MONTCHRÉTIEN ET LA SCIENCE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
extrait de Montchrétien et l’économie politique nationale (éd. Institut Coppet, 2016)
Si de Montchrétien le seul mérite eût été d’employer le premier chez nous ce terme d’Économie politique, qu’on retrouve bientôt dans les écrits du cardinal de Richelieu[1], que depuis tant de bouches indifférentes ont prononcé, tant de plumes novices ou autorisées ont écrit, ce ne serait point là titre suffisant à l’admiration de la postérité, ni matière à notre modeste travail. Mais non content d’être le parrain d’une science dont personne à notre époque ne songe à nier l’utilité et qui a pris une si large part dans l’enseignement de nos Facultés, notre auteur en a, dans son livre, fixé les bases et établi des lois dont tous aujourd’hui reconnaissent l’exactitude. Au milieu d’erreurs nombreuses, qu’on s’explique plus facilement en songeant au régime politique et économique sous lequel il vivait, nous avons cru découvrir un certain nombre de principes, repris depuis par des chefs d’école, et auxquels, s’ils ne sont pas universellement admis, on a fait du moins l’honneur de la discussion.
Le premier, enfin, chez nous du moins, Montchrétien consacra un ouvrage entier à la science économique. Alors qu’avant lui nous ne découvrons que des ouvrages sur le gouvernement en général, ou des vues fragmentaires en des livres qui n’ont rien d’économique, notre auteur a édifié tout une organisation de la France tendant à mettre en valeur ses forces productives et à se passer des étrangers.
Dans cette première partie, nous verrons quelle fut sa contribution à l’étude des phénomènes économiques et de leurs lois.
La seconde sera consacrée à son système de production et de protection nationales.
Et d’abord, suivant en cela Platon et Aristote[2], Montchrétien indique comme origine des sociétés le besoin que nous ressentons tous en nous de l’aide d’autrui pour la satisfaction de nos désirs ; il énonce le principe de l’intérêt personnel, base de toutes les manifestations ou phénomènes économiques. « Les nécessités que chacun sentait en son particulier ont esté la première cause des communautés générales, nous dit-il…, mais en telle sorte que chascun est plus porté de son profict particulier comme d’un propre mouvement et à part de cest autre mouvement général que lui donne, sans qu’il s’en aperçoive quasi, la nature, son premier mobile. Tant de tracas, tant de labeurs de tant d’hommes n’ont d’autre but que le gain[3]. »
On croirait entendre un individualiste moderne, et cependant il ne tombe point comme quelques-uns dans l’excès en cette matière ; car il ajoute : « les hommes ne se maintiennent en société que par la chaîne des affections communes, et par ce nœud gordien du respect au bien public dont la dissolution ne se peut faire que par l’espée[4]. » Pouvait-on mieux exprimer la nécessité de subordonner l’intérêt individuel à l’intérêt supérieur de la nation, intérêt sur lequel est basé tout son système d’économie nationale ? Pour lui, ce mobile n’est pas de pur égoïsme, mais vient de la prévoyance qui distingue l’homme des animaux. L’homme ne se préoccupe pas seulement du présent, mais de l’avenir ; il profite de son expérience pour adopter les progrès qu’il croit utiles, pour acquérir ce qu’il pense devoir satisfaire ses besoins, il travaille pour amasser « ce que son appréhension lui fait juger être pour le bien, non seulement de lui, mais aussi de sa postérité ». Ces efforts, qui ont leur source dans l’intérêt personnel, profitent donc à la société tout entière, dans l’avenir tout au moins.
Montchrétien établit quelque part un parallèle entre la contemplation et l’action, parallèle tout à l’honneur de cette dernière dont il proclame hautement la supériorité sociale. « L’homme est né, nous dit-il, pour vivre en continuel exercice et occupation. La vie contemplative à la vérité est la première et la plus approchante de Dieu, mais sans l’action elle demeure imparfaite, et possible, plus préjudiciable qu’utile aux Républiques[5]. » C’est donc de la partie de la nation qui pratique le travail industriel ou commercial que va s’occuper notre auteur, « le Populaire », comme il la nomme, et il en prévient Louis XIII et sa mère. Pour lui le travail est le grand remède à la situation précaire de la France à son époque ; c’est sur lui qu’il compte pour rendre à son pays la prospérité intérieure et le premier rang parmi les nations européennes. « L’heur des hommes, s’écrie-t-il (p. 99), pour en parler à nostre mode, consiste principalement en la richesse, et la richesse en le travail ! » Cet éloge du travail, nous le retrouverons partout dans l’œuvre de notre économiste, comme une protestation constante contre le dédain des classes privilégiées, comme un appel à la justice royale qui doit récompenser l’activité industrielle, source de toute richesse nationale. Nous ne pouvons citer tous les passages ; les suivants suffiront : « Tous les arts sont autant de parcelles et de fragments de cette sagesse divine, que Dieu nous communique par le moyen de la raison. » « Les bons et fameux artisans sont grandement utiles à un pays, j’oserai dire nécessaires, honorables » (édition de Rouen, 1615, p. 12-33). Il donne en exemple les seigneurs allemands qui font tous apprendre un métier à leurs enfants, montrant bien ainsi qu’ils ne méprisent pas les occupations matérielles. Nous trouvons donc là un prédécesseur de Rousseau qui prôna fort cet usage dont le XVIIIe siècle s’engoua aussitôt. Mais tous les hommes, en pratique du moins, ne partageaient pas l’enthousiasme de notre auteur pour le travail, et Montchrétien constate qu’à son époque la mendicité et le paupérisme sévissent d’une façon déplorable. Nous verrons plus tard le remède qu’il préconise à cet état ; disons pour l’instant qu’autant il réprouve la paresse et l’oisiveté, autant il protège la vraie misère. Partisan exagéré de l’autorité, il va jusqu’à réclamer la réglementation de la charité, et demande qu’on place des troncs aux portes des villes et des églises, qu’au-dessus d’un taux fixé les gains des marchands soient soumis à une retenue au profit des pauvres. Nous n’insistons pas sur cette conception inacceptable : s’il est une vertu à qui la liberté absolue soit nécessaire, c’est bien la charité. Notre auteur exalte le travail non seulement au point de vue moral, comme un préservatif du vice, mais comme la source du bien-être individuel et social, de la richesse publique ; cette conception est la base de l’économie politique, et le mérite de cette découverte doit revenir à Montchrétien : « Il ne faut pas douter, dit-il, que les occupations civiles étant empêchées, il faudrait nécessairement que la République tombât en ruines… l’union et le profit de notre société demande l’action » (p. 21). Il conclut enfin à l’heureuse influence du bien-être des peuples obtenu par le travail sur la paix publique.
Cette activité, dont notre auteur fait un si grand éloge, il ne veut pas que pour chaque individu, elle s’applique à plusieurs objets à la fois, car cette dissémination aurait, selon lui, les plus fâcheux résultats : « L’esprit se fait moindre, s’ap-pliquant avec attention à divers subjects, et ne peut avoir le temps ni la force de trouver ce qu’il cherche et ce qu’il y a de bon, quand il est détourbé par nécessité ou curiosité[6]. »
Il est naturel qu’après avoir constaté la nécessité naturelle, l’utilité économique et l’heureuse influence politique du travail, il indique dans quelles limites il doit s’exercer, quelles règles il doit observer pour être le plus possible utile à la nation. Nous venons de voir que Montchrétien a posé en principe l’excellence de la division du travail, qui, indiquée déjà par Platon[7], a été prônée depuis, avec raison, par la plupart des économistes[8]. Il la justifie par les mêmes raisons qu’invoqueront plus tard ces derniers : la rapidité plus grande de production, l’habileté qu’on acquiert en se spécialisant, la perfection de l’objet ainsi produit. Le génie français, souple et d’aptitudes variées, se plaît ainsi aux occupations les plus diverses ; mais notre auteur reproche à ses contemporains « l’inconstance de leur inclination au changement » et conseille d’imiter les Allemands et Flamands qui préfèrent ne s’employer qu’à un travail et ainsi s’en acquittent beaucoup mieux.
Fidèle toujours à son but : relever l’industrie française par l’intervention royale, Montchrétien croit obtenir cette division du travail, basée sur les aptitudes variées de chaque individu, par l’établissement de manufactures, d’ateliers dont la direction serait confiée à des spécialistes chargés à leur tour de répartir les rôles d’après les capacités individuelles. Nous verrons plus tard le parti qu’il compte tirer de ces ateliers pour combattre le paupérisme et comment il les organise. Bornons-nous à faire remarquer ici encore ce que nous rencontrerons continuellement dans le Traité d’Économie politique, et qui en constitue le fonds : c’est-à-dire la mise en valeur de toutes les forces nationales par le travail de tous les corps de métiers, sous la direction et les règlements royaux. Le roi est dans ce système un patron éclairé qui s’efforce de tirer le plus de profits possible de sa maison en réglementant le travail de ses ouvriers, sans oublier les intérêts de ces derniers dont les siens sont solidaires. C’est le système que Th. Funck-Brentano qualifie d’Économie patronale, et qui, sans être scientifique, a son importance au point de vue social.
Pour Montchrétien, d’ailleurs, l’économie politique doit emprunter à l’économie privée beaucoup de ses règles : « Les vacations (occupations) privées font la publique… L’art politique dépend médiatement de l’œconomique, et comme il en tient beaucoup de conformité, il doit pareillement emprunter son exemple… Le bon gouvernement domestique, à le bien prendre, est un patron et modèle du public[9]. »
Partisan aussi convaincu de la division du travail, nous ne nous étonnerons point d’entendre Montchrétien faire l’éloge des machines, qui, bien que peu nombreuses et peu perfectionnées de son temps, permettaient cependant de la favoriser et d’augmenter la production. Pourquoi, demande-t-il, les Français ne se servent-ils pas des « engins » par lesquels ces ouvrages (les faulx et faucilles) sont facilement avancés et menés à bout ? Et cependant il existe parmi ses compatriotes des gens assez riches pour le faire, et assez intelligents pour comprendre l’utilité de cet outillage. Mais cette conduite procède de l’indolence, de la routine où ils vivent. De nouveau, il leur propose l’exemple des Hollandais, qu’il leur conseille de suivre sans retard : « D’autant que par engins et outils d’invention méchanique, ils soulagent infiniment le labeur des hommes, et par conséquent diminuent les frais de la besogne. Ce qui leur permet, plutôt que la grande abondance, ou que la diligence des artisans, de nous donner des marchandises à si petit prix[10]. » Est-il possible de mieux indiquer l’action économique des machines : Accélération du travail, allègement du labeur des ouvriers, diminution des frais généraux et abaissement des prix ?
Nous savons que Montchrétien comprend l’agriculture dans les « artifices » ou arts mécaniques ; il indique trois corps dans l’État qu’il a qualifié au début de « populaire » : les laboureurs qui le nourrissent ; les « artisans et gens de mestier » qui en sont le cœur ; les marchands enfin qui sont assimilés aux nerfs dans le corps humain. Il ne ménage pas son enthousiasme à l’agriculture[11] : « Certes l’art de l’agriculture est excellent entre tous ; aussi l’appelaient les anciens sainct et sacré. » « On peut dire que les laboureurs sont les pieds de l’Etat, car ils le soutiennent et portent tout le faix du corps[12]. » Comme Sully, il signale l’importance du labourage et de l’élevage du bétail. Comme devaient plus tard le faire les moralistes du XVIIIe siècle, il s’efforce de ramener à la terre les oisifs et les découragés. Les nobles et seigneurs abandonnaient leurs terres en des mains mercenaires pour se rendre à la Cour où ils étaient plus près des faveurs royales et dont ils sollicitaient les emplois. À leur tour les bourgeois préféraient au commerce et à l’industrie les charges vénales qui leur donnaient moins de tracas. Les paysans enfin émigraient vers les villes. Deux causes principales produisaient ce déplorable état : la mauvaise culture des terres qui donnaient ainsi de moins abondantes récoltes, et la misère des laboureurs, qui, écrasés par les redevances et travaillant toujours pour autrui, se détournaient de ce labeur improductif. Montchrétien indique les remèdes : c’est en premier lieu le retour à la terre et sa culture raisonnée, assidue ; elle n’est point une marâtre, et ne nourrit plus les hommes parce qu’ils l’ont abandonnée ; elle nous oublie, dit-il, comme nous l’avons oubliée. Elle nous méprise comme nous l’avons méprisée. Elle se fatigue de faire du bien à ceux qui n’en font et font faire que le moins possible[13]. Quant aux laboureurs, il faut promptement leur venir en aide : « Combien y en a-t-il dont les harnais (le bétail) meurent de faim, et qui sont eux-mêmes mal nourris ? Et comment pourront-ils s’employer fortement et fouler sur les manchons de la charrue ? » Le tableau est sombre et bien pessimiste, mais le fond n’en était que trop vrai. On sait quels furent sous la Régente, l’empire des favoris et le gaspillage des finances : comme toujours les populations rurales durent pâtir des fautes de la royauté. Solidarisant encore, comme toujours, les intérêts de la nation, des particuliers et ceux du Roi, notre économiste le supplie de secourir les cultivateurs qui sont ses « nourrissiers » : « C’est pas eux que vous soudoyez vos armées, que vous payez vos garnisons, que vous munissez vos places, que vous remplissez votre épargne. Vous-même avez besoin de leur aide ainsi que vos subjects. » Nous avons tenu à étudier en détail les passages du livre consacrés à l’agriculture pour montrer combien l’auteur est animé d’un généreux esprit, quelle sympathie il professe pour ceux qui souffrent. On a vu ainsi quelle conception du roi au point de vue économique se fait Montchrétien : celui d’un excellent père qui prend part aux souffrances de ses enfants et s’efforce de les soulager, en n’oubliant pas que ce qui cause leur félicité contribue aussi à la sienne.
À parcourir les divers passages cités, on croirait que l’auteur de l’Économie politique est un précurseur des physiocrates. Il n’en est rien cependant, et son admiration de l’agriculture ne le rend point injuste à l’égard des autres métiers ou professions et ne lui fait point méconnaître leur utilité économique. Pour les physiocrates, il n’y a qu’un seul travail productif, le travail agricole, une classe intéressante et vraiment productive de revenus, la classe agricole ; les autres classes sont stipendiées par elle qui seule peut donner un produit net.
Quesnay divisait toute nation en trois classes : 1re, celle qui s’occupe de l’agriculture et qu’il nomme classe productive ; 2e, celle qui possède le sol ou classe des propriétaires ; 3e, le reste de la population, c’est-à-dire l’ensemble des industriels, ouvriers, commerçants et employés, artistes et savants, etc. Cette dernière est gratifiée par lui de l’étiquette : classe stérile, non qu’il la crût inutile, mais parce qu’il pensait qu’elle ne contribuait point à la constitution du revenu national. Montchrétien n’est point de cet avis. Écoutons-le : « Ce tiers-ordre est composé de trois sortes d’hommes : Laboureurs, artisans et marchands… Imaginez-vous (dit-il au Roi) que ce sont les trois canaux de l’utilité commune, qui portent et versent l’eau dans les grandes places de vos citez, là où viennent abreuver tous les autres hommes[14]. » Il met donc, dans la production sociale, les artisans et les marchands sur le même pied que les laboureurs, — réclamant pour eux tous au même titre la protection royale, — tandis que les physiocrates négligeaient un peu les premiers.
Montchrétien se préoccupe de la monnaie et indique les règles à observer pour qu’elle soit parfaite ; il semble ici s’être inspiré des idées de Buridan et Oresme[15], qui, sur ce point, furent ses précurseurs. Il nous montre l’utilité de la monnaie au point de vue de l’échange : « Elle est la mesure de toutes choses, à cause que, par l’addition et diminution, on peut esgaler la juste valeur des marchandises que l’on vend et que l’on achète. » Aussi, il est bien nécessaire « que la raison et la loi en soient constantes et immuables ; austrement, il n’y a personne qui puisse faire estat au vray de ce qu’il a vaillant ; les contrats ne peuvent estre asseurez ; le revenu des fermages est doubteux ; et incertain ce qui est limité par les lois et par les coustumes ; bref, l’estat des finances publiques et particulières demeure toujours en suspens[16]. » Voilà certes un tableau bien vivant des déplorables effets produits par les mutations monétaires. Moins hardi que Buridan et Oresme, notre auteur ne va point jusqu’à dire ouvertement au roi : « Vous n’avez point le droit d’affaiblir les monnaies ! » mais il lui fait sentir que son intérêt bien entendu, comme celui de ses peuples d’ailleurs, est de s’en abstenir ; il le prévient que ces altérations suscitent des révoltes ; il lui cite enfin le déplorable exemple de Philippe le Bel, pour le détourner de ces fâcheuses autant qu’injustes pratiques.
Quant aux règles qu’il énonce pour l’institution et l’orga-nisation de la monnaie, elles sont les mêmes que celles d’Oresme et de Copernic[17] : monopole de fabrication et contrôle de l’État : « Celuy qui seul est architectque de la loi peut seul donner la loi aux monnoyes » ; — constitution et stabi-lité : « Il faut que la monnoye se fasse de métaux purs et simples autant qu’il sera possible. Le prix donc peut quelquefois changer, non le tiltre, le carat et le pied[18]. » Il pense que pour les monnaies, le trop grand nombre de pièces « ne fait que troubler », il suffirait « qu’il y ait pour l’or des escus, pour la monnoye blanche des quarts d’escu, des demy-quarts, des pièces de quatre et de deux ».
Montchrétien signale aussi le trafic important auquel se livraient les étrangers sur nos monnaies : ceux-ci les achetaient ou les échangeaient contre des monnaies de Flandre, d’Espagne ou d’Allemagne ; plein d’indignation, il s’écrie : « Ils nous baillent de la fausse monnoye pour de la bonne ! je l’appelle fausse monnoye en tant qu’elle est altérée d’une sixième part pour le moins. » C’est le billonnage contre lequel il s’élève aussi violemment ; il va jusqu’à conseiller au roi de ne pas donner cours en France à la monnaie étrangère : « Si l’argent estranger n’avait point cours en France, possible que l’on n’y ouvrirait pas si librement la main[19]. »
Quoique la doctrine de notre auteur sur l’échange ne soit pas suffisamment complète, on peut se rendre compte qu’il a très bien vu les deux formes de la valeur : valeur en usage et valeur en échange ; la première immuable et la seconde très variable suivant les temps, les lieux, les lois de la concurrence et de l’offre et de la demande. Nous lisons en effet dans son livre : « La valeur essentielle des choses est immuable, non le prix accidentel qui dépend de plusieurs choses pour le plus ou le moins ; rien n’est cher qui n’ait été à bon marché, rien à bon marché qui ne puisse estre cher[20]. » Il différencie ici la valeur en usage, uniquement fondée sur l’utilité de l’objet envisagé pour la satisfaction de nos besoins, de la valeur en échange qui, dit-il, dépend de beaucoup de circonstances : abondance ou rareté de l’objet, abondance ou manque de stock monétaire, libre jeu de la concurrence ou monopole, etc. Faisons remarquer en passant qu’il se déclare ennemi des monopoles qui, pour lui, sont le fait d’un mauvais prince (p. 339)[21]. Il précéda, dans cette voie d’étude de la valeur, tous les grands économistes du XVIIIe siècle. Malheureusement, il s’appuie sur les variations des prix pour en demander la fixation par autorité royale ; il croyait ainsi rendre service à la nation entière : « Vos Majestez ont un signalé intérest de régler tous les menus trafics qui se font en ce royaume, afin que leurs subjets puissent venir en cette facilité de vie, et ceci est une autre part, non seulement de la commodité, mais aussi de la richesse de l’État[22]. » On voit aussi qu’il donne à l’enchérissement survenu de son temps sur les denrées la même raison que Bodin[23], à savoir l’abondance du numéraire, autre cause qui influe par conséquent sur la valeur des objets : « Il est impossible que les marchandises puissent se donner à aussi bon marché qu’elles faisaient par le passé, à cause de la grande quantité d’or et d’argent qui se trouve à ceste heure en l’Europe, par le moyen des mines de l’Amérique, laquelle a fait hausser le prix de toutes sortes de denrées[24]. »
D’autres lois économiques n’ont point échappé à Montchrétien, telles que la loi de l’offre et de la demande, et l’influence de la rareté ou de l’abondance des choses sur leur prix : « Rien ne cause tant la vilité que l’abondance ; l’abondance provient du labeur de plusieurs ; et le labeur de plusieurs ne peut manquer ès choses qui sont de bonne vente[25]. » Combien souvent voit-on, en effet, l’industrie se porter avec enthousiasme et parfois sans trop de discernement vers la fabrication d’objets qui ont la faveur du public et dont les premières ventes ont donné des bénéfices considérables !
Notre auteur a prévu les dangers de la surproduction et indiqué le remède qu’il préconise ; voyons-le nous en tracer le tableau avec l’heureux choix de traits qui rend parfois si agréable la lecture de son livre : « Qui veut mettre les arts en bon train, et les entretenir en réputation, il n’en faut jamais par une surabondance, diminuer le profict. La clarté s’esteint dans les lampes quand on y verse de l’huile trop abondamment ; … faute de besogne à faire, l’artisan languit et meurt de faim, trop grande quantité de besogne faite l’empesche de gaigner, et cela l’induit à chagrin, et bien souvent à désespoir[26]. »
Son remède est simple ; nous savons qu’en somme le protectionnisme fait le fond de son livre et nous le retrouvons ici : un seul moyen lui paraît bon et légitime pour remédier à cet inconvénient, c’est que l’on ne reçoive de l’étranger que des matières premières et point d’objets manufacturés, en un mot que « le pays fournisse le pays ». Est-il aussi bon qu’il le prétend ? Nous ne le croyons pas. Il est en premier lieu bien difficile, pour ne pas dire impossible, à un pays de se suffire à lui-même. Et cela est si vrai que c’est de ce besoin qu’ont les peuples les uns des autres qu’est né le commerce international, comme les besoins individuels ont engendré l’échange entre particuliers. En second lieu, rien ne prouve que même, « le pays fournissant le pays », la surproduction ne se présente à un moment donné dans une industrie nationale quelconque. Montchrétien voudrait d’ailleurs aussi que l’industrie française fournisse l’étranger, que ses compatriotes se livrent à l’industrie des transports pour les autres nations, imitant en cela les Hollandais ; il ne voit pas que la France refusant les produits étrangers, les autres pays lui rendraient la pareille en fermant leurs portes aux siens. Cependant, si nous n’apprécions pas le remède qu’indique l’auteur du Traité d’économie politique, nous constatons avec justice qu’il a signalé ce danger de la surproduction, danger si redouté par Sismondi[27] qui en exagéra les conséquences, heureusement partielles et temporaires.
Nous avons ainsi vu énoncées dans le livre de Montchrétien, les règles que la science devait, un siècle et demi plus tard, formuler comme étant les lois naturelles de l’homme, excellence de la division du travail, solidarité des états sociaux, légitimité du gain, services rendus par les machines, rôle des métaux précieux et de la monnaie ; influence des débouchés sur les prix ; théorie de la valeur, etc. ; il faut nous étendre davantage sur son étude de l’intérêt personnel et de la concurrence. On a déjà vu qu’avec Platon, il donnait comme origine à la société, les besoins que chacun a de l’aide d’autrui. Ces besoins, nous cherchons à les satisfaire au mieux de nos intérêts propres. Cet intérêt personnel, Montchrétien estime que de son libre jeu résultera le bien de tous, c’est pour lui le principe social : « Mais d’autant que nous ne sommes pas parfaits, et ne vivons avec des personnes parfaites, parlons de ce poinct (les manufactures) selon le cours du monde où chascun prend sa mire au profit, et tourne l’œil partout où il aperçoit reluire quelques estincelles d’utilité à laquelle l’homme se porte[28]. » Nous avons déjà cité le passage où il dit que tous les tracas et tous les labeurs des hommes n’ont d’autre but que le gain. Ceci est très heureux à son avis, car le résultat en est une grande ardeur au travail que notre auteur a célébré avec tant d’enthousiasme. L’économie de Montchrétien est fondée sur une base spiritualiste : l’essor à donner aux facultés humaines, facultés qui doivent être employées suivant leur pente naturelle et les intérêts des individus et cela pour la plus grande utilité de l’État : « Nous connaissons deux sortes de gens infortunés : ceux qui ne vaquant à aucune occupation n’apportent nul profict à la communauté des hommes, et ceux qui en faisant un métier répugnant à leur naturelle inclination, perdent leur temps et leur peine… En l’État aussi bien qu’en la famille, c’est un heur mêlé d’un grandissime profict, de ménager bien des hommes suivant leur propre et particulière inclination[29]. »
D’ailleurs, toutes les professions où auront été conduits les hommes par leurs penchants et leur intérêt sont dignes d’honneur et solidaires[30] ; toutes, elles concourent au bien de la nation, « toutes, elles forment cette merveilleuse chaîne d’or à anneaux entrelacés qui attire à elle toutes les choses d’ici-bas, et qu’Homère mettait entre les mains de Jupiter ». Quelle figure énergique pour nous faire voir que l’activité industrielle est pour les particuliers et la nation tout entière un excellent moyen d’acquérir la richesse.
L’intérêt personnel est si important pour notre auteur que c’est sur la science des intérêts qu’il fonde la justice et la fraternité. Pour lui, le parfait homme d’État ne doit pas moins s’occuper des parties les plus humbles du corps social que des plus nobles. Toutes, en effet, concourent à sa santé générale et en particulier les classes inférieures : laboureurs et artisans, « qui fournissent les labeurs les plus nécessaires à son entretien et conservation » (p. 18).
Mais ceci n’est point suffisant ; pour arriver à la perfection, il faut en plus du libre jeu de l’intérêt personnel, l’émulation et la concurrence dont il fait aussi un principe social[31]. Nous l’avons entendu déclarer que « les monopoles sont le propre des mauvais principes », voyons quel séduisant tableau il nous fait de la libre concurrence entre producteurs, industriels, ou commerçants : « L’oemulation est en toutes choses un grand aiguillon à bien faire ; par elle, les hommes peuvent monter à la perfection de tous les arts. Il n’y a point de plus court moyen pour faire bientost gagner le haut comble à ceux qui les exercent que de les commettre en concurrence d’industrie, comme en la poudre d’une lutte d’honneur et de prix[32]. » Ce passage s’applique à la concurrence en général, mais voici qui a trait à la concurrence à l’intérieur du royaume et vient renforcer le principe : « Alors, tout à l’aise, pourrez-vous introduire, pour la plus grande utilité, entre les vôtres même, cette œmulation et envie de bien faire, sans laquelle l’action demeure toujours lâche et molle[33]. » Il ajoute que cette ardeur de vaincre et surpasser les concurrents est naturelle et qu’il suffit de la laisser s’exercer pour la voir aussitôt apparaître. Passion excitée, énergie trempée et développée, travail amélioré, toute la concurrence nous a été dépeinte par Montchrétien avec autant de solidité que d’agrément. Et il fut le premier à énoncer cette utilité de la concurrence que tous les économistes du dix-huitième siècle et contemporains ont constatée après lui.
L’auteur du Traité nous avait prévenus que toutes les manifestations de l’activité humaine avaient pour but le gain, que vers le gain tendaient toutes les entreprises basées sur l’intérêt personnel et la concurrence. Ceci nous explique que, partisan de ces derniers, il admette la légitimité du gain, à la différence des écrivains des treizième et quatorzième siècles qui n’admettaient pas le gain commercial[34]. Les marchands sont aussi utiles à l’État que les laboureurs ou les artisans ; ils concourent à sa prospérité, aussi faut-il leur permettre le gain et même les encourager en empêchant, comme nous le verrons plus tard, l’importation des objets manufacturés que l’étranger propose à des prix inférieurs. « Les marchands sont plus qu’utiles à l’État ; leur soing qui s’exerce dans le travail et l’industrie, fait et cause une bonne part du bien public[35]. » Voyons ici encore une fois la prospérité de la nation basée sur la liberté laissée aux manifestations de l’intérêt personnel. C’est pour ces services rendus à la nation que Montchrétien permet aux commerçants le gain, non seulement légitime, mais aussi très utile à la communauté, car sans celui-ci « ils perdraient la résolution de s’exposer à tant d’incommoditez sur la terre, à tant de naufrages sur la mer » en se livrant à leur trafic.
Nous ne sommes plus aux temps, dit-il, où on vivait de glands, des fruits de la terre et d’eau pure ; il faut beaucoup plus de choses maintenant à l’entretien de la vie : d’où nécessité de tous ces corps de marchands et d’artisans qui les fournissent, rouages indispensable de la vie économique d’un État. Il s’écrie alors : « Tous les discours des philosophes, contraires à cette résolution, établie et fondée dans la nécessité même, sont autant de chimères en l’air ! [36] »
Nous avons ainsi montré combien de vues très exactes Montchrétien avait eues sur l’Économie politique en général ; combien il avait indiqué de règles qui actuellement sont admises par tous les économistes. On a vu qu’il basait tout son système sur l’intérêt personnel et la concurrence fonctionnant pour le plus grand bien de l’État.
C’est le principal mérite de Montchrétien d’avoir ainsi montré le rôle de la concurrence. C’est la première fois que l’on rencontre ces idées remarquables dont on avait à tort attribué la paternité aux Physiocrates.
Nous allons maintenant étudier le système économique national préconisé par notre auteur, ses idées sur la production, la mise en valeur des forces productives de la nation, sur l’échange et le commerce intérieur et international.
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[1] Dans les statuts que le cardinal rédigea pour le collège de la petite ville de Richelieu, on lit : « Les professeurs enseigneront en la première classe la morale, l’économique et la métaphysique. » Or, comme à l’époque, le terme employé pour désigner l’économie domestique était le mot « économie » seul, on peut croire que « économique » signifie bien ici : économie politique.
[2] Platon assigne comme origine aux sociétés l’impuissance de chaque individu à se suffire à lui-même. Aristote admet ce principe : « Dans le vrai, c’est le besoin commun qui est le lien de la société. Quand deux hommes n’ont pas besoin l’un de l’autre, ils ne font pas d’échange. » Il ajoute à ceci un élément nouveau : le besoin, l’instinct de sociabilité.
[3] Économie politique, éd. F. Brentano, p. 39.
[4] Ibid., p.22.
[5] Économie politique, p. 21.
[6] Économie politique, p. 38.
[7] Platon, République, liv. 2, 3, 4. — Lois, liv. 8.
[8] Ad. Smith, Richesse des Nations, p. 10 et suiv. : « Dans chaque art, la division du travail amène un accroissement proportionnel dans la puissance du travail. » Stuart-Mill, Économie politique, liv. I, p. 144. « On s’aperçoit que la puissance productive du travail s’accroît par la division du travail. »
[9] Économie politique, p. 17.
[10] Économie politique, p. 119.
[11] Xénophon est lui aussi enthousiaste de l’agriculture. Pour lui, elle est la base économique de la société ; c’est la mère nourricière ; si elle souffre rien ne va plus ; c’est de l’agriculture enfin que vivent tous les autres arts, toutes les autres pro-fessions. (Économique, chap. V).
[12] Économie politique, p. 56 et 63.
[13] Voici les recommandations qu’il donne (p. 31) : « Entre les laboureurs, ce n’est pas celui qui a le plus de terres qui tire le plus de son labeur, mais celui qui connaît mieux la qualité naturelle de chaque solage, quelle semence y est plus convenable, et en quelle saison il faut lui donner des façons. »
[14] Économie politique, p. 13.
[15] Buridan, Questions sur les dix livres de l’Éthique ; Nicole Oresme, Petit croquis sur l’invention de la monnoye. Ces deux écrivains du XIVe siècle avaient surtout pour but de flétrir les perpétuelles mutations monétaires de nos rois.
[16] Économie politique, p. 175, 176 et suiv.
[17] Copernic, Monetœ ratio.
[18] Économie politique, p. 175, 176 et suiv.
[19] Ibid., p. 179. — Avant lui, Bodin avait, dans son livre : Les six livres de la République (1593), signalé les dangers du billonnage : « Car on a si bien obscurci le fait des monnaies par le moyen du billonnage que la plupart du peuple n’y voit goutte » (liv. VI, ch. III, p. 924).
[20] Économie politique, p. 257.
[21] Ad. Smith (Richesse des nations, liv. I, ch. IV) établit les deux valeurs (usage et échange) ; Mac Culloch (Principes, ch. II), propose d’appliquer le mot « valeur » à la seule valeur d’échange et de réserver le mot « utilité » pour la valeur en usage ; Turgot (Valeurs et Monnaies) distingue la valeur du prix ; Ricardo, enfin (Principes, ch. XX), différencie les notions de valeur et de richesse.
[22] Économie politique, ch. II, p. 257.
[23] Bodin (Réponse au paradoxe de M. de Malestroit) indique des causes plus nombreuses à l’enchérissement : 1° Abondance de la monnaie : venant du commerce intérieur et extérieur, de la Banque de Lyon, etc. ; 2° Monopoles ; 3° Disette provenant de la traite et du dégât ; 4° Bon plaisir des princes qui accaparent certaines choses ; 5° enfin, Ravalement du prix des monnaies.
[24] Économie politique, liv. II, p. 257.
[25] Ibid., liv. I, p. 54.
[26] Ibid., liv. I, p. 112.
[27] Sismondi, Étude sur l’économie politique. Apologue de Gandalin, 1er vol., p.60.
[28] Économie politique, liv. I, p. 39.
[29] Ibid., liv. I, p. 31.
[30] Boisguilbert devait, dans le Détail de la France (1695) et le Traité de la nature des Grains, reprendre cette idée de solidarité entre les classes sociales.
[31] Après lui, J. Steuart, dans ses Recherches des principes de l’Économie politique (1770), liv. II, p. 361 ; Stuart Mill, Économie politique, liv. IV, p. 347 ; Bastiat, Harmonies économiques, chap. X, p. 352, devaient célébrer à l’envi les bienfaits de la concurrence, stimulant indispensable au maintien du progrès économique.
[32] Économie politique, liv. I, p. 37.
[33] Économie politique, liv. I, p. 118.
[34] Aristote leur avait donné l’exemple ; il n’admettait pas le gain commercial qu’il plaçait, avec les profits usuraires et industriels, parmi les modes de chrématistique contraires à la nature.
Au XIIIe siècle, Raymond de Pennafort réprouve ceux qui vendent plus cher qu’ils n’ont acheté ou que ne leur revient l’objet vendu. Il excepte cependant les artisans qui, eux, transforment la marchandise par le travail qu’ils y incorporent. Saint Thomas d’Aquin était du même avis.
[35] Économie politique, liv. II, p. 137-139.
[36] Économie politique, liv. II, p. 137-139.
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