Militarisme et protectionnisme

Vingt ans avant la Première Guerre mondiale, Frédéric Passy, plus tard premier Prix Nobel de la paix, rend compte pour le Journal des économistes d’une récente réunion publique à Milan, où les orateurs ont attaqué le militarisme et le protectionnisme, et vanté la création d’une Union européenne, vectrice de paix.

Frédéric Passy, « Militarisme et protectionnisme », Journal des économistes, mai 1895

 


 

MILITARISME ET PROTECTIONNISME.

 

C’est bien le titre qu’il convient de donner au compte rendu d’une importante manifestation qui réunissait il y a quelques jours à Milan les hommes les plus distingués de la péninsule italienne, autour d’un savant russe que nous avons eu, l’hiver dernier, le plaisir de posséder à Paris. L’Union lombarde pour la paix que dirige avec tant de zèle et de distinction le sympathique rédacteur en chef du journal le Secolo, M. Moneta, avait convié M. Novicow à faire dans la grande salle de la Scala, en présence et sous le patronage des représentants les plus éminents de l’esprit public italien, au premier rang desquels brillait le célèbre professeur napolitain Bovio, une conférence sur la paix et l’union des peuples. La foule était immense et le succès a dépassé toutes les espérances.

M. Novicow, comme on le sait, a fait, dans divers ouvrages et plus spécialement dans son volume sur les gaspillages des Sociétés modernes une étude approfondie des causes de malaise dont souffrent encore ces sociétés. Elles peuvent toutes se ramener à l’ignorance et à l’inobservation des lois naturelles de leur développement et de leur bien-être, à la violation du droit et à la méconnaissance du véritable intérêt commun. C’est donc un droit nouveau et une économie nationale nouvelle qu’il importe de faire accepter au monde en lui en démontrant la justice et la nécessité.

Autrefois, comme l’a rappelé l’orateur, ceux que l’on appelait les grands de la terre, dirigeaient seuls la politique et ils la dirigeaient selon leurs prétendues convenances personnelles ne s’inquiétant qu’autant qu’ils y croyaient avoir avantage, de la grande masse des troupeaux humains, et faisant à leur gré retomber sur elle, les conséquences de leurs erreurs et de leur fautes. Cette politique n’est plus possible, même au point de vue égoïste de ceux qui la pratiquaient ; une politique plus sage et plus saine ne l’a point encore remplacée. La vieille société fondée sur la force et la rapine lutte encore contre la société moderne, dont le travail et la solidarité sont les conditions ; et de cette lutte, vient l’état de malaise dont souffrent toutes les nations.

Essayant de justifier cette assertion par les faits, et de faire voir ce qu’ont été, ce que sont encore les erreurs de la vieille politique et leur conséquences, M. Novicow a montré l’esprit d’antagonisme et de spoliation, soit par le meurtre direct sur les champs de bataille, soit par les charges écrasantes de la paix armée, soit par les guerres de tarifs et l’appauvrissement qui en résulte, semant la mort, la misère et l’irritation de toutes parts au milieu des nations qui se croient le plus avancées.

Régime odieux et stupide, a-t-il dit en particulier du protectionnisme (après avoir indiqué par quel lien étroit la guerre à coups de tarifs se rattache à la guerre à coups de canons) ; qui, non seulement ne rapporte rien, mais ruine en empêchant de produire et de consommer. Régime qui, comme la lutte armée, détruit, ravit, et met hors d’état de produire et de travailler. Régime fondé sur cette idée absurde que le bien de l’un ne s’obtient que par le mal de l’autre, et que la richesse, la puissance et l’influence sont une proie que les plus forts et les plus heureux sont condamnés à ravir aux plus faibles.

Toute autre est la vérité économique et politique, continue-t-il. Il ne s’agit pas de prendre à Pierre pour donner à Paul ; il s’agit de laisser à Pierre et à Paul la liberté de travailler pour eux-mêmes et l’un pour l’autre, et, dans ce but, de leur garantir la sécurité qui ne saurait leur être donnée que par l’abandon de la guerre et du protectionnisme.

Ces prémisses posées, M. Novicow proclame que le seul remède aux maux de la situation actuelle, le seul moyen de faire cesser l’état d’antagonisme militaire et économique qui nous ruine, consiste dans la fédération de l’Europe, c’est-à-dire dans une union volontaire et féconde qui, sans porter atteinte à l’indépendance des divers membres de la famille européenne, en consacrant au contraire cette indépendance, les constituera réellement en famille. Il discute les prétendues difficultés qui s’opposent à la réalisation de cet état de famille, et il en montre l’inanité. Prenant à partie, par exemple, ce terme d’étrangers auquel on conserve trop encore le vieux sens de barbares et d’ennemis, il ne lui est pas difficile de montrer combien ce terme, qui semblait marquer d’une empreinte ineffaçable les hommes des régions diverses et élever entre eux d’infranchissables barrières, perd rapidement aujourd’hui de sa signification et de son caractère par l’incessant mélange des langues, des idées, des religions, des lois et des mœurs. Il insiste sur la rapidité croissante des communications permettant et imposant à toute heure le déplacement des hommes et des choses ; sur les transformations de l’industrie qui exigent, soit pour l’achat, soit pour la vente, des marchés de plus en plus étendus et condamnent ceux-là même qui s’en défendent avec le plus d’énergie, à chercher en dehors des frontières de leur pays, leurs fournisseurs et leurs clients. D’où, par une inévitable conséquence et par l’influence irrésistible du physique sur le moral, un sentiment nouveau, le sentiment de la société du genre humain, cette sympathie qu’appelait déjà le cri sublime du poète antique : « Homo sum, nihil humani a me alienum puto »[1], se répandant peu à peu de proche en proche. Si bien que l’on peut dire désormais avec vérité que toute guerre internationale est une guerre civile, et que les divisions et les haines qui subsistent encore ne sont plus que des survivances du passé.

Et faisant alors un retour vers ce passé et s’inspirant du brillant entourage qui l’applaudissait, puisant dans la présence de tant de représentants distingués de toutes les parties de l’Italie une inspiration d’une rare éloquence, l’orateur en terminant fait voir dans l’unité italienne un symbole et un présage de cette unité supérieure de l’Europe qu’il salue par avance.

Votre Italie, a-t-il dit, était autrefois séparée en une infinité de tronçons indépendants et hostiles. Elle a commencé sous l’inspiration de ses plus illustres enfants, à réunir ces tronçons en un certain nombre de corps importants. Puis le désir et le besoin d’un groupement supérieur est apparu. Et un jour enfin, la passion de l’unité italienne s’est emparée de toute la péninsule. Et de ces groupes distincts comme des cantons libres et unis de la confédération suisse, s’est formée une patrie commune, la patrie italienne.

Ce qui s’est passé pour l’Italie est ce qui se prépare et ce qui commence à s’accomplir pour l’Europe. Elle aussi, cette patrie plus grande, cette famille plus morcelée, elle a été jadis divisée en une infinité de fragments. Peu à peu elle s’est condensée en États moins rudimentaires. Elle est aujourd’hui composée d’une demi-douzaine de grandes nations pour chacune desquelles la seule idée d’une guerre intérieure, guerre militaire ou guerre économique, est devenue un non sens, une monstruosité.

Il lui reste un dernier pas à faire. il reste à ces grandes nations à comprendre qu’entre elles comme dans le sein de chacune d’elles entre les provinces qui la forment, la haine, la violence, l’antagonisme et la spoliation sont non seulement des crimes mais des absurdités. Il leur reste à se sentir saisies et soulevées à leur tour, comme l’ont été les cantons suisses, comme l’ont été les diverses parties de l’Italie, de la passion supérieure de l’unité. Alors, alors seulement, la civilisation européenne ne sera plus un vain mot. Alors se respectant les unes les autres, libres chez elles et sans crainte autour d’elles, indépendantes d’autant plus qu’elles seront plus tranquilles et plus unies, se servant les unes les autres au lieu de se nuire, et tournant à l’envi toutes leurs forces vers le progrès commun de la richesse, de la justice et de la science, les nations européennes seront dignes de la primauté à laquelle elles prétendent et pourront enfin considérer l’avenir sans terreur et le présent sans honte.

Telle est, sinon dans son texte, je ne le connais d’ailleurs que par le résumé qu’en a donné le journal le Secolo, du moins dans sa substance, l’importante conférence faite à Milan par M. Novicow. Au point de vue économique comme au point de vue politique, on le voit, la manifestation de Milan a été un événement considérable. Il faut ajouter que le lendemain un banquet auquel ont pris part les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux, en accentuait encore la signification. Le discours prononcé par M. Moneta ; la réponse de M. Novicow, une admirable improvisation de Rovio qui, en présence de tant de penseurs réunis a bu à la pensée, à cette pensée qui travaille sans cesse et qui après avoir fait son chemin dans l’isolement, fait son œuvre au grand jour par les solutions qu’elle amène ; aristocratique à sa naissance et démocratique par ses œuvres. Un toast du sénateur Ascoli enfin, affirmant qu’un jour viendra où les déchirements des nations seront impossibles, tout dans ces deux mémorables journées a été de nature à mériter l’attention et la reconnaissance de tous ceux qui ne sont point indifférents aux destinées de l’Europe, et l’on me saura gré, je pense, d’en avoir donné cet imparfait aperçu.

FRÉDÉRIC PASSY

 

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[1]« Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » (Térence). (Note de l’Institut Coppet)

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