Comme nous l’indiquions dans la récente publication de l’introduction du Journal des économistes, les partisans du « laissez-faire laissez-passer » sont confrontés en 1840 à un environnement idéologique relativement défavorable, qui les pousse à adopter un argumentaire résolument défensif. L’un des cadres du mouvement, Charles Dunoyer, propose dans le premier article du premier numéro du Journal une grande défense du credo des libéraux du XVIIIe siècle, sous cette forme nouvelle de la défense systématique contre les attaques des écoles concurrentes, les socialistes, communistes et les variantes. Contre les observateurs inattentifs, qui affirment que le machinisme et le développement de la production industrielle détériore la condition des masses laborieuses, il prouve que cette condition, grâce à la hausse des salaires et à la baisse des prix des produits de première nécessité, ne cesse en vérité de s’améliorer. Il prouve encore que les solutions qu’ils prétendent apporter au paupérisme manquent rigoureusement leur cible, et qu’en détruisant les seuls ressorts de la prospérité (l’initiative individuelle, la liberté économique, la responsabilité), elles causent plus de mal que de bien. Enfin, il relève que le régime de la libre entreprise, qu’on accuse tant, n’est pas encore réalisé — argument qui n’a pas perdu de sa valeur, loin s’en faut, à notre époque où l’Etat pèse 57% du PIB et où l’on n’en accuse pas moins le méchant marché. B.M.
DES OBJECTIONS QU’ON A SOULEVÉES DANS CES DERNIERS TEMPS
CONTRE LE RÉGIME DE LA CONCURRENCE
par Charles Dunoyer (Journal des économistes, tome 1, 1842)
Ce régime, qui était encore, à une date bien récente, l’objet de tant de vœux, de tant d’espérances, de tant d’efforts, et auquel, heureusement, les hommes réfléchis ne retirent point leur confiance, est devenu depuis quelque temps, pour des esprits plus généreux qu’éclairés, l’objet des doutes et des préventions les plus graves, des défiances et des accusations qu’on aurait le moins prévues.
On ne nie pas que le régime de la concurrence n’ait produit un immense développement de richesses. On nous trace, au contraire, de magnifiques tableaux des prodiges qu’a faits, sous l’influence de la liberté de travail, l’ardente émulation des travailleurs ; mais on affirme que le résultat de cette lutte a été de combler les mains qui étaient déjà pleines, et d’achever de vider celles qui étaient les moins pourvues. Il est arrivé, dit-on, que ceux qui avaient déjà beaucoup ont eu tout, et que les malheureux par qui toutes choses étaient produites ont été chaque jour plus près de ne jouir de rien. On a prétendu signaler, au milieu des prospérités sociales et de l’élévation progressive des classes opulentes et aisées, la décadence accélérée des classes laborieuses. On a dit que, plus la société devenait puissante et riche, et plus la misère de ces classes allait croissant ; que le rapport des misérables à la population suivait régulièrement les progrès de l’industrie, et que, tandis que ce rapport n’était, par exemple, en Espagne et en Italie que de 1 à 30, en Turquie que de 1 à 41, en Russie que de 1 à 100, il était de 1 à 6 en Angleterre, en Belgique, et dans les départements du nord de la France les plus riches et les plus industrieux. Finalement, on a fait de la situation des classes ouvrières, dans les pays les plus avancés, des tableaux hideux, où l’on semblait se complaire à étaler leur dégradation physique et morale, et où la civilisation était représentée comme ramenant, par une pente rapide, la partie la plus nombreuse de la population à toutes les horreurs de la vie sauvage.
Puis on a prétendu expliquer comment ces tristes résultats, comment cette opulence d’un côté et cette détresse de l’autre, comment ce partage inique et partial des fruits du travail, étaient l’effet naturel de la concurrence universelle ; comment, sous l’oppression de la concurrence, les entrepreneurs, poussés par le besoin de vendre à baisser le prix de leurs produits, avaient été conduits forcément à réduire les salaires ; comment, pour diminuer encore leurs frais, ils avaient dû remplacer les ouvriers par des machines ; comment les ouvriers, à leur tour, supplantés par ces compétiteurs formidables, et devenus trop nombreux pour le travail à accomplir, avaient dû offrir leurs bras au rabais ; comment enfin, sous le régime de la concurrence, l’industrie était devenue une guerre, une guerre de plus en plus acharnée, et comment les classes ouvrières, naturellement les plus faibles, avaient dû être vaincues, et étaient demeurées sur le champ de bataille nues, dépouillées et meurtries.
Et, comme c’était, croyait-on, la concurrence qui avait produit de si grands maux, on l’a qualifiée des noms les plus durs : on l’a traitée de régime barbare et sauvage ; on l’a appelée l’anarchie, le désordre, le mal de tous ; et, en même temps qu’on épuisait sur elle le vocabulaire des injures, on s’est évertué à chercher quelque régime moins désastreux qu’il fût possible de lui substituer. Je ne parle pas seulement ici des systèmes connus de Fourier, de Saint-Simon et d’Owen. Mais, dans des écrits moins excentriques, on a proposé de soustraire les classes laborieuses au danger de la concurrence, et d’empêcher que leur travail fût soumis au cours du marché. On a dit que leur travail étant leur seule ressource, on ne devait pas permettre qu’il fût mis au rabais. On a dit que tout homme vivant avait le droit de vivre, et que tous ceux qui avaient le droit de vivre devaient en avoir les moyens. On a dit que la société leur devait à tous, en quelque nombre qu’il leur plût de naître, du travail, et un travail assez fructueux pour qu’il pût suffire amplement aux besoins d’eux et de leurs familles. On a dit, enfin, que le moyen d’assurer leur sort c’était de substituer l’organisation à l’anarchie, et l’association à la concurrence. Association ! organisation ! voilà, a-t-on dit, les mots de l’énigme sociale ; voilà les paroles magiques qui doivent mettre fin au charme fatal sous lequel les classes pauvres sont enchaînées. Et ce ne sont pas là seulement les propos de quelques rêveurs solitaires ; ce sont des mots que répètent, avec la conviction qu’ils s’appliquent à quelque chose de réel, des esprits qui ont la prétention d’être pratiques et sages. On trouve un peu partout aujourd’hui des injures adressées au régime de la concurrence, et des appels faits à l’organisation du travail et à l’association générale des travailleurs. Les idées confuses, la vague apparence de doctrine qui sont enveloppées dans ces mots, ont trouvé des organes dans les Chambres, dans des journaux accrédités de toutes les opinions, dans des chaires publiques et officielles, en France et à l’étranger ; et tel est, si je suis bien informé, l’ascendant qu’elles auraient déjà acquis sur la jeunesse de nos grandes écoles, que les idées de liberté et de concurrence appliquées au travail y seraient devenues l’objet d’une espèce de réprobation et presque de haine.
De sorte qu’après avoir travaillé deux mille ans à l’émancipation du travail, dans l’intérêt même des classes laborieuses, on découvrirait aujourd’hui que l’humanité a fait fausse route ; que cette liberté, dont l’acquisition a été l’objet de si longs, de si patients, de si douloureux efforts, est, en réalité, un présent funeste, dont l’unique effet est d’écraser ceux au profit de qui elle a été surtout désirée, de les appauvrir, de les déprimer, de les dégrader, de les faire déchoir de plus en plus ; et telle serait l’évidence de ces tristes résultats, l’oppression née pour les faibles de la liberté du travail et de la concurrence qui s’en est suivie serait si patente et si cruelle, que la société, s’il n’y était mis ordre, aurait à redouter de la part des classes laborieuses des soulèvements plus dangereux et plus terribles que les anciennes guerres serviles, que les anciennes irruptions des barbares, et qu’il n’y aurait pas, ce semble, aujourd’hui de réforme plus urgente que la réforme de la liberté.
Voilà, assurément, des résultats bien inattendus et bien étranges ; et si le genre humain avait pu se méprendre si gravement et si longtemps sur le but où devaient tendre ses efforts, il faudrait convenir que la lumière qui le conduit est une lueur bien trompeuse, et qu’il ne sait guère ni ce qu’il fait, ni où il va.
Voyons pourtant, avant d’élever de pareils doutes sur la sûreté de ses instincts et de sa raison, si l’on ne serait pas tombé ici dans des erreurs graves, et si ceux qui l’accusent de s’être à ce point fourvoyé sont mieux inspirés que ne l’a été, depuis deux mille ans, l’humanité tout entière.
J’ai à faire sur les accusations dont le régime de la concurrence est devenu l’objet, plusieurs remarques.
La première, c’est que ce régime, bon ou mauvais, ruineux ou fécond, n’existe réellement pas encore ; c’est qu’il n’est établi nulle part que par exception, et de la manière la plus incomplète du monde.
La seconde, c’est que le tableau qu’on nous trace de l’état social qu’on l’accuse d’avoir produit est infidèle, et qu’on n’y tient pas suffisamment compte de l’extension qu’a prise le bien-être universel, y compris même celui des classes les moins heureuses.
La troisième, c’est que le mal éprouvé par ces classes, dans ce qu’il a de réel, n’est pas rapporté à ses véritables causes.
La quatrième, c’est que les principaux moyens proposés pour y obvier ne seraient rien moins qu’expédients.
La cinquième enfin, c’est que les vrais remèdes, en tant qu’il est possible de remédier au mal par la législation, seraient précisément dans le régime qu’on accuse de l’avoir produit, c’est-à-dire, dans un régime de plus en plus réel de liberté et de concurrence.
Je vais entrer dans quelques détails sur chacune de ces observations. Je les crois toutes susceptibles d’être motivées avec quelque force et quelque justesse.
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Je prie, d’abord, de considérer à quel point il doit sembler étrange de voir attribuer le malheur des classes laborieuses à l’exagération de la concurrence, dans l’état d’imperfection où se trouvent encore la liberté du travail et celle des transactions. On parle de concurrence illimitée, universelle ! Où en existe-t-il de pareille, en bonne foi ? De fait, il n’y a pour rien de concurrence véritablement universelle. Est-il besoin de le prouver ? Oublie-t-on qu’il n’est pas de pays civilisé où la masse entière des producteurs ne se défende par de bonnes et fortes lignes de douanes contre la concurrence des producteurs étrangers ? Même dans l’intérieur de chaque pays, la concurrence est certes bien loin d’être entière : elle est partout, au contraire, plus ou moins limitée. Chez nous, par exemple, où elle est plus développée qu’en d’autres lieux, elle rencontre encore une multitude d’obstacles : il est, on le sait, en dehors des services véritablement publics, un certain nombre de professions dont la puissance publique a cru devoir se réserver plus ou moins exclusivement l’exercice ; il en est un nombre plus considérable dont la législation a attribué le monopole à un nombre restreint d’individus ; celles qui ont été abandonnées à la concurrence sont assujetties à des formalités, à des restrictions, à des gênes sans nombre, qui en défendent l’approche à beaucoup de monde, et par conséquent, dans celles-ci même, la concurrence est loin encore d’être illimitée ; enfin, il n’en est guère qui ne soient soumises à des taxes variées, nécessaires sans doute, mais assez onéreuses pour que bien des gens fussent hors d’état de les payer, et, partant, pour que les professions qui y sont assujetties leur soient interdites ; d’où il suit que la concurrence, déjà bornée par tant de causes, l’est encore, et à un haut degré, par les impôts. Je n’énonce ici aucun de ces faits à titre de blâme ; mais, en présence d’un tel état de choses, n’est-il pas singulier d’entendre parler de concurrence illimitée ! universelle ! et de voir attribuer à l’excès de liberté et de concurrence les maux plus ou moins réels que souffrent les classes inférieures de la société ?
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Ma seconde observation est que le tableau qu’on nous présente des progrès de la société, et de la manière dont la richesse s’y répartit à mesure qu’elle s’accroît, est infidèle. Quelque obstacle que puissent mettre à l’équitable distribution des produits, non pas assurément la liberté du travail et celle des transactions, mais les restrictions intéressées auxquelles l’une et l’autre sont demeurées soumises, il est impossible de tenir pour exact, même au milieu des nombreux monopoles qui subsistent encore, ce que l’on dit de la concentration toujours plus grande des fortunes, et du progrès, en sens inverse, de l’appauvrissement universel. Je ne crois pas, malgré tout ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans le partage des richesses nouvelles qui viennent s’ajouter chaque jour à la masse des richesses déjà créées, que le fait de l’accroissement des richesses soit plus saillant que celui de leur diffusion. Comment, en effet, ne pas être frappé de la masse de familles aisées que, même dans son état actuel, le travail ne cesse de produire ? Comment ne pas tenir compte aussi du surcroît de bien-être qu’il procure aux classes de la société les plus nombreuses et les moins avancées ? Il est manifeste que le niveau de l’aisance ne s’est pas seulement élevé, il s’est prodigieusement étendu, et les biens que l’aisance donne sont descendus, par des gradations innombrables, jusque dans les rangs les plus infimes de la société.
Le moyen donc d’admettre cette proposition singulière, que « la misère publique est un grand fait social particulier aux temps modernes, et qui se manifeste de plus en plus à mesure que la civilisation se répand ? » Ce qui est particulier au temps actuel, si l’on veut, c’est l’agitation de toutes les classes ; c’est leur inquiétude, leur impatience, leur impossibilité de s’arrêter à rien et de se contenter jamais ; c’est le travail infernal fait sur les moins heureuses pour qu’elles deviennent de plus en plus mécontentes, à mesure que la société fait plus d’efforts pour qu’elles soient moins à plaindre en réalité. Mais, quoi qu’il en soit de cette misère morale, la vraie misère de ce temps-ci, il n’est assurément pas vrai que la misère matérielle s’accroisse, même dans les rangs inférieurs de la population.
Un respectable membre de l’Académie des sciences morales lui communiquait, il n’y a pas longtemps, une série d’actes officiels infiniment curieux sur la situation où se trouvaient les classes pauvres, à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, dans deux importantes localités, à Paris et à Grenoble. L’Académie a pu juger par la multiplicité et la gravité des mesures que l’administration de ces temps reculés était obligée de prendre contre le fléau de la mendicité et du paupérisme, à quel point ce fléau était alors intense et étendu ; et il a paru résulter pour elle de cette communication intéressante la sincère conviction que le mal est moindre aujourd’hui.
Ce mal avait dû diminuer vers la fin du règne de Louis XIV: un peu plus d’ordre était entré dans la société ; le travail et les moyens de vivre avaient dû s’accroître. Et, néanmoins, voyez ce qu’écrivait Vauban en 1698, après avoir pendant quarante ans parcouru la France en tout sens, et avoir attentivement examiné la situation de ses peuples : « Il est certain que le mal (le mal de l’indigence) est poussé à l’excès, et que, si l’on n’y remédie, le menu peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais. Les grands chemins de la campagne et les rues des villes et des bourgs sont pleins de mendiants que la faim et la nudité chassent de chez eux… Près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité et mendie effectivement. Des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont très près d’être réduits à la même condition ; et des quatre qui restent, trois sont fort mal aisées, etc. » Peut-on, en bonne conscience, comparer la situation présente des 34 millions d’hommes que nourrit le sol de la France à l’état de dénuement où se trouvait alors une partie si considérable de ses 16 millions d’habitants ? et, en rapprochant des prospérités actuelles le tableau de ces misères passées, tracé par un homme consciencieux et plein de lumières, dira-t-on encore que la misère du grand nombre est un fait social qui se manifeste de plus en plus à mesure que la civilisation se répand ?
Ce qui se manifeste ouvertement, au contraire, c’est le progrès du bien-être matériel, non seulement pour les classes élevées, mais aussi pour le grand nombre. Il ne faut, en vérité, qu’ouvrir les yeux pour le voir. Le fait, d’ailleurs, est établi par des documents officiels et irrécusables. D’après ces documents, il n’existerait guère moins de 11 millions de cotes foncières. On estime à 6 millions le nombre des propriétaires par qui ces cotes sont payées ; de sorte que, à quatre individus par famille, il n’y aurait pas moins de 24 millions d’individus, sur 34, qui participeraient à la propriété du sol. Ce nombre, d’ailleurs, tendrait sensiblement à s’accroître. Celui des entrepreneurs patentés, qui n’était que de 887 mille en 1817, se serait élevé à 1 million 416 mille de 1817 à 1840, et, en comptant quatre individus par famille, il permettrait de supposer que 5 millions 644 mille individus, près de 6 millions, sont intéressés comme chefs à des entreprises industrielles. En dehors des propriétaires et des entrepreneurs d’industries, il faudrait compter, en outre, une masse considérable d’ouvriers possédant un mobilier et des épargnes ; et l’on voit que ce qui resterait après cela d’individus réduits à leurs seules forces personnelles, et vivant au jour la journée, n’est certes pas très considérable. Encore serait-il vrai de dire que le sort de ceux-ci est affecté de la manière la plus favorable par les progrès que tout le reste a faits. Les plus à plaindre participent, comme les plus heureux, aux bienfaits de la civilisation générale. Ils jouissent, comme tout le monde, de plus de liberté et de sécurité. L’immense extension donnée à tous les travaux leur permet de trouver plus facilement l’emploi de leurs forces. Ils circulent dans des rues plus propres, plus spacieuses, mieux aérées et mieux éclairées. Ils voyagent d’une manière tout à la fois plus commode, plus rapide et plus économique. Ils travaillent dans des ateliers plus sains. Ils exercent avec moins de danger les industries naturellement dangereuses. Ils profitent, à l’égal des plus riches, de l’amélioration de tous les objets d’un usage public et commun. Il leur est devenu plus aisé aussi de se procurer des jouissances particulières : une multitude de produits ont assez baissé de valeur pour descendre au niveau des plus faibles moyens. En même temps d’ailleurs que le prix de beaucoup de choses a diminué, celui des salaires a crû, à beaucoup d’égards, d’une manière sensible. Il s’est élevé notamment dans les métiers à la main, et il en est bien peu où le prix des façons ne soit devenu graduellement plus considérable. On en pourrait citer des exemples nombreux et frappants. Même chose a eu lieu pour tous les emplois un peu relevés des fabriques. Les fabriques, en même temps, ont assez simplifié leurs travaux pour ouvrir des débouchés à l’activité jusqu’alors inoccupée des individus les plus faibles, des femmes, des enfants. De ce concours heureux de l’exhaussement et de la multiplication des salaires avec l’abaissement du prix d’un grand nombre de produits, a dû résulter évidemment beaucoup d’amélioration dans le sort des classes laborieuses. On peut juger de cette amélioration par l’importante masse des dépôts qu’elles ont déjà faits dans les caisses d’épargnes, et qui n’accusent que très faiblement celle des économies qu’elles ont réellement effectuées, et surtout celle des économies qu’elles auraient pu faire. On en peut juger aussi par la constante disposition que les ouvriers des champs, dont la condition est pourtant réputée heureuse, montrent à passer dans les fabriques. De ce que cette amélioration a fait naître des besoins et créé des habitudes qui empêchent déjà de la sentir ; de ce qu’elle a transformé en nécessité pressante l’usage de beaucoup d’objets qui passaient jadis pour superflus, il n’en résulte certes pas qu’elle soit moins réelle. Elle est proclamée par tous les individus de la classe ouvrière qui sont assez âgés pour avoir vu le passé et pour pouvoir le comparer au présent. Ils avouent tous, observe M. Villermé, que leur classe est aujourd’hui mieux logée, mieux meublée, mieux vêtue. Le drap, dans les vêtements d’hiver, poursuit cet observateur impartial et judicieux, a partout remplacé la grosse toile. On rencontre bien moins qu’autrefois de pieds et de jambes nus, bien moins de sabots et bien plus de souliers. On pourrait aisément, dans beaucoup de villes, les jours de fête, confondre la classe ouvrière avec la classe bourgeoise, tant la mise de la première est recherchée. Pas moins de progrès dans la nourriture. L’alimentation est à la fois plus abondante, plus substantielle et plus variée. Le pain s’est amélioré à peu près partout. La viande, la soupe, le pain blanc, sont devenus, dans beaucoup de villes de fabrique, d’un usage infiniment plus commun qu’autrefois. Enfin la réalité de toutes ces améliorations se trahit par un fait qui en complète l’évidence : c’est que la vie moyenne s’est notablement accrue ; elle s’est élevée, en trente années, de trente-cinq ans à quarante.
L’Angleterre, malgré ce que nous croyons voir dans sa constitution civile et économique de fâcheux pour la masse de ses habitants, ne justifie pas mieux que la France la proposition extraordinaire que la misère du grand nombre croît avec la civilisation. Sa population, depuis cent cinquante ans a triplé. Son agriculture produit annuellement une masse d’aliments trois fois plus considérable qu’à la fin du dix-septième siècle. Son industrie manufacturière, seulement dans les quarante dernières années qui viennent de s’écouler, a doublé la valeur et décuplé la quantité de ses produits. Quoique les entreprises de toute nature, commerciales, manufacturières agricoles, soient infiniment plus concentrées en Angleterre qu’en France, il ne semble pas que la manière dont la nation anglaise a groupé ses forces pour agir soit en résultat plus défavorable que la nôtre au bien-être de l’ensemble de sa population. Si l’on peut s’en rapporter aux documents de sa statistique officielle, le niveau de ce bien-être, à tous les degrés de l’échelle sociale, serait supérieur en Grande-Bretagne à celui qui existe dans aucun autre pays. Il n’y a, en effet, nulle part, rien à comparer à cette pyramide des fortunes anglaises qu’élevait Marshall, en 1821, avec des matériaux puisés dans les documents parlementaires. Au sommet d’une population de 14 millions d’âmes, il trouvait 19 415 individus, ou 3 883 familles, qui jouissaient d’un revenu de 1 875 000 à 2 500 000 francs. Immédiatement au-dessous de ce premier degré, 258 455 individus, ou 51 702 familles, jouissaient de 35 000 à 125 000 francs de rente. À l’étage immédiatement inférieur, 1 928 955 individus, ou 385 791 familles, possédaient un revenu de 5 000 à 25 000 francs ; et, enfin, à l’assise la plus basse, au quatrième et dernier rang, 10 millions d’individus, ou 2 500 000 familles possédaient un revenu de 1 200 à 2 500 francs. Or, il n’est pas de pays au monde où le revenu des familles soit aussi élevé, non seulement dans les rangs supérieurs de la société, mais surtout dans ses couches inférieures. La réalité, dans le gros de la nation anglaise, d’un bien-être supérieur à celui des autres pays, est d’ailleurs confirmée par d’autres témoignages. La mortalité annuelle, d’après les documents officiels, y serait moindre que dans les États du continent les plus avancés : d’un individu sur 30 en Italie, d’un sur 34 en Espagne, d’un sur 40 en Autriche et en France, et en Allemagne d’un sur 45, elle ne serait que d’un sur 52 en Angleterre, et d’un sur 59 en Écosse ; ce qui serait assurément l’indice d’un bien-être relatif très élevé. [1] Ce bien-être se reconnaîtrait encore à d’autres signes, et, par exemple, à la quantité moyenne de viande consommée annuellement par chaque individu, et qui, depuis la révolution de 1688, se serait graduellement élevée de 74 livres à 162. Il se reconnaîtrait aussi à l’extrême importance des dépôts annuels opérés dans les caisses d’épargnes. Il se reconnaîtrait à ce qu’il s’élève annuellement de nouvelles familles aisées. Il se reconnaîtrait enfin à la nature même des besoins éprouvés par ce qu’on appelle les classes pauvres, et qui sont, ces besoins, d’un ordre sensiblement plus relevé qu’ailleurs. Ceci est vrai à ce point que, lorsqu’on remplaça, il y a quelques années, la taxe des pauvres par les maisons de travail, une grande partie de la misère disparut comme par enchantement ; à ce point, que la simple substitution des dons en nature aux distributions faites en argent suffit, dans quelques paroisses de Londres, pour faire baisser d’un tiers les demandes de secours ; à ce point, qu’il n’est pas sans exemple que le mendiant, qui vous tend la main refuse dédaigneusement le billon et n’accepte l’aumône qu’en monnaie blanche. Tandis que le pauvre irlandais, observe M. Buret, n’a faim et soif que de pommes de terre et d’eau, le pauvre français que de pain, d’eau et de légumes ; le pauvre anglais a faim et soif de pain, de viande, de sucre, de thé et de bière. — Quel est ce gentilhomme ? demandait à son guide M. de Beaumont, dans l’un de ses derniers voyages en Angleterre, en voyant un monsieur en frac noir se promener nonchalamment, la canne sous le bras. — A pauper, c’est un pauvre, lui répondait-on, c’est un rentier de la paroisse. Or, malgré ce qu’il peut y avoir en Angleterre de misère véritable, de misère dégradée, de misère irlandaise, surtout dans les districts manufacturiers, comment admettre, en présence de ces faits sociaux, que la civilisation a travaillé, là plus que chez nous, à l’appauvrissement du grand nombre ?
On est donc tombé dans une double erreur de fait, quand, d’une part, on a parlé de la concurrence comme d’un système qui était véritablement en possession de la société, et auquel il fallait attribuer la situation où la société se trouve ; et quand, d’un autre côté, on a représenté la société comme partagée en deux classes d’hommes, dont l’une allait se resserrant de plus en plus en accaparant tout, et dont l’autre croissait sans cesse en devenant de plus en plus misérable. Il est patent pour tous que ce n’est pas là une exacte représentation des choses. La vérité, sur ces deux points fondamentaux de l’économie sociale, est, d’une part, que la concurrence est loin encore d’être la loi de la société, et, d’un autre côté, que la richesse y est néanmoins infiniment mieux répartie qu’elle ne l’ait été à aucune époque antérieure ; que la population y est distribuée en une série de couches superposées, fort inégalement heureuses sans doute, mais dont la plus nombreuse jouit encore d’un certain bien-être, et où l’extrême misère ne forme heureusement qu’une faible minorité.
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Mais enfin, admettons, si l’on veut, que chez la plupart des peuples de notre race, et en particulier chez quelques-uns, le travail jouit d’une très grande liberté d’action, d’où résulte une très vive concurrence, et que, chez ceux où la concurrence et l’activité du travail ont développé le plus de richesse, il existe un nombre immense de malheureux : quel rapport prétendra-t-on établir entre ces deux faits, et comment pourra-t-on les faire découler l’un de l’autre ? Comment arrivera-t-on raisonnablement à attribuer le malheur des classes laborieuses à la liberté du travail et à la concurrence qui s’en est naturellement suivie ? Disons-le nettement : c’est surtout dans l’explication de la pauvreté qu’on se trompe. Si l’on exagère infiniment le mal, on a surtout le tort de le rapporter, dans ce qu’il a de réel, à des causes qui ne sont pas les véritables.
On fait remonter l’origine du paupérisme au Moyen âge, à l’époque de l’affranchissement des serfs. C’est l’affranchissement des serfs, dit-on, qui a créé la classe indigente, il y a six siècles ; et ce qui la maintient et l’accroît aujourd’hui, c’est la concurrence, c’est la désorganisation de l’industrie, c’est la séparation du capital et du travail, c’est le défaut d’association entre ces deux forces, c’est l’oppression exercée par les capitaux, par les machines, par la séparation des occupations ; c’est, en un mot, tout le système industriel tel qu’il existe.
Les pauvres actuels, observe-t-on d’abord, descendent historiquement des serfs féodaux, comme ceux-ci descendaient historiquement des anciens esclaves ; et le paupérisme a succédé au servage, comme le servage à l’esclavage domestique ; la condition sociale des classes pauvres est la conséquence d’un état antérieur dont elles ont reçu le legs funeste de la pauvreté ; le prolétariat, source de misère, nous vient du passé… — Et le patriciat, objet d’envie, répondrai-je, est issu du prolétariat. Nous sommes tous nés, ou presque tous, riches et pauvres, nobles et non nobles, des classes laborieuses autrefois asservies :
L’un a dételé le matin,
L’autre, l’après-dînée,
comme a dit un poète. Les positions élevées, tout en se modifiant, se sont maintenues ; mais les noms propres des possesseurs de ces positions ont perpétuellement changé. C’est un des faits les mieux avérés de l’histoire. Partout ont disparu une multitude de noms historiques : les familles élevées, par une foule de causes, mais surtout par la peur de déchoir, et à force de limiter la fécondité de leurs mariages, se sont éteintes, et ont été remplacées par des familles nouvellement enrichies, nouvellement distinguées. Depuis cinquante ans, dit-on, une classe nouvelle s’est formée des débris de l’ancienne aristocratie, dont elle a recueilli les dépouilles… C’est là une explication misérable des progrès du tiers-état. Les classes moyennes ne sont pas une dégénérescence de l’aristocratie, mais un progrès, un légitime et glorieux progrès de la démocratie. C’est, on l’a dit avant moi, par le travail, par l’épargne, par une moralité vigilante et héréditaire, de génération en génération, qu’elles se sont élevées, des régions inférieures de la société, au rang éminent qu’elles occupent à cette heure. C’est donc très mal et très faussement expliquer le malheur des classes les moins avancées que de le rattacher à une condition douloureuse que nous avons tous subie, et d’où est sortie la société tout entière. Nul doute, il est vrai, que les anciens serfs, lorsqu’ils furent affranchis, ne fussent encore fort à plaindre. Mais peut-on dire que ce qui reste aujourd’hui de misère est le résultat de la contrainte qui leur avait fait si longtemps à tous une nécessité du travail ? assurément non. Peut-on dire que cette misère est née de l’affranchissement qui fit cesser cette contrainte ? encore bien moins. On n’a jamais contesté que l’affranchissement n’eût placé les populations affranchies dans une situation plus favorable. Et d’ailleurs, quelque imparfait que fût encore cet état, quel que fût leur dénuement, quelles que fussent les violences auxquelles elles demeuraient exposées, c’est de là qu’elles sont parties pour s’élever à leur condition présente ; et comment les classes malheureuses de nos jours pourraient-elles se faire un grief contre la société de ce point de départ, qui n’est certes pas le leur, et qui n’a pas mis obstacle à la légitime élévation de leurs devancières ? Comment pourraient-elles se plaindre du passé, quand elles se voient, elles, entourées dans le présent de sûreté, de protection, de bienveillance, de secours, de débouchés innombrables ouverts à leur industrieuse activité, et de mille moyens de gagner, comme de conserver et d’accroître leurs épargnes ?
Après avoir imputé leur misère à l’affranchissement, dans le passé, on en accuse aussi la concurrence, dans le présent. « La concurrence dans le travail, observe-t-on, est devenue pour les classes laborieuses un moyen de dépression aussi énergique que tous ceux qui ont pu exister dans les temps barbares. » Mais comment cela se peut-il ? La concurrence n’est qu’un résultat ; elle n’est que le résultat d’une liberté bien naturelle et bien légitime, celle du travail. Dire que la concurrence est un moyen de dépression, c’est accuser de tyrannie la liberté la plus juste du monde. Or, s’il en est ainsi, quel moyen restera-t-il de s’entendre ? Et, si la liberté est un moyen de dépression ou d’oppression, qu’est-ce donc qui pourra être un moyen de liberté ? Il est vrai que de la liberté résulte la concurrence ; mais la concurrence, même exagérée, loin d’empêcher d’agir, stimule à mieux faire ; et comment ce qui est un stimulant peut-il être, en même temps, un moyen de dépression ? La concurrence, dans ce pays, a agi, depuis cinquante ans, comme le stimulant le plus énergique ; elle a provoqué un énorme accroissement de richesse et de bien-être ; elle a fait naître 10 millions de population nouvelle, dans lesquels sans doute tout n’a pas également prospéré, mais où figurent, on le sait bien, un nombre immense de familles aisées et heureuses. Est-ce là ce qu’on appelle un moyen de dépression ? et croit-on qu’on eut dû attendre un pareil résultat de ceux employés dans les temps barbares ? La concurrence, il est vrai, a un tort : elle ne traite pas également bien tout le monde ; elle favorise surtout les hommes intelligents, actifs, prudents ; mais trouverait-on plus juste et plus raisonnable qu’elle favorisât les gens ineptes, indolents et déréglés ? Elle offre plus de chances de succès à ceux qui ont de l’avance, et qui depuis longtemps accumulent dans leurs mains des moyens d’action ; mais trouverait-on mieux qu’elle enrichît de préférence ceux qui n’ont jamais travaillé, et qui en sont encore à faire les premiers efforts et les premières épargnes ? Enfin les arts, dont elle excite le plus vivement la fécondité, ne sont pourtant pas inépuisables ; il est certain qu’on arrive au bout de leurs moyens, et qu’il vient un moment où ils ne suffisent plus à enrichir, ni même à nourrir convenablement tout ce qui se présente. Bien plus, il faut dire qu’à chaque moment donné, il n’y a qu’une certaine masse de produits qu’ils puissent faire avec chance de les placer, et partant qu’une certaine masse d’ouvriers à qui ils puissent offrir de l’ouvrage. Mais quelqu’un sait-il une manière de pratiquer l’industrie, où il ne soit pas possible d’abuser de ses pouvoirs ? où ses opérations doivent devenir toujours plus profitables ? où une population toujours plus nombreuse doive y trouver toujours plus de moyens de s’enrichir ? Que ceux qui traitent de violent et d’insuffisant le régime de la concurrence, tâchent donc d’en imaginer un de plus juste et de plus fécond !
Mais, poursuit-on, ce n’est pas tant la concurrence elle-même qui fait le mal, que l’état de désorganisation où elle retient l’industrie. Qu’est-ce à dire encore ? et que signifient ces mots de désorganisation de l’industrie, qu’on trouve aujourd’hui partout ? Est-ce que, sous le régime de la concurrence, l’industrie est désorganisée ? Est-ce que la concurrence, parce qu’elle exclut la confusion des entreprises, en exclut l’organisation ? Est-ce que toutes les entreprises particulières ne sont pas, comme les établissements publics, plus ou moins bien organisées ? Est-ce qu’une multitude ne le sont pas d’une manière admirable ? Est-ce qu’aucune d’elles ignore qu’une bonne partie de sa puissance tient à la manière dont elle est constituée pour agir, et à l’ordre suivant lequel elle fonctionne ? Elles peuvent toutes, observe-t-on, être individuellement bien organisées ; mais c’est entre elles que règne la confusion et l’anarchie ; elles demeurent distinctes, et c’est là qu’est le mal. Il est très vrai que les entreprises particulières, par cela même qu’elles sont particulières, ne se trouvent pas soumises à une commune direction. Mais est-il donc si fâcheux qu’elles demeurent distinctes et séparées ? Est-il si fâcheux qu’il soit au pouvoir de chacun d’en créer de nouvelles ? N’est-ce pas sous l’influence de cette liberté, non seulement qu’elles se perfectionnent toutes, mais qu’elles se multiplient, que les voies de travail s’élargissent et que les classes laborieuses y trouvent toujours plus aisément de l’emploi ? On peut sans doute abuser de cette facilité d’entreprendre, et on ne le fait pas sans qu’il en résulte plus ou moins de mal ; mais n’est-il pas heureux qu’un régime qui stimule avec tant d’énergie toutes nos forces, nous avertisse, en même temps, de la nécessité d’en modérer l’action ? Et peut-on imaginer quelque chose de plus favorable qu’une situation qui ne nous permet ni de nous engourdir, ni de nous exalter outre mesure, et où les mêmes causes nous servent à la fois d’aiguillon et de frein ?
L’industrie, dit-on encore, ne fait tant de victimes et ne traite si mal les ouvriers notamment, dans le régime de la concurrence, que parce qu’on n’y est pas associé. Autre chimère. La concurrence n’exclut pas plus l’esprit d’association que l’esprit d’organisation. Elle exclut, il est vrai, la confusion de toutes les entreprises dans je ne sais qu’elle association universelle et confuse dont la formule n’a jamais pu être trouvée ; mais elle n’exclut aucune forme équitable et praticable d’associations particulières, et, de fait, les populations s’y trouvent unies sous une multitude d’aspects. Il n’est pas vrai que les travaux y soient aussi morcelés qu’on se plaît à le dire. Il est un nombre infini de choses qui s’y font en commun ; ou, pour mieux dire, il n’en est presque point qui n’y soient opérées de la sorte. Nul homme n’est assez riche pour avoir à lui seul des producteurs de tous les objets dont il a besoin. Les personnes les plus opulentes, pour la plupart des objets de leur vaste consommation, se pourvoient à des sources communes, et se trouvent associées, en quelque sorte, pour l’entretien des ateliers ou magasins plus ou moins nombreux où elles font leurs provisions, avec toutes celles qui s’y approvisionnent comme elles. Toutes les pratiques d’un tailleur, d’un cordonnier, d’un ébéniste, d’un bijoutier, ont leur bijoutier, leur ébéniste, leur cordonnier et leur tailleur en commun, qu’elles commanditent en quelque sorte. La même chose a lieu pour tous les métiers. Il n’en est pas un qui ne soit exercé pour un nombre plus ou moins considérable de personnes, et avec les fonds des personnes qu’il sert ; et la société, qu’on dit morcelée, est, par la force même des choses, un composé d’agrégations innombrables, pour qui et avec les fonds de qui s’exécutent tous les travaux. Elle renferme d’ailleurs bien d’autres associations que ces agrégations fortuites et perpétuellement changeantes d’individus accidentellement réunis pour faire aller les divers métiers. Rien n’empêche qu’on n’y associe, d’une manière positive et durable, ses talents et ses capitaux pour des entreprises de toutes les grandeurs, de toutes les dimensions, de tous les genres. Rien n’empêche que de petits capitalistes ne s’y coalisent pour pouvoir lutter contre les grands. Rien n’empêche même que de faibles individus n’y aient un intérêt dans les plus grandes entreprises, et, de fait, il en existe un grand nombre où le capital est divisé en actions ou en coupons d’actions assez faibles pour que les personnes les moins riches y puissent entrer ; de sorte que, pour opérer le rapprochement du capital et du travail, il n’est nullement besoin, comme on voit, de bouleverser le monde. D’ailleurs, la séparation qu’on prétend signaler entre le capital et le travail n’existe réellement pas, et les ouvriers sont associés, de fait, à toutes les entreprises dans lesquelles ils travaillent. On trouve que la part qu’ils y reçoivent est faible ! Mais il faudrait prendre garde, une fois, que, n’y participant qu’en qualité d’ouvriers, on ne pourrait, sans une iniquité criante, réclamer pour eux, dans le produit qu’elles donnent, des parts afférentes au loyer des bâtiments, aux machines, au capital, à l’industrie de l’entrepreneur, la plus difficile et la plus périlleuse de toutes. Dira-t-on qu’entre ces divers agents le partage est fait sans équité ? Eh bien ! c’est là précisément ce qu’on ne peut prétendre, au moins dans le plus grand nombre des cas. Combien, en effet, d’entreprises qui, dès l’abord, échouent ! Combien où l’on ne parvient, qu’après beaucoup de pertes et d’efforts infructueux, à trouver le mot bénéfice ! Combien où le bénéfice est si faible que l’industrie personnelle de l’entrepreneur n’est nullement rétribuée ! Combien enfin, même dans celles qui réussissent, où l’entrepreneur ne tire de son capital qu’un très faible intérêt ! Et pourtant, s’il est des avances qu’on puisse qualifier de prêts à la grosse aventure, et dont il fût légitime de tirer un intérêt élevé, ne sont-ce pas celles qu’on fait aux entreprises industrielles, ordinairement si chanceuses ? Enfin, si les ouvriers ne sont pas associés d’une manière plus fructueuse aux entreprises auxquelles ils concourent, à qui la faute, sinon à eux-mêmes et à la concurrence insensée qu’ils se font ? Si donc ils se trouvent à plaindre, ce n’est évidemment ni faute d’être associés, ni parce que les associations faites avec eux sont léonines.
Que dire, après cela, de l’oppression qu’on accuse le capital d’exercer sur eux ? On a parlé du capital comme d’une sorte de monstre qui attire tout à lui, quœrens quem devoret, et qui se montre d’autant plus avide qu’il devient plus volumineux. C’est un singulier reproche : un des faits les mieux avérés et les plus patents de l’économie politique, c’est que les capitaux, comme toutes les marchandises, s’avilissent à mesure qu’ils se multiplient, et que, plus ils s’accroissent, plus l’intérêt qu’on en retire diminue. Un autre effet de l’accroissement des capitaux, c’est la multiplication toujours plus grande et plus accélérée des entreprises utiles. On avoue, et en parlant ainsi on reste probablement au-dessous de la vérité, que le travail, depuis cinquante ans, a décuplé : à quoi le doit-on, si ce n’est à l’accumulation des capitaux ? et comment un progrès, qui a eu pour effet d’ouvrir des voies dix fois plus larges à l’activité des classes laborieuses, peut-il, sensément, être signalé comme étant devenu pour les ouvriers une cause d’oppression ? On peut faire abus des capitaux, sans doute ; on peut les employer à des entreprises qui échouent, et qui, en tombant, laissent les ouvriers sans ouvrage. Si c’est en cela que consiste l’oppression, qui en est plus puni que les capitalistes ? Il y a perte pour eux d’une fortune acquise, et cessation de gain seulement pour les ouvriers.
On veut que les ouvriers soient opprimés surtout par les machines. On les signale comme leurs plus redoutables compétiteurs. Quelques faits pour toute réponse. En 1750, il n’y avait pas dans tout le comté de Lancastre plus de 300 000 âmes de population. Vers cette époque, on commence à y faire à la fabrication des applications étendues de la mécanique : les grandes manufactures naissent, se multiplient, et cinquante ans plus tard, en 1801, la population excédait déjà 672 000 âmes ; et trente ans après, en 1831, elle avait dépassé 1 336 000 âmes ; elle était presque quintuplée ; les machines avaient fait naître du travail, un travail fructueux, pour une population près de cinq fois plus nombreuse. N’est-ce pas là une singulière oppression ? … Mais citons un fait encore. Toutes les fabriques de coton réunies de la Grande-Bretagne n’occupaient pas 40 000 personnes en 1760. C’est vers ce temps que sont inventées et rapidement perfectionnées les machines appliquées à cette industrie ; et, quoiqu’elles centuplent plusieurs fois la puissance des mains qui les dirigent, elles font prendre un tel développement à cette branche de fabrication, elles font naître tant d’opérations collatérales, elles provoquent finalement l’emploi d’un nombre d’ouvriers tellement croissant, que l’industrie cotonnière finit par en occuper 1 500 000, au lieu de 40 000, trente-sept fois plus qu’elle n’en occupait avant leur création. Ces faits sont notoires ; et il serait aisé d’en citer d’analogues, sinon d’aussi frappants. Or, comment les expliquer, si les machines, qu’on accuse de disputer aux ouvriers le travail et la subsistance, n’avaient au contraire pour effet plus ou moins immédiat de multiplier énormément les occupations, d’élever par suite les salaires, et, par les nouveaux moyens d’existence qu’elles créent, d’attirer ou de faire naître un surcroît considérable de population ? Il est vrai que cet effet a des bornes, et que les emplois peuvent, à la fin, ne plus suffire à la multiplicité des travailleurs ; mais est-ce la faute des machines, ou celle de l’abus extravagant qu’on a fait de leur pouvoir ? ou celle de la rapidité trop grande avec laquelle la population s’est accrue ? De ce que l’introduction des machines permet à la production de beaucoup s’étendre, s’ensuit-il donc qu’elle lui permet de s’étendre sans fin ? De ce qu’elle lui offre les moyens d’entretenir une population beaucoup plus nombreuse, s’ensuit-il qu’elle lui permet d’entretenir une population illimitée ? Est-ce qu’on s’imagine qu’il puisse exister un régime économique qui dispense ses agents de tout frein et de toute règle ? qui permette aux entrepreneurs d’accroître la masse des produits, et aux classes laborieuses de multiplier le nombre des ouvriers sans jamais s’inquiéter de ce qui adviendra, et jusqu’à épuisement de la passion frénétique qui les pousse ?
Enfin, on s’en prend de l’état de souffrance de la partie la moins rétribuée des classes ouvrières à la division du travail, qui, à force de s’étendre, dit-on, et de simplifier les opérations de l’industrie, finit par ne demander que des ouvriers faibles, imparfaits, malhabiles, de moins en moins rétribués, et qui ne perfectionne la main-d’œuvre qu’en détériorant de plus en plus la population… Et on oublie non seulement que c’est à la séparation des occupations que sont dus tous les progrès généraux de l’industrie ; mais que ce n’est qu’à force de décomposer ses opérations qu’on parvient à en réduire quelques-unes de très importantes à des mouvements élémentaires assez simples pour pouvoir les faire exécuter par ces agents mécaniques, auxquels nous venons de voir que sont dus tant de progrès. Le premier effet de ces simplifications est, dit-on, de rendre inutiles tous les hommes de quelque valeur. Si l’observation était fondée, comment se ferait-il qu’appliquées à la fabrication du coton, elles aient rendu nécessaire, en Angleterre, une population d’ouvriers trente-sept fois plus considérable ? Mais il n’est pas vrai que leur effet soit de rendre inutiles les bons ouvriers. Ce qui est vrai, c’est qu’elles en rendent une partie disponible pour beaucoup d’autres travaux plus difficiles ou plus élevés, et qu’en même temps elles créent des occupations assez simples pour qu’on puisse les confier à des agents qui jusque-là n’avaient à faire aucun emploi de leurs forces, à des enfants, à des femmes, et, en général, à la partie la plus faible de la population. Il est malheureux peut-être qu’il y ait des gens assez à plaindre pour se réduire à des fonctions qui pourraient, à la rigueur, être accomplies par des machines ; mais, s’ils existent, est-ce la faute de la division du travail ? et, du moment qu’ils existent, ne vaut-il pas mieux que cette ressource leur puisse être offerte, que s’ils demeuraient absolument inoccupés ?
On voit ce qu’il y a d’excentrique et de véritablement insensé dans les explications qu’on prétend donner de ce que les classes laborieuses peuvent éprouver de malaise et de souffrance. Non seulement la liberté du travail, la concurrence, les machines, la séparation des occupations, l’accumulation des capitaux, ne sont pas pour ces classes des causes de misère ; mais par l’activité qu’elles impriment, mais par l’immense extension qu’elles donnent à tous les travaux, elles deviennent pour elles des instruments puissants de prospérité, des sources fécondes de bien-être. Ces sources, il est vrai, tout abondantes qu’elles sont, ont un tort : elles ne sont pas inépuisables ; elles ne dispensent pas les populations qui y puisent de toute prévoyance et de toute modération. Mais n’est-ce pas le comble de l’extravagance et de l’ingratitude que de leur imputer, quand nous leur devons tant de biens, des maux qui ne sont l’œuvre, visiblement, que de notre passion et de notre sottise ?
***
Ma quatrième remarque est qu’on propose, pour remédier aux maux signalés, des moyens qui ne seraient propres, s’ils étaient appliqués, qu’à les aggraver infiniment et à achever de les rendre incurables.
Au fond, de quoi s’agit-il ? de trouver le régime qui offrirait les voies les plus larges à l’activité des classes laborieuses, et dans lequel les fruits du travail seraient le plus équitablement répartis. Et que propose-t-on de substituer pour cela au régime de la liberté et de la concurrence ? l’organisation du travail et l’association des travailleurs. Mais enfin, quel est le mode d’organisation et d’association qu’on propose ? C’est ici que commencent l’impuissance et la confusion. On s’épuise en tentatives, on multiplie les systèmes, et l’on ne parvient à formuler rien que de monstrueux.
Les sectateurs d’Owen, de Saint-Simon et de Fourier s’accordent en ce point, qu’ils proposent également tous de remplacer les travaux séparés par des entreprises faites en commun, et de substituer l’association à la concurrence ; mais chacune des trois sectes a sa manière particulière de concevoir et de formuler le système de l’association.
Il s’agit pour Owen de tout ramener au régime de la communauté absolue : il propose de remplacer les grands centres manufacturiers par de petits centres multipliés, à la fois industriels et agricoles, d’où toute idée de supériorité sera bannie, où régnera l’égalité la plus complète, où l’on ne tiendra compte ni de l’intelligence, ni de la moralité, ni de la fortune ; où entreront sur le même pied l’indigent et le millionnaire, l’homme stupide et l’homme de génie, l’homme vertueux et l’homme vicieux ; où ne figurera finalement que l’individu intrinsèque, et où nul ne sera compté que pour une unité.
Cette égalité, la seule équitable aux yeux des owénistes, paraît, au contraire, le comble de l’iniquité aux saint-simoniens. Ils croient, eux, à l’inégalité naturelle des hommes, et cette inégalité, dont ils font la base de leur système, est pour eux la condition sine quâ non de tout ordre social. On connaît leur principe : « À chacun selon sa capacité ; à chaque capacité selon ses œuvres. » Ils admettent, comme les sectateurs d’Owen, que tous les biens, terres et capitaux, doivent être exploités en commun ; mais ils constituent leur association d’une manière hiérarchique ; ils veulent que la tâche de chacun soit l’expression de sa capacité, et sa richesse la mesure de ses œuvres. Enfin ce sont les chefs qui se chargent d’apprécier les œuvres et de classer les capacités : il suffit de l’amour qu’ils inspirent pour qu’on leur reconnaisse, sans difficulté, un tel pouvoir. Toutefois, les classifications qu’ils ont opérées ne se perpétuent pas ; les fortunes sont viagères ; ils n’admettent point l’hérédité, et, comme tout est venu des chefs, tout, à la mort de chacun, leur retourne.
Les sectateurs de Fourier, à leur tour, n’adoptent pas plus l’abolition de l’héritage des saint-simoniens, que la communauté et l’égalité des owénistes. Comme les uns et les autres, ils veulent le travail par association ; mais ils conservent à chaque associé sa propriété individuelle, et le droit perpétuel de la transmettre à ses héritiers avec les accroissements qu’elle a pu recevoir. Ils ne demandent la mise en commun que de l’habitation des hommes et de l’exploitation des choses. Mais ils tiennent violemment à cette communauté-là ; elle est la base de leur système ; ils ont en horreur les habitations particulières et les entreprises isolées, et ils font de ce qu’ils appellent le régime morcelé d’effroyables peintures. Ils demandent, en conséquence, la transformation des habitations privées en immenses hôtelleries générales, pouvant contenir de 1 800 à 2 000 âmes de population, et celle des propriétés et des entreprises particulières de cette population agglomérée en vastes exploitations collectives, dans lesquelles chaque associé prendra une part qui sera déterminée par les gérants élus de l’association, et qu’on proportionnera aux apports de chacun en capital, en talent, en travail.
On sait ce qui est advenu de ces systèmes. Le dernier n’est jamais parvenu à la moindre réalisation ; les deux autres ont échoué dans le difficile et périlleux trajet de la théorie à la pratique ; et tel est le discrédit où sont tombées ensemble les formes d’association proposées par les trois écoles, qu’on semble avoir cessé d’en poursuivre l’application.
Mais si les formules paraissent abandonnées, le principe qu’elles revêtent ne l’est pas. M. Reybaud, qui a exposé avec tant de justesse et de talent, dans un livre que l’Académie française a couronné, les vices des trois systèmes, tient bon pour le principe qui leur est commun et qui leur sert de base, l’association. L’association est à ses yeux, il le déclare, le plus grand problème des temps modernes. Elle est appelée, dit-il, à résoudre celui de la distribution des fruits du travail, qui intéresse à un si haut degré la conscience et la justice humaines. Si, pour la solution de ce dernier, ajoute-t-il, l’autorité ne peut rien, l’association pourrait tout[2]. La seule difficulté est de savoir sous quelles formes. « Ne nous y trompons pas, dit-il encore, l’avenir appartient à l’association. Elle seule pourra apporter un remède efficace aux vices de la culture morcelée, à l’éparpillement des forces sociales, aux chocs quotidiens dans lesquels elles s’annulent et s’absorbent. Dans le monde des passions, dans le monde des intelligences, dans le monde des intérêts, l’harmonie ne se fondera que par l’association. » M. Reybaud parle absolument ici comme les partisans du phalanstère.
Beaucoup d’écrivains, moins judicieux et moins éclairés, s’expriment à ce sujet avec encore moins de réserve. L’impuissance constatée des trois écoles socialistes dont je viens d’indiquer les principaux traits semble ainsi n’avoir découragé personne. On ne sait, on l’avoue, comment l’association pourrait remédier aux maux très mal définis qu’on prétend guérir ; mais n’importe ; on affirme hardiment qu’elle le pourrait.
M. Buret, dans le travail sur les classes laborieuses que l’Académie des Sciences Morales a distingué et récompensé, partage entièrement cette confiance. C’est lui qui voit dans l’association le mot de l’énigme sociale, la parole magique qui doit mettre fin au charme sous lequel les classes pauvres vivent enchaînées. « Bien que jusqu’ici, observe-t-il, ce mot n’ait pas été nettement prononcé, il a suffi de le bégayer imparfaitement pour en entrevoir déjà les bienfaisants effets. Que sera-ce, ajoute M. Buret, lorsque nous saurons lire couramment cette puissante formule ! »
En attendant que la puissante formule ait été trouvée et que nous ayons appris à la lire couramment, M. Buret prélude à l’établissement de l’association par des propositions remarquables.
Il voudrait que les maîtres fussent en quelque sorte responsables de l’existence des ouvriers attachés à leurs ateliers. Il voudrait aussi que les ouvriers fussent soustraits au danger de la concurrence, et que leurs salaires ne pussent jamais descendre au-dessous d’un certain taux. Il demande enfin qu’on les initie à la propriété du capital et de la terre.
Du droit seul qu’ils ont d’exister, résulte pour eux, suivant M. Buret, le droit de participer aux produits et même à la propriété des instruments du travail. Les propriétaires du sol ne sont, à ses yeux, que comme les dépositaires d’une partie de la fortune publique. Ils n’ont pas sur leur propriété un droit absolu. Au-dessus de leur droit se trouve celui de la communauté tout entière. Au fond, dit-il, ce qu’on appelle la propriété du sol n’est qu’un usufruit.
Si l’on ne peut dire de la propriété qu’elle est absolue, encore moins le peut-on dire de l’héritage. Le droit de succéder, poursuit M. Buret, ne doit pas profiter seulement à quelques individus, mais à toute la société. La mort est une véritable expropriation pour cause d’utilité sociale. La transmission de la propriété par testament devrait, en conséquence, être supprimée ou très sévèrement restreinte. La succession ab intestat, d’un autre côté, pourrait être limitée à la transmission en ligne directe, la seule qui soit nécessaire pour encourager la production ; et la communauté prendrait ainsi, dans les successions, la place des collatéraux. Elle pourrait même, à bon droit, figurer dans les successions en ligne directe. Les enfants, qui représentent et continuent le propriétaire défunt, n’ont pas seuls droit, en effet, à son héritage. À côté de leur droit, au-dessus de leur droit, il y a celui de la société, qui ne ferait assurément qu’exercer la plus juste des reprises en s’adjugeant dans l’héritage une part égale à celle de chaque enfant. Ce ne serait pas exagérer le droit de la société que de l’évaluer à une part d’enfant, dans toute succession qui dépasserait un certain chiffre. Cette reprise constituerait la prime d’assurance accordée au travail. Elle permettrait à la nation de mettre annuellement en vente 200 000 hectares de terre, et d’offrir à 50 000 familles le moyen de vivre indépendantes par le travail. Cette mesure, ajoute l’auteur, serait aussi favorable à la population industrielle qu’à la population agricole. Elle rendrait possible l’accession des classes laborieuses à la propriété parcellaire des grands instruments de la production manufacturière. La société, héritière pour sa part d’une manufacture, n’aurait rien de mieux à faire, poursuit-il, que de la céder par petites parcelles aux ouvriers en état de l’acquérir, et qui deviendraient ainsi, sous la garantie de l’État, actionnaires de l’industrie dont ils ne sont aujourd’hui que les salariés.
M. Buret ne dit pas comment pourraient acquérir toutes ces parcelles de terre et de fabriques les classes qu’il s’agit particulièrement de secourir, les classes les plus misérables, qu’il ne croit pas dans une situation à pouvoir faire la moindre épargne, ni imposer à leurs passions la moindre retenue. Quoi qu’il en soit, comme ce sont celles-là surtout qui sont, à ses yeux, un reproche criant pour le système qu’il attaque, je suppose que c’est surtout en leur faveur qu’il propose les mesures indiquées dans les phrases que je viens de citer. Ces phrases, je n’ai pas besoin de le dire, ne sont pas celles que l’Académie des Sciences Morales a approuvées, dans le travail que j’ai rappelé, et qui court le monde accompagné de son glorieux suffrage : elles ne faisaient pas partie de la portion de l’ouvrage qui a été soumise à son examen ; mais elles sont littéralement extraites du livre tel qu’il a été livré au public.
À côté de ces mesures préalables, imaginées pour rapprocher, comme on dit, le travail du capital, et arriver graduellement à l’association, on en propose d’autres pour parvenir à l’organisation du travail, et compléter ainsi la réforme de ce régime de concurrence et d’anarchie, cause de toutes les misères. On recommande, par exemple, d’imiter, dans l’organisation de l’industrie, les institutions militaires et la constitution générale de l’armée. On fait remarquer tout le parti qu’il y aurait à tirer d’un mode d’action combiné d’une manière si savante. On demande ailleurs pourquoi toutes les industries ne seraient pas disciplinées comme le sont certaines professions, et par exemple les offices d’avoués, de notaires, d’agents de change, et plusieurs autres. On demande surtout pourquoi l’on n’appliquerait pas à l’industrie les formes d’organisation qu’on a adaptées, avec tant de succès et de fruit, à la magistrature, au clergé, à l’administration, à tous les services publics ; et l’état d’inorganisation où elle demeure, à côté de cette organisation si compacte des services publics, est, pour les écrivains de l’école socialiste, l’objet d’un étonnement dont ils ne peuvent revenir.
Enfin l’écrivain que je citais tout à l’heure, M. Buret, qui est à la fois effrayé et indigné du degré de liberté que le travail a obtenu, qui appelle cette liberté un effroyable laisser-faire, qui la compare avec le plus grand sérieux du monde à l’anarchie du régime féodal, après l’avoir poursuivie avec une sorte d’acharnement pendant le cours de ses deux longs volumes, finit par arriver à l’organisation qu’il croit propre à réprimer un si grand mal, et voici ce qu’il propose :
Son système se réduirait à donner aux divers métiers, dans chaque commune, un syndicat élu par les ouvriers et les entrepreneurs, qui, à des époques convenues, fixerait le taux des salaires, présiderait aux engagements des ouvriers, et réglerait leurs difficultés avec les maîtres. Tous ces syndicats communaux, réunis, à de certains moments, au chef-lieu du canton, y éliraient un syndicat cantonal, qui formerait, sous la présidence du juge de paix, un conseil de prud’hommes chargé de juger les affaires industrielles et tout ce qui serait relatif aux rapports des maîtres et des ouvriers, dans l’étendue du canton. Au chef-lieu du département, siégerait en permanence un bureau de l’agriculture et de l’industrie départementale. De plus, tous les ans, à un jour marqué, les conseils cantonaux enverraient au chef-lieu du département un de leurs membres, et ces délégués réunis éliraient le député qui serait chargé d’aller représenter auprès du pouvoir central l’industrie départementale. Les mêmes conseils cantonaux tiendraient registre du nombre et de la nature des établissements industriels et agricoles du canton, ainsi que des produits obtenus et du prix de revient de chaque espèce de produits, et ils adresseraient tous les trois mois ces documents au bureau départemental, qui, après en avoir dressé et publié le tableau, le transmettrait au conseil suprême de l’industrie nationale, qu’il informerait exactement du mouvement de la production dans le département. Le conseil suprême, à son tour , réunissant les documents venus de tous les départements, en dresserait des tableaux généraux et comparatifs, qu’on ferait arriver, par la filière déjà parcourue, aux départements, aux cantons, aux communes, et qui porteraient partout la connaissance de la production nationale et des besoins des divers marchés.
C’est ainsi que M. Buret entend qu’on pourrait remédier à ce qu’il appelle l’anarchie industrielle et la désorganisation du travail. Je pourrais citer d’autres systèmes. Il serait aisé sans doute d’en trouver de plus étranges et de plus confus. Mais en voilà déjà un bon nombre, et nous finirions par nous perdre au milieu de ce chaos. Reprenons.
De quoi s’agissait-il ? avons-nous dit : de chercher des arrangements sociaux qui fissent cesser les luttes anarchiques de la concurrence et le partage inique des fruits du travail. Et qu’a-t-il été trouvé, en fait d’organisation et de répartition, de plus régulier et de plus équitable que les arrangements naturels qui résultent de la liberté ?
En fait d’organisation, on vient de le voir, le système de M. Buret, qui crée un immense appareil représentatif, uniquement pour recueillir des documents statistiques sur les mouvements de la production ; opération utile sans doute, surtout si elle était habilement exécutée, mais qui n’exigeait sûrement pas la création d’une aussi vaste machine, et que feraient tout aussi bien les établissements administratifs déjà existants ; qui d’ailleurs laisse subsister dans son entier le régime contre lequel on élève des réclamations si vives, et qu’il s’agissait précisément de réformer, le régime de la concurrence ; qui n’a absolument rien à y substituer ; qui ne l’attaque qu’en un point, et qui a tort sur le seul point où il l’attaque ; qui tombe ouvertement dans la violence en prétendant régler arbitrairement le prix du travail ; qui ne supprimerait pas à cet égard la liberté des transactions sans exciter de vives et justes plaintes ; qui, en la supprimant sur ce point, autoriserait à l’attaquer sur d’autres, et nous ramènerait directement aux lois générales de maximum et de minimum.
Ou bien la proposition d’étendre aux diverses industries les règlements relatifs aux professions redevenues des offices, ce qui ne serait que le rétablissement des anciennes corporations : système qui limiterait la concurrence , sans aucun doute, mais qui n’améliorerait assurément pas la condition des masses d’individus qu’il laisserait en dehors des métiers constitués, et qui, loin de faire cesser les rivalités et les luttes, exciterait des plaintes bien autrement motivées que le régime de la concurrence, et provoquerait des conflits bien autrement sérieux.
Ou bien encore la proposition d’appliquer aux industries particulières les formes propres à l’organisation des services publics : système qui limiterait davantage la concurrence, mais qui aurait un caractère intolérable d’usurpation et de tyrannie ; qui concentrerait dans les mains du pouvoir des arts dont la pratique appartient à tous ; qui, en emprisonnant ces travaux dans des formes d’organisation générale, en ralentirait d’une manière sensible le développement et l’activité. Et, en effet, une organisation générale serait une organisation plus simple, et, par cela même qu’elle serait plus simple, elle occuperait nécessairement moins de monde ; et, comme elle devrait choisir les hommes les plus capables, elle laisserait précisément en dehors de ses cadres ceux qui auraient le plus besoin d’être secourus. Une organisation générale serait une organisation unique, et, comme elle n’aurait pas de rivalités à craindre, elle serait bientôt sans émulation et sans vie. Il tombe sous le sens que, dans un tel mode d’organisation, les voies du travail ne seraient pas nombreuses, larges, pleines, animées au même degré qu’elles le sont dans un régime qui les livre à l’activité universelle. Que si, à cet égard, on pouvait douter, il n’y aurait, pour lever ces doutes, qu’à mettre les industries soumises à des régies publiques, à une organisation générale, en présence de celles que chacun peut exercer en liberté, et à regarder un peu quelles sont les plus développées, les plus vives, les plus actives, celles qui occupent le plus de bras et qui offrent le plus indistinctement du travail à tout le monde ? Le mode d’arrangement dont il s’agit ici, et qui a l’air de simplifier les choses, les compliquerait donc gravement, et en amenant, par une usurpation coupable, une situation où beaucoup plus de bras seraient inoccupés, il provoquerait des luttes, faciles à comprendre cette fois, et bien autrement sérieuses que celles de la liberté, qui, en réalité, ne fait injustice à personne.
Voilà ce qu’on a su imaginer, en fait d’organisations du travail, et par quels expédients on croit qu’il serait possible de remédier à l’antagonisme, aux conflits, au désordre de la concurrence.
Et qu’a-t-on trouvé, en fait de moyens propres à amener une répartition plus équitable des produits ? On l’a vu encore, le socialisme d’Owen, qui ne tient compte à celui qui a fait les plus longs et les plus honorables efforts, ni de la fortune qu’il a amassée, ni de l’expérience qu’il a acquise, ni des habitudes vertueuses qu’il a su s’imposer ; qui le fait descendre au niveau du dernier des hommes, et qui, sous prétexte de réprimer l’exploitation du pauvre par le riche, livre, en réalité, l’homme riche, laborieux, intelligent, à l’exploitation de celui qui n’a ni fortune, ni intelligence, ni courage. — Ou bien le système des saint-simoniens, qui ont la bonhomie d’attribuer à leurs chefs le droit de fixer la part purement viagère que chacun aura dans les richesses de la communauté, et qui trouvent cette répartition, arbitrée par les chefs, préférable à celle qui résulte pour chacun, dans le système industriel en vigueur, de la liberté du travail et de celle des échanges. — Ou bien encore le socialisme des sectateurs de Fourier, qui, après avoir fondu toutes les propriétés et toutes les entreprises particulières dans de vastes exploitations collectives, se trouvent, pour la fixation des parts et pour tous les achats qu’ils ont à faire, à la merci de la gérance élective de cette exploitation. — Ou bien enfin le système de M. Buret, qui, revenant à l’idée saint-simonienne de l’abolition de l’héritage, propose de prélever annuellement, sur les successions ouvertes des familles aisées, 200 000 hectares de propriétés foncières pour les vendre en détail aux classes à qui le régime actuel ne permet, dit-il, de rien gagner ; qui veut, pour qu’elles gagnent, qu’on fixe arbitrairement le taux de leurs salaires ; qui demande qu’elles soient mises à la charge des entrepreneurs, alors même qu’ils cessent de pouvoir les employer, et qui répare par ces mesures ouvertement iniques l’injustice qui ne leur est pas faite dans un régime réel de liberté.
C’est ainsi que les socialistes pourvoient à une répartition équitable ; voilà par quels modes d’association ils redressent les erreurs et les injustices prétendues de la liberté : ils associent les pauvres au bien-être des riches, en dépouillant ceux-ci au profit de ceux-là. C’est ce qu’il y a de plus clair dans leurs formules.
Il n’en pouvait être autrement, du reste ; et puisqu’on s’est livré à des prédictions, je puis prédire sans trop de témérité à ceux qui s’engagent dans de telles recherches, et qui croient pouvoir changer la condition des classes laborieuses par de simples artifices d’organisation ou d’association, qu’ils ne sortiront de là que par l’odieux ou le ridicule. Les classes laborieuses sont associées, dans le régime de la liberté, autant que légitimement elles peuvent l’être. Elles ont dans la production une part proportionnée à la seule avance qu’elles font, à la main-d’œuvre qu’elles fournissent. Cette part, quand rien ne gène la liberté des transactions, est exactement représentée par le salaire. On voudrait qu’elle le fût autrement, on les associerait en réalité, on leur donnerait, au lieu de salaire, une part dans les bénéfices, que leur position n’en serait pas sensiblement changée ; elle pourrait être meilleure, mais elle pourrait être pire aussi : leur part cesserait d’être fixe ; elle varierait, parce qu’elle serait aléatoire ; mais, à moins d’injustice, elle ne pourrait jamais être que la part correspondant à la main-d’œuvre qu’elles auraient fournie. J’ajoute qu’il en serait ainsi, que les entreprises fussent particulières ou générales, collectives ou fractionnées, et que leur condition ne changerait pas tant qu’elles ne prendraient dans l’association que la part véritablement afférente à la main-d’œuvre.
C’est donc une illusion pure que de voir dans l’association un remède à venir pour ce qu’on appelle les abus de la concurrence. L’association, tant qu’elle demeurera un contrat libre, tant que personne n’y sera violenté, ne changera rien à la situation respective des parties contractantes ; et ce mot, auquel on veut attribuer un pouvoir magique, ne sera qu’un mot stérile et vain, pour l’objet qu’on se propose, tant que la ruse ou la force brutale n’en viendront pas altérer le sens.
C’est, au surplus, ce que l’Académie des Sciences Morales, avec la sagacité et la justesse de vues qui la distinguent, a parfaitement démêlé, lorsqu’elle a mis au concours, dans l’intérêt des classes les moins heureuses, le principe même de l’association. Elle n’a pas demandé aux concurrents de chercher cette fameuse formule de l’association générale, qui doit avoir la puissance de rompre le charme fatal sous lequel les classes pauvres sont enchaînées ; elle a dit simplement : rechercher les applications pratiques les plus utiles qu’on pourrait faire du principe de l’association volontaire et privée au soulagement de la misère.
Je ne sais si les instincts et les calculs de l’intérêt particulier, toujours si alerte et si ardent, ont laissé beaucoup à faire, à cet égard, à la sagacité un peu paresseuse et un peu inexpérimentée de l’esprit philosophique ; mais la recherche valait certainement la peine d’être proposée. Quand elle n’aurait d’autre résultat que de conduire à la connaissance de ce qui est, que de montrer combien peu est réel ce morcellement, cet éparpillement des forces qu’on prétend signaler dans la société, combien il y a de choses qui se font en commun, avec quel bonheur s’allient les travaux isolés et les opérations collectives, avec quelle facilité s’introduit ce qu’on appelle le procédé sociétaire partout où il y a nécessité et opportunité de l’établir, combien peu sont nécessaires, pour cela, les vastes utopies qu’on propose ; quand cette recherche n’aurait pas d’autre effet, dis-je, elle ferait assurément un grand bien.
Mais, quant à la question proposée par les socialistes, de savoir quelle est la formule générale d’association qui pourrait délivrer les classes pauvres du charme prétendu auquel elles sont enchaînées, on voit où elle mène, à quelles folies, à quelles injustices, à quelles entreprises contre la liberté et la propriété, et combien l’Académie a eu raison de l’éconduire ; combien les systèmes qu’elle enfante seraient funestes, même aux classes qu’il s’agit de soulager.
Charles Dunoyer.
(La fin au prochain numéro.)
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[1] Je puise la plupart de ces faits dans l’excellent travail qu’a publié, sous le titre de Statistique de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, M. Moreau de Jonnès, chef des travaux de la statistique de France, au ministère du commerce.
[2] Dans une troisième édition des Études sur les Réformateurs, qui est actuellement sous presse, M. Reybaud a de lui-même, et comme s’il entrait dans la pensée de M. Dunoyer, tempéré ce que cette expression peut offrir d’absolu. Il a dit, au lieu de, « l’association pourrait tout » ; l’association pourrait beaucoup. Ainsi un rapprochement, fruit de la réflexion et du bon sens, s’opère, par la force des choses, entre les esprits que domine seulement la recherche de la vérité. (Note de l’Éditeur.)
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