilité. Sa nécessité, parce que les hommes ne sont point nés égaux ; parce que leurs forces, leur esprit, leurs passions rompraient toujours entre eux l’équilibre momentané que les lois pourraient y mettre ; parce que tous les hommes naissent dans un état de faiblesse qui les rend dépendants de leurs parents, et qui forme entre eux des liens indissolubles. Les familles inégales en capacité et en force ont redoublé les causes d’inégalité ; les guerres des sauvages ont supposé un chef. Que serait la société sans cette inégalité des conditions ? Chacun serait réduit au nécessaire, ou plutôt il y aurait beaucoup de gens qui n’en seraient point assurés. On ne peut labourer sans avoir des instruments et le moyen de vivre jusqu’à la récolte. Ceux qui n’ont pas eu l’intelligence, ou l’occasion d’en acquérir, n’ont pas le droit d’en priver celui qui les a mérités, gagnés, obtenus par son travail. Si les paresseux et les ignorants dépouillaient les laborieux et les habiles, tous les travaux seraient découragés, la misère serait générale. Il est plus juste et plus utile pour tous que ceux qui ont manqué ou d’esprit, ou de bonheur, prêtent leurs bras à ceux qui savent les employer, qui peuvent d’avance leur donner un salaire et leur garantir une part dans les produits futurs. Leur subsistance alors est assurée, mais leur dépendance aussi. Il n’est pas injuste que celui qui a inventé un travail productif, et qui a fourni à ses coopérateurs les aliments et les outils nécessaires pour l’exécuter, qui n’a fait avec eux pour cela que des contrats libres, se réserve la meilleure part, que pour prix de ses avances il ait moins de peine et plus de loisir. Ce loisir le met à portée de réfléchir davantage, d’augmenter encore ses lumières ; et ce qu’il peut économiser sur la part, équitablement meilleure, qu’il doit avoir dans les produits, accroît ses capitaux, son pouvoir de faire d’autres entreprises.

Ainsi l’inégalité naîtrait et s’augmenterait même chez les peuples les plus vertueux et les plus moraux. Elle peut avoir, elle a eu le plus souvent beaucoup d’autres causes ; et l’on y retomberait par tous les moyens qu’on voudrait employer pour en sortir. Mais elle n’est point un mal ; elle est un bonheur pour les hommes, un bienfait de celui qui a pesé avec autant de bonté que de sagesse tous les éléments qui entrent dans la composition du cœur humain. Où en serait la société si la chose n’était pas ainsi, et si chacun labourait son petit champ ? Il faudrait que lui-même aussi bâtit sa maison, fit seul ses habits. Chacun serait réduit à lui seul et aux productions du petit terrain qui l’environnerait. De quoi vivrait l’habitant des terres qui ne produisent point de blé ? Qui est-ce qui transporterait les productions d’un pays à l’autre ? Le moindre paysan jouit d’une foule de commodités rassemblées souvent de climats fort éloignés. Je prends le plus mal équipé : mille mains, peut-être cent mille, ont travaillé pour lui. La distribution des professions amène nécessairement l’inégalité des conditions. Sans elle, qui perfectionnera les arts utiles ? Qui secourra les infirmes ? Qui étendra les lumières de l’esprit ? Qui pourra donner aux hommes et aux nations cette éducation tant particulière que générale qui forme les mœurs ? Qui jugera paisiblement les querelles ? Qui donnera un frein à la férocité des uns, un appui à la faiblesse des autres ? Liberté ! je le dis en soupirant, les hommes ne sont peut-être pas dignes de toi ! Égalité ! ils te désireraient, mais ils ne peuvent t’atteindre !

Que Zilia pèse encore les avantages réciproques du sauvage et de l’homme policé. Préférer les sauvages est une déclamation ridicule. Qu’elle la réfute ; qu’elle montre que les vices que nous regardons comme amenés par la politesse sont l’apanage du cœur humain ; que celui qui n’a point d’or est aussi avare que celui qui en a, parce que partout les hommes ont le goût de la propriété, le droit de la conserver, l’avidité qui porte à en accumuler les produits.

Que Zilia ne soit point injuste ; qu’elle déploie en même temps les compensations, inégales à la vérité, mais toujours réelles, qu’offrent les avantages des peuples barbares. Qu’elle montre que nos institutions trop arbitraires nous ont trop souvent fait oublier la nature ; que nous avons été dupe de notre propre ouvrage ; que le sauvage, qui ne sait pas consulter la nature, sait souvent la suivre. Qu’elle critique, surtout, la marche de notre éducation ; qu’elle critique notre pédanterie, car c’est en cela que l’éducation consiste aujourd’hui. On nous apprend tout à rebours de la nature. Voyez le rudiment ; on commence par vouloir fourrer dans la tête des enfants une foule d’idées les plus abstraites. Eux que la nature tout entière appelle à elle par tous les objets, on les enchaîne dans une place ; on les occupe de mots qui ne peuvent leur offrir aucun sens, puisque le sens des mots ne peut se présenter qu’avec les idées, et puisque ces idées ne nous sont venues que par degrés, en partant des objets sensibles. Mais encore on veut qu’ils les acquièrent sans avoir les secours que nous avons eus, nous que l’âge et l’expérience ont formés. On tient leur imagination captive ; on leur dérobe la vue des objets par laquelle la nature donne au sauvage les premières notions de toutes les choses, de toutes les sciences même, de l’astronomie, de la géométrie, des commencements de l’histoire naturelle. Un homme, après une très longue éducation, ignore le cours des saisons, ne sait pas s’orienter, ne connaît ni les animaux, ni les plantes les plus communes. Nous n’avons point le coup d’œil de la nature. Il en est de même de la morale, les idées générales gâtent tout encore. On a grand soin de dire à un enfant qu’il faut être juste, tempérant, vertueux ; et a-t-il la moindre idée de la vertu ? Ne dit pas à votre fils : soyez vertueux, mais faites-lui trouver du plaisir à l’être ; développez dans son cœur le germe des sentiments que la nature y a mis. Il faut souvent plus de barrières contre l’éducation que contre la nature. Mettez-le dans les occasions d’être vrai, libéral, compatissant ; comptez sur le coeur de l’homme ; laissez ces semences précieuses de la vertu s’épanouir à l’air qui les environne ; ne les étouffez pas sous une foule de paillassons et de châssis de bois. Je ne suis point de ceux qui veulent rejeter les idées abstraites et générales : elles sont nécessaires ; mais je ne pense nullement qu’elles soient à leur place dans notre manière d’enseigner. Je veux qu’elles viennent aux enfants comme elles sont venues aux hommes, par degrés, et en s’élevant depuis les idées sensibles jusqu’à elles.

Un autre article de notre éducation, qui me paraît mauvais et ridicule, est notre sévérité à l’égard de ces pauvres enfants. Ils font une sottise, nous les reprenons comme si elle était bien importante. Il y en a une multitude dont ils se corrigeront par l’âge seul, mais on n’examine pas cela ; on veut que son fils soit bien élevé, et on l’accable de petites règles de civilité souvent frivoles, qui ne peuvent que le gêner, puisqu’il n’en sait pas les raisons. Je crois qu’il suffirait de l’empêcher d’être incommode aux personnes qu’il voit. Le reste viendra petit à petit. Inspirez-lui le désir de plaire, il en saura bientôt plus que tous les maîtres ne pourraient lui en apprendre. On veut encore qu’un enfant soit grave, on met sa sagesse à ne point courir, on craint à chaque instant qu’il ne tombe. Qu’arrive-t-il ? on l’ennuie et on l’affaiblit. Nous avons surtout oublié que c’est une partie de l’éducation de former le corps, et j’en sais bien la raison, elle tient à nos anciennes mœurs, à notre ancien gouvernement. Notre noblesse ignorante ne connaissait que le corps ; c’étaient les gens du peuple qui étudiaient ; c’était uniquement pour faire des prêtres et même des moines ; encore n’étaient-ce que des gens d’un certain âge et dont, par conséquent, les études pouvaient être conduites d’une manière plus grave. De là, on ne s’avisait d’apprendre que le latin ; ce fut alors toute l’éducation, parce que ce n’était pas des hommes que l’on voulait former, mais des prêtres, des gens capables de répondre aux examens que l’on exigeait d’eux. Encore aujourd’hui on étudie en philosophie, non pour être philosophe, mais pour passer maître ès arts.

Qu’est-il arrivé de là ? C’est que quand la noblesse a voulu étudier, elle a étudié selon la forme des collèges établis ; et elle n’a souvent fait que se dégoûter de l’étude.

J’en sais encore une seconde raison ; c’est que les règles générales sont commodes pour les sots et les paresseux ; c’est qu’il faudrait étudier la nature et suivre à la piste le développement d’un caractère pour l’éducation que je demande. Que résulte-t-il encore de tout cela ? que, dans tous les genres, nous avons étouffé l’instinct, et que le sauvage le suit sans le connaître ; il n’a pas assez d’esprit pour s’en écarter. Cependant l’éducation est nécessaire, et l’on s’en aperçoit avant qu’on ait pu apprendre l’art ; on se fait des règles sur de faux préjugés ; ce n’est qu’après bien du temps, qu’en consultant la nature, on acquiert sur le sauvage l’avantage de l’aider, et on se délivre de l’inconvénient de la contredire.

Sur cet article de l’abandon de la nature que nous avons à nous reprocher, on peut rapporter mille préjugés, mille lois d’une fausse bienséance, d’un honneur faux, qui étouffe si souvent les plus tendres sentiments de notre cœur. Combien d’erreurs, combien de malheurs ne naissent-ils pas d’un principe aussi funeste en morale qu’en métaphysique ! Je parle encore de ces idées générales dont les hommes sont les dupes, qui sont vraies parce qu’elles sont venues de la nature, mais qu’on embrasse avec une raideur qui les rend fausses, parce qu’on cesse de les combiner avec les circonstances. On prend pour absolu ce qui n’est que l’expression d’un rapport. Combien de fausses vertus, combien d’injustices et de malheurs, doivent leur origine aux préjugés orgueilleux introduits par l’inégalité des conditions ! Et je dis combien de malheurs pour les gens de la condition la plus élevée. Combien, en général, les vertus factices n’ont-elles pas causé d’autres maux ! Ces comparaisons de l’homme sauvage et de l’homme policé peuvent amener une foule d’idées moins désagréables, moins abstraites que celles-ci, sur lesquelles je me suis beaucoup trop étendu.

Mais cette quantité même d’idées, si vous voulez vous y livrer, et quand vous n’en adopteriez qu’une partie, seront un embarras pour la construction du roman. Quoique les Lettres péruviennes aient le mérite des Lettres persanes, d’être des observations sur les mœurs et de les montrer sous un nouveau jour, elles y joignent encore le mérite du roman, et d’un roman très intéressant. Et ce n’est pas un de leurs moindres avantages que l’art avec lequel ces deux buts différents sont remplis sans faire tort l’un à l’autre. C’est donc une nécessité absolue, si l’on y veut ajouter beaucoup de morale, d’allonger le roman, et j’avouerai qu’indépendamment de cette nécessité, je pense que quelques changements n’y feraient point mal.

La lecture du roman ne me laisse point satisfait. Je m’intéresse d’abord à Aza ; on me le représente ensuite sous les couleurs odieuses de l’infidélité, du moins je vois que Zilia elle-même en est persuadée. Je m’intéresse ensuite à Déterville, et je vois son bonheur immolé à un caprice de Zilia. Que Déterville, amant de Zilia, eût immolé son amour au plaisir de la voir heureuse ; qu’il eût cédé aux droits qu’avait Aza sur son cœur ; qu’il fût devenu l’ami de l’un et de l’autre, alors il eût trouvé dans sa vertu la récompense d’avoir sacrifié un amour que sa vertu même rendait sans espérance. Mais que des désirs qui n’offensent en rien la générosité la plus pure trouvent dans les idées de fidélité un obstacle insurmontable, que Zilia nous dise avec emphase que l’infidélité d’Aza ne la dégage point de ses serments, j’appelle cela des héroïnes à la Marmontel, ou, si vous voulez une comparaison plus digne de vous, à la Corneille. Encore, si elle ne donnait d’autres raisons que le trait qui reste dans son cœur, alors elle me laisserait d’elle une haute idée ; je respecterais ses douleurs. Mais faire de ce sentiment un principe et un devoir, c’est dire une chose fausse, et le faux n’intéresse point. Le sentiment touche, les principes d’ostentation n’éblouissent que les sots ; cette ostentation n’est que la coquetterie de la vertu. Qui peut donc vous obliger à rendre Aza infidèle à Zilia ? Vous êtes la maîtresse de le faire son parent au degré qu’il vous plaira ; j’ose dire même que, par égard pour nos mœurs, vous devez nous épargner toute idée d’inceste dans l’amour de Zilia. N’y a-t-il pas tous les jours des dispenses de Rome pour épouser son cousin germain ? Aza n’évite donc pas le reproche d’infidélité, et, comme vous le dites vous-même, les charmes de son Espagnole ont beaucoup d’influence sur ses scrupules : voilà précisément ce qui est odieux.

Je sais bien que vous avez voulu faire le procès aux hommes, en élevant la constance des femmes au-dessus de la leur ; cela me rappelle le lion de la fable, qui voyait un tableau où un homme terrassait un lion : « Si les lions savaient peindre, dit-il, les hommes n’auraient pas le dessus. »

Vous qui savez peindre, vous voulez donc les abaisser à leur tour ; mais, au fond, je ne vous conseillerais pas de gâter votre roman pour la gloire des femmes : elle n’en a pas besoin. D’ailleurs, il n’en sera ni plus ni moins, et la chose demeurera toujours à peu près égale pour les deux sexes ; dans l’un et dans l’autre, très peu de personnes ont assez de ressources et dans l’esprit et dans le cœur pour résister aux dégoûts, aux petites discussions, aux tracasseries qui naissent si aisément entre les gens qui vivent toujours ensemble. À l’égard des infidélités, je me persuade que les femmes en sont plus éloignées que les hommes par la pudeur que leur inspirent l’éducation et les mœurs publiques. J’aimerais qu’Aza ne fût que proche parent de Zilia. On peut, si vous êtes attachée à l’idée de donner à Zilia une supériorité sur lui, on peut le faire toujours amoureux de son Espagnole, et les charmes de Zilia en triompheraient. Cette infidélité, fondée sur le désespoir de revoir Zilia, ne serait point assez choquante pour rendre Aza odieux, et suffirait pour servir d’ombre à la constance de Zilia. Je voudrais donc qu’Aza épousât Zilia ; que Déterville restât leur ami, et trouvât dans sa vertu le dédommagement du sacrifice de son amour en reconnaissant les droits d’Aza antérieurs aux siens. Si vous donnez lieu au développement de la tendresse d’Aza, ne justifierez-vous pas mieux le choix de Zilia ? Car c’est encore une chose que les lecteurs aiment beaucoup de s’intéresser immédiatement aux gens et non pas seulement sur la parole d’autrui. Ne pourrait-on pas même mettre quelquefois dans la bouche d’Aza une partie de cette apologie des hommes policés dont nous avons parlé, et la tendresse inquiète de Zilia ne pourrait-elle pas en tirer un sujet de jalousie et de plaintes ? Le plus difficile serait de trouver moyen d’allonger le roman et de retarder le mariage d’Aza, afin de donner à tous deux le temps de s’écrire. Lui envoyer chercher ses dispenses à Rome, aurait peut-être l’air d’être fait exprès pour la commodité de l’auteur. On pourrait au moins y supposer du retard, ou bien supposer des affaires qui rappelleraient Aza en Espagne pour l’intérêt de ses compatriotes du Pérou ; ou des obstacles aux dispenses de la part de l’Espagne, soit par la crainte du crédit de Zilia sur le cœur d’un amant qui est, comme elle, de la famille des Incas, soit par d’autres raisons de politique. Les dispenses même pourraient être fort difficiles à obtenir à cause de la différence de religion. Tout cela pourrait donner à Aza le temps de converser avec Zilia, et le mettre dans l’obligation d’aller lui-même chercher ses dispenses à Rome. Ne peut-on pas imaginer des oppositions de l’Espagnole qui aimerait Aza, et qui agirait auprès du pape ? Toutes ces difficultés ne seraient-elles point pour des Américains un sujet de réflexions sur ce qui est, en soi et devant Dieu, innocence ou crime, et sur ce que des dispenses y peuvent changer ?

Il n’est pas nécessaire de dire qu’il faudrait beaucoup d’art pour conserver parmi tant d’observations et de tableaux toute la chaleur de l’intérêt ; je ne le crois cependant pas impossible à l’auteur de Cénie. Il y a même bien des réflexions utiles sur nos mœurs que Zilia pourrait lier à l’intérêt de sa tendresse. Ne pourrait-elle point, par exemple, se peindre à elle-même le bonheur dont elle jouirait avec Aza, et cela n’amènerait-il pas des réflexions sur le mariage ?

Il y a longtemps que je pense que notre nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. Nous faisons les nôtres avec bassesse, par des vues d’ambition ou d’intérêt ; et comme, par cette raison, il y en a beaucoup de malheureux, nous voyons s’établir de jour en jour une façon de penser bien funeste aux États, aux mœurs, à la durée des familles, au bonheur et aux vertus domestiques. On craint les liens du mariage, on craint les soins et la dépense des enfants. Il y a bien des causes de cette façon de penser, et ce n’est point ici le lieu de les détailler. Mais il serait utile à l’État et aux mœurs qu’on s’attachât à réformer là-dessus les opinions, moins par raisonnement que par sentiment, et assurément on ne manquerait point de choses à dire : c’est la nature qui amène le mariage, c’est elle qui ajoute à l’attrait du plaisir l’attrait plus sensible encore de l’amour, parce que, l’homme ayant longtemps besoin de secours, il fallait que le père et la mère fussent unis par un lien durable pour veiller à l’éducation de leurs enfants. C’est cette même nature qui, par la sage providence du Souverain Être, donne aux animaux une tendresse maternelle qui dure précisément jusqu’au temps où cessera le besoin des petits. C’est elle qui rend leurs caresses si agréables à leurs parents. Zilia pourrait, sans doute, s’étendre sur le bonheur qu’elle se promet avec Aza ; elle pourrait avoir vu Céline jouant avec ses jeunes enfants, envier la douceur de ces plaisirs si peu goûtés par les gens du monde ; elle pourrait, ce serait encore un article relatif à la comparaison de l’homme policé et de l’homme sauvage, reprendre ce vice de nos mœurs. On rougit de ses enfants, on les regarde comme un embarras, on les éloigne de soi, on les envoie dans quelque collège ou au couvent pour en entendre parler le moins qu’on peut. C’est une réflexion vraie que les liens de la société naturelle des familles ont perdu de leur force à mesure que la société générale s’est étendue : la société a gêné la nature ; on a ôté à sa famille pour donner au public. Ce n’est pas que cette société générale ne soit précieuse à bien des égards, et qu’elle ne puisse même un jour détruire les préjugés qu’elle a établis : cela est tout simple ; le premier effet de la société est de rendre les particuliers esclaves du public ; le second est d’enhardir tout le monde à juger par soi-même ; on se tâte ; les plus courageux se hasardent à dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas ; et à la longue la voix du public devient la voix de la nature et de la vérité, parce qu’à la longue elle devient le jugement du plus grand nombre. Mais d’abord chacun déguise son avis par la crainte que les uns ont des autres.

Je voudrais aussi que Zilia traitât un peu de l’abus dont je viens de parler ; de la manière dont on fait les mariages sans que les époux qu’on engage se connaissent, uniquement sur l’autorité des parents, qui ne se déterminent que par la fortune de rang ou d’argent, ou de rang que l’on espère bien qui se traduira un jour en argent ; au point qu’un propos qui se tient tous les jour : il a fait une sottise, un mariage d’inclination, a dû beaucoup surprendre Zilia. Ce qu’elle dit à l’occasion de la mère de Céline a bien quelque rapport à cette matière, mais je crois qu’on ne peut trop y revenir, et qu’on s’en occupera longtemps avant de corriger les hommes sur cet article.

Je sais que les mariages d’inclination même ne réussissent pas toujours. Ainsi, de ce qu’en choisissant on se trompe, on conclut qu’il ne faut pas choisir. La conséquence est plaisante.

Cette réflexion me conduit à un autre article, bien important pour le bonheur des hommes, dont je souhaiterais que Zilia parlât. Je voudrais approfondir les causes de l’inconstance et des dégoûts entre les gens qui s’aiment. Je crois que, quand on a un peu vécu avec les hommes, on s’aperçoit que les tracasseries, les humeurs, les picoteries sur des riens, y mettent peut-être plus de troubles et de divisions que les choses sérieuses. Il est déplorable de voir tant de divisions et tant de personnes malheureuses précisément pour des riens. Combien d’aigreurs naissent sur un mot, sur l’oubli de quelques égards ! Si l’on pesait dans une balance exacte tant de petits torts, si l’on se mettait à la place de ceux qui les ont, si l’on pensait combien de fois on a eu soi-même des mouvements d’humeur, combien on a oublié de choses ! Un mot dit au désavantage de notre esprit suffit pour nous rendre irréconciliables, et cependant combien de fois nous sommes-nous trompés en pareille matière ! Combien de gens d’esprit que nous avons pris pour des sots ! et pourquoi d’autres n’auraient-ils pas le même droit que nous ? Mais leur amour-propre leur fait trouver du plaisir à se préférer à nous. De bonne foi, sans notre amour-propre, en serions-nous si choqués ? L’orgueil est le plus grand ennemi de l’orgueil ; ce sont deux ballons enflés qui se repoussent réciproquement : excusons celui d’autrui et craignons le nôtre. La nature, en formant les hommes si sujets à l’erreur, ne leur a donné que trop de droits à la tolérance. Eh pourquoi ce qui nous regarde en sera-t-il excepté ? Voilà le mal : c’est qu’il est très rare de se juger équitablement, c’est que presque personne ne se pèse avec les autres. Nous sentons les moindres piqûres qu’on nous fait : cela doit être, dans le premier mouvement et chacun pour soi ; mais je voudrais qu’après ce premier mouvement, on convint qu’on a tort, du moins qu’on n’exigeât pas que les autres convinssent du leur, s’ils l’ont. Et il est très commun que l’on ait tort des deux côtés, au moins celui de se fâcher.

Qu’il faut d’adresse pour vivre ensemble, pour être complaisant sans s’avilir, pour reprocher sans dureté, pour corriger sans empire, pour se plaindre sans humeur ! Les femmes surtout, qu’on instruit à croire que tout leur est dû, ne peuvent souffrir la contradiction ; c’est, de toutes les dispositions d’esprit, la plus propre à se rendre malheureux et tous ceux avec qui l’on vit. Rien au monde n’est plus triste que de songer toujours aux égards qu’on nous doit ; c’est le vrai moyen d’être insupportable ; c’est faire aux autres un fardeau de ces égards qu’on désire ; on ne se plaît à les rendre que quand ils ne sont point exigés. Le meilleur conseil qu’on puisse donner aux gens qui vivent ensemble est de s’avertir toujours de tous les sujets de plaintes qu’ils peuvent se donner ; cela arrête dans leur source toutes les tracasseries qui deviennent si souvent des haines. Mais il faut le faire avec la confiance la plus entière, s’accoutumer à se condamner de bonne foi, à s’examiner et se juger avec une entière impartialité. Je ne parle pas d’assaisonner les plaintes par les tours les plus agréables, par un mélange de louanges et de tendresse. Que cet art est difficile ! Faute de se rendre propre à l’exercer, on n’ose jamais entrer en explication, ou on ne le fait que quand l’humeur retrace les défauts de son ami, et c’est le seul moment où l’on soit incapable d’y porter la grâce et la bonté qui permettent de tout dire, de tout supporter, qui aident à tout concilier. C’est, au contraire, se faire une arme dangereuse des instruments inventés pour sauver et pour guérir : ce qu’il faut surtout éviter est de parler aux gens de ce qui nous blesse dans le moment où nous en sommes piqués, et il importe de commencer par laisser évanouir son humeur avant d’entrer en éclaircissement. Il est vrai que, de quelque adresse que l’on use pour adoucir les reproches, il y a des personnes qui ne savent pas les recevoir ; des avis leur paraissent des gronderies ; ils imaginent toujours voir dans celui qui les leur donne une affectation de supériorité et d’autorité que leur cœur repousse ; et il faut avouer que c’est aussi un défaut des donneurs d’avis. J’ai souvent vu des personnes qui disaient pour toute réponse : Je suis fait comme cela, et je ne changerai pas. Ce sont des gens dont l’amour-propre embrasse leurs défauts même, qui se les incorporent et qui les chérissent autant qu’eux. Cette mauvaise disposition vient peut-être de la manière dont on nous a donné des avis dans l’enfance, toujours sous la forme de reproche, de correction, avec le ton d’autorité, souvent de menace. De là, une jeune personne, en sortant de la main de ses maîtres ou de ses parents, met tout son bonheur à n’avoir à rendre compte de sa conduite à personne ; l’avis le plus amical lui paraît un acte d’empire, un joug, une continuation d’enfance : eh ! pour ne pas accoutumer les enfants à écouter les avis avec douceur, en les donnant sans amertume ? Pourquoi employer l’autorité ? Je voudrais qu’on fit sentir réellement à un enfant que c’est par tendresse qu’on le reprend ; et comment le lui faire sentir, si ce n’est par la douceur ? Que je veux de mal à Montaigne d’avoir en quelques endroits blâmé les caresses que les mères font aux enfants ! Qui peut en savoir plus qu’elles ? C’est la loi que la nature a établie, c’est l’instinct que la Providence leur a donné elle-même ; malheur à quiconque prétend en savoir plus qu’elle ! C’est l’assaisonnement que la raison apprend à joindre aux instructions, quand on veut qu’elles améliorent. On ignore apparemment que les caresses d’une mère courageuse inspirent le courage, qu’elles sont le plus puissant véhicule pour faire passer dans une âme toutes sortes de sentiments.

Bien loin de me plaindre des caresses qu’on fait aux enfants, je me plaindrai bien plus de ce qu’on en ignore toute la force, de ce qu’on laisse inutile un instrument si puissant ; je me plaindrai surtout de ce que l’éducation n’est chez nous, la plupart du temps, qu’un amas de règles très frivoles pour enseigner des choses très frivoles. Combien ne serait-il pas à propos d’apprendre aux enfants cet art de se juger eux-mêmes, de leur inspirer cette impartialité qui bannit de la société, sinon l’humeur, du moins les brouilleries qu’occasionne l’humeur ! Combien les hommes ne seraient-ils pas plus heureux s’ils avaient acquis, dès l’enfance, cette adresse à donner des avis, cette docilité à les recevoir et à les suivre dont j’ai parlé ! On croit que l’éducation est impuissante à donner cette attention perpétuelle sur soi-même, et surtout cette tranquille impartialité qui semble l’effet d’un don de la nature et de la proportion la plus heureuse entre les humeurs. On connaît bien peu la force de l’éducation ; et j’en dirai une des raisons, c’est qu’on se contente de donner des règles quand il faudrait faire naître des habitudes. Voyez la puissance de l’éducation publique et de ce que le président de Montesquieu appelle les mœurs : combien elle l’emporte sur tous les préceptes ; combien elle règne sur les rois ; à quel point elle dicte les lois ! Qu’on voie Lacédémone et les mœurs que Lycurgue sut y faire observer ; qu’on voie les bizarreries que la coutume et l’opinion conservent aux Indes ; qu’on voie le préjugé, qui n’a de force que celle de l’éducation, triompher des mouvements les plus impétueux de l’amour, et faire même sacrifier la vie ; qu’on voie les hommes embrasser dans tous les temps de fausses vertus, les plus contraires à la nature, tant est puissant l’empire de l’opinion ! tant est solide la chaîne dont tous les hommes se lient les uns aux autres ! Quoi ! cet empire perdrait-il de sa force en appuyant le règne de la vertu ? Quoi ! on aura pu persuader aux femmes malabares de se brûler après la mort de leurs maris, et on ne persuadera point aux hommes d’être justes, doux, complaisants ! Quoi ! cette force qui lutte avec tant de violence, qui surmonte avec tant de supériorité la pente de notre coeur, ne pourra la seconder ! Erreur et lâcheté ! Je crois que la nature a mis dans le cœur de tous la semence de toutes les vertus, qu’elles ne demandent qu’à éclore ; que l’éducation, mais une éducation bien adroite, peut les développer et rendre vertueux le plus grand nombre des hommes. Je crois même qu’on peut l’espérer des progrès de la raison. Je sais que ces progrès ne peuvent être bien rapides ; je sais que le genre humain se traîne avec lenteur pour faire les moindres pas ; je sais qu’il faudrait commencer par apprendre aux parents à donner cette éducation et à en sentir la nécessité : chaque génération doit en apprendre un peu, et c’est aux livres à être ainsi les précepteurs des nations. Et vous, Madame, qui êtes si zélée pour le bonheur de l’humanité, qui peut mieux travailler que vous à répandre ces maximes ? Elles ne sont pas entièrement inconnues. On commence, dans notre siècle, à les entrevoir, à leur rendre justice, et même à les aimer. On ne sait point encore les inspirer. Quelle maladresse dans l’éducation sur cet article important, et combien il serait aisé de faire pénétrer les sentiments de compassion, de bienveillance dans le cœur des enfants ! Mais les pères sont indifférents, ou sans cesse occupés d’un petit détail d’intérêts. J’ai vu des parents qui enseignaient à leurs enfants que rien n’était si beau que de faire des heureux : je les ai vus rebuter leurs enfants qui leur recommandaient quelques personnes ; il en étaient importunés. Les sollicitations pouvaient être en faveur de gens peu dignes, mais il ne fallait pas songer à ce mal particulier ; il fallait, bien loin d’intimider leur jeune sensibilité, les encourager, faire sentir la peine qu’on avait à les refuser, et la nécessité à laquelle on se trouvait réduit de le faire. Mais on ne songe qu’au moment présent. On leur reproche encore d’avoir été dupes dans leurs libéralités, comme s’ils ne s’en corrigeaient pas assez tôt. C’est l’avarice des parents qui fait ce reproche, et souvent celle des domestiques qui environnent un enfant, et qui, parce qu’ils sont avares, ne souffrent rien plus impatiemment que les libéralités qu’on ne leur fait pas, qui même ont souvent la bassesse de croire que ceux qui leur donnent sont leurs dupes. Ainsi l’on resserre le cœur et l’esprit d’un enfant. Je voudrais, et qu’on évitât d’exciter chez eux une mauvaise honte de faire le bien, et qu’on ne crût pas les y engager par les louanges : elles rebutent un enfant timide ; elles lui font sentir qu’on l’observe et le font rentrer en lui-même ; c’est le comble de l’adresse de les placer à propos. Qu’on leur fasse chercher et saisir les occasions d’être secourables ; car c’est un art qui peut et doit s’apprendre, et faute duquel on en perd mille occasions. Je ne parle pas même de la délicatesse avec laquelle on doit ménager les malheureux qu’on soulage, et pour laquelle la bonté naturelle seule, indépendamment de l’usage du monde, ne suffit pas. Mais surtout le grand point de l’éducation, c’est de prêcher d’exemple. Le gros de la morale, est assez connu des hommes ; mais toutes les délicatesses de la vertu sont ignorées du grand nombre : ainsi, la plupart des pères donnent sans le savoir et même sans le vouloir, de très mauvais exemples à leurs enfants.

En général, je vois qu’ils leur prêchent leurs défauts comme des vertus ; je vois que partout la première leçon qu’on donne aux enfants, c’est d’être économes et de mépriser les domestiques, parce que les parents regardent cela comme une vertu.

On pourrait encore parler sur l’abus de la capitale qui absorbe les provinces ; et sur la manière pacifique de conquérir que déployaient les Incas en proposant aux peuples étrangers leurs sciences, leurs arts, leurs lois, l’abondance qu’ils avaient fait naître…

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[1] « Les observations suivantes, dit Du Pont, ont été adressées en 1751 à Mme de Graffigny qui, rendant justice à la sagacité et au goût délicat de M. Turgot l’avait prié de lui donner son opinion sur le manuscrit des Lettres Péruviennes avant qu’elle le fît imprimer. »

La note de Du Pont n’est pas tout à fait exacte. Il s’agit, dans les observations de Turgot, d’une seconde édition des Lettres d’une Péruvienne ; la première édition avait paru en 1747. — Voir ci-dessus p. 35.

[2] Jouée avec grand succès en 1750.

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