Notice sur Eugène Daire

Eugène Daire est resté célèbre pour ses grandes rééditions des économistes du XVIIIe siècle, notamment les Physiocrates, Vauban, et Boisguilbert. Cet homme passionné, qui découvrit l’économie politique assez tard, s’était voué tout entier à ses idées, dans des conditions matérielles difficiles. Il donna l’exemple d’un homme sans propriété, défendant jusqu’à son dernier souffle l’immunité absolue de la propriété.


Nécrologie. Eugène Daire

Par Joseph Garnier

[Journal des économistes, juillet 1847, p. 430. — Republié en brochure sous le titre de Notice sur la vie et les travaux d’Eugène Daire, par Joseph Garnier]

Usé par le chagrin et par la maladie, notre malheureux ami s’est éteint, jeune encore d’années, mais bien vieux déjà par la souffrance et les épreuves que la Providence réserve plus spécialement à quelques hommes tristement privilégiés. Durant la longue agonie qui le séparait de la mort, ce n’est que par intervalles que la raison revenait à cet esprit naguère si précis et si lucide. Un jour il apprit, dans un de ces moments où il se reconnaissait, que l’Académie des sciences morales et politiques lui décernait le prix de quinze cents francs pour son Mémoire sur la doctrine des physiocrates. Un mélancolique sourire erra sur ses lèvres : c’était l’expression d’un bonheur bien grand. Ce fruit de son travail allait donner quelques jours de répit à sa malheureuse femme, et il pouvait mourir, laissant à sa famille au moins de quoi solder les frais de sa maladie et de ses funérailles.

Louis-François-Eugène Daire était né le 8 février 1798, à Paris, à quelques pas de la maison où la mort est venue le reprendre. « Au moins (dit-il un jour) je ne mourrai pas trop loin du lieu de ma naissance[1]. » À peine entré dans la vie, Daire en connut les douleurs : dès l’âge de huit ans, il fut orphelin. Ayant d’abord perdu sa mère, il eut un instant le bonheur de la voir dignement remplacée : mais la fatalité lui enleva coup sur coup cette nouvelle amie et son père, modeste employé qui lui laissait six cents francs de rente et la protection d’un homme de bien. M. Billecocq, dont le nom est resté vénéré au barreau de Paris, devint le tuteur de cet enfant, administra son petit patrimoine, veilla à son éducation et lui partagea les soins qu’il donnait à ses propres fils. Il n’est pas douteux qu’Eugène Daire n’ait fortifié, au sein de cette digne famille, cette droiture de sentiments et cette élévation de caractère qui le faisaient apprécier de tous ceux qui le connaissaient.

Au sortir du collège, Eugène Daire trouva, pendant plusieurs années, un emploi dans l’étude de M. Billecocq. Il se maria à vingt-quatre ans, et devint, en même temps (et moyennant une somme de onze mille francs), percepteur à Arpajon, où son beau-père exerçait les fonctions de juge de paix.

Dix ans de sa vie s’écoulèrent dans cette position, lorsque la révolution de juillet, qu’il avait tant désirée, vint bouleverser son existence, le priver de son emploi et le jeter dans cette lutte avec les besoins de la vie qui l’a tué.

Sous les apparences d’un maintien timide et même un peu embarrassé, Eugène Daire avait un esprit ardent et un de ces caractères qui ne cessent jamais d’être polis, mais qui cependant ne savent et ne peuvent profiter des avantages que donne, dans les relations sociales, et lorsqu’on la possède à un degré convenable, l’aménité ou plutôt la souplesse des formes. Il était tout d’une pièce, soit qu’il écrivit dans un cahier de notes et pour lui seul ses impressions sur les événements du jour ; soit qu’il combattit les opinions politiques de son beau-père ; soit qu’il eut à donner des explications à quelque agent de son administration ; soit que, plus tard, il eût à juger des idées économiques ou financières à ses yeux entachées d’utopie.

Un jour, c’était en 1831, deux envoyés de l’administration reçurent de lui un coup de boutoir que la discipline militaire tolère souvent, mais que la discipline administrative ne pardonne jamais ; et, au moment où, après des explications convenablement données, il croyait pouvoir compter sur l’oubli de sa vivacité, il reçut sa démission signée par M. le baron Louis. Or, il y eut cela de remarquable dans cette affaire si malheureuse pour Eugène Daire, qu’on le sacrifia comme gendre d’un royaliste, lui dont tout Arpajon connaissait l’ardent libéralisme. Mais c’était l’époque des remaniements de places ; les dénonciations pleuvaient de toutes parts ; la recherche des emplois publics était effrénée, et l’on se souvient que ce honteux scandale inspira à Auguste Barbier sa satire de la Curée.

Eugène Daire fut donc destitué pour quelques observations mal prises et pour des opinions qui étaient l’opposé des siennes. Il était alors père de quatre enfants, dont l’aîné n’avait pas huit ans. Les habitants d’Arpajon ne voulurent pas que cet acte d’injustice s’accomplit sans une éclatante protestation de leur part. Le roi devait passer par la ville, ils résolurent de lui remettre une pétition en faveur de leur percepteur dont ils avaient apprécié le caractère, l’indépendance et la loyauté. Cette pétition fut signée instantanément ; mais l’itinéraire royal ayant été changé, un des plus notables habitants se chargea de porter la réclamation de toute la ville à la connaissance de M. le baron Louis, et c’est ainsi que nous avons retrouvé la pétition des habitants d’Arpajon dans les papiers de Daire. Cette pétition est signée par cent cinquante personnes. Nous y avons lu les noms du maire, des adjoints, des conseillers municipaux et de tous les notables habitants de cette petite ville. Cette pièce, datée du 12 juin 1831, est des plus honorables pour notre ami ; elle est écrite en un style empreint d’un très vif intérêt pour lui.

« Les habitants de la ville d’Arpajon, disaient les pétitionnaires, profondément affligés de cette résolution dont ils cherchent vainement les causes, viennent, sire, en appeler à votre bienveillante bonté.

« Ils ont lieu de supposer avec quelque raison que la religion de M. le ministre de finances a été surprise par quelques personnes trompées elles-mêmes, ou peut-être malintentionnées. M. Daire est généralement estimé : il jouit de la confiance de tous les habitants des communes de sa perception.

« Comment, en effet, n’inspirerait-il pas l’intérêt le plus vif ? Sa loyauté, la pureté de ses mœurs, sa probité éprouvée, la droiture de son cœur, l’exactitude la plus minutieuse dans sa comptabilité, lui ont mérité l’attachement de tous les hommes de bien… »

Après sept à huit mois, M. le ministre des finances, grâce à l’intervention de M. le duc Maillé, interprète des sentiments des habitants d’Arpajon, consentit à réparer l’injustice qu’on lui avait fait commettre, et Eugène Daire fut nommé à la perception de Bavay, dans le département du Nord. Mais d’une part ce bureau ne valait pas celui d’Arpajon ; de l’autre, sa famille grandissant exigeait plus de sacrifices, et, au bout de quelques années, il demeura convaincu de l’impossibilité de suivre une carrière qui lui avait coûté son modeste patrimoine et qui ne pouvait suffire à ses besoins. Il faut dire aussi qu’un dégoût invincible s’était emparé de lui, et que, malgré l’incertitude de l’avenir, il voulait abandonner un métier qui ne satisfaisait pas plus les besoins intellectuels de son esprit que les besoins physiques de sa famille. Il résolut donc de donner sa démission, et il l’aurait donnée sans compensation, si Mme Daire, mieux inspirée, ne l’avait décidé à se ménager un successeur capable de lui rendre une partie de ce qu’il avait donné lui-même pour commencer. C’est ainsi qu’il put retirer une somme de quatre mille francs, avec lesquels il vint chercher fortune à Paris.

Mais là ne s’arrêtèrent pas ses tribulations avec le ministère des finances. C’est en vain qu’il réclama son petit cautionnement qui était devenu sa dernière ressource : c’est être de raison, multiple, sans entrailles et sans responsabilité, qu’on appelle l’administration, lui infligea un véritable supplice. On peut en juger par la copie de la lettre qu’il adressa au ministre des finances, et que nous avons retrouvée dans ses papiers.

Le 10 août 1840.

« Monsieur le ministre, vous avez usé de votre droit quand vous m’avez refusé les moyens de travail que je sollicitais comme ancien employé du gouvernement. Vous avez encore usé d’un droit qui était le vôtre, quand vous avez refusé de m’entendre quelques minutes, en personne, et que vous m’avez renvoyé à M. le directeur du personnel, qui m’a déclaré que les exigences politiques ne permettaient pas mon remplacement !

« Je viens aujourd’hui, monsieur le ministre, non plus réclamer une faveur de votre part, si faveur il y avait dans mes demandes précédentes ; mais réclamer une chose qui est de droit rigoureux, je veux dire la justice.

« Une lettre de M. le préfet du Nord, en date du 20 juillet dernier, me déclare qu’il sera procédé incessamment à un règlement des comptes que j’ai présentés en quittant le service de la perception de Bavay.

« Il sera procédé incessamment, monsieur le ministre, et mes comptes sont soumis, depuis plus d’un an, au conseil de préfecture, et ces comptes demandent deux heures d’examen !

« Il sera procédé incessamment, monsieur le ministre, et si l’incessamment dure encore plus d’un mois, il y a sous mes yeux sept personnes, sans compter la mienne, qui sont peut-être condamnées à manquer de pain.

« Je ne fais pas du drame, monsieur le ministre, je vous déclare l’exacte vérité, et je pense qu’il me suffira de vous l’avoir dite pour que vous la preniez en considération.

« Veuillez me faire rendre justice : je ne vous demande plus autre chose ; mais, au nom de Dieu, qu’elle soit prompte ! … et bien prompte ! … »

L’examen des comptes de la perception de Bavay exigeait deux heures ; et ce ne fut que deux ans après que Daire put toucher son cautionnement, malgré ses plus énergiques réclamations. D’autres lettres écrites au ministre, au secrétaire général, au préfet du Nord, témoignent des souffrances que Daire eût à supporter à cette époque. Ici encore, il ne comprit pas qu’avec la plupart des hommes, avec les administrations surtout, la ligne droite n’est pas le plus court chemin, et il ne vit pas que, pour obtenir justice, il devait laisser croire à la faveur ; qu’au lieu d’écrire au nom de son droit, il devait aller avec quelque député, ou quelque homme influent auprès du directeur du personnel, qui l’eût alors bien accueilli, se serait peut-être intéressé à sa position, et l’aurait aidé à en sortir. Tandis qu’après une lettre semblable à celle du 10 août, je suis convaincu que le ministre lui-même, s’il l’eût voulu, n’aurait plus trouvé le moyen de faire avancer ce qu’on appelle le travail des bureaux. Le pauvre percepteur était dans son droit, mais il prit le rôle du pot de terre, et il ne comprit que bien tard que, dans ce monde, il ne suffit pas toujours d’avoir raison.

C’est en 1839 qu’Eugène Daire quitta la perception de Bavay où il avait su se faire estimer aussi, pour venir se fixer à Paris. Ses ressources précaires ne pouvaient alimenter sa famille que très peu de temps, et il se mit à rechercher une occupation lucrative avec tout le courage du père qui sent qu’il est la Providence des siens. Mais Eugène Daire n’avait plus ni l’âge, ni la santé qu’on exige dans les emplois du commerce et de l’industrie ; il ne pouvait pas non plus rechercher une autre carrière administrative ; et il se tourna vers les lettres qu’il avait cultivées toute sa vie, non pour leur demander des joies et des distractions, mais du pain pour lui et sa famille. Son martyre fut grand pendant les premiers temps. Le métier d’homme de lettres, qui conduit quelquefois si loin, a, dans ses débuts, des moments d’une bien grande amertume, surtout quand on n’a plus la santé, la vigueur, les illusions et l’intrépidité de la jeunesse.

Les premiers travaux d’Eugène Daire furent très variés, très éparpillés et fort peu productifs, jusqu’au moment où il fit la connaissance de M. Guillaumin avec lequel il ne tarda pas à se lier, et qui comprit de bonne heure combien un esprit aussi consciencieux, aussi éclairé, pourrait être utile à la science dans la grande entreprise qu’il commençait alors de la publication des principaux économistes. À partir de ce moment, non seulement Daire trouva, dans les travaux que lui demanda et que lui procura M. Guillaumin, un emploi plus lucratif de son temps, mais il eût en lui un ami dévoué, compatissant à sa peine, l’encourageant de ses conseils, et contribuant plus que tout autre à le mettre en lumière et à le faire classer, parmi les écrivains économistes de notre temps, au rang qu’il méritait tous les jours davantage par ses études consciencieuses et son talent.

Eugène Daire inséra d’abord plusieurs articles dans le Journal du Peuple, dans la première revue spécialement consacrée aux voies de communication, que M. Pance a publiée sous le titre de la Circulation[2], et dans d’autres recueils. Mais les travaux qui commencent la série de ses écrits économiques sont un compte rendu des œuvres de J.-B. Say dans le National, et une brochure sur la question du recensement en 1841. [3]

L’attention de Daire, pendant qu’il a exercé les fonctions de percepteur, s’était naturellement portée sur les questions de finances, qu’il connaissait parfaitement en arrivant à Paris ; et ses conversations avec un de ses amis d’enfance, M. Louis Leclerc, ne tardèrent pas à le convaincre de la nécessité d’approfondir les principes de l’économie politique, auxquels viennent se rattacher tous les problèmes financiers. Jusque-là, Daire, naturellement caustique et frondeur, n’avait jugé de l’économie politique et des économistes que par les écrits de quelques publicistes qui ne méritent vraiment pas ce nom. En lisant Jean-Baptiste Say, il pénétra dans un monde nouveau. Son bon sens s’y trouvait complété par des aperçus féconds ; ses méditations sur les questions de finances y puisaient force et appui ; enfin, il comprit de quel immense secours de vraies études économiques peuvent être à tous ceux qui s’occupent des affaires de la société. L’article publié dans le National exprimait tous ses sentiments, et je me souviens d’en avoir été impressionné au point d’en vouloir connaître l’auteur, tant me paraissaient rares les hommes capables de tenir un pareil langage : non pas qu’il n’y ait toujours eu dans la presse des écrivains éminemment intelligents ; mais je crois pouvoir avancer qu’il y en a fort peu qui aient étudié Adam Smith ou J.-B. Say, et qui soient par conséquent capables d’aborder les questions économiques en toute connaissance de cause.

En parcourant les cahiers sur lesquels Eugène Daire prenait ses notes, on voit que ce n’est qu’après une étude longue et approfondie qu’il a émis un jugement sur les écrits de J.-B. Say. Ces notes contiennent une analyse très soignée du Cours complet ; et je pense qu’il y a tout lieu d’examiner si cette analyse ne mérite pas d’être imprimée. Un pareil travail m’a toujours paru devoir être utile aux personnes qui, après avoir lu le Cours complet ou le Traité de J.-B. Say, éprouvent le désir de voir coordonner en un petit nombre de pages les idées saillantes de l’économiste français, et de saisir d’un coup d’œil la classification et l’ordre qu’il a suivis.

Dans les lettres à un habitant de Toulouse, Daire expliquait, avec la clarté et la précision qui caractérisaient son talent, avec la verve et la raillerie que lui inspiraient parfois les mesures de l’administration des finances, cette question passablement embrouillée du recensement de 1841. Le recensement est fait, disait Daire, la matrice est formée ; on n’a plus qu’à faire procéder à la vérification des constructions nouvelles, vérification déterminée par les règlements et les usages, et qui ne permet pas aux contrôleurs des contributions de s’introduire dans le domicile des citoyens sans le concours des officiers municipaux. Après avoir démontré par le rappel des textes que le recensement de M. Humann était illégal quant au but et quant à la forme, Daire indiquait le but fiscal non avoué de cette mesure qui a mis en collision les populations et la force armée, et qui n’a définitivement pas abouti. Ce but était de rendre plus complet le travail commencé en 1819, pour arriver à la transformation de l’impôt mobilier et des portes et fenêtres, qui est de répartition, en un mot de quotité. Tout le monde sait qu’avec le système de répartition les agents du fisc ne peuvent élever le principal de l’impôt personnel et mobilier ; tandis que dans le système de quotité, ce principal varierait comme la somme des valeurs locatives, l’action des chambres se bornerait à fixer le centime, le franc de l’impôt. De même pour les portes et fenêtres : avec le principe de répartition, le principal une fois fixé ne peut être élevé qu’autant qu’il s’opère des constructions nouvelles ; tandis qu’avec le principe de quotité, le fisc le rendrait variable comme le nombre des ouvertures, et comme le degré d’élévation du tarif.

Daire faisait encore remarquer que cette question de recensement est d’autant plus fondamentale, qu’en enlevant aux municipalités le droit de recenser la population, le fisc pourrait augmenter non seulement le droit proportionnel et les centimes additionnels des patentes, mais encore le principal de ces patentes, et même, en matière de contributions indirectes, les droits d’entrée, de détail, de circulation et de licence.

Sur les quinze volumes dont se composera la collection des principaux économistes, Eugène Daire en a annoté cinq : le volume contenant les Économistes financiers du dix-huitième siècle ; le volume des Physiocrates ; les deux volumes des œuvres de Turgot, et le premier volume des Mélanges.

Indépendamment des notes qui accompagnent chacun de ces volumes, la science lui est redevable de dix-sept notices qui comprennent, outre la biographie des auteurs, l’exposé général de leur doctrine. La notice sur Law, l’introduction aux œuvres des physiocrates, la notice sur Turgot, sont des travaux d’un mérite réel : ils ont demandé une étude approfondie, et Eugène Daire, y a fait preuve, non seulement de science économique et financière, mais encore d’une belle faculté philosophique et génératrice. Ce sont là trois véritables titres. Dans la première notice sur Law, il nous semble avoir vu plus positivement qu’aucun autre au fond du Système ; dans la seconde, il a montré que, dans cette belle tête de Turgot, la science était en harmonie avec les autres facultés de l’âme. Plus d’un historien, jugeant superficiellement, a rendu hommage aux nobles intentions du ministre de Louis XVI, mais en doutant de la bonté de ses idées économiques. Daire a prouvé qu’il y avait dans Turgot l’intelligence de la Constituante, sans ses erreurs ; il a démontré cette proposition du vénérable M. Droz, qu’avec lui la Révolution française pouvait être enrayée, c’est-à-dire accomplie sans secousses, autant du moins qu’il est permis de raisonner à posteriori sur des problèmes de cette nature.

L’honorable M. Passy nous a dit[4] les qualités qui distinguaient l’appréciation que Daire a faite de l’école physiocratique. Nous publions ce travail, qui peut être regardé comme une seconde édition de l’Introduction au deuxième volume de la Collection des principaux économistes. C’est le premier écrit dans lequel la doctrine des économistes du dix-huitième siècle aura été exposée avec méthode, d’une manière suffisamment complète et en dehors de toute espèce de personnalité. Les Économistes physiocrates ont été souvent combattus ; mais les citations qu’on donnait de leurs œuvres n’étaient pas capables d’en bien faire saisir la portée. Et quant à leurs livres, ils ont réellement besoin d’une introduction comme celle de Daire, pour être compris et appréciés ce qu’ils valent.

Les notes que Daire a mises aux ouvrages des Économistes dont il a soigné la nouvelle édition, témoignent toutes de la probité de ses études ; la plupart de celles qui sont dans les Économistes financiers et les œuvres de Turgot annoncent une érudition financière assez rare.

Ce qui distingue encore les travaux d’Eugène Daire, c’est la forme. Il s’était adonné au moins aussi tard que Rousseau à l’art d’écrire, et il avait, comme il le disait lui-même, le travail difficile. Cependant ce qu’il a signé dans ses derniers temps, se fait, en général, remarquer par beaucoup de pureté et par une grande simplicité, qui n’excluait pas chez lui le nerf, la noblesse et l’élégance. Son style avait réellement les qualités qui conviennent à la science. Malheureusement, il est rare que Daire ait travaillé sans avoir l’esprit bourrelé par le souci et le chagrin, occasionnés, l’un par la pénurie de ses ressources, et l’autre par la santé de ses enfants. L’Introduction aux physiocrates a été écrite sous le poids de la douleur que lui causèrent, il y a un an, la longue maladie et la mort de son fils aîné, doué de précieuses qualités, et sur lequel Daire aimait à faire reposer l’avenir de sa famille, quand sa santé et ses forces l’abandonneraient tout à fait[5]. Ce jeune homme était à Lille lorsqu’il fut atteint par la maladie de poitrine qui l’a emporté. Pendant que sa malheureuse mère accourait auprès de lui et parvenait à lui donner assez de force pour venir mourir dans la maison paternelle, Daire, pressé par l’imprimeur, était obligé de faire taire ses sentiments et de se livrer à un travail qui aurait voulu plus de calme et moins de malheur.

Daire ne voulait d’abord pas concourir ; il redoutait beaucoup les chances qu’offrent les jugements académiques, portant forcément l’empreinte de l’opinion de la majorité des membres présents dans la section qui les prononce, et au sein de laquelle se débattent souvent des systèmes contraires. Lorsque ses amis insistèrent auprès de lui pour l’engager à cueillir une palme qui lui était évidemment due, il n’avait guère qu’un mois pour modifier son travail déjà imprimé sous forme d’Introduction au deuxième volume de la Collection des principaux économistes publié depuis peu. Du reste, le temps ne lui eût-il pas manqué, qu’il n’aurait jamais voulu, dans l’incertitude où il était du succès, refondre complétement son premier travail. Le changement le plus notable qu’il y ait apporté se trouve dans le commencement, où il a résumé en cinq pages et avec beaucoup de bonheur l’idée générale de la philosophie de Quesnay, qu’il avait d’abord mise dans trois fois plus d’espace. Le Mémoire de Daire a été le seul, et il paraît qu’un instant la section d’économie politique a voulu proroger le concours. Heureusement elle a compris qu’une pareille décision eût été une flagrante injustice. Daire est le premier qui ait remis en lumière les écrits des physiocrates, et ceux qui seraient venus lui disputer le prix de l’Académie (en admettant qu’il eût vécu) n’auraient pu le faire qu’en profitant de son travail. Nous croyons donc que l’Académie des sciences morales n’a été que juste en récompensant la seconde édition d’un Mémoire qui, pour avoir déjà été publié, n’en était pas moins une réponse très suffisante au difficile problème qu’elle avait posé et que personne, excepté Daire, n’a osé aborder.

Il est difficile, quand un homme s’occupe de réhabiliter une doctrine, qu’il ne s’en imprègne pas au point d’en partager même quelques erreurs. Daire est un nouvel exemple de ce phénomène : il avait complétement adopté cette proposition de la théorie physiocratique que la matérialité doit être le caractère essentiel de la richesse, sur laquelle Adam Smith ne s’est pas suffisamment prononcé, mais qu’ont, ce me semble, victorieusement combattue J. B. Say et MM. Rossi et Dunoyer. Daire avait déjà rompu des lances, en faveur de cette idée, dans ses notes sur les Économistes financiers du dix-huitième siècle, dans les notes et la notice des œuvres de Turgot ; mais il l’a défendue à fond dans son travail sur la théorie des Économistes. Il n’y a plus lieu malheureusement à recommencer avec cet excellent ami une lutte plusieurs fois entamée, soit par écrit, soit de vive voix ; mais nous dirons, qu’en résumé, si la manière de voir que Daire partageait surtout avec Malthus et l’honorable M. Dutens, circonscrit trop la science et conduit à méconnaître l’importance d’une foule de services sociaux, elle n’est cependant pas en opposition avec les principes fondamentaux sur lesquels elle repose ; que cette dissidence n’est nullement un argument en faveur de ceux qui, pour méconnaître les conclusions de l’économie politique, s’appuient sur la variabilité de l’étendue que les économistes donnent au champ de leurs investigations, et qui concluent de cette variabilité à la non-existence de la science ; comme si l’on pouvait nier la chimie, parce qu’il y a des chimistes qui circonscrivent cette science aux phénomènes de la chimie minérale mieux étudiés et mieux observés, et que d’autres y font entrer les faits moins biens coordonnés qui sont relatifs à la composition des corps végétaux et animaux.

Daire n’a cessé de collaborer au Journal des Économistes depuis sa fondation ; mais plus spécialement occupé des travaux que nous venons d’énumérer, il n’a guère fourni à notre recueil que des comptes rendus d’ouvrages. Le comité de rédaction aimait à renvoyer à son examen les écrits sur les finances, et une partie des écrits sur la charité et les questions sociales. Son esprit ferme et judicieux savait très bien discerner l’utopie ; mais il était rare que sa critique acérée et caustique ne lui attirât, ainsi qu’au Journal des Économistes, des représailles qui n’étaient pas toujours du meilleur goût. Quelques-uns de nos adversaires ne seront pas peu étonnés d’apprendre que « ce jeune lévite de l’économisme, cet écrivain sur la richesse, ce théoricien bourgeois », cet adversaire de l’organisation du travail, ce défenseur de la propriété et de la doctrine de Malthus, avait des enfants majeurs ; qu’il était sans richesse, sans propriété, sans droits politiques, souvent sans travail, et prolétaire dans la force du terme.

Lorsque la maladie a surpris notre malheureux collaborateur, il travaillait au premier volume des Mélanges qui doivent faire les quatorzième et quinzième volumes de la Collection des principaux économistes. Sa plume s’est arrêtée au milieu de la notice sur Lavoisier. Il s’occupait en même temps d’extraire des manuscrits de J. B. Say les écrits divers qui doivent former le quatrième volume de ses œuvres complètes.

Espérons que quelque autre savant se mettra à l’œuvre pour enrichir la belle collection de M. Guillaumin d’une introduction sur la vie et les travaux de J. B. Say, digne à la fois de ce grand écrivain, et des notices qui inaugurent les ouvrages des autres économistes qui figurent dans cette collection. [6]

En examinant les papiers d’Eugène Daire, j’ai trouvé des fragments, encore inachevés, d’un ouvrage qu’il préparait sur les finances. C’était son projet de prédilection, toutes les fois que l’avenir lui apparaissait sous des couleurs moins sombres, et qu’il entrevoyait la possibilité de tirer de son travail un salaire suffisant à ses modestes besoins. Mais il était dans sa destinée de ne pas toucher même au bonheur des hommes simples comme lui. À peine son esprit sortait-il de l’accablement où l’avait plongé la mort de son fils ainé, que la cruelle maladie attaquait sa fille, jeune personne de dix-sept ans, et l’emportait, il y a quelques mois. « Mes amis, nous dit-il en quittant le cimetière, je vous dérange bien souvent ! » Un mois après il suspendait son travail pour ne plus le reprendre, et il succombait, le 14 juin, à huit heures du soir, dans les bras de sa digne et courageuse compagne qui reste sans ressources, avec trois jeunes fils dont l’un n’est encore qu’un enfant.

Doué d’un beau talent, d’un esprit droit et d’un jugement sain, Daire a contribué d’une manière très notable au progrès des études économiques : la science perd en lui un de ces hommes rares qui ont l’heureux don de se passionner pour la recherche de la vérité.[7]

JOSEPH GARNIER.

——————

[1] Daire était né dans la rue du Dragon, il est mort rue Taranne.

[2] La circulation, revue de tous les modes de transport par terre et par eau. Le premier numéro parut le 15 mars 1841 ; le douzième et dernier, le 15 février 1842.

[3] Lettres à un habitant de Toulouse sur le but et l’illégalité du recensement prescrit par M. Humann. Paris, chez Dauvin et Fontaine, 1841.

[4] Voy. le dernier numéro du Journal des Économistes, rapport sur le concours ouvert par l’Académie des sciences morales sur la Doctrine des physiocrates.

[5] Ce jeune homme plein d’avenir, entré sous les auspices de M. Horace Say dans l’administration de la compagnie d’assurances, la France, avait été jugé capable de remplir, bien qu’il n’eût pas vingt-cinq ans, les importantes et délicates fonctions d’inspecteur.

[6] Ce paragraphe est absent de la réédition en brochure. (B.M.)

[7] Ce paragraphe de conclusion a été ajouté pour la version en brochure ; il ne figure pas dans la version du JDE. (B.M.)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.