Mémoires de Dupont de Nemours — Préface

Dans la préface, l’arrière-petit-fils du physiocrate Dupont de Nemours revient sur les circonstances de l’écriture de ces mémoires. Au milieu des violences de la Révolution, et craignant pour sa vie, l’ancien élève de Quesnay trouvait dans l’écriture rétrospective le moyen de s’échapper à des temps difficiles.


L’enfance et la jeunesse de Du Pont de Nemours racontées par lui-même, Paris, 1906 (ouvrage édité pour la famille Du Pont et non mis dans le commerce)

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE.

CHAPITRE PREMIER

Ce que je sais de ma famille paternelle

CHAPITRE II

Ce que je sais de ma famille maternelle

CHAPITRE III

Mon père, ma mère et ma première enfance

CHAPITRE IV

Mon séjour chez M. Viard, et mes études de métaphysique, de mathématiques et d’art militaire, dans la maison paternelle. Je perds ma mère à seize ans.

CHAPITRE V

Situation où je reste chez mon père. — Brouille entre mon père et moi ; notre séparation. — Ma pauvreté, mes ennuis, mes dégoûts, mes projets pour en sortir.

CHAPITRE VI

Je loge chez M. Prignan. — Comment j’étudie la médecine et pourquoi j’abandonne cette étude. — À quoi s’est passé mon temps depuis, jusqu’au commencement de ma carrière politique. — Mon ami de Pradt : nos projets. — Mlle Le Dée. — Comment celle-ci a contribué à fixer mon destin.

CHAPITRE VII

Mes premiers pas dans ma nouvelle carrière et leur peu de succès. — M. de Choiseul. — L’abbé de Voisenon et M. Poissonnier. — Mes premières études champêtres. — M. Méliand. — Deux brochures qui me font trouver quelques protecteurs et des instructeurs. — M. de Mirabeau, l’ami des hommes. — Voltaire. — M. Quesnay veut bien me chercher, et je me donne à lui.

CHAPITRE VIII

M. Quesnay, sa doctrine. — Intimité dont il m’honora. — Petits chagrins que me donne M. Abeille. — Part que j’ai eu à l’administration générale de l’intendance de Soissons. — Mon livre sur l’importation et l’exportation des grains. — Mon séjour au Bignon. — Mirabeau, le fils. — Projets de Mme de Pompadour et ce qu’elle comptait faire pour moi. — Maladie et mort de cette dame. — Abandon où cette mort jeta M. Quesnay et son élève.

CHAPITRE IX

M. Turgot prend de l’amitié pour moi. — MM. Trudaine me donnent du travail à sa recommandation, et me traitent avec bienveillance. — M. de Fourqueux. — J’entre dans le monde. — J’y perds du temps. — Comment je m’en retire. — Conseils que me donne M. Quesnay. — Je suis employé à la description de la généralité de Soissons.


Préface

Il est vivement à regretter que Du Pont de Nemours n’ait jamais voulu achever ses mémoires, commencés à une époque où il était l’objet et poursuites et courait de très grands dangers pour avoir été l’un des vaillants défenseurs de Louis XVI, dans la journée du 10 août 1792.

Cette journée fatale ayant en quelque sorte provoqué la rédaction de ces Mémoires, nous avons pensé que le récit du rôle joué par Du Pont de Nemours dans ce drame funeste ne serait pas ici déplacé. Je me suis efforcé de le reconstituer à l’aide du texte même de passages empruntés à sa correspondance.

« Inscrit sur les rôles de la garde nationale dès le 15 juillet 1789, je n’ai commencé mon service actif qu’en sortant de l’Assemblée constituante et comme simple grenadier. Mais j’y ai acquis après de tous les grenadiers, mes camarades, une assez grande influence par la Lettre à Pétion sur la ridicule et séditieuse fête qu’il fit donner aux soldats du Châteauvieux ; ensuite par la Pétition des huit mille et par celle des vingt mille, dont la proposition et la rédaction étaient de moi. »

« Dans les mois d’avril, mai, juin et juillet 1792, j’avais formé avec mes parents et mes amis une petite troupe de quinze hommes de la plus haute intrépidité, parmi lesquels je nomme avec reconnaissance l’intéressant et brave Charles Chabot, le chevalier Dolomieu et les deux frères Trudaine. Parmi ces fidèles était compris mon fils Irénée. »

« Nous nous disions, et l’on nous croyait, les grenadiers et les chasseurs de l’armée parisienne. Nous disputions le pavé avec avantage aux soudoyés de La Clos et du duc d’Orléans. Il ne s’est passé presque pas un jour où quelques-uns des nôtres ne fussent obligés de tirer le sabre, mais plutôt comme menace que pour de véritables combats, car les Marseillais, quoique bien plus nombreux, cédaient toujours le terrain. Ils se réservaient pour leur 10 août. »

« Dans cette dernière et fatale journée, je rédigeai au nom de la garde nationale une pétition pour demander à l’Assemblé législative de nous ordonner de chasser de Paris les Marseillais qui venaient d’insulter le roi, les législateurs, la nation, et tâchaient de renverser la Constitution. Cette pétition fut signée à six heures du matin, sur un tambour, par tout ce que nous étions de gardes nationaux au château. »

« Nos généraux, dont l’incapacité et la faiblesse furent extrêmes, nous posèrent sur trois rangs, cent trente de front, en face de la porte du Carrousel, avec ordre, lorsqu’elle serait enfoncée par le canon, de nous retirer sur la grille du château. »

« Cette disposition me parut détestable. Notre ligne était trop mince pour résister utilement à une colonne et à l’artillerie ; tourner le dos pour la retraite, eut été une manœuvre honteuse et désorganisante. Je courus dire à l’état-major : ‘‘Voulez-vous déshonorer vos braves ? Quand nous aurons derrière nous la mitraille, je ne saurais vous répondre que le bon ordre sera conservé. Nous résisterons mieux en faisant face au feu. Ne faites ni l’un, ni l’autre. Placez-nous en potence d’un seul côté de la porte. Le canon qui l’aura brisée n’aura tué personne. La colonne ennemie entrera et ne pourra être sur un plus grand front que la largeur de la porte. Nous serons au flanc droit des assaillants. Nous les rejetterons à la baïonnette contre les murs de la cour.’’ »

« Mon avis fut approuvé. La potence fut formée par un bataillon de gardes Suisses à notre gauche et par nous. Je parlai aux Suisses. Ils attendaient comme nous avec confiance une victoire que notre nouvelle position semblait rendre assurée, quand le funeste conseil de se rendre à l’Assemblée fut donné au roi. On vient chercher tout notre bataillon de la garde nationale pour escorter le roi pendant qu’il traversait le jardin. »

Ainsi que M. Irénée du Pont l’a souvent raconté à ses enfants, quand Louis XVI, accompagné de la famille royale, traversa la salle d’en bas, où les gardes nationaux l’attendaient, il s’arrêta en voyant Du Pont de Nemours et lui dit : Ah ! Monsieur du Pont, on vous trouve toujours où l’on a besoin de vous. Mais continuons le récit.

« Nos généraux avaient fait la faute grave de laisser entrer et braquer sur la terrasse du bord de l’eau une partie de l’artillerie révolutionnaire qui pouvait nous prendre en écharpe. Ils en firent une autre, moins excusable, ceux d’entre eux qui n’étaient pas au château disparurent dans le trajet. »

« Le roi, la reine, le dauphin et très peu de personnes de leur suite entrèrent dans l’Assemblée. On sait comment ils y furent reçus. Nous l’ignorions à ce moment. »

« On nous avait laissés sur le gazon, qui était alors où sont aujourd’hui (août 1814) les grands orangers, avec défense du roi de monter sur la terrasse qui était un territoire réservé à la législature. »

« Un seul homme de marque, le prince de Poix, au courage duquel je dois rendre justice, était demeuré avec nous. Je lui dis : ‘‘Vous êtes capitaine des gardes ; rejoignez le roi. Nous combattrons de cette porte, s’il est poursuivi.’’ »

« Nos officiers s’étaient éloignés : ils avaient suivi nos généraux. Sur la demande de quelques camarades, je pris le commandement et les autres s’y soumirent avec bonté quoique je n’eusse aucun grade. Le château fut forcé. On amena devant le pavillon de Marsan cinq pièces de canon qui nous mitraillèrent. Un noble et beau mouvement nous fit courir vers cette batterie pour l’enlever : mais le chemin était long ; on s’essoufflait ; beaucoup tombaient. Je vis qu’on flottait vers le bois et que nous n’arriverions pas en force. J’ordonnai halte ! On se serra autour de moi. ‘‘Amis, leur dis-je, nous sommes la garde du roi. Rapprochons-nous de lui ; ici est notre poste.’’ Nous entrâmes dans les cours et dans les corridors. Quelques-uns voulurent se précipiter dans la salle de l’Assemblée. Je me jetai en travers de la porte avec mon fusil : ‘‘N’entrez pas ! Nous exposerions le roi ; on dirait que ses satellites ont voulu égorger l’Assemblée ; répandons-nous dans ces corridors.’’ Les Suisses et quelques autres fuyards du château nous y suivirent ; nous fûmes refoulés jusque dans la cour des Feuillants, où nous vîmes désarmer les Suisses. »

« Nous n’étions plus que huit hommes, y compris mon fils Irénée et moi, dont deux étaient fort troublés ; les autres faisaient bonne contenance. Je dis à mon fils : ‘‘Il est clair que nous ne reprendrons pas le château. N’attendons point qu’on vienne demander nos armes. Nous refuserions de les rendre et nous nous ferions tuer sans nécessité. Qui marche armé, ne fuit pas.’’ Et à mes camarades : ‘‘Messieurs, nous ne sommes plus un bataillon ; nous ne sommes plus qu’une patrouille : Patrouille, arme au bras ; tête haute ; défilez par deux ; à droite, marche !’’ Notre sang-froid, notre pas mesuré, un peu lent, comme de gens déjà fatigués de la journée, nous firent prendre, en effet, pour une véritable patrouille. Nous sortîmes sans difficulté, traversâmes la place Vendôme, au même pas, dans le même ordre, et ne nous séparâmes qu’à la rue Neuve des Petits-Champs. »

Quittant leurs camarades, Du Pont de Nemours et son fils firent de grands détours en prenant les petites rues et arrivèrent enfin à la maison d’un ami où ils purent échanger leurs uniformes pour des vêtements ordinaires. La nuit venue, ils parvinrent à rentrer chez eux à la suprême joie de Mme Irénée du Pont, jeune femme de dix-sept ans, qui avait passé toute seule la journée, dans les plus cruelles souffrances, entendant les coups de canon, sachant qu’on attaquait les Tuileries et que parmi les défenseurs du château se trouvaient son mari et son beau-père !

Le danger, pourtant, était toujours menaçant et la situation excessivement grave. Du Pont de Nemours « avait à se soustraire à un mandat d’arrêt dont l’objet spécial était de l’envoyer mourir à la Force, le 3 septembre. » Il se cachait sous le dôme de l’Observatoire du collège des Quatre-Nations, aujourd’hui l’Institut, séjour qui « ne contenait point de lit » et où « il ne pouvait recevoir que difficilement du pain et plus difficilement de l’eau. »

Il devait cet asile à l’amitié courageuse de deux astronomes ; le célèbre Lalande et un de ses jeunes élèves, Harmand, qui était également pour les sciences morales et politiques l’élève du prisonnier, dont il avait guidé les pas dans cette retraite. C’était avec beaucoup de peine et de danger qu’Harmand l’y avait conduit et parvenait à lui procurer des subsistances. Il eut un jour à craindre d’être forcé de partir pour la guerre et de laisser le solitaire sans vivres. Lalande offrit en ce cas de les porter lui-même. »

Le 2 septembre, les portes de Paris furent ouvertes quelques heures pendant l’excitation générale qu’amenèrent les terribles massacres, et Du Pont de Nemours put s’échapper de l’Observatoire et sortir de la ville. Il se réfugia à Cormeilles dans une petite maison de campagne d’Harmand ; avec un abat-jour sur les yeux, il se fit passer pour un vieux médecin et délivra des ordonnances à tous ceux qui lui en demandèrent.

Il quitta cette retraite le 3 novembre, et après un voyage de six jours, bien pénible et bien dangereux, il se trouva enfin, chez lui, dans sa terre du Bois-des-Fossés, où il resta longtemps à l’abri du péril, grâce à la bienveillance et à l’affection universelle dont il jouissait dans le pays. C’est seulement le 20 juin 1794 qu’il fut arrêté et conduit à Paris ! Emprisonné à la Force, il fut sauvé de nouveau par la chute de Robespierre. Ce fut pendant son séjour à Cormeilles, si rempli de cruelles inquiétudes, qu’il essaya de changer le courant de ses pensées en commençant ses Mémoires, sous la forme d’une lettre à ses deux fils. Comme il était sans livres et sans papiers, cherchant tous les faits dans sa tête et ne pouvant rien vérifier, quelques erreurs se sont glissées dans son manuscrit resté jusqu’ici inédit et qui avait besoin d’être revu et corrigé.

En tâchant de procéder à cette révision, en donnant des explications et même des faits nouveaux sous la forme de notes, j’ai cru ajouter à la valeur et à l’intérêt de l’ouvrage que je fais imprimer pour la famille. La note suivie des initiales P. N. est de l’auteur du mémoire original ; les autres notes sont celles que j’ai cru devoir ajouter au texte de mon arrière-grand-père.

J.-A. DU PONT DE NEMOURS.

10 août 1904.

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