ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE DE MOLINARI
1842
001. — CHRONIQUES POLITIQUES
I. Sur la discussion de l’adresse à la Chambre.
[Le biographe universel, revue générale biographique et littéraire, vol. III, 1ère partie]
Paris, 31 janvier 1842.
L’année dernière, en commençant la publication de notre revue, nous avons promis à nos lecteurs de leur donner le bulletin du mouvement politique de chaque mois. Cette promesse, nous devons l’avouer, n’a point été tenue avec une fidélité rigoureuse. Notre chronique politique, jusqu’à ce jour, a paru à des intervalles inégaux[1]. Loin de nous, certes, la pensée d’attacher à cette lacune une importance trop grande. Cependant, comme l’appréciation des événements de chaque jour est une des parties essentielles, ou pour mieux dire, la partie complétive du plan que nous nous sommes tracé dès notre début, nous avons résolu d’en régulariser le cours. Chacun des numéros de notre revue contiendra donc, à l’avenir, un bulletin circonstancié de la situation des affaires du moment.
Maintenant, voici dans quel esprit sera rédigé notre bulletin politique :
On sait quelle est la pensée qui préside à nos travaux biographiques : nous cherchons à retracer la partie la plus difficile de l’histoire contemporaine — celle qui concerne les hommes — nous attachant à celle-là plutôt qu’à tout autre, parce qu’aucune n’est plus mal connue, plus faussement appréciée, plus étrangement défigurée par l’esprit de parti.
Dans l’accomplissement de cette œuvre, nous suivons, pas à pas, la marche des hommes à travers les événements, les prenant au début de leur carrière pour ne les quitter qu’au moment où nous écrivons. Maintenant, n’est-il point à la fois intéressant et utile pour nous comme pour notre public, de ne point perdre tout à fait de vue la trace de ces hommes, de nous assurer s’ils ne dévient point du chemin que nous leur avons vu parcourir, et que nous les avons loués ou blâmés d’avoir parcouru. Eh bien ! une chronique, dans laquelle apparaîtront nécessairement les figures déjà esquissées ailleurs, devra remplir ce but, c’est-à-dire, servir de complément à la biographie, et même, en quelque sorte, en être la preuve arithmétique[2].
Puisque l’une et l’autre — chronique politique et biographie — sont si intimement liées dans notre pensée, leur esprit devra aussi naturellement être identique. En jugeant les hommes nous faisons toujours abstraction des partis — donnant notre assentiment à tous ceux, quels qu’ils soient, qui nous semblent s’être proposé un but utile à la société, et que nous voyons marcher à ce but avec persévérance. Si petite que soit la pierre que chacun apporte au grand édifice du perfectionnement social, nous lui en savons gré, et ne regardons point la couleur de ses habits[3]. De même, ferons-nous ici en jugeant les actes et les doctrines. Tous ceux ou celles que nous croirons de nature à contribuer au bien-être du pays, qu’ils émanent du gouvernement ou des diverses fractions de l’opposition, trouveront toujours en nous des défenseurs zélés. De même nous combattrons les autres, en nous renfermant toutefois, selon notre coutume, dans d’exactes limites de modération.
En un mot, nous serons éclectiques.
Notre point de départ indiqué, ainsi que notre but, nous commençons notre tâche.
Les débats de la discussion de l’adresse dans l’une et l’autre Chambre, ont rempli presque entièrement le mois qui vient de s’écouler. Que nous a appris cependant cette discussion ? À coup sûr, rien qui puisse intéresser bien vivement le pays. Quant aux résultats obtenus par l’un ou l’autre des partis en présence, malgré l’élévation du chiffre ministériel lors du vote définitif, ils sont au moins douteux. Nous ne savons, mais il y a dans la manière de procéder de nos Chambres, commençant chacune de leurs sessions par dépenser un grand mois à composer la pauvre paraphrase d’un discours presque toujours insignifiant, un défaut capital d’économie parlementaire, un vice flagrant d’organisation. Pourquoi, au lieu de se disputer avec acharnement quelques lambeaux de phrases, ne point attendre pour la lutte un champ plus vaste, un prix de plus haute valeur ? — Pourquoi ne point réserver la discussion pour l’époque de la présentation des budgets ? Hélas ! on ne consacre que trop de temps en France aux vaines joutes de la parole. Cependant les sessions ne sont pas si longues, et les affaires positives du pays si peu compliquées, pour que MM. nos députés puissent, impunément, dépenser la majeure partie de séances déjà trop courtes, en mauvaise monnaie de récriminations, de reproches, d’accusations, c’est-à-dire, en simples querelles de personnes[4]. Qui donc aura le courage de redresser cette marche boiteuse ?
Puisque nous sommes sur ce chapitre des améliorations, nous dirons quelques mots de deux discours qui ont, dans les deux Chambres, inauguré d’une manière grande et digne la discussion de l’adresse. Nous voulons parler des discours de MM. de Montalembert et de Tocqueville, tous deux tendant à un but identique, quoique par des voies différentes. — Ce but, c’est la moralisation sociale. M. de Montalembert a parlé de Dieu et du principe religieux qui va s’affaiblissant — et, d’une voix éloquente, il a reproché au gouvernement son indifférence sur cette grave question. Le langage élevé de M. de Montalembert a été applaudi, et il méritait de l’être ; car il était l’expression d’une conviction profonde. Le jeune pair s’effraie du désordre, de l’immoralité systématique qui s’infiltrent, par tous les pores, dans la société actuelle, et il a raison, car cela est un mal immense ; mais le remède qu’il préconise est-il bien celui qui convient ? Ici, malheureusement, il y a doute. La religion romaine — tout entière fondée sur le principe de la foi — est-elle encore en harmonie avec l’esprit d’une nation aussi profondément remuée que la nôtre par les doctrines de l’examen philosophique ? — Et ne faudrait-il point, peut-être, chercher à la morale un chaperon moins vieilli ? …. Question brûlante, à laquelle il ne nous appartient point de toucher…. M. de Tocqueville travaille, lui, à l’œuvre de moralisation par d’autres moyens, par des moyens de moindre portée, mais plus efficaces peut-être. M. de Tocqueville, philanthrope éclairé, appelle l’attention du gouvernement sur l’ambition, sur l’ardeur effrénée des places, qui se développe depuis quelques années dans d’inquiétantes proportions. Il voudrait que l’on posât des bornes aux brigues désordonnées de cette légion d’intrigants sans cesse à l’affût des nombreux emplois dont le gouvernement dispose — que l’on mit un frein à toutes ces ambitions qui s’agitent dans la boue, se disputant les miettes du festin ministériel[5].
Les idées émises par M. de Tocqueville ont dû certainement éveiller les sympathies de tous les honnêtes gens — et pourtant — autant en emporte le vent. C’est qu’il y a toute une hiérarchie puissante, dont les intérêts se trouvent engagés dans les abus dénoncés par l’éloquent auteur De la Démocratie en Amérique, c’est que son langage atteint dans leur existence tout ce peuple de sinécuristes, d’employés à la taille des plumes, etc., de nos ministères, de nos administrations grandes et petites — et l’on comprend que les clameurs de cette foule suffisent amplement à couvrir le cri d’un devoir isolé. De semblables abus ne sauraient être déracinés de notre sol que par l’action persévérante d’un homme d’État puissant et tenace[6]. Or, les Richelieu sont peu communs. D’ailleurs tout gouvernement s’imagine volontiers que le grand nombre des emplois dont il dispose contribue à le fortifier en lui ralliant des partisans ; — comme si la complication des rouages ajoutait jamais à l’efficacité d’action d’une machine… La voix de M. de Tocqueville a eu le sort de celle de Cassandre. L’orateur a obtenu un succès d’estime.
La question d’Orient a décidément été enterrée ce mois-ci. Deux remarquables discours de M. Guizot lui ont servi d’oraison funèbre. Plaise à Dieu qu’une résurrection intempestive ne vienne de nouveau tout déranger ! La logique si claire et si précise de M. le ministre des affaires étrangères, a débrouillé tous les fils de cette toile si mal tissue. Elle y fait jaillir une lumière telle que tout le monde — nous exceptons les aveugles de parti pris — a dû y voir clair. Le souffle de M. Thiers lui-même n’a pu faire vaciller cette lumière. À vrai dire, ce souffle était si faible, que l’on eût pu le croire le dernier… L’ex-président du cabinet du 1er mars a beaucoup vécu depuis deux ans… Aussi, le triomphe de M. Guizot a-t-il été complet. Les résultats obtenus par la politique à la fois ferme et pacifique du cabinet : en Égypte, par la consolidation du pouvoir du pacha ; en Turquie, par la convention des détroits ; en Europe, par la réintégration libre de la France dans le concert européen ; ces résultats ont été tels que les esprits les plus difficiles pouvaient le souhaiter. M. Guizot n’a point dissimulé que de grandes fautes avaient été commises ; mais, a-t-il ajouté, les puissances rivales de la France en ayant, de leur côté, commis d’aussi fortes, l’effet des nôtres s’est trouvé atténué.
Avouons cependant que notre part, dans cette équitable répartition, n’a point été la plus mince. Notre budget de 1 700 millions, notre loi des fortifications de Paris, doivent singulièrement faire pencher en notre faveur le plateau de la balance. Ne paierions-nous peut-être pas un peu cher le plaisir de nous être, pendant quelques jours, donné des airs de capitan ?
De compagnie avec la question d’Orient est arrivée la question espagnole, augmentée de la petite complication mésaventureuse que chacun sait.
Si nous approuvons complètement la conduite du ministère dans la première de ces questions — si nous trouvons qu’il a rendu à la cause du progrès social un service immense, en ne laissant point notre pays s’engager dans l’impasse en casse-cou, où le guidait le précédent cabinet — notre adhésion ne lui sera point acquise aussi entière en ce qui concerne la seconde.
M. Guizot a, nous en convenons, prouvé le plus irrécusablement du monde, que, dans le différent survenu, le représentant de la France à Madrid se trouvait pleinement dans son droit. Comme preuves à l’appui, il a cité une foule de précédents empruntés à l’histoire de l’ancienne monarchie. Notre droit est évident… Mais, voyons… quel est donc en réalité ce droit si bien étayé : — une vraie misère — et même la plus misérable de toutes les misères — une misère d’étiquette. — Valait-il la peine d’être mis en balance avec un intérêt sérieux ? Comment M. Guizot, ce profond théoricien constitutionnel, n’a-t-il point compris que les gouvernements nés du principe de la souveraineté nationale, ne devraient point s’assujettir servilement aux formes usées, aux errements vieillis des monarchies d’autrefois. Les intérêts de la France en Espagne ne valent-ils point une rature faite dans le code de l’étiquette ? À nos yeux, M. Guizot a eu tort d’avoir si complètement raison.
La France a, du reste, eu fréquemment maille à partir avec l’Espagne sur ce grave sujet. On sait que les négociations du célèbre traité des Pyrénées faillirent être rompues, parce que Don Louis de Haro, le délégué espagnol, exigeait que Giulio Mazarin, le représentant de la France, fit, en le reconduisant, trois pas en dehors de la porte. — La cour de France — alléguant la coutume et l’usage — se refusait à cette concession offensante pour sa dignité : et Dieu sait quelles conséquences fâcheuses seraient résultées de la contestation, si Mazarin n’y eût mis fin en homme d’esprit. Il tomba incontinent malade, et reçut l’Espagnol couché dans sa chaise longue… Pourquoi donc M. de Salvandy, qui, certes, ne manque point d’imagi-native, n’a-t-il point, lui aussi, trouvé quelque expédient ? …
Nous pourrions bien, à ce propos, dire quelques mots d’une autre petite histoire de même sorte — de celle de M. Kisseleff, c’est-à-dire, des représailles tirées à Paris le jour de l’an, de l’irrévérence commise le jour de la Saint-Nicolas à Saint-Pétersbourg ; mais, en vérité, cela mérite-t-il autre chose qu’un imperceptible mouvement d’épaules ?
Toutes nos relations avec les puissances étrangères, grandes et petites, ayant été passées en revue par la Chambre dans la discussion de l’adresse, il y a, par conséquent, été question de la Belgique et du traité de commerce actuellement en négociation avec le gouvernement de Léopold. Ce traité, comme on devait s’y attendre, a été vivement attaqué par MM. Grandin et Denis Benoit (manufactures de draps et hauts-fourneaux), et chaudement défendu par MM. Ga-los et Wustemberg (vins de Bordeaux). Il est vraiment pénible de voir une telle question abandonnée au chamaillage borné de l’intérêt de localité. L’intérêt du pays va-t-il donc laisser encore le champ libre à celui de quelques producteurs isolés ? En présence de cette grande association douanière allemande qui menace de nous déborder, ne serait-il point utile que nous fissions, nous aussi, notre ligue ? Ne serait-il pas sage, à présent que nous savons ce que valent les alliances de sympathies, que nous recherchassions davantage les alliances d’intérêts ? Et ne serait-ce point aussi une pensée élevée que celle de réunir en un seul faisceau — s’étendant d’Amsterdam à Alger — les nations de l’Europe occidentale en regard du groupe allemand. La France, tête d’une telle association, acquerrait naturellement sur elle la même influence qui a été départie à la Prusse dans le Zoll-Verein ; or cette conquête toute pacifique aurait, on le comprend, une immense portée. Déjà un traité nous unit à la Hollande. C’est une première maille du chaînon, ne laissons point échapper la seconde ; — elle pourrait bien demain être rivée ailleurs, si nous la négligions aujourd’hui[7].
Après le traité belge, c’est la convention relative à la répression de la traite des noirs qui a occupé la chambre. Tout d’abord, dans cette question, nous nous aheurtons à l’amendement de M. Billault, à l’amendement de M. Lacrosse, puis, enfin, à l’amendement de M. Lefebvre. Virulemment attaquée, la convention a été habilement défendue. L’avantage, en définitive, est demeuré au ministère ; mais la victoire n’a pas été franche. L’amendement de M. J. Lefebvre, auquel le cabinet s’est rallié pour esquiver le choc de celui dont le menaçait M. Lacrosse, constitue pour lui une improbation tacite, un véritable échec moral. Et de fait, les nouvelles clauses ajoutées aux anciens traités de 1831 et de 1833, méritent, jusqu’à un certain point, la défaveur avec laquelle elles ont été accueillies. Celle de l’agrandissement des zones n’augmentera-t-elle point, par exemple, sans compensation appréciable, les vexations dont le commerce maritime se plaint déjà ? À vrai dire — et malgré ce qu’on en ait dit — ces vexations tourneront plutôt au détriment de l’Angleterre que de la France ; car, si celle-ci ne compte que 105 croiseurs, tandis que sa rivale en a 124 en course — en revanche le commerce maritime anglais est hors de toute proportion avec le nôtre.
Le neuvième paragraphe de l’adresse, auquel M. Lestiboudois a voulu greffer un amendement relatif au recensement, a été le prétexte d’une mêlée générale des plus vives. L’opposition s’est montrée cependant bien faible dans la lutte, — et auprès du discours solide et raisonné de M. Humann, les grandes et grosses phrases de M. Odilon-Barrot résonnaient bien creux. Mais aussi, pourquoi l’opposition va-t-elle choisir ce terrain-là… De quoi se plaint-elle, en effet ? — De l’illégalité de la mesure ! … Les explications claires et lumineuses de MM. Chasles et Duchatel ont levé tous les doutes sur ce point. — De son inopportunité ? Mais quelle est donc la cause qui a surtout provoqué l’ordonnance du recensement — n’est-ce point le déficit du trésor ? — Et par quoi a été occasionné ce déficit, si ce n’est par les dépenses extraordinaires du cabinet du 1er mars, cabinet soutenu par la gauche et prôné par M. Barrot. L’amendement de M. Lestiboudois a été rejeté, et c’était justice.
Nous devrions bien ajouter quelques mots sur les dernières séances de la Chambre ; mais, en vérité, nous n’en avons point le courage. Jamais, dans cette assemblée, la discussion n’est descendue aussi bas, jamais le désordre ne s’y est montré aussi scandaleux. Au tumulte confus de murmures, de cris, de rires, qui, pendant deux jours, y a régné sans partage, on eût pu se croire plutôt transporté à une représentation de quelque théâtre du boulevard, qu’à une séance du parlement d’une grande nation. Quand donc saurons-nous être dignes ? …
En somme, de toute cette discussion de l’adresse, il est ressorti pour nous une vérité assez triste. C’est que le pouvoir n’est point fort, quoique jamais l’opposition ne se soit montrée aussi faible, aussi insuffisante. M. Guizot, quelques magnifiques efforts qu’il ait déployés, quoiqu’il ait, sans conteste, dominé la discussion, M. Guizot n’a obtenu qu’une victoire douteuse, une de ces victoires qui font songer avec inquiétude à l’avenir. Si la Chambre a donné, par un vote significatif, son adhésion à l’ensemble de son système de résistance au dedans et de fermeté pacifique au dehors, ce n’a point été sans quelques réserves. Aussi, dans les questions intérieures, cette adhésion même a pu paraître douteuse. M. Guizot, par hasard, ne résisterait-il pas trop ? En s’efforçant d’atteindre son but, ne le dépasserait-il point ? Qu’il y prenne garde : son système est, il faut bien le dire, impopulaire ; car les nations sont des enfants malades que l’on ne guérit qu’à leur corps défendant, aussi doit-on ménager les remèdes[8]. Le clinquant du costume ou du langage séduit plutôt les masses que la simplicité puritaine. D’ailleurs, des ressorts trop tendus finissent par s’user, s’ils ne se rompent brusquement. Tant de condamnations qui frappent, sans relâche, les hommes de la presse, aigrissent les esprits, et rendent de jour en jour la conciliation plus difficile. Certaines positions veulent être tournées et non abordées de front. Maintenant que le calme, que la paix ont été obtenus, ne serait-il donc point possible que l’on entrât dans une voie moins rude, plus douce… Et puis, les questions pratiques, les questions d’intérêt matériel si déplorablement négligées dans ces derniers temps, ne réclament-elles point une attention sérieuse ? Après avoir tant discuté, tant épilogué, tant retourné sous toutes ses faces la métaphysique du pouvoir, ne devrait-on pas en rechercher enfin les applications ? …
Mais, objectera-t-on, le cabinet pourrait-il aujourd’hui s’occuper efficacement de telles questions, puisqu’il n’est pas assuré d’exister encore demain. — Voilà une objection qui sans cesse est reproduite depuis onze années, et toujours, hélas ! avec raison. Cependant nous croyons qu’au temps présent elle n’est point insoluble, et qu’au sein même de la Chambre actuelle, le cabinet du 29 octobre pourrait se consolider d’une manière durable.
On parle toutefois de diverses combinaisons ministérielles, les unes absolues, les autres simplement modificatrices.
Au nombre des premières on a rangé un cabinet Thiers-Molé, c’est-à-dire, Molé-Thiers. — Car, assure-t-on, l’ex-président du conseil du 1er mars accepterait, pour revenir aux affaires, le patronage de l’ex-président du 15 avril, s’effaçant derrière lui, et se contentant du modeste portefeuille des travaux publics. La prétention, certes, n’est point ambitieuse, mais la combinaison renferme-t-elle quelques éléments de vitalité ? Il est permis d’en douter. Pourquoi ne pas plutôt, si l’on fait ainsi bon marché des vieilles rancunes de la coalition, essayer d’un rapprochement entre M. Guizot et M. Molé ? Il y a, entre les principes de ces deux hommes, plus de similitude qu’entre ceux de M. Thiers et de M. Molé. D’ailleurs, des simples rivalités personnelles ne devraient-elles point céder devant des intérêts généraux ?
Une autre combinaison, à notre avis préférable à celle-là, serait celle qui donnerait accès dans le cabinet à MM. Dufaure et Passy[9], par l’élimination de MM. Teste et Humann, qui, par eux-mêmes, ne procurent aucune force vitale au corps ministériel. Outre que MM. Dufaure et Passy sont des hommes d’une valeur positive, leur participation au pouvoir serait considérée comme une garantie par une portion notable du centre gauche. En ralliant autour d’eux leurs amis, ils donneraient au cabinet un nouvel élément de majorité.
Ainsi modifié, celui-ci se trouverait peut-être enfin viable, et n’aurait plus de si nombreux soucis à donner aux éventualités de l’avenir. Médecin zélé et recueilli, il pourrait s’occuper avec fruit des améliorations que réclame, au moral comme au physique, l’état souffreteux de la société actuelle… Le discours du trône s’est montré explicite sur la question des chemins de fer. Cela est un bon signe. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, la France s’est, hélas ! dans ces derniers temps, bien laissé devancer par les autres nations. Heureusement que quand elle veut fermement, elle marche vite. Espérons qu’elle voudra enfin…[10]
La France s’ennuie, a dit, on s’en souvient, M. de Lamartine. Nous sommes de l’avis de l’illustre poète, et comme lui encore, nous pensons que, ce n’est point la jeter sur l’Europe qu’il faut, pour la tirer de son spleen, mais, tout simplement, lui faire trouver chez elle la vie agréable, en la lui rendant plus commode, plus facile. Qui se trouve assis à l’aise à son foyer, ne songe guère d’ailleurs à aller troubler le ménage de ses voisins[11]. Le progrès matériel réglé par le progrès moral, voilà le but que nous devons nous assigner et poursuivre sans relâche — et certes la bonne voie une fois prise, si nous savons y persévérer avec la même ardeur que nous avons mise parfois à parcourir des routes fausses, nul doute que, les premiers, nous n’atteignions aux hautes destinées que l’avenir réserve aux nations.
II. Sur les nouvelles discussions à la Chambre.
[Le biographe universel, vol. III, 1ère partie]
28 février 1842
À peine remise des émotions de la discussion de l’adresse, la Chambre a eu à statuer, coup sur coup, sur les trois propositions de MM. Ganneron, Ducos et de Golbéry. Les deux premières n’étaient guère que de méchantes trappes semées sur la route du ministère. Le résultat que l’on en attendait n’a point été atteint. Cependant, celle de M. Ganneron, si insidieusement préparée, si traîtreusement dissimulée et amoindrie, a, un instant, réussi à faire chanceler la majorité. — Mais, celle-ci, remise bientôt d’une première surprise, n’a point tardé à reprendre pied, à se relever raide et à déjouer, par sa seule force d’inertie, toute tentative nouvelle.
Disons quelques mots de la proposition Ganneron en elle-même, c’est-à-dire prise à part de la petite rouerie à laquelle elle a servi d’inoffensif paravent.
Cette proposition, on le sait, a déjà subi de singulières vicissitudes. Présentée d’abord — depuis 1831 — invariablement, à l’ouverture de chaque session, par l’infatigable M. Gauguier, et, chaque fois, repoussée par la Chambre avec un zèle non moins persistant, elle acquit, tout d’un coup, en 1840, sous le nouveau patronage de M. de Rémilly, une importance assez bruyante pour inquiéter sérieusement le cabinet du 1er mars. Celui-ci même, l’on s’en souvient, ne se crut en sûreté qu’après l’avoir fait enterrer avec solennité dans les bureaux. — C’est M. Ganneron qui, cette année, s’est chargé d’exhumer le cadavre de la victime du 1er mars et de le ressusciter, à la grande jubilation du centre gauche et peut-être aussi — qui sait ? — de l’honorable M. Thiers.
M. Ganneron a donné deux objets à sa proposition. Il a voulu, à la fois, établir certaines conditions à l’avancement des députés fonctionnaires et agrandir le cercle des incompatibilités.
On pourrait, non sans raison, se demander d’abord, pourquoi l’honorable député n’a point, tout d’un coup, formulé deux propositions au lieu d’une, car les deux objets de son projet de loi, sont certainement tout à fait dissemblables ; tout en admettant l’un, l’on peut très bien improuver l’autre.
En effet, pour ce qui concerne la nomination des députés à des fonctions salariées et l’avancement des députés fonctionnaires, il peut sembler assez équitable que Messieurs nos représentants soient soumis, sur ce point, à quelques règles de précaution, puisqu’il est notoire, quoi qu’en ait dit M. de Lamartine, qu’une portion d’entre eux n’envisage la députation que comme un marche-pied servant à mettre les hauts emplois à portée de la main.
Si maintenant l’on arrive à la seconde partie de la proposition, à celle qui a trait aux incompatibilités, ne pourra-t-on point reculer devant la crainte de voir la Chambre se priver, en élargissant le cercle des incompatibilités, d’une foule d’hommes éclairés, intelligents, et surtout possédant des connaissances spéciales.
Ainsi : oui sur le premier point, non sur le second. Votez donc sur une proposition ainsi agencée[12].
Quelques mots encore sur le système des exclusions parlementaires. Nous croyons, avec M. de Lamartine, que plutôt que d’étendre ce système, il faut le resserrer. Il importe que tous les hommes éminents que compte le pays puissent être admis à le servir au sein de la représentation nationale. Sous ce rapport même, notre loi électorale nous semble mesquine, rétrécie. Le principe d’éligibilité y est trop borné. Dans un pays voisin l’on n’exige aucun cens électoral pour la députation, et l’on s’en trouve bien. Comme corollaire de cette disposition, un traitement est affecté aux fonctions de représentant. Pourquoi n’introduirions-nous point en France une telle innovation ? — La question des incompatibilités s’écroulerait alors d’elle-même. Quant aux garanties d’ordre au nom desquelles quelques timides pourraient réclamer, nos électeurs à deux cents francs n’en présentent-ils point de suffisantes ? Est-il donc nécessaire que ces garanties soient doubles ?
La proposition Ganneron repoussée — à la faible majorité de quatre voix — est venu le tour de la proposition Ducos. Encouragés par l’issue presque indécise du combat qui venait d’être livré, les adversaires du cabinet fondaient sur cette proposition les plus belles espérances. Mais le ministère voyant l’attaque sérieuse, s’était mis sur ses gardes — et les assaillants ont été repoussés avec perte.
La proposition Ducos ne tendait à rien moins qu’à ouvrir une brèche par laquelle on pût arriver, plus tard, à ruiner, de fond en comble, le système électoral actuel. Ce système étant assis sur une base unique : — le cens, à cette base, il s’agissait d’en souder une seconde : la capacité.
Une telle innovation serait-elle bonne et utile en soi ?
Pour nous, nous en doutons et nous croyons que c’est d’une autre façon que doit être pratiquée la réforme électorale. En effet, pour qu’un système d’élection soit bon, soit salutaire, il faut que l’électeur présente des garanties de deux sortes — d’ordre d’abord, d’intelligence ensuite. Maintenant, est-il vrai que les capacités, proprement dites, offrent, par leur essence même, simultanément ces garanties ; que des médecins à peine sortis des écoles, que des avocats sans expérience — (nous ne parlerons point des membres des sociétés savantes ou se disant telles) — aient de puissants intérêts engagés dans la conservation de l’ordre ? Évidemment non. C’était cependant à cette catégorie d’individus que l’on voulait, à toute force, accorder la jouissance d’un droit exceptionnel.
Mais de ce que la proposition Ducos était mauvaise, peut-être même absurde, s’ensuit-il que toute réforme, dans la loi actuelle d’élection, doive être inutile, sinon nuisible. À ceci, M. Guizot a répondu par un oui assez sec, et M. de Lamartine par un non éloquemment paraphrasé.
Nous dirons non avec M. de Lamartine[13].
Selon nous, M. Guizot envisage d’une manière trop absolue, trop définitive, le régime constitutionnel. Il suffit cependant d’examiner la base sur laquelle est établi ce système de gouvernement pour apercevoir qu’il ne peut être que transitoire.
Cette base est la souveraineté nationale.
Dans l’état actuel de la société, cette souveraineté ne peut être exercée que partiellement, parce que, dans les mains de la majorité ignorante, inexpérimentée de la nation, les droits politiques seraient des armes dangereuses. — De là notre établissement électoral, c’est-à-dire la réunion des droits politiques aux mains d’une minorité que l’on suppose posséder assez de garanties de capacité et de sagesse pour exercer ces droits fructueusement et équitablement au profit de tous.
Une telle combinaison est certainement ingénieuse et heureusement trouvée.
Mais est-ce à dire que la minorité active qui sert de mobile à la machine constitutionnelle — minorité dont, chez nous, un cens électoral de deux cents francs marque la limite — est-ce à dire que cette minorité doive demeurer invariable, immuable ? À Dieu ne plaise qu’à une telle question nous répondions par une affirmation dogmatique ; que nous acceptions irrévocablement pour la masse de la nation, la tutelle d’une fraction. Cela serait, que l’on y songe bien, consentir à constituer une aristocratie nouvelle — non plus de naissance mais d’argent. En faveur de l’irrévocabilité de l’établissement constitutionnel, M. Guizot argue de la destruction des privilèges, de l’égalité actuelle des citoyens devant la loi — mais l’exercice des droits politiques ne constitue-t-il point un privilège réel ? — et lorsque ce privilège aurait reçu la sanction des années, lorsque, par l’action du temps, il se serait profondément implanté dans le sol, ne finirait-il point par diviser de nouveau la nation en deux camps ? Seulement, au lieu d’être gouvernée par des nobles, elle le serait alors par des riches privilégiés. Gagnerait-elle au change ? Non, assurément non.
Que l’on se garde donc de prononcer, dans la question des réformes, un fatal, un inexorable jamais. Et surtout qu’au milieu des luttes du temps présent, le grand et fécond principe de la souveraineté nationale, principe duquel a jailli notre révolution de 1789 — cet honneur des temps modernes — demeure intact et sacré ; que l’on ne cherche point à en rapetisser les conséquences, à en amoindrir la portée ; que, pour satisfaire aux étroites exigences d’un moment donné, l’on ne s’efforce point de coucher le géant dans un berceau d’enfant[14].
Si les gouvernements modernes — nous voulons parler des gouvernements constitutionnels — comprenaient mieux leur mission, ils connaîtraient, par la nature même de cette mission, que leur existence est limitée. Leur office, qu’ils le sachent bien, ne consiste qu’en une simple tutelle… Qu’ils sachent encore que, s’ils possèdent tous les droits des tuteurs, ils sont tenus aussi d’en remplir tous les devoirs. Ces devoirs consistent dans l’éducation physique, intellectuelle et morale, comme aussi dans la gestion intègre des biens, des êtres encore débiles et ignorants confiés à leurs soins[15]. Malheur donc à ceux qui, se laissant dominer par une pensée égoïste ou s’égarant dans de faux systèmes, chercheraient à prolonger l’enfance de leurs pupilles[16].
L’émancipation de ceux-ci, c’est-à-dire l’émancipation des peuples, devra être opérée insensiblement, graduellement. À mesure qu’ils deviendront sages et capables, que leur raison mûrira, il faudra leur accorder une plus grande liberté d’action, leur laisser prendre une part plus étendue à la direction d’eux-mêmes. — Jusqu’à ce qu’enfin le pupille étant devenu homme, son tuteur abdique tout à fait, ne conservant des droits, qui lui avaient été délégués, qu’une simple autorité morale. — Déjà nous avons, dans les États-Unis, l’exemple d’un peuple émancipé. Certes, ce peuple a commis et commet tous les jours de grandes fautes — mais c’est qu’il a été bien jeune affranchi de tutelle. Il a dû faire, lui-même, son éducation. Aussi, n’est-il point étonnant que parfois il s’égare, qu’il suive des routes fausses. Cependant, il marche…. il marche, et, tous les jours, malgré ses erreurs, malgré les écueils que ne peut éviter son inexpérience, il acquiert plus de force et plus de puissance.
Instruits, dirigés par des tuteurs sages et habiles, les peuples de l’ancien monde éviteront ces écarts et parviendront au même but — à pas moins rapides certainement, mais plus mesurés et plus sûrs.
Le cens électoral, seule mesure parfaite de la capacité politique d’un peuple, ne peut donc demeurer invariable puisque cette capa-cité n’est point encore arrivée au terme de son développement. Il importe, en conséquence, qu’il soit établi d’après une échelle mobile. Si aujourd’hui cette échelle marque un droit restrictif de deux cents francs et que, demain, il devienne évident que, sans danger, ce droit puisse être abaissé à cent cinquante francs, sacrifiez, sans hésiter, la différence, et continuez ainsi jusqu’à ce que la culture de votre peuple soit assez perfectionnée pour que tout droit devienne superflu.
Notre gouvernement prétend qu’actuellement, il n’est point opportun d’abaisser l’échelle. Soit. — Mais que du moins il ne dénie pas le principe.
La proposition Ducos tendant à engager la réforme dans une voie différente de celle que nous venons d’indiquer, à admettre une mesure nouvelle d’aptitude politique, mesure fausse et imparfaite, nous croyons que, dans l’intérêt de la réforme elle-même, la Chambre a agi avec sagesse en la rejetant.
M. de Golbéry a formulé une proposition (la troisième), tendant à remédier aux abus qui résultent de l’infidélité des comptes rendus des séances de la Chambre par les journaux. Il a proposé, dans ce but, la création d’un bulletin officiel des séances, à distribuer gratuitement à tous les électeurs. Cette proposition a été prise en considération. Il n’est pas probable, cependant, qu’elle puisse amener un résultat direct, car la distribution gratuite d’un bulletin officiel occasionnerait une dépense peu proportionnée aux résultats qui en seraient obtenus ; mais il se peut qu’elle soit efficace en ceci, qu’elle signalera à l’attention publique la nécessité d’opérer une réforme dans la presse, d’en changer radicalement les conditions d’existence afin de la rendre à la fois plus saine, plus forte et plus utile.
Nous dirons tout à l’heure, à propos de la question des imprimeurs de journaux, de quelle manière nous entendrions une telle réforme.
Quelques jours après l’apparition des trois propositions, dont nous venons de donner l’historique, M. Teste a présenté à la Chambre son rapport, si longtemps et si impatiemment attendu, sur les grandes lignes de chemins de fer à exécuter sous la direction de l’État. Il faut le dire, ce rapport n’a pas satisfait l’attente générale. On avait le droit d’exiger un système plus complet et surtout mieux élaboré. Depuis combien de temps, en effet, ne se prépare-t-il point ? Au premier abord, une importante lacune a frappé les regards ; — celle qui résulte de l’absence d’une voie ferrée dans la direction de Toulouse. Certainement, cette lacune n’est point causée par une mesquine rancune du pouvoir ! … Encore est-il nécessaire qu’elle soit réparée. La Chambre y pourvoira, espérons-nous. — Et puis, la mesure n’est point assez large, assez généreuse, assez hardie. On ose trop peu. Quoi ! un crédit de onze millions seulement est ouvert pour les travaux de 1842 ! Cela est-il suffisant ? — Surtout lorsque l’on songe que nous qui sommes si jaloux, en toute innovation, de devancer les autres peuples, nous avons gardé cette fois, jusqu’à présent, le dernier rang. Mais notre budget, objectera-t-on, notre budget si lourd, si surchargé de chiffres ! Eh ! qu’importe notre budget, lorsqu’il s’agit d’une dépense qui doit rapporter de gros intérêts à la prospérité du pays tout entier[17]. Certes, la France est assez peu avare de ses deniers pour les livrer sans vergogne, lorsque l’emploi auquel on les destine doit lui être utile et salutaire. Ce dédommagement même ne lui est-il pas dû pour tant de dépenses ou folles ou stupides auxquelles, abusant de sa généreuse facilité, on a su l’entraîner.
Du reste, ce que l’on remarque, non sans quelque surprise, dans le projet de loi de M. Teste, de même que dans les propositions de MM. Ganneron, Ducos et de Golbéry, c’est une élaboration hâtive, incertaine, incomplète. Ce sont des idées à peine dégrossies, jetées pêle-mêle sans apprêt et sans art — comme en déshabillé — et qui, le verbe haut, se présentent à la Chambre, lui disant : — Telles que vous nous voyez, nous sommes toujours bonnes pour vous. — Agissez, du reste, avec nous, à votre guise. Amusez-vous, par exemple, à faire les frais de notre toilette. Nos hommes politiques se trouvent bien de ce laisser-aller. Au fait, puisque la Chambre aussi s’en accommode, pourquoi se gêneraient-ils ?
Grâce aux propositions en question, tout ce mois a été passablement gaspillé par la Chambre. Elle n’a guère eu le temps de s’occuper de choses sérieuses, utiles… On assure cependant que M. Barrot, jaloux de conserver les bonnes traditions, se propose de faire subir le même sort aux séances du mois de mars. Il tient en réserve, dans le fond de son portefeuille — ce dit-on — une toute petite proposition — mais dont il augure un effet merveilleux. Il s’agit de la mille et unième nouvelle définition de l’attentat. — C’est un joli pétard bien bourré de poudre fulminante qu’il se propose de faire éclater entre les jambes du ministère, à la première occasion favorable. Eh donc, bonne chance à M. Barrot.
Deux questions vieilles de tout un mois, formant une véritable queue de l’adresse, sont venues de nouveau, ces jours passés, occuper la Chambre. Nous voulons parler de l’affaire de M. Isambert et de la question du droit de visite.
On sait par cœur l’affaire de M. Isambert. M. Isambert a vu, à ce qu’il prétend, une lettre compromettante pour certains hommes du gouvernement, et il a conté ce qu’il a vu ; — mais où et comment a-t-il vu ? — That is the question. En ce point, l’honorable député a déjà changé trois fois de thème. Tantôt c’est ceci, tantôt c’est cela. — Décidément, cependant, il paraît que c’est tout bonnement une honnête école buissonnière qu’allait faire l’estimable conseiller à la cour de cassation, dans les bureaux de la chancellerie, à l’intention des lettres confidentielles.
De là scandale et rudes coups de boutoir assénés au malencontreux indiscret. — En outre, voici venir à l’adresse de celui-ci, une citation du tribunal de Riom, à propos d’un procès intenté à la Gazette d’Auvergne, laquelle a cru pouvoir impunément discuter l’affaire et à qui mal en a pris. — Refus de comparaître, motivé à la tribune par l’honorable député, lequel se retranche dans une inviolabilité absolue. — En vérité, M. Isambert, quoi que vous disiez, l’affaire n’est point nette, et plus vous en direz, moins elle le sera.
Est-ce à dire par là que la mystérieuse lettre en elle-même, soit aussi pure, aussi candide que l’assure M. Teste, que le jure M. Martin du Nord ? Qui croire, de M. Isambert qui a vu noir, ou de M. le ministre qui a reçu blanc ? Dans une circonstance à peu près semblable voici un jugement assez équitable :
Le juge instruit de leur malice,
Leur dit : Je vous connais dès longtemps, mes amis.
Et tous deux vous paierez l’amende,
Car, toi loup, tu te plains quoiqu’on ne t’ait rien pris,
Et toi, renard, as pris ce que l’on te demande. [18]
La deuxième question, remise sur le tapis, a été celle du droit de visite. On se souvient de l’opinion semi-improbative émise par la Chambre, le mois dernier, sur cette question. M. le ministre des affaires étrangères, ayant égard à cette opinion, a demandé aux puissances une révision, une modification des articles principaux du traité conclu de concert — mettant à ce prix la ratification de la France. Les puissances n’en ont tenu compte et ont échangé leurs ratifications, se bornant à laisser le protocole ouvert quant à la France. Là-dessus, grand émoi parmi l’opposition — M. Thiers de se frotter les mains. — On ne parlait, ni plus ni moins, que d’un pendant au traité du 15 juillet, de si lourde et fâcheuse mémoire. — Et M. Mauguin, de tirer de sa gaine un excellent dilemme à double tranchant bien affilé, lequel, pénétrant dans le vif de la question, démontrait à l’évidence, que ratifié ou non, le traité devait nécessairement amener la chute du cabinet. — Delenda est Carthago[19].
Hélas ! le dilemme n’a point fait fortune. — M. Guizot a tout simplement répondu à M. Mauguin, que le gouvernement avait entamé des négociations pour obtenir des modifications sur certaines clauses du traité — et que, très probablement, la ratification demandée n’aurait lieu qu’à ce prix. Confiante en la parole de M. le ministre, la Chambre a passé outre et du beau feu de paille allumé par l’opposition, à peine est-il resté quelques traces de fumée.
Mais là n’est point encore la grave question qui, pendant toute la durée de ce mois, a occupé la plus large part de la polémique de la presse quotidienne, et qui même a singulièrement remué les esprits, si tant est que les esprits puissent encore être remués. — C’est de la question des imprimeurs qu’il s’agit, question complexe, obscure, inextricable, et qu’un mois de discussion persistante, lumineuse, infatigable de la part de tous les organes de l’opinion, n’a point laissée moins obscure, moins complexe, moins enchevêtrée. Voici l’affaire :
Le 31 janvier dernier, l’imprimeur de la Mode est condamné à trois mois de prison et à deux mille francs d’amende — pour avoir imprimé, avec connaissance de cause, un article renfermant un délit prévu par les lois de septembre. Là-dessus grande rumeur parmi Messieurs les imprimeurs de journaux.
Le 5 février, la Quotidienne paraît avec deux longues pages blanches, vierges de tout premier-Paris[20]. — On voit que les bonnes traditions des beaux jours de la restauration ne se perdent point. — Malheur ! la censure est donc rétablie. Hélas ! oui. — Et quelle censure encore ! la censure de l’Imprimeur — c’est-à-dire la censure inintelligente, brutale, méticuleuse, intéressée, stupide, la pire de toutes les censures enfin.
En effet, le premier-Paris de la Quotidienne n’a point paru parce que l’imprimeur dudit journal, en ayant pris connaissance, l’a trouvé imprégné d’une odeur de lois de septembre si nauséabonde qu’il l’a rejeté avec horreur.
Voilà nos pauvres journaux plongés dans un embarras bien triste.
Heureusement que la Quotidienne n’est à bout ni de ressources, ni d’expédients. Elle prend à part son imprimeur et lui dit : — Vous me refusez l’impression de mon premier-Paris parce que vous redoutez les lois de septembre, soit. — Votre frayeur est légitime et je l’excuse. Mais vous savez qu’il existe entre nous un contrat qui vous oblige d’imprimer tous mes articles, quels qu’ils soient, indistinctement. Eh bien, en vertu de ce contrat, je vais vous traduire devant le tribunal consulaire, pour non-exécution d’un marché conclu, et réclamer de vous des dommages-intérêts. — Là-dessus, en effet, citation par-devant le tribunal de commerce de la Seine.
Voilà donc quelle est la situation de l’imprimeur. — Imprimant, il se trouve passible d’une peine correctionnelle ; n’imprimant pas, il s’expose à une condamnation de dommages-intérêts.
À la découverte d’une telle anomalie, d’une si étrange discordance dans nos codes, la discussion est devenue vive… Bref, trois remèdes ont été proposés : 1° La mise des imprimeurs hors du droit commun (c’est-à-dire la suppression de leur responsabilité en ma-tière de délits) ; 2° La simple suspension de ce droit en faveur des imprimeurs des feuilles quotidiennes (proposition plus qu’illogique, de M. Chapuys-Montlaville) ; 3° La suppression du privilège des imprimeurs — suppression qui permettrait aux journaux de s’imprimer eux-mêmes, et d’assumer ainsi, tout entière, sur leur administration la double responsabilité exigée par la loi dans les affaires de presse.
De ces trois remèdes, les deux premiers ont été déclarés par les légistes inadmissibles. — Le troisième, en faveur duquel militent plusieurs bonnes raisons, n’a point obtenu les honneurs d’un examen approfondi.
Les choses en sont demeurées à ce point. — Le tribunal de com-merce de la Seine vient cependant de se déclarer incompétent dans l’affaire de la Quotidienne — mais tout en reconnaissant la validité du contrat intervenu entre l’imprimeur et l’administration du journal — si bien que le fond de la question demeure intact.
Qu’adviendra-t-il de tout ceci ? En vérité, il serait malaisé d’en préjuger. En attendant les procès de la presse se succèdent sans interruption….
Maintenant, si nous remontons à la source de l’anomalie signalée, si nous recherchons la cause véritable du conflit, nous trouvons cette cause dans l’application des lois de septembre. En effet, plus de lois de septembre, plus de pénalité, partant, plus de conflit. — Est-ce à dire qu’il faille supprimer ces lois ? — Que l’on puisse, sans abandonner la cause de l’ordre, cesser de réprimer les excès de la presse ?
Non, il ne faut point cesser de réprimer les excès de la presse, mais il faut modifier la législation de septembre sur la presse — et ceci, par l’unique motif que cette législation est inefficace, insuffisante contre ces excès.
Nous n’étalons point ici un paradoxe ni ne nous livrons à une boutade de zèle ultra-gouvernemental.
Nos lois pénales actuelles sont hors d’état d’extirper les abus du journalisme, absolument par la même cause qui rend nos institutions philanthropiques impuissantes à remédier efficacement aux maux de la misère. C’est que les unes et les autres se prennent aux effets, non aux causes du mal. [21] — C’est que, toujours, au lieu d’arracher les racines de l’arbre, l’on se borne à en émonder les branches (lorsque, bien entendu, celles-ci dérangent une certaine disposition symétrique). — Mais ces branches qu’aujourd’hui vous faites tomber sous la serpe, demain, l’ignorez-vous, elles allongeront de nouveau leurs tiges pleines d’une sève rajeunie et plus vigoureuse…
Chez nous ce sont précisément les garanties que l’on exige de la presse qui en causent la corruption. — Ces garanties sont purement matérielles. Elles consistent en un cautionnement énorme renforcé d’un droit de timbre ruineux.
Le résultat qu’amènent de telles charges est celui-ci : Qu’il n’est point, pour ainsi dire, un seul journal dont les recettes suffisent à couvrir les frais. Cependant, il faut combler la différence — sinon faire banqueroute.
Quelque raide que soit le col de l’écrivain, il est besoin que ce col se courbe sous le joug de cette inexorable alternative.
On n’opte point pour la banqueroute, mais on se vend et le déficit se comble.
Les uns se vendent en bloc, les autres en détail — ceux-ci à un gouvernement, ceux-là à un ou à plusieurs hommes, à une ou à plusieurs coteries. Tels mettent à l’encan toutes leurs opinions à la fois, tels autres les livrent une à une et seulement lorsque le besoin les presse. Il se passe des marchés incroyables. On se fait payer pour parler, on se fait payer encore pour se taire. Encore si toutes ces transactions se passaient en famille, dans un cercle borné ; mais non, certains vendeurs — et ce sont les habiles — s’en vont au dehors, jusqu’à l’étranger, chercher des chalands. Les uns se montrent avides de piastres, les autres se contentent de roubles. Il y en a qui prennent les roubles et les piastres.
Ainsi donc, vénalité complète, systématique et nécessaire. [22]
Nécessaire à moins qu’à ce mot vénalité l’on ne préfère substituer celui de banqueroute.
Que résulte-t-il d’un tel état de choses ?
Il en résulte que ce ne sont plus des principes que chacun discute, que chacun défend — mais bien des intérêts. — Or, de nature, les intérêts sont âpres, irritants. — Les discussions engagées sur eux doivent nécessairement dégénérer en violences. — De là les excès de la presse.
Voilà donc où aboutit le système des garanties matérielles actuellement en vigueur.
Cependant, objectera-t-on, des garanties sont nécessaires.
Nous le reconnaissons aussi — mais — concluons-nous — puisque celles dont on use ne valent rien, pourquoi n’en point essayer d’un autre ordre ?
Pourquoi ne point bâtir un système de garanties morales et intellectuelles ?
Exiger, par exemple, des hommes du journalisme certaines conditions : de capacité — formulées par un diplôme ; — de moralité, constatées par une chambre de journalistes.
(La seule garantie de capacité aurait, on le comprend, déjà une haute portée, les discussions éclairées se faisant rarement violentes.)
Obliger les journaux de posséder des comités de rédaction effectifs, composés d’hommes réunissant ces conditions.
Enfin donner à la presse une organisation participant de celle du barreau, du notariat et de l’enseignement, tout en laissant libre d’entraves la manifestation écrite de la pensée. [23]
Si l’on considère le rôle universel que joue la presse dans la société moderne, la large place qu’elle s’y est conquise, comme aussi les points de similitude qu’offre sa mission avec celle des corps que nous venons de nommer, la nécessité d’une telle organisation sera mieux comprise.
Nous voudrions pouvoir développer davantage notre pensée ; les bornes de cet article ne nous le permettent point. — Nous nous réservons d’y revenir plus tard.
Les questions intérieures étant vidées, il nous reste à examiner quelques événements du dehors. — D’abord se présente à nos regards la révolution chartiste du Portugal — révolution payée par l’Angleterre… Nous apercevons ensuite la grande conspiration anti-espartériste dont le révérend père Casarès tient les fils et que dénonce avec ferveur le Constitutionnel. La main de l’Angleterre est visible dans cette trame. MM. les Anglais cherchent en Europe des compensations aux pertes qu’ils éprouvent momentanément en Asie. Ce sont des joueurs profonds.
L’Angleterre, en même temps, a été, ce mois, le théâtre d’agitations fort vives. — C’est que la question des céréales, question vitale pour la majorité de la population du Royaume-Uni, a été remuée à la chambre des communes. Obligé à des concessions, sir Robert Peel a eu à satisfaire à la fois tories et whigs — amis et ennemis. — Il n’y a réussi qu’à demi. — C’est beaucoup déjà. Maintenant — les modifications introduites dans le tarif des céréales auront-elles une influence bienfaisante sur le sort des classes pauvres ? Tout le monde s’accorde à dire que cette influence sera à peu près nulle… L’Angleterre sera longtemps, sans doute, encore à la torture. Cela n’est peut-être que justice. Toujours est-il que c’est à la fois un spectacle triste et étrange que celui que présente cette géante, dont les bras étreignent le monde, pendant que sa poitrine se contracte et s’affaisse douloureusement, creusée au-dedans par ce cancer affreux que l’on nomme — misère.
III. Sur le désastre de la puissance anglaise dans l’Inde et sur l’income tax.
[Le biographe universel, vol. III, 1ère partie]
31 mars 1842.
Le 11 de ce mois, sir Robert Peel a annoncé à la chambre des communes l’effroyable désastre qu’a subi la puissance anglaise dans l’Inde. À la nouvelle de cet anéantissement d’une armée, de ce massacre de 5 000 braves soldats, dans les gorges sauvages de l’Afghanistan, l’Angleterre s’est profondément émue. La Rome moderne a répété, avec amertume, l’exclamation douloureuse du maître de la Rome des temps anciens : Varus, rends-moi mes légions !
Le massacre des légions romaines au milieu des forêts de la Germanie porta une atteinte profonde à la puissance de la grande nation conquérante. Cette puissance, jusqu’alors crue invulnérable, vit se dissiper le prestige qui l’environnait et la protégeait. Le souvenir de la victoire d’Arminius, transmis par des chants populaires, de génération en génération, enhardit, plus tard, les peuplades barbares, devenues plus nombreuses, à braver une domination dont les empiètements rapides leur avaient causé jadis une sorte de terreur superstitieuse.
Ainsi, adviendra-t-il de la domination anglaise dans l’Hindoustan[24] ; car les deux situations sont identiques. — Comme la défaite de Varus, sans doute, le massacre de l’armée de Kaboul sera vengé. Mais les hordes sauvages qui, du haut des immenses plateaux du Tibet, jettent éternellement des regards avides vers les fertiles plaintes des Indes, de même encore que les populations maintenant soumises de la grande Péninsule, mais auxquelles, peut-être, le joug du vainqueur, dont les mœurs repoussent toute fusion, semble lourd à porter, sauront qu’elle n’est point invulnérable cette puissance colossale qui, jusqu’à présent, a su refouler les uns au dehors, tout en comprimant les autres au-dedans.
On assure que c’est la main de la Russie qui a préparé les malheurs de l’expédition de l’Afghanistan. — L’ambition moscovite rêve la conquête des Indes, et le cabinet de Saint-Pétersbourg cherche à réaliser la pensée de Napoléon… Aussi l’Angleterre surveille-t-elle avec soin les manœuvres de sa puissance rivale. De ce côté cependant n’est pas le danger immédiat. — Les conquérants naturels de l’Inde sont les peuples de l’Asie centrale. Par le fait même de leur existence nomade, ces peuples sont obligés de former de grandes émigrations périodiques. Ainsi, tantôt on les a vu, conduits par Attila, se ruer sur l’Europe ; tantôt sous Gengis Khan et Tamerlan, envahir l’Orient et le midi de l’Asie. C’est un fleuve, sans cesse grossissant, qui déborde du côté où les digues qu’on lui oppose sont le moins élevées et le moins solidement enchâssées dans le sol.
La population souveraine de l’Afghanistan a été formée par des hordes conquérantes, venues de l’intérieur de l’Asie et établies dans ce pays il y a environ un demi-siècle.
Il n’est point douteux que le bruit de la défaite des dominateurs de l’Inde n’encourage maintenant la tendance naturelle des peuples asiatiques du Nord à envahir les régions méridionales.
Là est pour l’empire Britannique le péril réel, péril inévitable et incessant.
Du reste, si l’on ne considérait que les intérêts permanents de l’humanité, il semblerait peut-être souhaitable que l’Hindoustan fût recouvert d’une inondation de Barbares. En effet, quelle civilisation pourrait surgir du milieu de cette population indoue énervée, abâtardie, et si misérablement réduite au rôle passif de matière exploitable par le mercantilisme anglais !
Le chef du cabinet britannique n’a point ployé sous le lourd fardeau dont viennent de le charger des circonstances difficiles. Sir Robert Peel a compris que les nécessités de la situation exigeaient des mesures efficaces, complètes. Il a proposé de rétablir, pendant trois ans, l’Income tax, la taxe sur les revenus. L’Angleterre a d’abord unanimement applaudi à cette façon si prompte et délibérée de trancher le nœud gordien de la situation. Mais cette unanimité approbative n’a point subsisté longtemps. Les gens à revenus, le premier enthousiasme refroidi, ont trouvé la saignée un peu forte. — Les whigs se récrient et, chaque jour, découvrent dans la mesure un nouveau germe de vexation. Quant aux tories, ils s’efforcent de faire bonne mine à mauvais jeu ; mais ils ne laissent point que d’être singulièrement contrariés du sacrifice que leur impose leur chef éminent.
L’aristocratie anglaise doit, en effet, se livrer à des réflexions assez pénibles sur la situation dans laquelle elle se trouve, au temps présent, et sur l’avenir que cette situation lui prépare.
L’Angleterre est une immense manufacture dont les chefs sont devenus millionnaires, mais dont les ouvriers sont demeurés pauvres.
Pendant longtemps la manufacture a prospéré : — elle trouvait à placer avantageusement ses produits sur tous les marchés, aucune concurrence n’était assez puissante pour entrer en lutte avec elle ; — aussi, peu à peu, elle a agrandi ses ateliers, donné une impulsion plus rapide à sa fabrication, employé un nombre plus considérable d’ouvriers. La fortune des chefs s’est ainsi faite. Quant aux ouvriers, vivant de peu, un salaire modique leur suffisait. Tout allait bien. Mais voici maintenant qu’aux temps de prospérité succèdent des temps difficiles. — Exorbitamment développée, la production de la grande usine en est venue à ce point, qu’elle dépasse les besoins de la consommation. Partout elle a encombré les marchés qui lui étaient ouverts. En outre, dans ces marchés qu’autrefois elle pourvoyait seule, s’est glissée insensiblement une concurrence qui journellement grandit et se montre plus redoutable. Ainsi, chaque année, l’Allemagne reçoit moins de marchandises anglaises. — Le nord des États-Unis se couvre de filatures de colon. — La Chine ferme ses ports à des marchands qui veulent la contraindre, à coups de canon, d’accepter leurs drogues pernicieuses.
La voilà donc menacée de ruine cette grande manufacture dont l’exubérante prospérité depuis si longtemps étonne. Ses débouchés accoutumés commençant à lui manquer, il devient nécessaire qu’elle restreigne sa fabrication ou qu’elle en vende à perte les produits. L’ère des expédients, des sacrifices s’ouvre pour elle. D’abord, elle s’est appliquée à abaisser les salaires de ses ouvriers, mais déjà ces salaires avaient, pour ainsi dire, atteint leur minimum. — D’ailleurs, si la population de travailleurs, qui s’agite dans ses vastes ateliers, venait à trouver insupportable la vie qui lui est faite, poussée par le désespoir, il pourrait arriver qu’elle transformât l’édifice en un monceau de ruines. Il est donc nécessaire que, de ce côté, les exploitants usent de prudence… En attendant ils sont obligés de faire face à d’immenses engagements, car ce n’est point sans grever leur établissement d’énormes charges qu’ils sont parvenus à lui donner ses colossales proportions. Actuellement ces charges se sont à ce point augmentées que leur intérêt dépasse le produit de la manufacture.
Quand un négociant, faisant sa balance annuelle, trouve que le produit de ses transactions commerciales n’a point couvert les intérêts du capital avec lequel il travaille, pour rétablir l’équilibre, il est obligé d’entamer ce même capital. Si maintenant, d’année en année, le déficit, au lieu de se combler, s’agrandit, à la fin le capital se trouve dévoré. Alors arrive la banqueroute. [25]
Telle est exactement la situation de l’Angleterre. Pour combler le déficit qui existe entre l’intérêt annuel de ses charges et son revenu elle grève la propriété, c’est-à-dire le capital national, d’un impôt extraordinaire. — S’il arrive que le revenu ne se relève point, le déficit s’agrandira, et l’impôt extraordinaire, provisoire, non seulement deviendra perpétuel, mais encore devra être augmenté. — Or, comment le revenu de la Grande-Bretagne pourrait-il se relever ; car, outre les circonstances extérieures qui, de jour en jour davantage, tendent à tarir les sources où il se forme, il va subir naturellement par le fait même de l’établissement du nouvel impôt, une altération proportionnée à la brèche qui sera faite par celui-ci au capital. — Voilà pourquoi l’Angleterre, tout en adoptant le système de sir Robert Peel comme une nécessité urgente, fatale, se montre soucieuse et interroge avec inquiétude l’avenir.
Le système de sir Robert Peel ressemble à certains remèdes qui guérissent d’une maladie dangereuse ; mais, en même temps, affaiblissent les organes du sujet guéri, jettent celui-ci en langueur et le tuent, après une période plus ou moins longue, selon qu’ils ont été administrés à doses plus ou moins fortes, plus ou moins efficaces. [26]
IV. Sur la chambre de 1839-1842.
[Le biographe universel, vol. III, 2ème partie]
Paris, 30 avril 1842.
Depuis 1830 la bourgeoisie gouverne la France. Qu’a-t-elle fait pendant ce règne de douze années ? — Elle a gravité dans un cercle unique ; elle a purement et simplement cherché à consolider sa domination, elle s’est efforcée d’asseoir cette domination sur une base inébranlable. — Pour y parvenir, elle a d’abord fait rentrer dans son lit accoutumé le fleuve populaire, dont elle avait un instant abattu les digues afin de submerger la royauté. — Elle a réussi. — Ensuite, comme elle savait que le premier boulet de canon tiré contre elle en Europe suffirait pour percer de nouveau cette digue, et que, dans la débâcle, il se pourrait qu’elle fût elle-même engloutie, elle a concentré toute son habileté, toute sa force vers le triomphe du principe de la paix. Elle a réussi encore. Telle a été son œuvre, œuvre dont le cabinet du 13 mars 1831 a posé la première pierre, et que celui du 29 octobre 1840 a couronnée.
C’est ainsi que la bourgeoisie a constitué définitivement sa souveraineté.
Pendant qu’elle se trouvait ainsi aux prises avec l’élément démocratique, dont elle devait enfin triompher, elle n’a point cependant laissé que d’être tourmentée par de fréquentes et dangereuses dissensions intestines.
Ces dissensions s’expliquent par l’hétérogénéité des éléments qui la composent.
En 1789, à la suite de la séance royale du 23 juin, le corps de la noblesse se réunit au tiers-état, c’est-à-dire que l’élément aristocratique se confondit avec l’élément bourgeois. Il y eut mélange — mélange mais non fusion, que l’on y prenne garde. Plus tard, sous la restauration, ce mélange même ne demeura point intact. — Une partie de la noblesse ralliée se sépara et se joignit à la noblesse pure de l’émigration. Entourant avec celle-ci le trône des Bourbons, bientôt elle tenta de ressaisir la souveraineté, en se servant du pouvoir royal comme d’un instrument. Mais elle s’était trompée sur la puissance de cet instrument. Les journées de juillet lui prouvèrent son erreur et la lui firent payer cher.
Le parti légitimiste actuel se compose des débris meurtris de cette fraction.
L’autre portion de la noblesse ralliée demeura fidèle à la bourgeoisie et prit part à sa victoire. — Mais quelle était cette portion et quels furent les intérêts ou les sympathies qui la retinrent dans les rangs bourgeois ?
Ses intérêts ou ses sympathies s’expliquent par sa nature même. — Elle se composait presque tout entière de l’ancienne noblesse de robe. — Or, entre la noblesse de robe et la noblesse d’épée, il y avait une ligne de démarcation nettement tracée. — Il y avait différence de race. — La noblesse de robe était issue de la bourgeoisie. — Elle en avait été tirée jadis par la royauté, lorsque celle-ci voulut donner un contrepoids à la gentilhommerie qui se faisait trop puissante. — Nous ne rappellerons pas comment, plus tard, ce contrepoids, devenu trop lourd, emporta la royauté elle-même, comment les résistances du parlement provoquèrent la convocation des états-généraux et l’avènement du tiers-état. — Qu’il nous suffise de dire que lorsque les privilèges de l’aristocratie parlementaire furent détruits — privilèges qui l’assimilaient à sa rivale l’aristocratie de race — elle dut naturellement retomber dans la bourgeoisie dont elle tirait son origine et faire cause commune avec elle.
Cela explique sa conduite en 1830.
Mais, après 1830, les éléments de cette noblesse de robe se fondirent-ils avec ceux de la bourgeoisie victorieuse, de manière à former un tout homogène ? — Non. — Si une fusion complète s’était opérée, l’aristocratie parlementaire — en immense minorité — aurait été annulée. Or, lorsque pendant des siècles on a formé un corps puissant, on ne s’annule pas ainsi. — Cette minorité aristocratique tenta donc de se reconstituer à la tête de la bourgeoisie. — Elle se dégagea, dans ce but, insensiblement de celle-ci, caressant le projet de la dominer, de la supplanter même à la longue, à l’aide d’une alliance intime avec la royauté.
Une telle combinaison était à la fois habile et hardie. Le 15 avril 1838, elle fut essayée par M. Molé, la plus haute individualité de l’aristocratie parlementaire. La noblesse de robe recommençait ainsi la tentative vainement essayée, neuf ans auparavant, par la noblesse d’épée. Voyons ce qui en advint.
Quelle que fût l’habilité de M. Molé, la bourgeoisie proprement dite comprit immédiatement et comme d’instinct le péril qui la menaçait, et aussitôt, chose que l’on aurait crue impossible, ses nuances diverses s’effacèrent ; elle ne considéra plus que son existence politique compromise, ses rangs se rapprochèrent, et, pour un moment, tous ne suivirent plus qu’un seul et même drapeau, sur lequel on avait inscrit ce mot : COALITION.
Le ministère aristocratique de 1830 avait eu recours à une dissolution de la chambre, espérant que des élections faites sous ses auspices, sous son influence, lui amèneraient infailliblement une majorité. Il se trompa.
Le ministère parlementaire de 1838 suivit la même voie. Il se trompa aussi.
En 1830, la chambre porta le coup de mort au ministère aristocratique par le vote des 221[27].
En 1839, le ministère parlementaire tomba malgré une majorité de 221 voix.
En 1830, l’aristocratie de race, appuyée sur la royauté, tenta de renverser ses adversaires au moyen d’un coup d’État. — La bourgeoisie menacée appela le peuple à son aide. — Et la noblesse d’épée succomba par l’épée. En 1839, la noblesse de robe était trop clairvoyante, trop peu illusionnée, et la royauté trop intelligente pour vouloir emporter par la force ce qui ne pouvait l’être qu’à l’aide d’une combinaison constitutionnelle. Elle céda donc devant une chambre hostile. Elle était parlementaire, elle succomba d’une façon parlementaire.
On a eu tort, à notre sens, de condamner la coalition comme un fait immoral. — Quand un corps constitué use d’un moyen légal pour préserver son existence menacée, il ne peut être taxé d’immoralité. Or, la coalition n’était qu’une simple ligue défensive. Seulement, telle était sa position (composée qu’elle était d’éléments de natures diverses), qu’elle ne pouvait se défendre efficacement qu’en prenant l’initiative dans la lutte, qu’en marchant résolument au-devant de son adversaire. — Ce qu’elle fit.
La chambre qui, donnant gain de cause à la coalition, renversa le ministère parlementaire et acheva ainsi de consolider le gouvernement bourgeois, est celle dont le mandat échoit cette année.
Ce grand fait de la coalition expliqué, on comprend dans quel esprit fut formée la chambre de 1839. Comme celle de 1830, elle reçut un mandat impératif. — De même, son programme ne se composait que d’un seul article : le renversement du ministère. On ne s’enquérait guère, du reste, des opinions ou des capacités des candidats pourvu qu’ils adoptassent cet article. La bourgeoisie menacée avisait au plus pressé, et elle avait raison. Peu importait alors la qualité des votes, c’était la quantité qu’il fallait. — De là, le manque d’unité et de principes de la chambre nouvelle. Ce ne fut qu’après la victoire que l’on s’aperçut de l’étrange amalgame qu’elle présentait. On put dès lors prévoir les oscillations de sa marche, les contradictions dans lesquelles elle tomberait, de même encore que l’inaptitude aux affaires que nous lui avons vue.
Les chambres formées dans la vue d’un vote unique ne devraient-elles point, ce vote donné, résigner leur mandat ? — En cela elles agiraient peut-être sagement ; car, appelées à franchir une montée difficile de la route politique, elles dépensent ordinairement, dans ce premier effort, toute leur vigueur, elles y épuisent leur haleine, et rarement sont en état, ensuite, de prendre l’allure régulière — lente mais persistante — qui convient dans la voie unie du gouvernement de tous les jours. — C’est ainsi que nous avons vu la chambre de la coalition, dans ses molles indécisions, successivement s’engager sur les pas de trois ministères qui, chacun, suivaient une direction différente : — les cabinets du 12 mai, du 1er mars et du 29 octobre.
De ces trois cabinets, le premier était peut-être celui qui allait le mieux à cette chambre, car il était comme elle plein d’incertitudes, sans plan arrêté ; il laissait à l’aventure se dérouler la chaîne des évènements, incapable qu’il se sentait de la saisir d’une main ferme. Toutefois, ministère sans consistance, il fut vite usé. Alors apparut l’étonnant cabinet du 1er mars ; alors, en un clin-d’œil, les destinées de la bourgeoisie, un peu lassée de tant de débats, furent escamotées par le plus habile des prestidigitateurs politiques ; alors aussi, grâce à ce joueur insouciant, l’œuvre laborieuse de dix années sembla un instant sur le point d’être perdue. — Disons tout cependant, en confiant le pouvoir aux mains de M. Thiers, la chambre pouvait-elle supposer qu’il en ferait l’usage que chacun sait ? — Comment croire, qu’abandonnant le principe de paix pour lequel il avait naguère lui-même livré tant de combats, il irait se jeter tête baissée dans les voies de la guerre ? Triste versatilité dans un homme d’État ! — Et combien n’est-il point fâcheux pour un pays d’avoir à se servir d’hommes qui subordonnent ainsi leurs principes aux intérêts de leur ambition.
Peut-être, à vrai dire, M. Thiers se trompait-il lui-même, peut-être croyait-il la bourgeoisie assez forte pour soutenir, sans être rompue, le choc d’une guerre européenne ? Cela est possible ; cependant est-il bien présumable qu’une telle erreur ait pu se glisser dans un esprit aussi judicieux et aussi lucide que le sien ?
Quoi qu’il en soit, secondé par les vieux souvenirs de l’empire, pendant quelques mois, M. Thiers mena grand train la bourgeoisie dans le vrai chemin du suicide. Que d’audace d’un côté, que d’irréflexion de l’autre ! Heureusement pour la classe moyenne, que la royauté veillait sur elle… M. Thiers fut renversé, et bientôt, lorsque l’étourdissement qu’il avait momentanément produit se fut dissipé, une réaction complète s’opéra contre lui et contre son système. Le cabinet du 29 octobre, fondé dans le seul but de renforcer le principe conservateur de la paix, gravement compromis par l’ex-président du 1er mars, réunit d’abord une majorité de 80 voix. C’est que la chambre avait vu et sondé le péril auquel elle venait d’échapper, et que, tremblante encore au souvenir, elle se hâtait de le fuir. — Dès lors, elle n’a plus varié ; elle a secondé de tout son pouvoir l’accomplissement de l’œuvre de pacification entreprise par M. Guizot.
Voici en résumé le bilan de cette chambre : Elle a vaincu l’aristocratie parlementaire par le renversement du cabinet du 15 avril ; elle a pour longtemps ajourné l’invasion de la démocratie par l’appui constant qu’elle a prêté au cabinet pacifique du 29 octobre.
Ainsi a été achevée par elle la consolidation du gouvernement bourgeois.
Ses mandataires n’ont donc point à se plaindre d’elle, puisque à cela se réduisait le programme qu’ils lui avaient imposé. On lui doit cette justice de dire qu’elle s’est tenue à la lettre de ce programme. Elle n’a fait ni plus, ni moins que ce qu’elle y a vu. Elle a été conservatrice, mais rien que conservatrice. — Ainsi, quand il s’est agi d’intérêts politiques à gagner, elle n’y a guère pris garde ; quand il a été question d’intérêts matériels, elle s’est montrée plus indifférente ou plus inhabile encore ; témoins ses votes sur la question des sucres et sur la loi des chemins de fer.
Elle a donc complété l’œuvre du passé ; mais elle a laissé intacte celle de l’avenir. — Elle lègue à la chambre qui va lui succéder un héritage incontesté, plein d’ordre et de sécurité, mais aucune instruction sur la manière dont cet héritage doit être gouverné et utilisé.
Dans un prochain article, nous rechercherons comment il importe que cette lacune soit remplie, et quelle est la mission assignée à la chambre nouvelle.
V. Sur la mission de la chambre nouvelle.
[Publié en quatre livraisons. — Le biographe universel, vol. III, 2ème partie, pour les deux premières ; vol. IV, 1ère partie, pour les deux dernières.]
Paris, 31 mai 1842.
Aimez-vous les uns les autres. J. C.
Dans un précèdent article nous avons montré la Chambre née de la coalition, consolidant le gouvernement de la bourgeoisie, le préservant successivement des empiétements de l’aristocratie parlementaire, par son refus de concours au cabinet du 15 avril et d’un envahissement armé de la démocratie, par son appui prêté au cabinet pacifique du 29 octobre.
Nous avons considéré cette Chambre comme ayant mis la dernière main à l’œuvre entamée par Casimir Périer le 13 mars 1831.
Lorsque son heure a sonné, il y avait en elle une majorité conservatrice de quatre-vingts voix. — Selon toutes apparences, non seulement la Chambre nouvelle acceptera cet héritage, mais encore elle le recevra considérablement augmenté.
Le parti conservateur sera donc tout-puissant dans la Chambre de Juillet 1842.
Quel usage fera-t-il de cette toute-puissance ?
De la réponse qu’il donnera à cette question dépendent, à notre avis, et sa destinée et celle du régime constitutionnel en France.
Deux voies s’ouvrent devant lui, qu’il peut suivre également. — Nous allons les indiquer. — Nous montrerons aussi le terme auquel chacune d’elles aboutit.
Voyons d’abord quelle est la première.
Sur l’un des poteaux indicateurs placés aux angles de cette route, ce mot est inscrit : ÉGOÏSME.
Voici l’explication simple et franche que nous a donnée de cette devise un des hommes qui l’attacheraient volontiers à leur enseigne.
« La nation française est partagée en deux classes, l’une jouissant des droits politiques, l’autre n’en jouissant pas. — Nous sommes élus par la première, donc c’est elle que nous représentons ; — c’est par elle que nous gouvernons, c’est pour elle, c’est à son avantage que nous devons gouverner. — La France, pour nous, consiste en 200 000 individus environ, qui paient d’impositions 200 francs et plus. — Nous sommes les mandataires de ces 200 000 individus, c’est à eux que nous serons tenus de rendre nos comptes à la prochaine élection — par conséquent ce sont leurs affaires, rien que leurs affaires qu’il faut que nous fassions. — Nous ne devons au reste de la nation aucune obligation.
— Très bien. — Mais quel système suivrez-vous pour vous acquitter de votre tâche ainsi entendue ?
— Un système à la fois simple, facile et ingénieux. — Ces 200 000 individus, payant 200 francs et plus, dont nous sommes les mandataires, sont, n’est-il pas vrai, des gens fort à leur aise — entre leurs mains se trouve la grosse part des capitaux du pays ; — ils jouissent, on ne saurait plus agréablement, du temps présent, et certes, pour eux, le monde actuel, tel que nous l’a fait la Charte du mois d’août 1830, est certainement le meilleur des mondes possibles. — Ils auraient peu à gagner à un bouleversement, beaucoup à perdre. — Notre besogne à nous, leurs délégués, se réduira donc à cette culture d’une simple précaution : nous aurons à prévenir toute espèce de changement ou de bouleversement, et, pour ce, à faire en sorte d’immobiliser le temps présent, de le perpétuer, de rendre demain le ménechme d’aujourd’hui ; nous aurons enfin à agir de telle façon que tous les jours constitutionnels se suivent et se ressemblent. — Pour obtenir cette uniformité idéale, cette immobilisation nécessaire, nous userons de la méthode que voici :
La Chambre, où nous formons une majorité imposante, compacte, demeure assemblée quelque six mois par an. — Pendant ces six mois, son œuvre est d’examiner, de discuter, de voter le budget, de sanctionner ou d’improuver les actes du ministère, de prêter appui à celui-ci ou de le renverser. — Voilà tout. — Le budget d’abord… Le budget est lourd, il pèse actuellement treize cent et quelques millions de francs. — Cependant, tel quel, les épaules des contribuables le supportent sans trop ployer sous le faix. — La France est douée d’une si riche nature ! — Mais, remarquera-t-on, nos finances sont, en outre, engagées pour dix ans. — Engagées pour dix ans ? — Eh bien ! tant mieux ! tant mieux ! morbleu ! — Ces dix années-là seront infailliblement une période de statu quo forcé. — Lancez-vous donc dans quelque vaste entreprise, dans quelque entreprise portant fruit dans l’avenir, avec des finances engagées. — Des finances engagées…. Mais, bon Dieu, là gît le salut des vrais conservateurs. — Que la France essaie de fournir une carrière avec ce boulet au pied ! — Ce boulet… mais loin de l’entamer, laissons-lui faire boule de neige de millions. — Que, de guerre lasse, notre forçat à chaîne d’argent, renonce à pousser en avant et se tienne coi. — Des finances engagées, ah ! la bonne chose en vérité !
Donc, loin d’économiser sur le budget, nous prendrons soin de lui donner chaque année sa pitance accoutumée, et ferons même en sorte que notre France mange quelque peu son blé en herbe. — Nous sommes des politiques profonds. [28]
Quant au ministère à soutenir ou à renverser, quoi de plus aisé encore ? — Nous sommes majorité — par conséquent, bon gré mal gré, tout ministère sera nôtre. — Nous le ferons tel qu’il nous plaira. — Nous le tirerons de nous. — Il sera la chair de notre chair, les os de nos os. — Il pensera comme nous, agira comme nous, c’est-à-dire pensera peu, agira moins encore. — Toute la tâche qu’à notre tour nous lui imposerons sera contenue dans ce seul précepte : marcher, mais ne point avancer.
Bon.
Mais, nous direz-vous, messieurs, et l’opposition indignée, croyez-vous donc qu’elle vous laisse paisiblement exécuter ces manœuvres de torpilles ?
L’opposition, ah ! vous ne connaissez pas l’opposition. — Loin de nous être en quoi que ce soit nuisible, l’opposition est indispensable à notre existence, elle en fait la joie, et souvent, allez, nous procure de bien beaux jours. — Pour tout dire enfin, c’est à elle que nous devons d’être actuellement ce que nous sommes. — Ne soyons point ingrats. — Un jour elle est montée au pouvoir, et ce jour-là a coûté 500 millions à la France, ce jour-là a valu à Paris dix-sept citadelles, ce jour-là a gratifié la morale publique de deux millions de fonds secrets, etc., etc., — si bien que c’est à grande joie que l’on nous a vus revenir, nous qui, à tout prendre, faisons les choses plus bourgeoisement — qui ne mettons point six chapons à la broche quand un seul nous suffit. — Mais ce n’est pas tout. — Pendant ces six mois que, chaque année, nous demeurons assemblés, que deviendrions-nous sans elle ? — D’accord entre nous, d’accord avec notre ministère, notre budget annuel serait tôt voté, et cette besogne fournie, à quoi passerions-nous le temps, grand Dieu ? — Nous ne saurions décemment nous croiser les bras — peut-être bien faudrait-il que nous missions les mains à quelque œuvre substantielle, non stéréotypée dans le programme que vous savez. — Alors, adieu notre système de statu quo. — Eh bien l’opposition nous tire de ce souci. — Depuis tantôt douze ans, elle s’est formulée une douzaine de propositions, d’interpellations, de reproches, de récriminations, plus ou moins agressifs, qu’elle a appris par cœur, et que, dans le courant de chaque session, elle nous récite scrupuleusement. — De notre côté nous en avons de même étudié les réponses. — Si bien que ce n’est plus qu’une affaire de mémoire. — Elle débite la tirade à souhait. — Le parterre applaudit — nous donnons la réplique — et la pièce se joue. — sans qu’il nous en coûte certes grands frais d’imagination. [29]
Dieu conserve longtemps l’opposition en santé et en joie.
Vous voyez donc bien que tout concourt à nous rendre aisée notre tâche — si aisée que de longs loisirs nous sont laissés en sus, loisirs que naturellement nous utilisons au plus grand bénéfice de nous et des nôtres. — Les affaires de nos commettants réglées, ainsi qu’il vient d’être dit, nous nous hâtons d’accomplir, avec conscience, nos devoirs envers nos pères, mères, fils, filles, oncles, tantes, nièces, neveux, filleuls, cousins, arrière-cousins, petits-neveux, petites-cousines, cousins à la mode de Bretagne, etc., etc. — Chacun, je vous assure, y gagne, nul n’y saurait honnêtement trouver à redire.
— Terminons. — Ces points établis, si les hommes de l’aristocratie ou de la démocratie qui nous envient éternellement le pouvoir, s’avisaient encore de comploter contre nous, nous en ferions bonne justice. — Les premiers sont d’ailleurs peu à redouter ; — leurs idées sont d’ancienne pacotille et le débit en est borné. — C’est de la tragédie classique rimée en vers romantiques. Quant aux seconds, quelques mitraillades, lâchées à propos, nous en donneraient prompte raison.
Donc, ainsi agissant et Dieu aidant, à chaque fin de Chambre, nous ne voyons nulle raison pour que nos bons petits électeurs (à 200 francs et plus) ne renouvellent point nos bons petits mandats. »
Voilà, exposée sans ambages, l’une des deux manières dont le parti conservateur, c’est-à-dire la majorité représentant la bourgeoisie souveraine peut envisager sa mission dans la Chambre nouvelle.
Ainsi serait de nouveau consacré le système du gouvernement de l’État par une fraction de l’État, au bénéfice unique de cette fraction.
Savez-vous, messieurs les conservateurs, où vous mènerait ce système ?
Souvenez-vous des évènements qui se sont accomplis il y a un demi-siècle[30]. — Une aristocratie avait, non sans gloire, gouverné la France pendant un millier d’années : — cette aristocratie était moins nombreuse que vous, messieurs de la bourgeoisie, mais plus forte que vous. — Que lui arriva-t-il ?
Comme en gouvernant le pays elle rapportait tout à son propre bénéfice, faisait tout remonter à soi, sans se soucier de ce qu’il y avait en-dessous d’elle, vos pères, messieurs, qui se trouvaient dans ce dessous, vos pères, dont l’éducation venait de s’achever à l’école des encyclopédistes, vos pères qui portaient gravées dans leur mémoire les maximes du Contrat social, et dont les âmes s’exaltaient aux grands souvenirs de la liberté antique, vos pères un jour s’indignèrent de cet égoïsme, de cette exploitation de tout un peuple par une caste. — Ils se levèrent tous unanimes, se reconnurent, et quand ils eurent dénombré leurs forces, un d’entre eux[31], à la face de l’aristocratie encore toute puissante, posa et résolut ces trois questions : — Qu’est-ce que le tiers-état ? — Tout. — Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? — Rien. — Que demande-t-il ? — À être quelque chose.
— Ceci se passait en 1789, comme vous savez. — Dans la même année le tiers-état devint quelque chose en effet, dans la même année, la noblesse fut dépossédée. — Quatre ans plus tard, en 1793, elle fut punie. — Une génération subit le châtiment dû à l’égoïsme de vingt générations. — Les enfants payèrent pour leurs pères. — Ce fut une sanglante — ah ! trop sanglante sans doute — mais une providentielle expiation.
Eh bien, messieurs de la bourgeoisie, voilà un grand et terrible exemple à méditer. — Si, un jour, il vous arrivait d’oublier que ce n’est point pour votre seul avantage que vous gouvernez la France, si vous ne vous souveniez plus que les gens payant 200 francs au fisc ne sont pas tout l’État, enfin si, comme l’aristocratie d’avant 1789, vous comptiez pour rien ce qu’il y a en-dessous de vous, songez que trois questions aussi, trois questions résolues pourraient soudain venir troubler votre insouciante quiétude.
— Qu’est-ce que le peuple ? — Tout. — Qu’a-t-il été jusqu’à présent ? — Rien ? — Que demande-t-il ? — À être quelque chose.
Songez, dis-je, à 1789, — ressouvenez-vous aussi de 1793.
Sinon pour vous, du moins pour vos enfants.
Méfiez-vous donc de cette voie d’égoïsme dans laquelle vous n’avez, hélas ! que trop de propension à vous engager. — Ah ! il en est une autre plus difficile peut-être, mais noble et belle, une autre dont le terme n’est point un échafaud, mais un monde rayonnant dans l’avenir.
C’est celle de la charité, disons-mieux, de la fraternité.
Voici comment nous croyons que vous devez y marcher.
***
Paris, 30 juin 1842
« Pourquoi me tuez-vous ? Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce coté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste. »
Pascal. (Pensées.)
Nous avons supposé le parti conservateur dominant dans la Chambre nouvelle. — Nous avons signalé l’ornière de routine dans laquelle il se laisse engager assez volontiers. — Jalonnons maintenant la voie de progrès qu’il peut suivre.
Tout progrès se résout en réformes. — La voie du progrès n’est guère que la voie des réformes.
Il y a une réforme qui synthétise en elle toutes les autres, qui en est la clé de voûte. — C’est la réforme politique.
Celle-ci, à son tour, se résout en une réforme électorale.
Voilà la théorie. — Voyons maintenant si cette théorie est applicable dans le temps actuel, voyons s’il est utile qu’elle soit appliquée.
1° Est-elle applicable ? — En d’autres termes, a-t-elle quelques chances d’être admise ? — Nous en doutons. — Pour qu’elle prenne cours, il est nécessaire d’abord que la Chambre l’adopte ; or la Chambre ne saurait, on le comprend, admettre une réforme électorale quelque peu efficace, une réforme électorale qui abaisserait, par exemple, le cens au niveau de 100 francs, sans préparer son propre suicide. — Quelque loin qu’elle pousse l’abnégation d’elle-même, nous ne pensons pas que ce sacrifice soit de nature à être obtenu d’elle.
Est-il utile qu’elle soit appliquée ? — Sous certains rapports l’affirmative n’est guère contestable. — Ainsi une réduction du cens au taux de 100 francs, en quintuplant le nombre des électeurs, rendrait, pour ainsi dire, de nul effet toute tentative de corruption électorale ; — en outre, en faisant descendre vers le peuple les limites de la bourgeoisie souveraine, elle annulerait encore les tendances de celle-ci vers une domination exclusive, vers une domination de caste. — Elle serait un grand pas de fait du côté de la souveraineté universelle, dernier terme du perfectionnement politique, état normal de toute société parvenue à son apogée de civilisation. [32]
Tels seraient les avantages capitaux d’une réforme électorale. Cette réforme présente-t-elle, en revanche, quelque inconvénient ?
Signalons-en un que l’on peut considérer comme assez grave.
Il existe en ce pays une classe d’hommes dont les idées sont en retard d’un quart de siècle environ, que la gloire de l’empire a éblouis, et qui ne voient ni honneur ni prospérité possibles pour la France, si elle ne travaille indéfiniment à fondre de nouveaux bas-reliefs pour la colonne.
— Ces hommes oublient qu’il n’y a point de vides sur cette colonne. — Peut-être, à vrai dire, veulent-ils en édifier une seconde. — Mais où est leur statue qui la couronne ? — Pensent-ils qu’un même siècle leur fournira assez de bronze pour mouler deux Napoléon ?
D’ailleurs ignorent-ils ce que coûtent de telles colonnes, de tels bas-reliefs et de telles statues ?
C’est surtout dans les classes inférieures de la bourgeoisie que ces idées vieillies sont reçues encore comme frappées au bon coin. — Accordez à ces classes des droits électoraux, et peut-être les hommes qu’elles choisiront pour représentants seront-ils contraints, pour leur complaire, de lancer de nouveau la France dans les voies de la guerre. — Adieu alors le progrès social. La condition essentielle du progrès est l’ordre. — Et qu’est-ce que la guerre, sinon une perturbation organisée ?
Voilà quel est, à nos yeux, l’inconvénient de la réforme politique, de la réforme électorale, inconvénient accidentel, passager, mais toutefois assez grave, assez plausible.
Nous n’insisterons donc pas pour réclamer cette réforme de la Chambre, mais nous lui demanderons un équivalent.
Voici : — Nous avons admis que la réforme politique est la synthèse de toutes les réformes ; eh bien, au lieu d’aborder cette synthèse d’emblée, de prime-saut, nous aurons patience, et donnerons un détour par les régions de l’analyse. — Telle est, du reste, la voie logique.
Ainsi nous prendrons une à une toutes les réformes qui se synthétisent dans la réforme politique, tant dans l’ordre matériel que dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre moral, et nous les signalerons à l’attention de la Chambre. — Si maintenant nous supposons que celle-ci les adopte (et quelle supposition n’est point permise ?) nous pouvons sans crainte affirmer aussi qu’elle sera conduite naturellement, sans effort, sans secousse, à la réforme électorale — parce que l’analyse conduit irrésistiblement à la synthèse, de même que plusieurs cours d’eau, descendant une pente convergente, finissent par se réunir en un lit commun.
Dans ce détail analytique, commençons par l’examen des réformes de l’ordre matériel. — Nous considérons celles-ci comme les plus importantes ; les autres, à notre avis, n’en sont guère que les corollaires.
Tout d’abord les finances se présentent à nos regards.
Les finances de la France sont dans un état critique, il n’est personne qui n’en convienne. — Chaque année augmente la somme des engagements de l’avenir, chaque année laisse tomber sa fiche dans la boite du déficit. Timon évalue ce déficit, compté pour douze années, à la somme de 950 millions[33] — et il semble qu’ici le spirituel pamphlétaire n’ait point trop abusé de l’art de grouper les chiffres. — Ce n’est point par d’insignifiants palliatifs que l’on peut remédier au mal d’une semblable situation. Il faut tailler dans le vif du budget, en détacher, d’un bon coup, une tranche d’une centaine de millions, sous peine de voir la plaie s’envenimer, devenir incurable, et ne laisser enfin d’autre ressource que celle de fermer les yeux sur l’avenir. — À l’exemple de l’autruche qui se cache, dit-on, la tête dans le sable, lorsqu’elle se voit serrée de trop près par le chasseur.
Mais de quelle portion du budget détacher cette tranche de cent millions ?
L’hésitation ici ne saurait être longue. En cas d’urgence, il faut toujours frapper de préférence les dépenses improductives. — C’est donc au budget de la guerre que l’on doit viser. — Ce budget est calculé, pour l’an prochain, sur le pied de 300 millions, — qu’on le réduise à 200 millions. [34]
Mais, objectera-t-on, la condition nécessaire d’une semblable réduction, c’est le désarmement de la France, et, désarmer la France, c’est la livrer, pieds et poings liés, à la merci des autres puissances d’Europe parmi lesquelles, en ce moment, elle ne compte pas une seule alliée — c’est l’exposer impuissante à leurs insultes.
Pauvre objection, en vérité ! — Quelle est la puissance d’Europe qui songe à entamer la France, à laquelle soit venue la pensée de l’insulter ?
Que l’on y réfléchisse. — Depuis 1830 l’attitude de l’Europe vis-à-vis de la France a été purement défensive ; nous défions que l’on nous cite une seule circonstance dans laquelle cette attitude soit devenue offensive. — L’Europe absolutiste s’est, après le coup de main de Juillet, entourée d’un cordon sanitaire contre les idées françaises — c’était son droit ; — mais a-t-elle fait mine de tenter une croisade contre ces idées ? — Elle s’en est gardée et s’en gardera bien. L’insuccès de ses précédentes tentatives lui a servi de suffisante leçon. Elle n’a pas oublié, croyez-le, la réponse qu’elle a reçue au manifeste de Brunswick.
Cela fait vraiment pitié de voir que, depuis le 15 juillet 1840, toute la polémique de certains journaux est accrochée à ces deux bouts de phrases : — La France est livrée à l’étranger ; — son honneur n’est plus sauvegardé.
Mais que l’on nous dise donc, une bonne fois, en quoi sa considération, son honneur ont été atteints. — En vérité c’est lui faire tort que de vouloir la poser, sans cesse, en capitan de comédie. — Elle a, ce nous semble, assez souvent fait ses preuves pour n’avoir pas besoin de se mettre, tous les jours, le poing sur la hanche, en faisant bruyamment résonner sa rapière. — Le rôle de raffiné d’honneur a bien son côté ridicule. — Dans notre siècle, c’est tout bonnement un anachronisme.
Encore une fois, lorsque l’on a eu des duels tels que ceux d’Austerlitz, d’Iéna et de Wagram, on peut bien, en honneur, laisser, pour de moindres querelles, l’épée dans le fourreau.
Qu’arriverait-il en définitive, si la France désarmait ? De quelles puissances aurait-elle à redouter le mauvais vouloir ? — Serait-ce des grandes puissances allemandes, de la Prusse, de l’Autriche ? — Mais celles-ci, avec leurs grandes annexes, encore si mal soudées, des provinces rhénanes et du Lombard Vénitien auraient, à une guerre, beaucoup à perdre, peu à gagner. D’ailleurs le peuple allemand n’a nullement le caractère agressif. — Pourvu que l’on ne songe point à le séparer de son vieux fleuve, le Rhin, pourvu que les vignobles du Hochheim et du Johannisberg continuent à croître et à mûrir sur un sol germanique, le peuple allemand ne bougera du coin de son foyer. Avant d’entonner de nouveau les hymnes guerriers de Ludwig Kœrner, il y réfléchira à deux fois. — En outre, l’Allemagne, dans ces derniers temps, s’est tournée tout entière du côté des améliorations matérielles, elle se sillonne de chemins de fer, elle cherche bourgeoisement à augmenter son petit bien-être. Laissez-la en paix chez elle, volontiers elle vous laissera en paix chez vous. — Redouteriez-vous davantage la Russie ? — Mais la Russie est séparée de vous par toute l’épaisseur de l’Allemagne ; — et puis la Russie n’est pas riche. — Vous savez à quel taux elle négocie ses emprunts. — D’ailleurs c’est plutôt contre l’Angleterre que contre la France que ses intérêts permanents la portent à se tourner.
Les autres États du continent ne comptent point.
Reste l’Angleterre. — L’Angleterre, cet artisan maudit de toutes les coalitions dirigées contre la France. — Les coalitions suscitées par l’Angleterre, que l’on se rassure, ne sont plus à craindre. Celles qu’elle a tramées contre ce pays lui ont coûté, en total, une quinzaine de milliards. — Que lui ont-elles rapporté ? …. Maintenant qu’elle en connaît le prix, elle se gardera d’en soudoyer de nouvelles. Écrasée sous le poids de sa dette, elle n’est point assez dénuée de sens pour l’alourdir encore.
Sur terre, l’Angleterre n’est plus une adversaire redoutable pour la France, parce qu’il ne lui reste plus assez d’or disponible ; sur mer, elle l’est toujours parce qu’elle possède encore assez de vaisseaux.
Pour ces raisons donc, nous sommes d’avis que la Chambre, en diminuant, par exemple, le budget de la guerre de 110 millions, et en augmentant celui de la marine de 10 millions, ferait une chose à la fois profitable aux intérêts matériels du pays et à ceux de sa politique extérieure.
Telle est la première réforme que nous voudrions voir accomplir.
***
Paris, 31 juillet 1842.
« La révolution française a suscité beaucoup de questions et les a toutes résolues bien ou mal… Mais elle nous a laissé à résoudre la plus grave de toutes peut-être…. C’est la question des prolétaires, celle qui repose au fond de toutes les autres, celle peut-être qui les résume toutes. Vous murmurez contre ceux qui la soulèvent ; vous les accusez d’une perturbation qu’ils signalent, mais qu’ils n’ont pas faite ; vous l’écartez en vain de vos pensées comme un nuage sur notre horizon ; elle éclatera en une explosion terrible tôt ou tard, si la société ne la résout pas. »
(A. DE LAMARTINE, DISCOURS SUR LES CAISSES D’ÉPARGNE, 4 février 1835.)
Le 13 de ce mois un fatal événement a plongé la famille royale dans le deuil. La France entière s’est associée de cœur à cette grande douleur d’une famille, et pendant quelques jours les haines politiques se sont tues. Il a semblé qu’une sympathie commune réunissait les partis autour du cercueil d’un jeune homme dont ils estimaient tous le noble caractère. Puisse cette union de quelques jours laisser une trace, puisse-t-elle, dans la Chambre renouvelée, donner trêve à ces vaines et stériles querelles que déjà si souvent nous avons déplorées, puisse-t-elle enfin inspirer aux représentants de la France, en même temps que des sentiments de paix, quelques idées généreuses et progressives. Que cette douleur qui a frappé ceux dont la place est au plus haut rang de la société, fasse songer un peu aux douleurs qui sont souffertes tout en bas.
. . . . . . . .
Ce que nous reprochons à la bourgeoisie qui gouverne actuellement l’État, c’est son égoïsme, c’est le peu de souci qu’elle prend de tout ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire de tout ce qui est peuple. Ce que nous lui demandons, c’est d’étendre sur les classes inférieures dont l’existence est si peu assurée, si pleine de privations et de souffrances, une action salutaire, bienfaisante, fraternelle. — Nous ne réclamons point d’elle des droits politiques pour ce peuple. Qu’en ferait-il ? Avec son ignorance et ses instincts généreux et spontanés, il serait bientôt pris pour dupe. Il ne l’a été que trop souvent. Un homme qui n’a que des instincts se gouverne mal. Il faut de l’intelligence pour se bien diriger soi-même. Ainsi d’une nation. Que la bourgeoisie, dont l’intelligence est cultivée, gouverne au temps actuel, quoi de plus juste, de plus rationnel ; mais, encore une fois, qu’elle songe que ce droit que la nation lui confère ou plutôt l’autorise tacitement à exercer, implique aussi un devoir — celui d’exercer le pouvoir, non pas au profit d’elle-même, mais au bénéfice de tous. Voilà ce dont elle se souvient trop peu. Nous ne lui demandons que de s’en souvenir.
Ainsi point de droits politiques, au temps présent, pour le peuple, mais des institutions qui lui procurent ce bien-être dont il a tant besoin. Lorsque sa condition matérielle se sera améliorée, il aura du loisir pour améliorer aussi son état intellectuel, pour développer son intelligence. Et, son éducation terminée, il sera temps de songer à lui donner des droits politiques.
Tout donc dérive de la question du bien-être matériel. — Si cette question pouvait sans cesse être à l’ordre du jour dans la presse et à la tribune de France, à l’ordre du jour dans l’esprit de nos hommes d’État, certes la cause de la démocratie ne tarderait pas à être gagnée.
Mais cette cause a en France de tristes champions. Ces austères républicains de salons qui se proclament les défenseurs des intérêts du peuple, savez-vous ce qu’ils déplorent, ce qu’ils couvrent surtout de leur blâme dans la voie suivie jusqu’à ce jour par le gouvernement de juillet ? C’est la tendance matérialiste de ce gouvernement, c’est-à-dire la propension qu’ils lui trouvent à s’occuper des questions de l’ordre matériel plutôt que de celles de l’ordre intellectuel. Ils nomment cela le culte du veau d’or.
Pour notre part, nous trouvons qu’ils flattent un peu le gouvernement en lui attribuant une telle propension. Plût à Dieu que leurs plaintes fussent fondées.
Cette inintelligence du parti républicain fait sa faiblesse. Ce parti vit sur une faute de logique. Il dit : Ayez de la liberté (ou autrement : des droits politiques) et vous aurez du bien-être, soyez puissant et vous serez riches ; tandis que la proposition inverse seule est vraie. Quand, en effet, la liberté réduite à elle-même, dépouillée de tout autre influence, a-t-elle amené le bien-être chez un peuple, et quelle est la condition essentielle de la puissance si ce n’est la richesse ?
Il y a un grand fait que ces républicains ont négligé d’étudier ou qu’ils ont étudié à faux. Ce fait est celui qui a fondé la liberté en Europe ; c’est l’émancipation des communes au Moyen âge ; or, quand les communes ont-elles songé à s’émanciper ? — Lorsqu’elles ont possédé quelque bien-être. — Quand ont-elles été puissantes ? — Lorsqu’elles ont été riches. Quelles ont été les plus puissantes ? — Les plus riches.
Au lieu de considérer cet enfantement de la liberté et de la puissance des États modernes, ils préfèrent se reporter à l’origine de la prospérité des États de l’antiquité. Ainsi ils prennent pour exemple Rome, Rome qui a acquis ses richesses par le moyen de sa puissance. — Oui, mais qu’étaient donc les Romains ? sinon une bande de voleurs audacieux et disciplinés, voleurs jusqu’à ce que, leur part faite, il ne restât plus dans le monde rien qui valût la peine d’être volé. Leurs procédés ne sont plus applicables dans nos sociétés civilisées selon le Christianisme. — Napoléon, par sa chute, a d’ailleurs récemment prouvé, d’une façon assez péremptoire, ce nous semble, que la puissance ne peut plus être acquise au moyen de la conquête. [35]
Eh bien, la plupart de nos démocrates en sont encore là cependant en fait de science sociale. Ils ne voient point de fortune et de puissance possibles pour la France sans la conquête armée. La frontière du Rhin est toujours leur vieux rêve, leur dada favori. Ils caressent ce rêve avec amour, et pour le réaliser, ils poussent, en toute occasion, à une guerre européenne. La belle panacée, en vérité, pour soulager les souffrances du peuple, l’ingénieux moyen de le tirer de la misère, de lui créer un bien-être stable !
Du reste, ils procèdent tous de Danton, de Danton qui sapait à grands coups de hache la société ancienne sans trop se soucier de celle qui surgirait d’entre les ruines qu’il amoncelait. Seulement Danton abattait une société pourrie, un tronc dont la sève s’était desséchée et qui tenait une place marquée pour la fructification d’un germe nouveau. — Ce germe, en effet, a été planté, à peine maintenant a-t-il eu le temps de s’épanouir, et déjà nos démocrates veulent y porter la cognée…. Danton arrachait du sol des abus enracinés dans les profondeurs de douze siècles : ses continuateurs songent à abattre une société dont les racines ont à peine pénétré dans la pleine terre. L’homme du 10 août s’efforçait de broyer sous sa main puissante les dernières souches de l’inégalité des droits parmi les hommes ; eh que veulent donc détruire les républicains d’à-présent dans une société fondée tout entière sur le principe de l’égalité des droits ?
Ils s’efforcent de briser un arbuste fragile, dont ils devraient au contraire chercher à accélérer la croissance.
Ils veulent démolir un édifice dont les fondements sortent à peine de terre, au lieu d’aider à en élever les murailles.
Les saint-simoniens et les fouriéristes sont tombés dans un extrême opposé. Ils ont poussé trop loin les idées de reconstruction sociale. Ils ont voulu rebâtir la société en un jour et comme d’un seul bloc, depuis les fondations jusqu’aux combles, tandis qu’elle ne saurait être édifiée que lentement et pierre à pierre. Dieu seul peut construire instantanément et d’un seul jet. L’homme n’atteint point à cette perfection sublime, ses œuvres sont plus lentes, elles exigent des siècles de labeur. — Les disciples de Saint-Simon et de Fourier ont donc présenté des théories trop vastes, trop complètes et par cela même impraticables. Ils ont trop regardé dans l’avenir pendant que les républicains d’ancienne école se reportaient trop dans le passé. — De là les divergences qui les séparent les uns des autres, les antipathies qui règnent entre eux, antipathies dont nous avons eu tout récemment encore des témoignages[36].
Du reste, il y a un meilleur parti à tirer des idées saint-simoniennes et fouriéristes que de celles du parti républicain proprement dit. Sans doute, la plupart de ces idées sont fausses, quelques-unes mêmes ne sont que de malheureuses aberrations, qui témoignent de la débilité de l’esprit humain, lorsqu’il s’aventure dans des terres dont il ignore la topographie ; mais dans le nombre, il en est quelques-unes marquées au coin de la raison et qui semblent destinées à fournir, dans l’avenir, le prix de quelques utiles acquisitions. — Ce sont des lingots d’or dont, peut-être, il serait bon de monnayer déjà quelques parcelles pour les nécessités du temps présent.
Dans ce nombre nous placerons, par exemple, la théorie économique et agricole de l’association fouriériste. [37]
***
Paris, 30 août 1842.
La loi de la régence vient d’être votée en quelques jours.
— On devait prévoir qu’elle serait adoptée sans difficulté.
— Elle a cependant fourni à la Chambre des députés la matière d’assez vifs débats. M. Thiers s’est empressé de la mettre à profit, pour abandonner la gauche qu’il a définitivement reconnue impuissante à le porter jusqu’au sanctuaire élevé du pouvoir. Il vient, de nouveau, de sauter en croupe du parti conservateur qu’il trouve d’une allure à la fois plus facile et plus sûre. Nous connaîtrons, probablement dans quatre ou cinq mois, les avantages qu’il aura retirés de ce revirement.
Pendant que M. Thiers se livrait à cette petite évolution vers la droite, M. de Lamartine faisait précisément l’inverse : il mettait le pied dans l’étrier de la gauche. Nous verrons s’il parviendra à rendre quelque vigueur à ce coursier vieilli et épuisé par douze années de manège, s’il parviendra à le lancer dans une voie nouvelle, et surtout à lui donner cette direction ferme et unie qui double la force des partis politiques, direction que la main flasque et indécise de M. Barrot n’a jamais su imprimer à la gauche.
M. de Lamartine a, du reste, un beau rôle à jouer dans la Chambre nouvelle. Il est, pour ainsi dire, le seul homme politique éminent de ce pays qui n’ait point encore été engagé et usé dans ce jeu perpétuel de combinaisons ministérielles dont nous avons le spectacle depuis la révolution de juillet. — M. de Lamartine, à qui l’on reproche de ne contempler le monde que du haut d’un nuage, est peut-être l’homme qui comprend le mieux, en France, la mission du gouvernement constitutionnel, qui apprécie avec le plus de vérité les conditions d’existence de ce gouvernement, et qui juge le plus rationnellement le parti que l’on en doit tirer. [38] — M. de Lamartine croit, non sans raison, qu’il ne s’agit pas seulement de conserver ce qui existe déjà (tout excellent que ce puisse être), mais qu’il faut encore perfectionner et acquérir. — Il croit que, sous peine de se voir déborder par les partis, le gouvernement doit MARCHER, c’est-à-dire ne jamais se laisser en arrière de la société. Or voilà ce que n’accordent pas les conservateurs routiniers. Ceux-ci refusent d’avancer parce qu’ils craignent, à chaque pas, de voir s’ouvrir devant eux le gouffre des révolutions. — M. de Lamartine marche sans crainte, lui, vers cet abîme, non pour s’y jeter, mais pour le combler à force de travail, d’améliorations, de bien-être procuré aux masses, de forces vives habilement conduites. Et, certes, là est la vérité. Le régime constitutionnel n’a de chances de durée qu’autant qu’il réalisera les promesses par lesquelles ses adversaires séduisent les esprits. Il faut qu’il s’efforce de donner à la France la prospérité, la grandeur et la liberté que lui promettent et les carlistes et les républicains, sinon tôt ou tard il périra. Or, ces conditions, il ne les remplira que lorsque les hommes du pouvoir se seront bien pénétrés de cette vérité, que, plutôt que de comprimer l’exubérance de vie qui tourmente les nations à de certaines périodes de leur existence, il est préférable de l’utiliser, de s’en servir comme d’un nouveau et providentiel moyen de grandeur et de puissance.
Voilà ce que M. de Lamartine a admirablement compris, et voilà ce qu’il s’est efforcé de faire comprendre aux conservateurs de la Chambre ; mais, hélas ! sa voix, jusqu’à ce jour, a stérilement retenti… On a préféré suivre la route facile du gouvernement au jour le jour, ou se préoccuper mesquinement d’intrigues personnelles plutôt que de s’élever à la hauteur de ces grandes théories sociales que les siècles passés ont léguées, à notre siècle, mûres pour l’application. — M. de Lamartine, enfin, s’est lassé, et il a rompu avec ces hommes qui ne savent que donner des portefeuilles à des parleurs habiles, mais qui écoutent impatiemment les enseignements désintéressés. — Pourtant, M. de Lamartine aurait tort de se décourager, car, nous le répétons, il est dans le vrai : les errements de la vieille politique sont usés jusqu’à la corde, quand ils auront cédé sous la main de ceux qui s’y raccrochent, eux, leurs systèmes et leurs ambitions, il est un des hommes vers lesquels la France tournera les yeux, à qui elle demandera des idées plus larges, plus appropriées aux besoins de ce siècle, de nouveaux véhicules sociaux… Un beau rôle alors lui sera destiné. — Saura-t-il le remplir ? — Nous l’espérons. — Mais, du reste, peu importe sur quel banc de la Chambre il siège, à gauche ou à droite, on saura bien l’y aller chercher quand le moment sera venu. [39]
Ce moment où les questions d’utilité sociale prendront enfin le dessus dans les régions du pouvoir parlementaire, nous l’appelons de tous nos vœux. — C’est qu’en vérité il y a beaucoup à améliorer en France. — Il y a surtout, dans les couches inférieures de la société, tant de plaies à cicatriser, tant de germes malsains qu’il importe d’assainir, tant de maux, dont les racines ont poussé dans la misère, dans l’ignorance des classes pauvres, dans l’insouciance des classes riches, qu’il est urgent d’extirper ! …
La misère… Voilà la terrible mais non l’incurable plaie qui ronge les sociétés modernes. — Certes, le grand problème social à résoudre est toujours celui que Henri IV indiquait si bien lorsqu’il disait : qu’il voulait que, sous son règne, chaque famille pût mettre la poule au pot le dimanche. — Aucune intelligence n’a jamais été ni si loin ni si juste.
Ce problème, pour n’avoir point, jusqu’à présent, été résolu, n’est cependant pas insoluble.
La cause de la misère, du malaise des classes laborieuses, est facile à découvrir. — Elle n’est ni multiple, ni complexe, elle consiste uniquement, comme chacun sait, dans L’AGGLOMÉRATION D’UN NOMBRE TROP CONSIDÉRABLE DE TRAVAILLEURS SUR UN POINT DONNÉ. — Eh bien, ne serait-ce pas au gouvernement, aux hommes qui conduisent la société, à prévenir une telle agglomération, à veiller à ce que la matière suffise toujours aux nécessités de ceux qui l’exploitent, c’est-à-dire, à ce que le rapport entre les besoins et les subsistances ne soit jamais faussé ? — Ainsi, ne faudrait-il pas que lorsqu’une industrie languit et laisse inoccupée une partie de ses travailleurs, le gouvernement s’inquiétât quelque peu du sort de ceux-ci, qu’il prît soin de les diriger sur d’autres points du territoire et de les appliquer à des industries différentes auxquelles, peut-être, dans le même temps, les bras manquent ; ou bien, si tous les rangs sont comblés, si la société souffre de pléthore, ne serait-il pas bon qu’il pratiquât lui-même de grandes saignées aux populations, qu’il prit l’initiative des grandes entreprises de colonisation ? [40]
Il y a là toute une science de statistique sociale à fonder, science dont les révolutions qui se produisent journellement dans l’industrie mécanique démontrent assez la nécessité dans ce siècle. — À chaque instant, en effet, n’arrive-t-il pas à la plupart de nos industries ce qui est arrivé à l’industrie des copistes à l’époque de l’invention de l’imprimerie : une invention nouvelle, un perfectionnement inattendu se produisent et laissent inopinément inactifs des milliers de bras, qui, en attendant que la secousse se soit régularisée, que le surcroît de force et de vie produites par cette idée nouvelle, ait permis de les utiliser encore et plus fructueusement pour eux, deviennent fatalement les moteurs de tous les désordres, les artisans de ces grands troubles populaires devenus si fréquents depuis cinquante années. — Et qui cependant oserait jeter l’anathème sur ces populations inquiètes et tumultueuses, dont aujourd’hui même l’Angleterre nous offre le spectacle ; n’ont-elles point pour elles la plus légitime, la plus irréfutable de toutes les excuses : l’excuse de la faim ?
C’est donc surtout à l’œuvre que nous venons d’indiquer sommairement, que nous voudrions que le gouvernement mît la main… On comprend, du reste, quelles sont les parties qui en dépendent : la colonisation de l’Algérie, l’exécution rapide de nos grands travaux publics, les encouragements au commerce extérieur, etc. — L’espace nous manque pour les détailler et les discuter ici, nous nous réservons d’y revenir.
Bornons-nous seulement à exprimer l’espérance que la Chambre nouvelle saura enfin entrer dans cette sphère d’idées.
VI. Sur le traité de commerce avec la Belgique.
[Le biographe universel, vol. IV, 2ème partie.]
Paris, 30 septembre 1842.
Pour bien faire connaître toutes les vicissitudes qu’a subies la négociation de ce traité, il est nécessaire de remonter un peu haut.
Depuis douze années, la Belgique se trouve en proie à une crise industrielle.
Cette crise a pour origine la séparation de la Belgique d’avec la Hollande.
Sous le rapport des intérêts matériels, l’union de ces deux pays avait été une excellente combinaison : la Hollande, pays commercial, écoulait les produits de la Belgique, pays industriel. C’était l’association d’un fabricant avec un courtier.
La révolution de 1830[41] vint, l’union fut rompue, et la Belgique laissée à elle-même. — Tous les débouchés que lui procurait la Hollande se trouvèrent soudainement fermés. — Elle dut aussitôt songer à les remplacer ; car son industrie, privée des ressources de ce grand marché dont elle avait été maîtresse pendant quinze années, se trouvait gravement compromise.
Dans ces circonstances, la Belgique avait à choisir entre trois partis. Elle pouvait :
1° Chercher à s’unir intimement à la France.
2° — à l’Allemagne.
3° Garder entre ces deux pays une sorte de neutralité et s’efforcer d’obtenir de tous deux la plus grande somme possible d’avantages commerciaux. [42]
Ce fut au dernier parti que s’arrêta le gouvernement belge. — L’expérience a prouvé que ce choix ne valait rien. — En revanche, on ne saurait nier qu’il ne fût, pour ainsi dire, le seul possible.
Une alliance avec la Prusse aurait rencontré, de la part de la France, une vive et naturelle opposition. — En outre, une telle alliance eût été vue de mauvais œil par la plus grande partie des populations belges, dont les sympathies sont toutes françaises.
Une alliance avec la France aurait excité un grand mécontentement, non seulement en Allemagne, mais encore et surtout en Angleterre.
Nous venons de nommer l’Angleterre… On sait, en effet, quelles précautions prit cette puissance, en 1830, pour que la révolution belge ne devint point, pour la France, l’occasion d’un accroissement de territoire ou même d’influence. — On sait que ce fut pour ne pas s’aliéner cette unique et puissante alliée que la France de juillet refusa un roi à la Belgique révolutionnée. — On sait encore que les appréhensions de la politique britannique ne se calmèrent qu’après que la couronne de Belgique eut été posée sur la tête d’un prince anglais.
Placée donc, sous l’active et jalouse surveillance de ces grands intérêts rivaux, la Belgique se trouvait enchaînée. On la condamnait à contempler immobile et patiente le marasme de son industrie. On contraignait sa politique commerciale à n’être jamais qu’une politique d’atermoiements et de transactions.
Un accroissement continu et graduel du malaise de l’industrie belge, resserrée entre des barrières trop étroites, fut, au bout de quelques années, le triste résultat de cette situation. — Par intervalles, cependant, on obtenait de maigres concessions ; mais ces concessions étaient toujours chèrement achetées
Des plaintes incessantes se faisaient entendre. — Les uns se tournaient vers l’Allemagne, le plus grand nombre vers la France.
Mais l’Angleterre veillait, et le gouvernement belge, paralysé, ne répondait à ces plaintes qu’en sollicitant, çà et là, au dehors, quelques concessions timides.
Sur ces entrefaites, fut conclu le traité du 15 juillet 1840. — Les positions respectives des grandes puissances se trouvèrent soudainement changées. La France cessa d’avoir des ménagements à garder envers l’Angleterre. — La situation que M. Thiers avait faite à son pays, cependant, était grave. La France allait peut-être, comme aux jours les plus difficiles de la république, avoir à lutter contre l’Europe coalisée. Elle dut songer, sans retard, à se fortifier. Sa frontière du Nord étant la plus accessible, c’était celle-là qu’il lui importait d’abord de couvrir. En effet, depuis la forêt des Ardennes jusqu’à la mer, règne et se prolonge, parallèlement à cette frontière, une ligne redoutable de villes de guerre, obstinées, par les vainqueurs de 1815, à servir de places d’armés à la sainte alliance absolutiste contre la France constitutionnelle. — Celle-ci avait donc, en juillet 1840, un immense intérêt à ce que le canon de ces forteresses, au lieu d’être tourné contre elle, servît au contraire à la protéger. — Elle ne pouvait obtenir ce résultat qu’en gagnant complètement la Belgique à sa cause.
Ce fut alors que s’improvisa, au sein du cabinet des Tuileries, le projet d’une union douanière entre les deux pays. Certes, en de telles circonstances, ce projet se présentait comme le fruit d’une saine et habile politique. On n’achetait pas trop cher, au prix d’une union douanière, ce grand rempart des provinces belges, bastionné par les importantes forteresses d’Ypres, Menin, Courtrai, Ath, Mons, Charleroi, Namur, Bouillon. — On fit bon marché des réclamations soulevées par quelques industries isolées ; et, sans doute, l’affaire aurait été conclue si, dans l’intervalle, l’orage amassé du coté de l’Orient, ne se fût peu à peu dissipé. Le traité belge subit immédiatement l’influence de ce changement. — Les chances de guerre se trouvant éloignées et les fortifications de Paris votées, on considéra comme moins urgente la nécessité de s’assurer la coopération de la Belgique. On prêta l’oreille aux clameurs des industries qui s’alarmaient à la pensée d’une concurrence à subir, et le traité fut ajourné. — Enfin, au commencement de cette année, les affaires d’Europe ayant complètement repris leur cours accoutumé, tout fut rompu.
Mais, vers la même époque, la question des lins se présenta en France, impérieuse et exigeant une prompte solution. L’industrie linière demandait, comme on sait, une protection efficace contre la concurrence étrangère, principalement contre la concurrence anglaise.
Cette question des lins était difficile à résoudre ; car, en regard de l’industrie linière, s’agitait l’industrie vinicole avec des intérêts diamétralement opposés. — Les producteurs de vins ne pouvaient-ils pas craindre en effet, avec raison, de devenir les victimes des représailles que soulèveraient de nouvelles lois restrictives accordées aux fabricants de toiles de lin ?
Il s’agissait d’accorder ces exigences ennemies. — Le gouvernement français tourna habilement la difficulté.
La France fut fermée aux lins anglais. L’industrie vinicole ne pouvait s’en plaindre, le marché anglais étant, par l’effet du traité de Methuen, dès longtemps annulé pour elle. — Mais autre chose serait advenue, si l’on eût de même refusé aux toiles belges l’accès des marchés de France. — Par représailles, la Belgique eût été inévitablement amenée à se fermer aux vins français, et à conclure avec l’Allemagne un autre traité de Methuen. Or, la Belgique reçoit, annuellement, de sa voisine du midi, 85 000 hectolitres de vins, chiffre de consommation qui est relativement considérable[43]. — On fit donc une exception en faveur des toiles belges : on continua à les recevoir aux anciennes conditions.
Mais, qui le croirait ? — On songea à se faire payer par la Belgique cette exception que l’on ne pouvait se refuser de lui accorder. — On profita de la circonstance pour l’obliger à supprimer, en quelque sorte, les droits dont elle grevait l’importation des vins de France. — La combinaison était certainement bien entendue : pour les toiles l’ancien état de choses continuait à subsister dans les deux pays ; pour les vins, on obtenait une faveur extraordinaire. On ne mécontentait point l’industrie linière, heureuse de se voir débarrassée de la concurrence anglaise, et l’on satisfaisait pleinement l’indus-trie vinicole en améliorant un de ses principaux débouchés.
Il est inutile de dire que la Belgique, craignant de compromettre dangereusement, par un refus, la situation, déjà précaire, d’une notable portion de sa population ouvrière, s’empressa d’accorder tout ce que l’on exigea d’elle.
Cependant, voici que le gouvernement belge, les conventions nouvelles à peine en vigueur, s’avise d’accorder aux vins allemands les mêmes bénéfices dont il venait de favoriser les vins de France.
C’était, comme on le voit, opposer à un machiavélisme d’usage en diplomatie, un autre machiavélisme.
Là-dessus, la presse française de crier à la déloyauté, la presse belge de se demander à quoi bon cette concession nouvelle que rien ne motive.
L’accusation de déloyauté n’est pas sérieuse… Mais pour n’être point déloyale, la mesure est-elle d’une bonne politique ?
Nous ne le croyons pas. — Selon nous, elle accuse une tendance déplorable. Elle prouve que le gouvernement belge est plus que jamais engagé dans sa politique de transaction et de balancement entre la France et l’Allemagne, qu’il en est toujours à solliciter auprès de ses voisins, des bribes de concessions.
Pauvre politique, qui n’a réussi, jusqu’aujourd’hui : d’un côté, qu’à faire payer double, à la Belgique, le prix de vieilles concessions ; d’un autre côté, qu’à lui faire solder d’avance une simple espérance de faveurs.
Pauvre politique, à laquelle semble présider peut-être une pensée anglaise, car, on le sait, la politique britannique joue ce double jeu d’empêcher à la fois la puissance française et la puissance allemande de s’accroître.
Mais, dira-t-on, quelle autre conduite pourrait tenir le gouvernement belge ?
Nous croyons que pour le soin de sa dignité, il ferait bien de cesser ce rôle de solliciteur ambidextre, et qu’en présence des combinaisons peu généreuses dont le cabinet des Tuileries use à son égard, il devrait ou traiter franchement de son admission dans le ZOLL-VEREIN allemand, ou s’efforcer de ramener, à l’aide d’une grande entreprise de colonisation, l’industrie belge au degré que comporte l’état actuel de ses débouchés.
Tôt ou tard, sans doute, il sera obligé d’en venir là.
Mais serait-il sage à la France de laisser ainsi sa jeune sœur en révolutions se séparer d’elle pour aller faire cause commune avec cette grande association allemande qui menace de s’assimiler successivement les contrées les plus riches et les plus industrieuses du continent. — Non certes. — La communauté des intérêts est le seul lien qui unisse solidement les peuples ; et, pour le soin de sa sécurité, la France ne devrait pas oublier que les plus sûres fortifications de sa capitale sont dans les sympathies de la nation qui tient la clef de sa frontière du Nord.
Il importe, en outre, que la France ne se laisse pas déborder de toutes parts et emprisonner enfin par les douanes du ZOLL-VEREIN ; il importe qu’elle se fasse de son côté un système de douanes imposant[44] ; il importe qu’un jour elle puisse traiter, sans désavantage, avec le ZOLL-VEREIN, afin de réaliser, par une alliance qui relierait en faisceau tous les États de l’Europe occidentale et centrale, la grande pensée du blocus européen imaginé par Napoléon contre l’Angleterre[45].
Car la question est demeurée, au fond, à peu près la même qu’au temps de cet infatigable ennemi de la puissance britannique.
Pour soustraire l’Europe continentale à la suprématie politique de l’Angleterre, Napoléon voulait la rendre inaccessible à celle-ci, en l’entourant d’un mur de baïonnettes : pour ne pas demeurer plus longtemps asservie à l’industrie britannique, l’Europe songe actuellement à se murer de même contre elle, mais pacifiquement, à l’aide de lignes de douanes.
Les moyens, comme on le voit, seuls ont changé.
La conduite des nations continentales, à l’égard de la Grande-Bretagne, est, du reste, parfaitement légitime. Elle ressort du principe même de leur conservation, elle est impérieusement réclamée par le soin de leur prospérité. En effet, il est bien reconnu maintenant que les industries naissantes du continent ne peuvent subsister et se développer sans la protection d’une coalition commerciale, dirigée contre l’Angleterre, dont la supériorité industrielle, acquise par une priorité de cinquante années, les écrase. [46]
On argue beaucoup, contre le traité belge, des intérêts lésés de quelques industries et en particulier de ceux de l’industrie métallurgique ; mais, en vérité, les exigences d’un petit nombre de propriétaires de hauts-fourneaux doivent-ils être mis en balance avec les grands intérêts que nous venons de considérer ? — D’ailleurs, nous doutons fort, qu’en définitive, l’industrie française souffre de l’union commerciale des deux pays. — Quatre millions d’hommes en ruinent malaisément trente-deux millions. Nous croyons, au contraire, que cette adjonction d’une contrée industrieuse, à la France riche et puissante, ne pourra que servir utilement l’industrie française en la tirant de cette molle apathie dans laquelle elle dort, accroupie sous son épais manteau de prohibitions.
Espérons donc, dans l’intérêt des deux nations, que le traité de commerce avec la Belgique sera bientôt mené à bonne fin.
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[1] L’entrée en matière du jeune journaliste, dans son tout premier article, a de quoi étonner. Sans expérience personnelle et sans avoir assumé aucune responsabilité, il assène une critique à l’équipe même qui lui offre sa première chance. On voit pointer ici l’honnêteté et l’indépendance d’esprit qui a caractérisé Molinari sa vie durant.
Le fait nous permet aussi de caractériser cette première mission confiée à Molinari par les propriétaires du Biographe universel. Craignant peut-être de se compromettre, en lui confiant dès à présent une biographie historique au-dessus de ses forces, ils envisagèrent de l’occuper dans une rubrique déjà jugée souhaitable mais jusqu’alors non accomplie, celle du commentaire d’actualité.
Une hypothèse qui pourrait être faite serait d’imaginer que Molinari ait déjà participé au Biographe universel au cours de sa première année d’existence, en 1841, mais cela de façon anonyme. Cette supposition cependant ne repose sur aucune preuve tangible autre que l’existence de contributions signées de simples initiales, et nous croyons pouvoir la repousser.
[2] Ce propos et le rapprochement que l’auteur y opère avec la méthode mathématique paraîtra un peu forcé si on le considère à la lettre. Il ne faut toutefois y voir qu’un reste de l’éducation scientifique du jeune Molinari et de la disposition dans laquelle nous le verrons tout au long de ce volume à faire usage de métaphores et de parallèles mathématiques ou scientifiques.
[3] Le dépassement des clivages traditionnels des partis faisait, à la même époque, l’une des originalités et des forces de l’Anti-Corn Law League de Richard Cobden, association de défense du libre-échange fondée à Manchester, que Molinari allait bientôt découvrir et reconnaître comme modèle. — Une présentation du nouvel environnement intellectuel de Molinari à partir de 1845 et sa conversion au libéralisme se trouvera dans le prochain volume.
[4] Avec une certaine habilité littéraire, Molinari traite ici de la vie politique en économiste qui compte les « dépenses », la « mauvaise monnaie » et l’« économie » parlementaire ». Ce qui n’est encore alors qu’un langage va bientôt se transformer en méthode d’analyse.
[5] La révolution de 1830 amena en France une redistribution des cartes au cours de laquelle les ambitions dévorantes d’une génération d’arrivistes se manifestèrent de manière bruyante. Les portes s’ouvraient en grand, les démarches les plus téméraires paraissaient naturelles. Dans cette grande curée des places, un homme comme Georges-Eugène Haussmann, le futur rénovateur de Paris, alors à peine sorti de l’École de droit, pouvait réclamer sans pudeur au ministre de l’intérieur qu’on lui confît l’administration d’une sous-préfecture.
[6] Il y a encore, chez ce fils d’officier, de cette admiration pour les grands hommes et de cette croyance en l’inéluctabilité d’un pouvoir fort, qui, avant de s’éteindre, le conduisit à s’intéresser à la vie politique et à prendre en sympathie des figures comme Lamartine.
[7] Quoique le camp, limité en nombre, des partisans du libre-échange radical, lui ait toujours préférer l’abaissement général des barrières douanières à la mode anglaise, l’union douanière, sur le modèle du Zollverein allemand, était méditée à la même époque par un grand nombre d’esprits libéraux en France. Un homme comme Léon Faucher par exemple, dont la position sur la scène libérale française s’était accentuée par son mariage avec la sœur de son collègue Louis Wolowski (1837), défendit la création d’un Zollverein latin, une « Union du Midi » qui ferait le pendant de l’union douanière allemande. (Léon Faucher, « L’Union du midi », Revue des Deux Mondes, 4e série, t. 9, 1837 ; L’Union du Midi, Paris, 1842). Ce libre-échangisme timide, bientôt éclipsé par le radicalisme de Frédéric Bastiat, n’empêcha pas Faucher de recevoir le surnom de « Cobden de Reims » (ville où il est né et où il fut élu député) et qu’il ne méritait point (cf. Ponce Nollet, Libre-échange, apologie du Cobden de Rheims, Épernay, 1847). — Nous reviendrons dans le prochain volume sur le caractère du libre-échangisme français dans la première moitié du XIXe siècle.
[8] Cette proposition, à l’inspiration homéopathique évidente, pourrait être interprétée diversement, et éclairer certaines idées du jeune Molinari. Je peine cependant à y voir autre chose que l’opportunité d’un bon mot.
[9] Nous ne pouvons nous permettre de nous arrêter à chaque nom, pour renseigner en bref sur l’homme dont il s’agit, mais il convient de faire exception ici. Molinari fut longuement mêlé, au cours de sa carrière, avec l’économiste et pacifiste Frédéric Passy. On voit ici mentionné son père, Hippolyte Passy, que l’obtention de responsabilités politiques importantes et un passage au ministère ont écarté de la voie du libéralisme auquel pourtant il semblait attaché. Ministre du commerce, Passy défendit un protectionnisme modéré face aux propositions de réformes libérales, de pair avec un autre protectionniste notoire, Adolphe Thiers. Une interprétation alambiquée a été faite de son passage au ministère et de sa réforme des tarifs de douane dans le Journal des économistes de 1936, à une époque où, certes, la notion même du libre-échange était comme effacée des mémoires. (Antoine de Tarle, « Un centenaire : Hippolyte Passy et l’avènement du libéralisme au ministère du Commerce en 1836 », Journal des économistes, 1936, p. 524-541).
[10] Voir plus loin (n° 005, I) notre morceau sur « les chemins de fer, considérés comme technologie et comme question politique », en préambule à l’article sur « L’avenir des chemins de fer ».
[11] Contrairement à ce qu’une telle formule pourrait laisser penser, notre jeune auteur n’est pas encore le strict partisan, à cette époque, de la non-intervention et du pacifisme tel que peut l’être Richard Cobden en Angleterre. On le verra même bientôt se positionner énergiquement en faveur de la colonisation.
[12] La question des incompatibilités parlementaires, touchée ici par Molinari, était une préoccupation importante du jeune Frédéric Bastiat. Voir à ce sujet ses articles postérieurs, « Incompatibilités parlementaires », La Sentinelle des Pyrénées, 21 et 25 mars 1843, et son esquisse sur la « Réforme parlementaire », sans date, dans les Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, éditions Institut Coppet / Guillaumin, vol. VII, p. 289-297. Sur ce point les deux hommes, qui ne se connaissaient pas encore, partageaient des convictions semblables. Nous avons vu précédemment que sur la politique du libre-échange ils ne pouvaient pas encore être réconciliés.
[13] Nous n’insisterons pas davantage, quant à présent, sur le ralliement progressif du jeune Molinari à la figure tutélaire d’Alphonse de Lamartine, ce grand poète dont on oublie trop souvent qu’il se rêvait d’abord et avant tout en homme politique. Nous étudions plus loin (n°004, I.) ce Lamartine que nous appelons « un encombrant modèle ».
[14] Le jeune Molinari, tout inexpérimenté qu’il fut dans le métier journalistique, et quoique sa pensée puisse paraître hésitante ou déficiente, possédait un sens de la formule très certain. On a déjà dit toutefois qu’il ne fallait pas toujours chercher à tirer des conséquences trop absolues de ses premiers effets de style.
[15] La première définition donnée par Molinari au cours de sa carrière des missions propres d’un État ou d’un gouvernement nous permet de juger de son point de départ intellectuel.
[16] Ce passage rappelle un morceau de la Démocratie en Amérique de Tocqueville, que Molinari mentionnait dans l’article précédent, qu’il avait peut-être lu (ce langage et la mention subséquente du peuple « émancipé » des États-Unis le laisse entendre), et dans lequel on lit : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, prévoyant, régulier et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? ». (De la Démocratie en Amérique, 2e partie, tome III, Bruxelles, 1840, p. 149-150)
[17] Sur la question des chemins de fer, voir plus loin n°005, I.
[18] La Fontaine, Fables, liv. II, fable 3 : « Le loup plaidant contre le renard par-devant le singe ».
[19] « Il faut détruire Carthage ». Cette locution latine issue de Caton l’Ancien décrit une entreprise persistante et délibérée de destruction.
[20] Les premiers-Paris contenaient les éditoriaux politiques, mis en tête de journal, dans les publications du temps.
[21] Par ces deux phrases, Molinari laisse supposer qu’il a déjà en tête une réponse alternative au paupérisme, qui dépasserait les préceptes de l’économie politique et ceux de la simple philanthropie. Ce n’est que plusieurs mois après cet article qu’il se mit pour la première fois à l’articuler.
[22] Vers 1840, la corruption des journaux français était courante et prenait des proportions considérables. Honoré de Balzac en fit la critique dans son roman des Illusions perdues (1837-1843), au moment où peut-être elle atteignit un point culminant. Plus tard, dans la lutte entre les idées protectionnistes et libre-échangistes, la corruption de la presse joua un rôle majeur. Les grands quotidiens du temps hissèrent sans vergogne le drapeau du protectionnisme en échange d’une dizaine de souscriptions annuelles et d’une somme en argent. Pour être honnête, il est probable que l’Association française pour le libre-échange eut recours au même procédé pour arrêter la marée protectionniste montante, qui l’emporta cependant. — Sur tout ceci, voir les prochains volumes.
[23] Molinari ne se défit pas de sitôt de cette manie de créer des corps représentatifs. Avant de la reprocher lui-même à l’abbé de Saint-Pierre, il devait l’illustrer encore dans sa brochure sur les compagnies religieuses et la publicité de l’instruction publique (1844), plus loin n°008.
[24] Molinari fait parfois usage dans ses écrits d’une orthographe désormais périmée de certains lieux du monde. Afin de faciliter la lecture et la compréhension, nous avons cru devoir remplacer ‘Caboul’, ‘Indoustan’ et ‘Thibet’ par les appellations modernes. Nous avons procédé de même pour les noms de personnes, tels que Djengis-Khan ou Timourlenk.
[25] On voit ici l’emploi que Molinari, encore peu familier des économistes, fait des leçons techniques qui lui ont été dispensées à l’École commerciale et industrielle de Verviers.
[26] Il y a dans cette conclusion de nouveaux restes de la doctrine homéopathique dont le père de l’auteur faisait profession. Qu’il nous soit permis de noter que la doctrine qu’elle sous-entend n’est pas mieux fondée en médecine qu’en économie politique.
[27] En référence à l’adresse qu’une majorité de 221 députés fit voter et transmettre à Charles X, le 16 mars 1830, et qui entraîna une dissolution de la Chambre.
[28] Dès ses premiers travaux, Molinari eut soin de rationnaliser la politique et de rattacher les décisions diverses à la cause profonde et déterminante de l’intérêt personnel des représentants. Il avait compris que les hommes de l’État avaient un intérêt propre : celui de plaire, de se faire réélire, de maintenir les institutions qui les font vivre, etc.
[29] Nous retrouvons dans cette critique la condamnation de l’esprit de parti, dont nous avons eu l’occasion déjà de dire quelques mots (note 2 p. 12).
[30] La Révolution de 1789.
[31] L’abbé Sieyès.
[32] La prépondérance accordée par le jeune Molinari aux droits politiques, qui contraste avec la grande insistance qu’il manifestera bientôt pour les libertés proprement économiques, rappelle le double mouvement d’idées qui s’était organisé outre-Manche dans le chartisme, d’une part, et dans l’Anti-Corn Law League de l’autre. L’agitation qu’ils entendaient mener se développait, comme en France, en vase clos, et quand les succès vinrent, c’est indépendamment l’un de l’autre que ces deux courants progressèrent. Quoi que l’on puisse penser de la comptabilité et même de la connexité de leurs buts respectifs, les défenseurs des droits politiques étendus et les partisans d’une plus grande liberté économique ne firent nullement cause commune. En France comme en Grande-Bretagne, les uns et les autres se considéraient comme des concurrents dans leur entreprise de rénovation de l’organisation sociale. Au surplus, les économistes libéraux n’étaient pas toujours très ouverts aux progrès de la démocratie, comme Molinari et Bastiat en firent plus tard l’amère expérience. (Voir au volume IV le récit de la fin de la campagne pour le libre-échange.)
[33] Timon, Deuxième avis aux contribuables, ou réponse au ministre des finances, Paris, 1842.
[34] Cette proposition audacieuse prouve que le pacifisme de Molinari gagnait alors en solidité.
[35] La comparaison entre l’époque des conquêtes et l’époque de la paix avait déjà fait l’objet d’analyses pénétrantes de la part de Benjamin Constant. Voir De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814) et De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819).
[36] On sait que dans les dernières élections les radicaux ont combattu de toutes leurs forces la candidature de M. Michel Chevalier, l’ex-saint-simonien, et celle de M. Victor Considérant, l’écrivain le plus remarquable de l’école fouriériste. (Note de Molinari)
[37] La critique bienveillante qu’adresse Molinari au fouriérisme et au saint-simonisme, deux des principales écoles socialistes du temps, mérite d’être notée, tout comme ce morceau de phrase, en apparence banale : « elle ne saurait être édifiée que lentement et pierre à pierre », qui suggère que le jeune Molinari ne repoussait pas tout à fait les projets de refondation sociale, pourvu qu’ils prissent des voies modérées et soient administrées par doses… homéopathiques.
[38] Cet éloge de Lamartine anticipe la biographie de Lamartine, dont nous aurons bientôt à nous occuper (n°004).
[39] Gustave de Molinari avait ostensiblement placé ses espoirs en Lamartine, mais nous ignorons s’il fit vers lui des efforts caractérisés pour acquérir une place ou pour le servir. La rédaction de sa biographie politique pourrait être interprétée dans le sens d’un ralliement ouvert, d’une main tendue. Mais nous ignorons si Molinari envisageait ce dessein et quelles étaient au vrai ses ambitions.
[40] Cette digression sur les moyens à prendre pour faciliter l’adéquation de la demande et de l’offre de travail, et ceci dans la vue d’enrayer le paupérisme, peut apparaître comme un programme de futures réflexions et de futurs travaux pour le jeune Molinari. Au cours de la première partie de sa carrière, celle que nous couvrons dans ce volume, on le verra en effet revenir de manière incessante sur ces préoccupations.
[41] Certes, aucune révolution ne fut mieux motivée que celle-là. La Belgique, matériellement florissante, était en butte, de la part de son gouvernement, à d’intolérables exigences. On ne cherchait point tant à opérer la fusion politique des deux peuples (fusion impossible du reste, rêve irréalisable des diplomates du congrès de Vienne) qu’à organiser la suprématie d’un pays sur l’autre. Pendant quinze années, le but que poursuivit opiniâtrement le souverain des Pays-Bas, fut de dénationaliser la Belgique, de la conquérir à la Hollande, afin de faire du nouveau royaume-uni un tout homogène et Hollandais. — Tel fut le but : la langue hollandaise partout officiellement imposée, fut le moyen. — Mais ce que la conquête brutale des Francs n’avait pu introduire dans les Gaules au cinquième siècle, et celle des Normands dans la Grande-Bretagne au onzième, ce qu’enfin la domination oppressive de la Russie s’efforce vainement d’imposer actuellement en Pologne, comment la seule volonté d’un homme, ne disposant que de moyens réguliers et pacifiques, l’eût-elle obtenu en Belgique ? Le roi, Guillaume d’Orange était, néanmoins, de bonne foi, dans sa tentative de lèse-nationalité en Belgique, comme le roi Charles X l’était en France dans sa tentative anti-constitutionnelle. — Tous deux subirent la peine qui leur était due pour n’avoir pas assez écouté les enseignements de l’histoire. (Note de Molinari)
[42] Il y avait bien un quatrième parti à prendre qui eût été, sans contredit, le meilleur ; mais ce parti ressortait d’un ordre d’idées dont l’application n’est pas encore devenue assez usuelle. Nous n’en dirons que quelques mots.
Il eût fallu que la Belgique fit la somme des débouchés qu’elle perdait par la rupture de son union avec la Hollande, et qu’elle songeât aussitôt à réduire proportionnellement sa production industrielle. — Le nombre des bras et la somme des capitaux, qu’une telle réduction eût laissés inactifs, auraient pu être calculés approximativement. On aurait alors utilisé fructueusement les uns et les autres par l’établissement d’une colonie. (Note de Molinari)
[43] Le chiffre exact de l’importation des vins en Belgique a été en 1841 de 86 648 hectolitres. Or, la production totale de l’industrie vinicole varie en France d’un million à 1 200 000 hectolitres. Les importations de la Belgique forment donc environ le treizième de la production totale : de plus, en valeur, la proportion est bien plus considérable encore, la Belgique n’achetant que des qualités moyennes et supérieures. (Note de Molinari.)
[44] La défense conjointe d’une « grande entreprise de colonisation » et d’un « système de douanes imposant » ne marque pas en lui-même la rupture de Molinari avec le camp du libéralisme. À l’époque, une large fraction des économistes libéraux français étaient encore ouverts à un protectionnisme modéré et à un système quelconque de colonisation. Nous donnerons dans le prochain volume les détails de ce fait.
[45] Des obstacles ressortant de considérations politiques sont les seules qui puissent être solidement opposés à l’union commerciale de la France et de l’Allemagne, car le niveau de l’industrie agricole et manufacturière de ces deux contrées ne diffère pas trop sensiblement. — Les seules nations, avec lesquelles, par des considérations d’intérêt matériel, la France ne pourra, d’ici à longtemps, contracter des alliances commerciales intimes sont la Russie et l’Angleterre : la Russie, dont les céréales, librement introduites dans ses ports, ruineraient son agriculture ; l’Angleterre, dont la concurrence industrielle ruinerait ses manufactures. (Note de Molinari)
[46] L’idée de la protection aux industries naissantes, associée à l’économiste allemand Friedrich List (1789-1846), qui l’a en effet popularisé, formait, bien avant lui, le fond de l’opposition de beaucoup d’intellectuels français au libre-échange. Quand Henri Richelot proposa au public français la première traduction du Système national d’économie politique, en 1851, il écrivit avec raison : « Nous y reconnaissons aisément, sous une forme plus scientifique il est vrai, des idées qui, depuis longtemps, ont cours parmi nous. » (Friedrich List, Système national d’économie politique, Paris, 1851, p. xxx)
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