Michel de Montaigne a développé dans ses Essais une pensée résolument libre, ouverte sur le progrès et la modernité, et en rupture avec de nombreux préjugés structurants de la philosophie de son temps. Dans cet article, Alphonse Grün, déjà auteur d’un ouvrage sur cet auteur majeur de la pensée française, lui rend un hommage marqué et signale particulièrement la grande valeur de sa pensée strictement économique.
Montaigne économiste
par Alphonse Grün
(Journal des économistes, juillet 1855)
MONTAIGNE ÉCONOMISTE.
L’économie politique est aussi ancienne que la société elle-même ; elle n’a de nouveau que son nom. De ce que ses lois n’étaient pas étudiées ni formulées, s’ensuit-il qu’elles n’existaient pas ? Autant vaudrait dire qu’avant la chimie moderne, qui date d’hier, les corps n’avaient ni constitution intime ni combinaison entre eux, et que c’est la physique qui a donné naissance au magnétisme et à l’électricité. Celui qui, à une époque quelconque, a observé les faits sociaux et a constaté la manière dont ils se produisent, selon leur nature propre, sans tenir compte de l’arbitraire des gouvernements et des lois écrites, celui-là a été un économiste. La science s’est formée lorsque les observations, multipliées et répétées, ont porté sur tous les phénomènes économiques, et ont pu prendre la consistance de principes avérés.
Parmi les hommes qui ont eu, avec le plus de sagacité pour examiner les faits, le plus d’indépendance pour les juger, il n’en est aucun qu’on puisse mettre au-dessus de Michel Montaigne. Personne n’a possédé plus que lui le génie du bon sens. Les coutumes et les établissements des peuples ne lui causaient aucune illusion ; son œil perçant découvrait au fond la vraie nature de toute chose, sa raison lui faisait toujours retrouver l’homme et la société tels que Dieu les a créés. Chaque fois que, dans sa course à travers toutes choses, une telle intelligence a rencontré des faits de l’ordre économique, elle a montré une vérité ou signalé une erreur. En veut-on des preuves ? Qu’on ouvre les Essais.
Contre les excès du luxe, les rois de France, comme l’antiquité, avaient eu recours fréquemment aux lois somptuaires ; le mal n’avait pas cessé, il reparaissait constamment. Montaigne vit bien que le remède n’était pas dans les lois, mais dans les mœurs et dans l’exemple : «La façon de quoy nos loix essayent à regler les folles et vaines despenses des tables et vestements semble être contraire à sa fin. Le vray moyen ce seroit d’engendrer aux hommes le mespris de l’or et de la soye, comme de choses vaines et inutiles ; et nous en augmentons l’honneur et le prix, qui est une bien inepte façon pour en desgouter les hommes. Car dire ainsi, qu’il n’y aura que les princes qui mangent du turbot, et qui puissent porter du velours et de la tresse d’or, et l’interdire au peuple, qu’est-ce aultre chose que mettre en credit ces choses-là, et faire croistre l’envie à chacun d’en user ?… La loy devroit dire, au rebours, que le cramoysi et l’orfevrerie est deffendue à toute espece de gents, sauf aux basteleurs et aux courtisanes. » (Liv. I, chap. LXIII.) Cela ne décide assurément pas la question du luxe, surtout quant aux époques d’industrialisme comme la nôtre ; mais peut-on rien dire de plus juste contre le mauvais principe et l’inutilité des lois somptuaires ?
La transmission de l’héritage suivant la loi ou la coutume lui paraissait plus sage que la liberté extrême laissée au choix du père de famille, et lui, gentilhomme, blâmait, dès le seizième siècle, l’usage des substitutions : « En general, la plus saine distribution de nos biens, en mourant, me semble estre les laisser distribuer à l’usage du pays : les loix y ont mieulx pensé que nous ; et vault mieulx les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre ; ils ne sont pas proprement nostres, puisque, d’une prescription civile, et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encores que nous ayons quelque liberté au delà, je tiens qu’il fault une grande cause, et bien apparente, pour nous faire oster à un ce que sa fortune luy avoit acquis, et à quoy la justice commune l’appelloit ; et que c’est abuser, contre raison, de cette liberté, d’en servir nos fantasies frivoles et privees… Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines, et proposons une éternité ridicule à nos noms. » (Liv. II, chap. VIII.)
Montaigne a compris déjà et posé la grande distinction, démontrée par la science moderne, entre les dépenses productives et les dépenses improductives ; il l’applique nettement au faste des rois et aux dépenses de l’État : « C’est une espèce de pusillanimité aux monarques, et un tesmoignage de ne sentir point assez ce qu’ils sont, de travailler à le faire valoir, et paroistre, par despenses excessives : ce seroit chose excusable en païs estrangier. Mais, parmy ses subiets où il peult tout, il tire de sa dignité le plus extrême degré d’honneur où il puisse arriver… L’emploitte me sembleroit bien plus royale, comme plus utile, juste et durable, en ponts, en havres, fortifications et murs, en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux, colléges, reformation de rues et chemins. »
L’économie politique lutte encore, non seulement contre une routine aveugle, mais contre une erreur raisonnée, pour empêcher l’emploi des fonds de l’État, des départements, des communes, des administrations publiques, à des fêtes dispendieuses qui consomment des capitaux sans résultats utiles pour les contribuables. Cette question délicate a été traitée naguère par le Journal des Économistes,où des principes sévères mais exacts ont eu pour habile organe M. Pierre Clément[1]. Un des plus forts arguments de la discussion est indiqué par Montaigne avec une admirable énergie : « Il semble aux subjects, spectateurs de ces triomphes, qu’on leur faict monstre de leurs propres richesses, et qu’on les festoye à leurs despens… Il advient le plus souvent que le peuple a raison, et qu’on repaist ses yeulx de quoy il avoit à paistre son ventre. » Après avoir retracé le tableau des extravagantes magnificences prodiguées par les empereurs romains, dans les spectacles qu’ils donnaient au peuple (et là est assurément le dernier mot, le chef-d’œuvre suprême des dépenses improductives), le philosophe économiste, que toutes ces vaines splendeurs ne pouvaient éblouir, écrit cette réflexion pleine de sens et de vérité : « S’il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c’est où l’invention et la nouveauté fournit d’admiration, non pas la despense. » (Liv. III, chap. VI.)
Jamais peut-être le génie de Montaigne ne s’est élevé plus haut que dans les passages où il parle de la découverte de l’Amérique et de la conduite qu’y tenaient les Espagnols. Le moraliste y flétrit l’odieuse cruauté, les ruses honteuses de la cupidité, les vices et la violence des conquérants ; l’économiste déplore la dévastation des pays, la ruine des villes, l’occasion manquée de civiliser tout un monde et d’ouvrir avec lui un immense avenir de relations pacifiques et de prospérité : « Que n’est tombee, s’écrie-t-il, soubs Alexandre ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conqueste ; et une si grande mutation et alteration de tant d’empires et de peuples, soubs des mains qui eussent doulcement poly et desfriché ce qu’il y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produict ; meslant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deçà, en tant qu’elles y eussent esté necessaires, mais aussi meslant les vertus grecques et romaines aux originelles du pays !… Nous nous sommes servis de leur ignorance et inexperience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d’humanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos mœurs. Qui meit jamais à tel prix le service de la mercadence et de la traficque ? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples passez au fil de l’espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negociation des perles et du poivre ? Mechaniques victoires ! jamais l’ambition, jamais les inimitiez publicques, ne poulserent les hommes les uns contre les aultres à si horribles hostilitez et calamitez si miserables. »
J’abrège à regret les citations de ces belles pages des Essais. Je me borne à quelques lignes, toutes d’économie politique, où l’on trouve l’opinion de Montaigne sur le rôle de l’or trouvé en Amérique : « Quant à ce que la recepte, et entre les mains d’un prince mesnager et prudent (Philippe II), respond si peu à l’esperance qu’on en donna à ses predecesseurs, et à cette premiere abondance de richesses qu’on rencontra à l’abord de ces nouvelles terres (car encore qu’on en retire beaucoup, nous veoyons que ce n’est rien, au prix de ce qui s’en debvoit attendre), c’est que l’usage de la monnoye estoit entierement incogneu, et que par consequent leur or se trouva tout assemblé, n’estant en aultre service que de monstre et de parade, comme un meuble reservé de pere en fils par plusieurs puissants roys qui espuisoient tousjours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues à l’ornement de leurs temples : au lieu que nostre or est tout en employte et en commerce ; nous le menuisons et alterons en mille formes, l’espandons et dispersons. Imaginons que nos roys amoncelassent ainsi tout l’or qu’ils pourroient trouver en plusieurs siecles, et le gardassent immobile. » (Liv. III, chap. VI.)
L’expérience et la science ont démontré que le grand nombre et la sûreté des voies de communication sont des conditions indispensables au développement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Montaigne le disait déjà en 1583, en signant, comme maire de Bordeaux, une adresse au roi de Navarre, gouverneur de la Guyenne, où on demandait à ce prince de maintenir libres les communications entre les villes situées sur la Garonne. Le Journal des Économistes a donné le texte de ce document[2], et, dans un ouvrage spécial sur Montaigne, j’ai expliqué les circonstances où il est intervenu[3]; le bon sens et le beau style de l’auteur des Essais se retrouvent dans ce passage :« Les provinces et villes ne peuvent estre maintenues et conservees en leur estat sans la liberté du commerce, laquelle, par la communiquation libre des uns avec les aultres, cause que toutes chozes y abondent et par ce moïen le laboureur de la vente de ses fruicts nourrit et entretient sa famille, le marchand trafique des denrées, et l’artisan treuve prix de son ouvraige, le tout pour supporter les charges publiques. » Un commentateur a vu là une défense anticipée du principe de libre échange ; l’erreur est évidente : les Bordelais ne réclamaient que les nécessités de la libre communication.
N’est-il pas permis, après ce qu’on vient de lire, de ranger Montaigne parmi les glorieux précurseurs de la science économique ?
A. GRÜN.
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