Murray Rothbard – L’éducation gratuite et obligatoire (11/12)

coverRothbardEducationFin 2015, l’Institut Coppet a dirigé la première traduction française de Education: free and compulsory par Murray Rothbard. Elle a été réalisée conjointement par Nathanael Lavaly, Claude Balança et Marius-Joseph Marchetti. Ce petit livre apporte une critique vigoureuse de l’éducation nationalisée telle qu’on la connaît de nos jours, l’accusant d’être inefficace, injuste et tyrannique. Rothbard y défend la liberté de l’éducation, l’instauration d’un marché de l’éducation où écoles privées et éducation à la maison (homeschooling) pourraient enfin se développer. Le livre est sorti en format papier en mars aux éditions de l’Institut Coppet. Fidèle à notre projet de diffuser les idées, nous accompagnerons la version papier d’une version électronique gratuite (pdf, epub, mobi, doc et html)

Nous diffuserons aussi ce petit livre sur notre site, en 12 courtes parties. Dans la onzième partie, intitulée « Les objectifs de l’enseignement public : Le Mouvement éducationniste », Murray Rothbard revient sur les visées, peu dignes d’éloges, des éducateurs et pédagogues du courant dit éducationniste.


Table des matières du livre :

  1. L’éducation de l’individu
  2. L’instruction formelle
  3. La diversité humaine et l’instruction individuelle
  4. Le parent ou l’État ?
  5. Les fréquentations de l’enfant
  6. Éducation obligatoire vs. éducation libre
  7. La scolarisation obligatoire en Europe
  8. Le Fascisme, le Nazisme et le Communisme
  9. L’enseignement obligatoire aux États-Unis
  10. Arguments pour et contre l’école obligatoire aux États-Unis
  11. Les objectifs de l’enseignement public : Le Mouvement éducationniste
  12. L’Instruction progressiste et la situation actuelle

 

Les objectifs de l’enseignement public : Le mouvement éducationniste

(Murray Rothbard, L’éducation gratuite et obligatoire)

Il est important de s’intéresser aux objectifs de la création des écoles publiques, en particulier au fait que les éducateurs professionnels ont été le moteur premier à la fois pour la création d’écoles publiques gratuites et pour l’enseignement obligatoire. Dans les premiers temps, la volonté de quasi-libertariens comme Thomas Jefferson et Thomas Paine de créer des écoles publiques était fondée sur la conviction que le gouvernement républicain était plus adapté aux citoyens correctement instruits, et que l’État devait rendre de telles institutions accessibles pour ceux qui étaient trop pauvres pour se fournir auprès d’institutions privées. [1] Certainement, beaucoup de ceux qui préconisaient la création d’écoles publiques l’ont fait simplement pour cette raison.

Il y avait d’autres objectifs bien plus dangereux, en particulier chez les éducateurs qui ont été les forces principales dans cette mouvance, et qui ont pris le contrôle des conseils publics de l’éducation et des collèges de formation des enseignants, lesquels formaient les enseignants des écoles publiques. Dès 1785, le révérend Jeremy Belknap, prêchant devant le tribunal du New Hampshire, préconisait une éducation égale et obligatoire pour tous, soulignant que les enfants appartenaient à l’État et non à leurs parents. [2] L’influent Benjamin Rush souhaitait une éducation généralisée afin d’établir une nation uniforme, homogène et égalitariste.

La doctrine de l’obéissance à l’État était l’objectif premier d’Archibald D. Murphey, le père du système scolaire public en Caroline du Nord. En 1816, Murphey imaginait un système d’écoles publiques conçu de la façon suivante :

« Tous les enfants y étudieront… Dans ces écoles les préceptes de la morale et de la religion devront être inculquées, et les habitudes de subordination et d’obéissance être développées …. L’État, animé de sollicitude pour leur bien-être, doit prendre en charge ces enfants et les placer dans des écoles où leurs esprits peuvent être éclairés et leurs cœurs peuvent être rendus vertueux. » [3]

Dans les années 1820, leurs objectifs de contrainte et d’étatisme se développaient déjà dans le pays, et étaient particulièrement populaires en Nouvelle-Angleterre, bien que la tradition individualiste y était encore forte. L’un des facteurs qui a augmenté la puissance de la Nouvelle-Angleterre dans la diffusion de l’idée collectiviste dans l’instruction est à trouver dans l’énorme émigration dont cette région était la source. Des habitants provenant de la Nouvelle-Angleterre fourmillaient dans les États au sud et à l’ouest de la Nouvelle-Angleterre, et y emmenaient avec eux leur zèle pour l’enseignement public et la contrainte étatique.

Les États-Unis se sont rapprochés alors au plus qu’ils ne l’ont jamais fait de l’idée platonicienne du plein contrôle de l’État communiste sur les enfants. C’était l’intention de deux des premiers socialistes américains — Frances Wright et Robert Dale Owen. Owen était le fils de Robert Owen, l’un des premiers socialistes « utopiques » britanniques, et avec son père il avait tenté une expérience dans une communauté volontaire et communiste à New Harmony, en Indiana. Frances Wright était une Écossaise qui avait également été à New Harmony, et qui a ouvert avec Owen un journal appelé le Free Enquirer. Leur principal objectif était de faire campagne pour leur système éducatif obligatoire. Wright et Owen présentaient leur plan comme suit :

« C’est une instruction nationale, rationnelle et républicaine ; gratuite pour tous et au frais de tous ; mise sous la tutelle de l’État, et instaurée pour l’honneur, le bonheur, la vertu, et le salut de l’État. » [4]

L’objectif principal de ce plan était que l’égalité soit implantée dans les esprits, les habitudes, les mœurs et les sentiments, de sorte que les fortunes et les conditions soient finalement égalisées. Au lieu de l’appareil complexe d’écoles primaires, de lycées, de séminaires, etc., Owen et Wright préconisaient que les États organisent simplement une série d’institutions pour la « réception générale » de tous les enfants vivant dans un district. Ces établissements seraient consacrés à l’éducation complète des divers groupes d’enfants selon leur âge. Les enfants seraient contraints de vivre dans ces lieux 24 heures sur 24. Les parents seraient autorisés à rendre visite à leurs enfants de temps en temps. Dès l’âge de 2 ans chaque enfant serait sous la garde et la direction de l’État.

Dans ces crèches d’une nation libre, aucune inégalité ne doit être autorisée à pénétrer. Les enfants seront alimentés de la même manière ; vêtus d’un même costume … élevés dans l’exercice de buts communs … dans l’exercice des mêmes vertus, dans la jouissance des mêmes plaisirs ; dans l’étude de la même nature ; à la poursuite du même intérêt … Dites donc ! Une telle entrée en matière … ne permettrait-elle pas la réforme de la société et le perfectionnement des institutions libres de l’Amérique ?

Owen insistait beaucoup sur le fait que le système « n’embrassait rien de moins que l’ensemble du peuple ». L’effet serait de « régénérer l’Amérique en une génération. Cela réunira toutes les classes en une seule ». Frances Wright révélait tout net le but de son système, appelant le peuple à renverser une aristocratie de l’argent à la hiérarchie sacerdotale. « Nous sommes dans une guerre de classe ».

Ainsi, nous voyons qu’un nouvel élément a été introduit dans l’ancien usage d’instaurer l’enseignement obligatoire au nom de l’absolutisme étatique. Un deuxième objectif est l’égalité et l’uniformité absolues, et un système scolaire obligatoire était considéré par Owen et Wright comme parfaitement adapté à cette tâche. Tout d’abord, les habitudes, les esprits et les sentiments de tous les enfants doivent être moulés dans l’égalité absolue ; puis la nation est mûre pour l’étape finale d’égalisation des biens et des revenus par les moyens coercitifs de l’État.

Pourquoi Owen et Wright insistaient-ils sur la garde des enfants pendant 24 heures sur 24, à partir de l’âge de 2 ans, les libérant seulement lorsque l’âge scolaire de 16 ans était atteint ? Ainsi qu’Owen le disait :

« Dans les écoles républicaines, on ne doit en aucun cas permettre aux préjugés aristocratiques d’être tentés de se développer. Les élèves doivent apprendre à se considérer comme des concitoyens, comme des égaux. Le respect ne doit pas être octroyé aux riches, ou refusé aux pauvres. Toutefois, si les enfants de ces écoles publiques rentrent à la maison chaque soir, l’un dans la salle de jeux à la douce moquette de ses parents riches, et l’autre dans sa chambre inconfortable chez son pauvre père ou chez sa mère veuve, reviendront-ils le lendemain comme des amis et des égaux ? »

De même, les différences dans la qualité des vêtements provoquaient des sentiments d’envie de la part des pauvres et de dédain de la part des riches — sentiments qui devraient être éliminés en rendant obligatoire le port du même uniforme pour tous. Tout au long des plans d’Owen s’illustre sa haine de la diversité humaine, en particulier du niveau de vie plus élevé des riches par rapport aux pauvres. Pour réaliser son plan d’égalisation en profondeur par la force, les écoles devaient recevoir les enfants, non pas 6 heures par jour, mais en permanence : elles devaient les nourrir, les vêtir, les loger. Celles-ci ne devaient pas seulement s’occuper de leurs études, mais aussi de leurs occupations et de leurs loisirs ; elles devaient prendre soin d’eux jusqu’à ce que leur éducation soit terminée.

On pourrait bien faire valoir que le plan Owen-Wright est sans importance ; qu’il a eu une signification purement utopique et qu’il a eu peu d’influence. La vérité est toute autre. En premier lieu, le plan a eu beaucoup d’influence : de manière certaine, les idées de promotion de l’égalité ont été dominantes dans la pensée de l’influent groupe d’éducateurs qui a établi et contrôlé les écoles publiques de la nation durant les années 1830 et 1840. En outre, le plan Owen pousse l’idée de l’école publique obligatoire à sa conclusion logique, non seulement par la promotion de l’absolutisme de l’État et de l’égalité absolue — à laquelle le système est admirablement adapté — mais aussi parce qu’Owen a lui-même reconnu que l’école devait éduquer l’enfant dans toutes ses composantes, afin de mouler la jeune génération. N’est-il pas probable que l’intention d’éduquer complètement l’enfant, que l’on trouve dans la mouvance « progressiste », vise à façonner toute la personnalité de l’enfant plutôt qu’à mettre en place le plan communiste complet d’Owen et Wright de saisie et d’éducation de l’enfant, que personne n’accepterait en Amérique ?

L’influence du plan Owen-Wright est attestée par le fait qu’un historien de l’éducation, favorable au système public, place ce plan en première position dans son récit, et lui consacre une place considérable. [5] Cremin rapporte qu’un grand nombre de journaux ont réimprimé les essais éducatifs de Owen, et les ont approuvé. Owen a commencé à exposer son projet à la fin des années 1820 et l’a fait jusqu’à la fin des années 1840, époque à laquelle il a écrit le plan élaboré avec Miss Wright. Son plan a eu une influence considérable sur les groupes de travailleurs. Il a exercé une grande influence sur le rapport largement diffusé d’un comité de travailleurs de Philadelphie en 1829, traitant de l’éducation en Pennsylvanie. Le rapport demandait l’égalité : une éducation identique et une formation adéquate pour tous. Ce rapport et des rapports similaires « ont eu une influence considérable en
ouvrant la voie à la législation progressiste du milieu des années 30. » [6]

Peu de temps après, il y a eu sur la scène américaine un phénomène remarquable : un groupe très soudé de pédagogues a émergé, que Cremin a nommé « les réformateurs de l’éducation ». Leur propagande a contribué à l’instauration des écoles publiques ; et ils en sont venus ensuite à contrôler les écoles à travers des postes dans les conseils publics de l’éducation, comme celui de surintendant, ou à travers le contrôle des institutions de formation des enseignants, et donc des enseignants. Ce même groupe, sous des noms différents, continue à ce jour de dominer l’enseignement primaire et secondaire, avec ses idées étriquées et son jargon. Le plus important est qu’ils ont réussi à imposer leurs normes sur les exigences de certification de l’État pour les enseignants, afin que personne ne puisse enseigner dans une école publique sans être passé préalablement par des cours de formation des enseignants dirigés par ces éducateurs. C’était ce même groupe qui a encouragé la mise en place de la scolarisation obligatoire, et a préconisé une éducation de plus en plus « progressiste » ; ils méritent donc un examen minutieux.

Certains Américains sont fiers du fait que leur système éducatif ne puisse jamais être tyrannique, parce qu’il n’est pas contrôlé par l’État fédéral, mais par leur État fédéré. Cela ne fait cependant que peu de différence. Non seulement cela concerne toujours l’État, qu’il soit local ou fédéral, mais les éducateurs, par le biais des associations et des revues nationales, sont aussi presque parfaitement coordonnés. En réalité, les systèmes scolaires sont gérés à l’échelle nationale et de manière centralisée, et l’obtention d’un contrôle fédéral formel ne serait que la dernière étape dans la quête de la conformité et du contrôle.

Une autre source importante de tyrannie et d’absolutisme dans le système scolaire est le fait que les enseignants soient régis par le statut de la fonction publique. En conséquence, une fois qu’il a passé un examen formel ayant peu de rapport avec sa capacité réelle à enseigner et que quelques temps s’écoulent, l’enseignant fait partie de la masse des salariés de l’État et sera imposé aux enfants pour le reste de sa vie professionnelle. La bureaucratie de l’État a utilisé la fonction publique comme un outil extraordinairement puissant d’enracinement et de domination permanente. La tyrannie par le vote majoritaire peut être assez déplaisante, mais au moins, si les dirigeants sont soumis à des contrôles démocratiques, ils doivent se conformer aux souhaits de la majorité des électeurs. Mais les fonctionnaires qui ne peuvent pas être déchus de leur poste lors de la prochaine élection ne sont soumis à aucun contrôle démocratique quel qu’il soit. Ce sont des tyrans permanents. « Sortir quelqu’un du champ de la politique » pour le placer dans le giron de la fonction publique ne va certainement pas « accroître l’éthique » de la bureaucratie. Cela l’élève au contraire dans sa sphère d’activité au rang de souverain absolu et quasi-perpétuel. Le fait que les enseignants appartiennent à la fonction publique est l’un des actes d’accusation les plus accablants contre le système obligatoire américain d’aujourd’hui.

Pour en revenir aux premiers éducateurs, les principales figures du mouvement étaient des hommes natifs de Nouvelle-Angleterre, tels qu’Horace Mann dans le Massachusetts, et Henry Barnard dans le Connecticut. Il y avait également James Carter, Calvin Stowe, Caleb Mills, Samuel Lewis, et beaucoup d’autres. Quelles étaient leurs méthodes et leurs objectifs ?

L’une des méthodes dont ils se servirent pour atteindre leurs objectifs a été d’instaurer un réseau d’organisations éducatives. L’un des premiers a été l’American Lyceum, organisée en 1826 par Josiah Holbrook. L’un de ses principaux objectifs était d’influencer et d’essayer de dominer les conseils scolaires étatiques et locaux. En 1827, la première « société pour la promotion des écoles publiques » a été ouverte en Pennsylvanie. Cette société s’est engagée dans un vaste programme de correspondance, de brochures, de communiqués de presse, etc. Des organisations similaires se sont formées au début des années 1830 dans tout l’ouest du pays, faisant parler d’elles par des conférences, des réunions, des mémoires envoyés aux élus et du lobbying. Des centaines de ces associations se sont ainsi formées dans tout le pays. Une des principales était l’American Institute of Instruction, établi en Nouvelle-Angleterre en 1830. Les réunions annuelles et les annales de cet Institut furent l’un des centres et l’un des principaux foyers de propagation du mouvement éducationniste.

En second lieu, ces éducateurs ont créé des revues pédagogiques par dizaines, dans lesquelles leurs grands principes ont été diffusés auprès de leurs disciples. Les principales ont été l’American Journal of Education, l’American Annals of Education, le Common School Assistant, et le Common School Journal. Le plus important canal dans lequel s’est exercée l’influence éducationniste a été l’obtention de positions de pouvoir dans les systèmes scolaires publics. Ainsi, Horace Mann, rédacteur en chef du Common School Journal, est devenu secrétaire du Conseil de l’éducation du Massachusetts, et ses rapports annuels au cours des années 1840 ont influencé très fortement la « ligne » des éducationnistes. Henry Barnard est devenu le secrétaire du Connecticut Board of Education, Calvin Wiley est devenu chef des écoles publiques en Caroline du Nord, Caleb Mills dans l’Indiana, Samuel Lewis dans l’Ohio, etc.

Les éducationnistes, en particulier sous l’influence d’Horace Mann, ne sont pas allés jusqu’à prôner l’éducation obligatoire. Mais ils sont parvenus jusqu’à ce point en demandant à tout le monde d’aller dans les écoles publiques tout en dénigrant les écoles privées. Ils étaient particulièrement désireux d’inciter tout le monde à aller dans les écoles publiques afin que tous puissent être moulés dans le sens de l’égalité. Charles Mercer, éducationniste de Virginie, a écrit un éloge de l’école publique qu’il serait bon de comparer avec le plan d’Owen :

« L’égalité sur laquelle nos institutions sont fondées ne saurait être trop fermement enracinée dans les habitudes de pensée de nos jeunes ; et il est évident qu’ils la favoriseraient grandement en partageant une vie en commun pendant le plus de temps possible ; en étant dans les mêmes écoles d’instruction pour enfants ; en y suivant les mêmes normes ; en s’engageant dans les mêmes compétitions ; en partageant les mêmes amusements et divertissements, et la poursuite des mêmes études, toujours en rapport les uns avec les autres ; en étudiant les même disciplines, et dans l’obéissance à la même autorité. »

Et Mercer était le chef de file du mouvement éducationniste en Virginie. La défense vigoureuse de l’école publique comme moyen de nivellement est apparue encore et encore dans la littérature des éducationnistes. Samuel Lewis soulignait notamment que les écoles publiques s’empareraient des populations diversifiées pour les mouler en « un seul peuple » ; Theodore Edson vantait le fait que dans ces écoles les bons enfants devaient apprendre à se mêler avec les mauvais, comme ils auraient à le faire plus tard dans la vie. L’influent Orville Taylor, rédacteur en chef de l’Adjoint des écoles publiques, déclarait : « Envoyez-les y tous (à l’école commune) ; c’est un devoir ». Et en 1837, il eut des mots très similaires à ceux de Mercer et d’Owen :

« Dans ces écoles, les compétents et les médiocres sont instruits dans la même classe, et avec les mêmes livres, et par le même enseignant. Voilà ce qu’est une éducation républicaine ». [7]

Parallèlement à l’expression de tels sentiments vint le dénigrement des écoles privées. Ce thème est apparu presque universellement dans les écrits éducationnistes. James Carter l’exprimait dans les années 1820 ; Orville Taylor écrivait, dans des termes qui nous rappellent les propos d’Owen, que si un enfant riche est envoyé dans une école privée, on lui enseignera « qu’il vaut mieux qu’un enfant de l’école publique. Ce n’est pas du républicanisme ».

Les éducationnistes pensaient qu’il était essentiel d’inculquer aux enfants des principes moraux, et cela signifiait également la croyance religieuse. Toutefois, ils ne devraient pas être sectaires, mais devraient encourager tout de même les différents groupes religieux à envoyer leurs enfants dans les écoles publiques. Toutefois, ils ont décidé d’enseigner les rudiments du protestantisme dans les écoles publiques et d’en faire la foi commune pour tous. Cette solution n’a peut-être pas été très remarquée dans un premier temps, mais une forte immigration de catholiques, peu après la fin de la première moitié du siècle, a créé des difficultés insurmontables pour un tel programme. Un autre aspect intéressant de cette période est le fait que, l’instruction étant toujours volontaire, le pouvoir des éducationnistes était de fait limité. Puisque les parents pouvaient choisir d’envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants dans les écoles publiques, la bureaucratie de l’enseignement ne pouvait pas régner pleinement — les parents avaient toujours un certain contrôle. Par conséquent, il ne pouvait y avoir d’absolutisme religieux. En outre, Horace Mann insistait lourdement sur le fait que, pour tous les sujets politiques controversés, l’enseignant devait être neutre. S’il n’était pas strictement neutre, alors les parents ayant des points de vue opposés ne seraient plus enclins à envoyer leurs enfants dans les écoles publiques, et l’idéal de l’uniformité, de l’éducation égale pour tous serait pris à revers.

Ainsi, nous apercevons l’énorme importance de l’instruction volontaire comme rempart contre la tyrannie. Les écoles publiques devaient rester politiquement et religieusement neutres. [8] Le défaut de base de ce plan, bien entendu, est qu’il est presque impossible de traiter intelligemment et précisément des sujets politiques et économiques tout en étant strictement neutre et en évitant toute controverse. Cependant, c’est évidemment le meilleur plan, compte tenu de la mise en place d’écoles publiques.

Les éducationnistes étaient irrités par ces restrictions, et ont observé le modèle prussien dans lequel ces difficultés ne se posaient pas. En vérité, ils ne restaient politiquement neutres qu’avec les sujets pour lesquels il n’existait aucune controverse importante, et ils inculquaient le nationalisme et l’uniformité de la langue américaine. Calvin Stowe préconisait l’adoption des méthodes prussiennes, bien qu’il ait évidemment prétendu qu’en Amérique les résultats seraient républicains et non despotiques. Stowe réclamait que l’on mette le devoir de se rendre à l’école sur le même plan que le service militaire. En 1836, il s’exprimait presque dans les mêmes termes que Martin Luther trois siècles auparavant :

« Si l’estime portée à la sécurité publique permet à un gouvernement d’obliger les citoyens à faire le service militaire quand le pays est envahi, les mêmes raisons autorisent le gouvernement à rendre obligatoire l’instruction des enfants — car aucun ennemi n’est plus à redouter que l’ignorance et le vice. Un homme n’a pas plus le droit de mettre en danger l’État en y déversant une famille d’enfants ignorants et vicieux, qu’il n’en a de donner des informations à des espions d’une armée envahissante. S’il est incapable d’éduquer ses enfants, l’État devrait l’aider — s’il y est réticent, il devrait l’y contraindre. L’enseignement général est un moyen de défense bien plus sûr, et beaucoup moins coûteux, que les forces militaires…  L’éducation populaire est bien moins un désir qu’un devoir … Puisque l’instruction … est fournie par les parents, et payée par ceux qui ne profitent pas de ses résultats, c’est un devoir. » [9]

Un autre principe du système prussien que Stowe admirait était son uniformité linguistique obligatoire. Il saluait également les lois vigoureuses rendant la présence obligatoire et réprimant l’école buissonnière.

Le rapport de Stowe sur l’éducation en Prusse a obtenu un grand crédit auprès des éducationnistes, et ils ont adopté ses vues sur le sujet. Mann et Barnard avaient des idées similaires, bien que le premier restait hésitant sur la question de l’obligation scolaire. Barnard, lui, n’y était pas réticent. Saluant le système éducatif prussien, il écrivait :

« La fréquentation régulière de l’école doit être l’objet d’un contrôle spécifique et de la vigilance la plus active ; car c’est la source d’où découlent tous les avantages que l’école peut produire. Il serait très heureux que les parents et les enfants se montrent toujours volontaires par eux-mêmes …. Malheureusement ce n’est pas le cas, en particulier dans les grandes villes. Bien qu’il soit triste d’être obligé d’utiliser la contrainte, il est presque toujours nécessaire de passer par là. » [10]

La sincérité d’Horace Mann était certainement douteuse. Dans ses rapports annuels, il dénonçait les droits de propriété, et parlait de contrôle social et de propriété sociale. D’autre part, tout en demandant les dons d’industriels pour financer les écoles, il abandonnait cette position et son discours de neutralité politique, et déclarait qu’il approuvait complètement un endoctrinement opposé à la démocratie jacksonienne et au pouvoir des foules. [11] Henry Barnard approuvait également l’endoctrinement, comme atout contre la rébellion des foules. Il est évident que les éducationnistes étaient grandement irrités par les limites qu’imposait le volontarisme. Ce dont ils avaient besoin, pour permettre l’endoctrinement de l’État et l’uniformité, c’était du système prussien de contrainte. Il a été adopté à la fin du XIXe siècle, et le débat était clos ; la neutralité n’aurait plus besoin d’être imposée ou revendiquée.

Une autre déclaration éducationniste au nom de l’autorité publique a été faite par Josiah Quincy, l’influent maire de Boston et président de Harvard, lequel a déclaré en 1848 que chaque enfant devait être éduqué afin qu’il obéisse à l’autorité. George Emerson affirmait en 1873 qu’il était tout à fait nécessaire que les gens soient habitués dès leur plus jeune âge à se soumettre à l’autorité. Ces commentaires ont été respectivement publiés dans les publications principales des éducationnistes, le Common School Journal et le School and Schoolmaster. L’influent Jacob Abbott a déclaré en 1856 que l’enseignant devait conduire ses élèves à accepter le gouvernement en place. Le surintendant de l’Instruction publique de l’Indiana affirmait en 1853 que le rôle de l’école était de mouler tous les habitants en un seul peuple partageant un but commun.

 

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[1] Cremin, The History of Compulsory Education in New England.

[2] Hans Kohn, The Idea of Nationalism: A Study in Its Origins and Background (New York, Macmillan, 1934), p.104.

[3] Archibald D. Murphey, The Papers of Archibald D. Murphey, 2 vols. (Raleigh, N.C., E.M. Uzzell, 1914), p.53-54.

[4] Robert Dale Owen et Frances Wright, Tracts on Republican Government and National Education (Londres, 1847). Voir également Cremin, The History of Compulsory Education in New England.

[5] Cremin, op. cit, p.37 et suiv.

[6] Ibid.

[7] Common School Assistant, vol. 2, 1837, p.1. Pour les propos de Mercer, voir Charles Fenton Mercer, A Discourse on Popular Education (Princeton, 1826). Les mots de Mercer ont précédé ceux d’Owen. On pourra aussi consulter les diverses con-férences annuelles de l’American Institute of Instruction.

[8] Horace Mann’s Twelfth Annual Report, p. 89.

[9] Calvin E. Stowe, The Prussian System of Public Instruction and its Applicability to the United States (Cincinnati, 1830).

[10] Henry Barnard, National Education in Europe (New York, 1854).

[11] Comparez ceci à Cremin, The History of Compulsory Education in New England et Curti, The Social Ideas of American Educators.

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