Oeuvres de Turgot – 018 – Preuves de l’existence de Dieu

18. — SUR QUELQUES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU (fragment)[1]

[A. L., minute.]

Il me semble que la question de l’Existence de Dieu doit précéder le Traité de la Religion[2].

Après avoir prouvé que Dieu existe et qu’il nous a créés, on peut faire deux questions. Sommes-nous obligés de tendre au but que Dieu s’est proposé en créant le monde ? Quel but s’est-il proposé ? Ces deux questions renferment toute l’étude de la religion.

Je ne connais rien de plus complet sur l’Existence de Dieu que les cahiers ordinaires des professeurs de philosophie, parce qu’ils embrassent toutes les preuves, tandis qu’ordinairement les livres se restreignent à une seule que l’auteur affectionne ; mais souvent une preuve particulière se trouve plus approfondie dans les livres.

Celle qu’on met la première dans les cahiers est celle qu’on appelle preuve morale et qu’on prétend tirer du consentement unanime des peuples. La forme qu’on lui donne aujourd’hui et qui est la meilleure de toutes est dans l’ouvrage d’Abbadie (Tome 1 de son Traité de la Religion)[3].

On prouve d’abord le consentement de tous les peuples ; on ajoute que la source de cette doctrine, ne pouvant être ni dans les passions qu’elle combat, ni dans l’éducation, les préjugés et les circonstances extérieures qui varient comme les lieux et les temps, elle ne peut avoir d’autre fondement que la vérité. Cet argument a été vivement et longuement attaqué par Bayle (Pensées sur la Comète T. 3).

Je trouve, dans ce qu’il allègue, plus de verbiage que de raisons. Il chicane sur l’unanimité de ce consentement ; il soutient qu’on en peut tirer un aussi bon argument en faveur de l’idolâtrie qu’en faveur de l’existence de Dieu ; que la politique, la fourberie des prêtres ont pu inventer cette doctrine que l’exemple et l’éducation auront répandue et perpétuée.

Je crois qu’il se trompe en établissant tous ces principes, mais j’avoue que cette preuve ne me paraît pas non plus convaincante.

Je pense, en premier lieu, qu’elle est inutile. Les hommes n’ont pas eu plus de lumières que moi sur cette question ; il est évident que des raisons qui, par leur propre force, ont persuadé le genre humain doivent être à ma portée et me frapper avec la même vivacité. Par conséquent, leur témoignage et leur autorité ne peuvent faire naître chez moi le moindre degré de conviction raisonnable. La raison en est simple : le témoignage suppose nécessairement que le témoin a vu ce que je n’étais pas à portée de voir ; c’est en quelque sorte un supplément à mes sens ; c’est ainsi que la Révélation nous enseigne ce qui passe les bornes de nos lumières naturelles. Si je vois leurs raisons, je n’ai pas besoin d’eux ; si je ne les sens pas, je ne dois pas les croire, puisque ces raisons sont à ma portée autant qu’à la leur.

Quant à la force réelle de cette preuve indépendamment de son utilité, il est clair qu’elle suppose que les hommes qui ont reconnu l’existence de Dieu n’ont pas pu la croire sans démonstrations. Cela est-il prouvé sans réplique et ne peut-on pas dire que les hommes, à qui le sens intime a fait voir que mille choses arrivaient en eux, malgré eux, et que, par conséquent, ils dépendaient de quelques causes extérieures dont ils ignoraient pleinement la nature, ont dû se les représenter comme des êtres intelligents, à peu près semblables à eux, mais plus puissants ? C’est là la marche ordinaire de l’imagination et cette hypothèse était plus à sa portée que celle de l’action nécessaire des différents êtres fondée sur leur essence. L’expérience ne semble-telle pas appuyer cette réponse ?

On a attribué chaque effet à un être particulier, et c’est, je crois, la cause la plus générale de l’idolâtrie. Les sens et l’imagination ne sont point tentés d’aller plus avant ; c’est à la raison à démontrer solidement l’existence et l’unité d’un Dieu. Aussi, voyons-nous que les dieux du paganisme ne sont que des hommes plus puissants que d’autres. Il est naturel aux hommes d’imaginer tout sur leur modèle, parce qu’ils n’en connaissent point d’autre. Si les dieux sont regardés comme ennemis du vice et amis de la vertu, c’est que les hommes sont naturellement portés à aimer la vertu et à haïr le vice, qui, dans la loi de nature, ne sont autre chose que les actions conformes ou opposées, soit à l’instinct moral, soit à l’utilité publique. Dans ces raisons, je ne vois aucune démonstration contre le système d’une nécessité fondée sur l’essence des êtres, comme l’admettent Spinosa, Hobbes et les autres athées ; je crois donc qu’il faut avoir recours à d’autres preuves de existence de Dieu.

On a donné encore le nom de morale à une démonstration que les scolastiques rangeraient au nombre des métaphysiques s’ils suivaient leurs principes, car selon eux, une certitude morale est une certitude semblable à celle des choses qui forment le cours ordinaire des affaires du monde, et si leur démonstration n’est pas d’une certitude absolue, c’est un pur sophisme ; mais ils ne l’appellent morale que parce qu’elle est tirée de l’existence même de la morale ou de la loi naturelle.

On peut proposer cet argument de trois manières différentes. La première est celle du commun des cahiers de philosophie. La loi naturelle, disent-ils, existe ; elle ne peut exister qu’il n’y ait un principe d’obligation ; ce principe ne peut être que la volonté d’un Dieu qui puisse récompenser les observateurs et punir les infracteurs de cette règle de nos actions ; donc, il y a un Dieu. Ils prouvent l’existence de la loi naturelle par les différentes relations des actions des hommes ; il est différent, en effet, de tuer son père, ou de donner l’aumône à un pauvre.

Le sophisme est bien clair : Qu’entend-on par la loi naturelle ? est-ce la distinction même de nos actions ? est-ce le principe d’obligation ? Si c’est la distinction de nos actions, d’où tire-t-on la nécessité de ce principe obligatoire ? Quand on ne supposerait point la volonté d’un supérieur, quand il n’y aurait ni peines, ni récompenses dans l’autre vie, aimer et haïr, tuer un homme et le secourir, seraient toujours des choses différentes; l’un serait utile et l’autre nuisible au genre humain ; l’un serait conforme et l’autre contraire au sentiment de commisération que tout homme apporte en naissant. L’existence de ce qu’on appellerait, en ce cas, la loi naturelle ne supposerait donc pas nécessairement, un principe extérieur d’obligation. Si au contraire, la loi naturelle est ce principe d’obligation, on suppose son existence, on ne la prouve pas, car nous venons de voir que la distinction seule de nos actions, suite nécessaire des différentes relations qu’elles ne peuvent point ne pas avoir entre elles, puisque deux êtres ne sont point sans relations, nous venons de voir, dis-je, que cette distinction ne suffit pas pour établir ce principe. L’argument ne prouve donc rien.

La seconde manière de prendre cette preuve, est celle de Malebranche ; ce n’est qu’une suite de sa théorie générale. Il considère les vérités de morale comme des vérités éternelles, les mêmes dans tous les temps et dans tous les lieux, que tous les hommes voient et qu’ils ne peuvent voir que dans un sujet éternel lui-même, d’où il conclut l’existence de cet être éternel qui doit avoir tous les attributs de Dieu. Il me semble que le père Malebranche, qui a tant déclamé contre les scolastiques, n’a point été assez en garde contre leur façon de raisonner ; il  a, comme eux, regardé les essences des choses, qui ne sont que des idées abstraites, comme des êtres réels. Il ne considère pas que ces prétendues essences ne sont pas même l’objet de notre âme. Comme la source de nos idées est dans nos sens, nous ne voyons point, à proprement parler, tous les objets de la morale et de la métaphysique et, en général, tout ce qui n’est point corps. Ce ne sont que des combinaisons et des abstractions que nous formons, d’après les idées sensibles. L’idée d’être, par exemple, entre dans toutes nos idées, puisque nous ne pouvons rien concevoir que comme existant ; mais si l’on ne considère que l’idée de l’être, on ne considère qu’une pure abstraction. Il en est de même des idées de relation sur lesquelles roule toute la morale ; il est si peu vrai que nous ayons besoin d’en avoir des idées, ou, dans le sens du père Malebranche, des images archétypes présentes à l’âme, que nous ne pouvons même les combiner que par les secours des signes.

Quiconque réfléchira sur les opérations de l’esprit, verra qu’elles ne tombent uniquement que sur les mots et les signes de nos idées ; nous raisonnons comme nous calculons. Un homme qui additionne plusieurs lignes de cinquante chiffres et qui, après avoir trouvé la somme, est obligé d’en étudier les signes pour la savoir, a-t-il une idée archétype de ce nombre ?  Le père Malebranche le prétend. Un homme qui aura fait attention le croira-t-il ? Il a calculé juste, en calculant chaque colonne par le moyen d’un très petit nombre de chiffres dont les objets sensibles lui fournissent l’idée ; il sait qu’il a observé toutes les règles à chaque addition particulière, et il ne craint aucune erreur dans la somme générale.

Qui est-ce qui a seulement l’idée de 30 indépendamment des signes ? Il n’est pas possible d’avoir une idée d’un nombre, si on ne peut se représenter distinctement autant de différents objets qu’il y a d’unités dans ce nombre ; c’est pour cela que presque toutes les nations comptent par dix chiffres, parce que le nombre des doigts de la main a familiarisé les hommes avec ce nombre. Les peuples qui ne savent compter que jusqu’à 20, ont aucune idée de 21…

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[1] Date incertaine. Ce fragment, comme d’ailleurs les autres écrits de jeunesse de Turgot, montre que l’éducation des Sorboniens n’était nullement étroite.

[2] Voir plus haut la Liste d’ouvrages à faire.

[3] 1684 et 1688.

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