Mémoires de Dupont de Nemours — Chapitre 5

Mémoires de Dupont de Nemours

CHAPITRE V

Situation où je reste chez mon père. — Brouille entre mon père et moi ; notre séparation. — Ma pauvreté, mes ennuis, mes dégoûts, mes projets pour en sortir.

La perte de ma mère nous plongea, mon père et moi, dans une mortelle douleur ; mais elle rendit ma cousine Marie-Anne Oulson, maîtresse de la maison et de l’esprit de mon père, ce qui fût à peu près également funeste pour lui et pour moi.

Ma sœur, qui n’avait que treize à quatorze ans, était à Genève, où elle avait été envoyée sur des craintes de persécution pour les filles protestantes que quelques événements fâcheux arrivés en Languedoc avaient propagées jusqu’à Paris, quoique si près du centre des lumières, on eût toujours été plus tolérant.

Mon père se trouvait entre sa nièce de vingt-quatre ans, qui s’appliquait depuis longtemps à l’étudier et à lui plaire, et son fils de seize, qui avait toujours vécu un peu éloigné de lui, dans la société plus particulière de sa mère, ou dans l’étude, et qui n’était pas en parfaite intelligence avec sa cousine.

Celle-ci voulut dès les premiers jours s’établir ma seconde mère, et fut mal reçue de moi. Elle n’eut pas de peine à persuader à mon père que je serais très difficile à manier. Je l’étais certainement pour elle, et je n’ose pas dire que je ne le fusse pas pour lui. Nous avions plusieurs défauts semblables et nous n’avions qu’un assez petit nombre de bonnes qualités analogues. Cependant le dernier vœu de ma mère prononcé de ses lèvres défaillantes m’avait inspiré le plus parfait dévouement pour tout ce que mon père exigerait ; et dans la réciprocité d’efforts qu’elle demandait à mon père et à moi pour nous rendre mutuellement heureux, je trouvais juste que ce fut moi qui fisse toutes les avances : j’y prenais un plaisir tendre qui me semblait un hommage aux manes adorées de la mère que je regrettais.

Je ne voulais donc pas contrarier mon père dans les objets qu’il avait à cœur et je me mis à l’aider et à le soulager dans ses écritures et dans ses courses.

En faisant celles-ci, je rencontrais le marquis d’Argenson, auteur d’un petit nombre d’excellents écrits d’économie politique, de la maxime admirable « pas trop Gouverner », et de celle qui eût pu sauver les rois de France, « la monarchie est amie de la démocratie, c’est l’aristocratie qui est ennemie de l’une et de l’autre. » Je parlais avec plus d’instruction et de facilité qu’on en a ordinairement de seize à dix-sept ans. M. d’Argenson me remarqua, me fit causer, me prit en amitié, me donna son livre, fut sensible à l’éloge raisonné que j’en fis et me pénétra l’âme en me disant que je pouvais « suivre une carrière distinguée ». Le mot fit battre et brûler mon cœur : il effaça toutes mes bonnes résolutions.

Je lui répondis, les larmes aux yeux, que je l’avais toujours désiré, que je m’étais mis en état d’être ingénieur d’armée, et que j’osais croire qu’on me trouverait la capacité et la valeur. Je lui demandai ses bontés auprès de son frère, ministre de la guerre, et nous avions alors la guerre.

« Mais il faut savoir, me dit-il, si réellement vous êtes un peu avancé, pourriez-vous faire un plan ? » Je me lève avant le jour, je travaille en sortant de table, heure à laquelle mon père me donnait récréation, je travaille toutes les fois qu’il est obligé de sortir et pendant tout le temps qu’il est dehors, j’écris toutes les nuits ; et à la huitaine, je porte à M. d’Argenson deux plans assez proprement lavés, l’un, contenant le projet et les coupes d’une place forte minée avec tous ses moyens de défense ; l’autre, celui de l’attaque de la même place ; j’y joins le mémoire défensif supposé fait par le gouverneur et le mémoire offensif supposé fait par le général assaillant.

M. d’Argenson fut frappé du peu de temps que j’avais employé et de la connaissance du métier qui se trouvait dans les deux mémoires. Il me caressa plus que jamais, m’assura que je pouvais compter sur lui ; me promit de parler de moi à son frère avec le plus grand intérêt.

Je ne crois pas du tout que je fusse en état d’entrer dans le corps du génie, j’étais trop faible géomètre ; quant aux vues pratiques et philosophiques de cette partie de l’art militaire, je les avais bien. Je pense aujourd’hui que la seule chose que M. d’Argenson se proposât de demander pour moi au ministre, c’était de m’admettre à l’école, ou au concours pour l’école. Mais je crus alors que j’allais tout de suite être sous-lieutenant en pied. Dans aucun corps dans ce temps-là on n’exigeait sévèrement que les jeunes officiers fussent nobles ; et dans le corps du génie surtout, les lumières étaient le seul titre d’admission. La bêtise opposée date du règne de Louis XVI.

Je reviens de chez M. d’Argenson, ivre de joie. Je dis à mon père que sans doute il ne mettra pas obstacle à mon avancement et à ma fortune : que M. d’Argenson me protège et va demander à son frère de me faire recevoir ingénieur.

Mon père me répond très sèchement : « Vous êtes un jeune homme qui n’auriez pas dû ouvrir la bouche à M. d’Argenson sans m’en avoir prévenu. »

Il va le trouver le lendemain, le remercie, lui dit qu’il est très sensible à ses bontés pour moi ; mais que les ingénieurs sont de tous les militaires les plus exposés, qu’il n’a de fils que moi, et qu’il n’a point la moindre envie de m’envoyer à la guerre.

M. d’Argenson lui dit : « Monsieur, je ne ferai ni plus ni moins que vous ne voudrez pour Monsieur votre fils ; je croyais qu’il avait votre aveu. » Et voilà encore un de mes pots au lait renversé ; voilà mon bâton de maréchal de France brûlé avant qu’on eût planté l’arbre qui devait le produire.

Cette aventure jeta entre mon père et moi beaucoup de froideur. Il trouva que j’avais manqué à sa confiance, en faisant auprès des protecteurs, et pour le quitter, des démarches dont il ne savait pas un mot. Je trouvais qu’il manquait à la paternité, en s’opposant à la bienveillance qu’on me témoignait, à mon élévation qui devait en être la suite, à ce que je regardais comme mon bonheur et ma gloire.

Le capitaine Thurot fit son armement, et je demandai hardiment à mon père de me permettre de partir avec lui, alléguant l’exemple de Duguay-Trouin. Mon père me répondit à merveille et me fit honte de songer à prendre le bien d’autrui en corsaire. « L’autorisation du roi », me dit-il, « n’y fait rien : c’est une mauvaise action de voler : elle ne devient pas bonne par une patente. » Marc-Aurèle n’aurait pas mieux parlé. La raison habillée en morale a toujours eu sur moi un grand poids ; je n’insistai pas une minute.

Cependant la mésintelligence subsistait, elle était soigneusement entretenue par ma cousine Marie-Anne Oulson.

Nous demeurions dans la rue de Richelieu : notre maison avait une descente sur le Palais-Royal. Là se promenait souvent une demoiselle Van Laan, jolie brune de beaucoup d’éclat, qui vivait avec sa mère, veuve d’un chapelain de l’ambassadeur de Hollande. Cette jeune fille étincelait d’esprit, mais était très légère et très inconsidérée : ma cousine et mon père en disait beaucoup de mal. J’en deviens amoureux par esprit de contradiction ou de chevalerie, comme pour réparer le tort qu’on lui faisait. Elle avait un cousin de mon âge, je me lie avec lui : il me mène chez sa tante et j’y file auprès de Mlle Van Laan une passion à la manière des livres, la plus ridicule qu’il soit possible. J’avais un grand nombre de concurrents, et Mlle Van Laan avait avec nous tous l’habitude de nous bien traiter quand nous étions là, de nous donner de l’espérance à chacun en particulier, et de se moquer de nous avec les autres dès que nous étions absents. J’avais ma bonne part des trois lots, surtout du dernier, et je me croyais aimé à la folie.

Je faisais des lettres, des vers, des impromptus, des acrostiches, toutes les platitudes qu’on puisse faire avec l’esprit, je passais une partie des soirées au Palais-Royal, où Mlle Van Laan restait fort tard. Mon père s’en aperçut, m’enferma dans ma chambre, et me défendit de voir Mlle Van Laan.

Je trouve qu’il passe ses pouvoirs, qu’il n’y a aucun mal à voir Mlle Van Laan qui me faisait bien de l’honneur de me recevoir, que m’enfermer dans ma chambre est une tyrannie. Je désobéis net et dans les deux points. Ma chambre était à l’entresol sur le jardin, je descendais par la fenêtre aussitôt que j’étais enfermé ; je remontais de même ; je ne me souvenais plus d’avoir été boiteux. Mais je perdais mon temps ; je me levais tard ; mon père était très mécontent de moi et il avait raison.

Quoique je ne fisse plus de communion, j’allais fort régulièrement à la chapelle de Hollande, parce que Mlle Van Laan, fille d’un ministre, n’y manquait pas, et qu’en revenant je lui donnais la main. Un prédicateur très médiocre avait succédé à M. l’Honoré. Il s’appelait M. de La Broue, et nous regardions comme du bon ton de plaisanter sa manière et ses tours oratoires. Je raconte mon ancien désir d’être pasteur du Saint-Évangile et prétends que j’aurais fait des sermons au moins aussi bon que ceux de M. de La Broue. Mlle Van Laan dit qu’un sermon de ma façon serait une pièce curieuse. J’en fais un sur ce texte de saint Jean : « Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu ; mais celui qui n’aime point n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour ».

J’y parodie M. de La Broue, ses divisions, ses subdivisions, ses formules : j’y cite l’Écriture, les pères, les poètes. J’y prouve, je ne me souviens plus en combien de points, que quand on a bien aimé, on a rempli tous les devoirs essentiels de la religion. Je prêche cette belle production sur une grande table entre trois fauteuils chez Mlle Van Laan, et cette fois aux applaudissements sincères d’elle et de sa très folle société.

Mon ami Volpelière, garçon beaucoup plus essentiel que moi, était aussi de la cour de ma souveraine, et ne s’y amusait point comme moi à de vains discours et de plus vaines écritures. Ne s’étant point trouvé à la représentation, il me demande mon manuscrit : je le lui prête ; il me le rapporte chez mon père ; je crois le remettre dans ma poche, je le mets à côté, mon père le ramasse et y trouve la démonstration de trois points : 1° que contre sa défense, je continue de voir Mlle Van Laan ; 2° que je fais, et encore malgré sa défense, beaucoup de prose et de vers ; 3° que je les applique à parodier les choses saintes.

Il s’agissait de sermons ; il va trouver M. de La Broue ; celui-ci est bien plus scandalisé en se reconnaissant. Il conclut que je ne serai jamais qu’un mauvais sujet, plaint mon père, et lui conseille de me traiter avec rigueur.

C’était le soir que mon père avait vu M. de La Broue : il rentre d’un air sévère et préoccupé, soupe sans dire un mot, et après le repas me signifie que je n’ai plus de chambre, qu’il vient de me faire dresser un lit dans une soupente, où l’on ne voyait pas clair, près de sa chambre à coucher qui le mettra plus à portée de veiller à ce que je fais la nuit : « montez-y monsieur », finit le discours.

Ma chambre qui me donnait un air et des libertés de grand garçon ; ma chambre où j’avais ma petite bibliothèque et tous mes fatras militaires et littéraires, ma chambre où j’écrivais toute la nuit s’il me plaisait, ma chambre où j’avais arrangé un échantillon de cabinet d’histoire naturelle composé de quelques coquilles qu’un négociant, ami de Volpelière, m’avait envoyé de l’Orient, de quelques rogatons que j’avais achetés, et de rebuts du très beau cabinet de M. d’Avila qui demeurait dans notre maison, me recevait avec bonté et me donnait toujours quelque leçon, quelque madrépore, quelque pierre, quelque mine de peu de valeur, ma chambre enfin de laquelle en trois sauts, j’allais voir ma maîtresse, même après qu’on m’avait enfermé à double tour, était pour moi une propriété d’un prix réellement inestimable ! D’un autre côté, pour mon orgueil, reculer, descendre, être ravalé, traité en enfant, était un supplice impossible à supporter. J’ai à ma honte et pour mon malheur, toujours été très colère ; mais, depuis que je suis devenu homme, je me dompte ; à dix-sept ans je ne me domptais pas. J’étais le plus emporté morveux que j’ai connu. (Je me trompe, Irénée, je crois en avoir connu encore un autre.) Je monte à la soupente suivant l’ordre reçu : la cuisinière m’éclaire, et ma cousine m’accompagne jouissant de ma peine, feignant de me consoler, me conseillant la patience, redoublant ma fureur.

Je trouve dans cette triste soupente un vieux couteau de chasse, je le tire et je m’en serais tué ou blessé dangereusement si les deux femmes ne me l’eussent arraché. Elles le portent à mon père qui n’était pas loin : il m’appelle. Je reprends cette espèce de sang-froid qui n’est que la colère concentrée chez les âmes fortes : j’arrive à pas lents. Mon père n’était pas moins colère que moi : c’était une de nos qualités communes. Il me prend au collet et me donne des coups du plat du couteau de chasse, le jette ensuite et me soufflette à tour de bras. Ma cousine me criait de m’en aller. Ce n’était point mon avis : je voulais que mon père me battit jusqu’à lassitude et mit le tort du son côté. Je reste sous les coups, silencieux, avec une gravité imperturbable. Il me reprend au collet, me renverse et me jette par terre. Enfin, il se lasse et me dit : « relevez-vous ».

Je me relève un genou en terre, et lui dit d’un ton très modéré : « Mon père, j’ai eu sans doute beaucoup de torts envers vous et je vous en demande pardon. Je viens de les expier sous votre colère. Ces sortes de scènes ne conviennent ni à l’un, ni à l’autre. Je ne puis être battu que par vous, et ne dois pas l’être deux fois. Je ne vous exposerai pas à rien de pareil. Je vous promets de ne rester dans votre maison que le temps qu’il faudra pour trouver un autre logement. Je vous supplie aussi de ne vous inquiéter ni de mon état, ni de mes besoins ; vous m’avez affranchi de votre sollicitude. »

Mon père fit apporter mon lit dans sa chambre ; j’y passai la nuit : c’était celle de jeudi ou de vendredi après Pâques de l’année 1757. Les deux nuits suivantes je couchai dans la soupente où il m’avait placé. Nous passâmes le vendredi et le samedi sans nous regarder, sans nous parler.

Je fus voir Volpelière qui occupait alors un appartement, rue Beaurepaire, dont dépendait sur le derrière une chambre assez claire de cuisine, dont il ne faisait point usage ; je lui conte mon aventure et lui dis : « Mon ami, vous me devez asile, car si vous ne m’eussiez pas emprunté le sermon, cela ne fût point arrivé. » Il m’exhorta de rester chez mon père. Je l’assure que je n’en ferai rien, et que s’il ne veut pas me louer sa chambre vide, j’en chercherai une autre ; que nul pouvoir humain ne me fera rester avec mon père. Volpelière, qui connaissait mon caractère impétueux et opiniâtre, crut devoir à mon père et à moi de ne pas me repousser. Il consentit à me céder sa chambre et me laissa le maître d’en fixer le prix, que j’évaluai à dix écus par an.

J’avais une petite épée d’argent, je la vends soixante-six livres ; je vends mon cabinet d’histoire naturelle, que je croyais valoir une somme immense, et dont j’eus bien de la peine à obtenir dix-huit écus d’un homme qui faisait ce commerce sur le quai du Louvre, et qui m’en avait vendu la dixième partie pour trois fois ce qu’il me racheta le tout.

Avec les cinq louis j’achetai un petit lit, trois chaises, un verre, un pot à eau, un grand pot de gré pour me servir de fontaine, un chandelier et des mouchettes de fer.

Le dimanche de Quasimodo, à dix-sept ans et quatre mois, après avoir fait paisiblement chez mon père un sobre dîner pendant lequel il me dit quelques mots qui montraient que sa colère était passée, je le laisse seul au café où nous allions ordinairement ensemble. Je lui écris[1], pour lui faire mes adieux, une lettre respectueuse et tendre dont j’ai longtemps gardé une copie qui s’est enfin égarée ? Je remets à ma cousine ma lettre et une montre que mon père m’avait prêtée, et je pars n’emportant rien de ce qui était à lui ; ne lais-sant rien de ce qui était à moi.

J’arrive chez Volpelière avec le peu de meubles que j’avais acheté, mes habits, mon linge, mes livres, un couvert d’argent que ma tante Françoise de Montchanin m’avait donné. Volpelière me prête des draps que mes finances n’avaient pu suffire à acquérir, et dont j’étais résolu de me passer, s’il ne m’en eût point offert, quoi que j’eusse l’habitude de n’avoir jamais d’autre couverture que le drap : aussi celle que portait mon lit n’était qu’une vieille courtepointe de toile.

Le menuisier soldé, il me reste quinze francs, la liberté, l’indépendance, les consolations de l’amitié ! (Celles-ci ne durèrent pas longtemps).

Volpelière fit le rôle d’un galant homme ; il rendit compte à mon père de ce s’était passé, prit ses ordres et ses instructions. Mon père lui en donna deux, dont une que j’ignorai, qui était de payer mon boulanger quand mes ressources épuisées m’auraient obligé de lui demander crédit. Cette prévoyance paternelle put et ne pouvait m’être bonne à rien. Il est très douteux que j’en eusse profité, quand même j’en aurais été instruit ; j’étais trop fier. Mais n’en ayant aucune connaissance, je serais mort de faim plutôt que d’aller demander crédit à un boulanger de qui je n’aurais pu attendre qu’un refus, puisque je n’étais aucunement connu de lui et que ma chambre ni mon ameublement, ne pouvaient pas inspirer en moi une grande confiance.

Je fus très bien informé, au contraire, de la seconde instruction que mon père avait donné à mon ami. Mme Van Laan m’en fit part : elle consistait à prier cette dame de ne plus me recevoir chez elle. Jugez de ma douleur : c’était en grande partie pour conserver la liberté de voir Mlle Van Laan que j’avais quitté la maison paternelle. J’avais compté sur les douceurs de l’amour, j’avais même compté sur beaucoup de ressources à sa suite. Je m’étais flatté que Mme et Mlle Van Laan, qui avaient une multitude de connaissances, me procureraient des écoliers à qui je montrerais les mathématiques, et calculant que quatre écoliers seulement, à trente-six francs par mois, me feraient un sort de près de dix-huit cents livres par année qui s’accroîtrait à mesure que les écoliers se multiplieraient, je m’étais fait encore un pot au lait que je n’eus pas même le temps de poser sur ma tête.

Je demandai à Mme Van Laan comment mon père, sans aucune relation avec elle, avait pu lui faire la demande dont elle me parlait. Elle eut le tort de me répondre qu’un ami commun, M. Volpelière, s’était chargé de la commission.

Me voilà dans une fureur extrême : je trouve que Volpelière a trahi l’amitié et comme Mlle Van Laan ne me témoigna qu’un très léger regret de ma retraite, je conclus que c’est qu’il m’a supplanté et qu’il m’a enlevé ma maîtresse. Je rentre à la maison frémissant de courroux et veux faire mettre à Volpelière l’épée à la main. Il eut la sagesse de me refuser en me disant qu’il ne se battrait jamais ni contre son ami, ni contre le fils de son ami. Nous cessâmes de nous voir, quoique je demeurasse sur son même palier et que je fusse son locataire.

Il avait une gouvernante nommée La Gorce, assez laide et qu’il traitait fort durement. Elle me faisait ses plaintes et me rendait les petits services. J’imaginai pouvoir la consoler, mais Volpelière la renvoya me laissant très affligé et très tourmenté d’avoir pu contribuer à faire perdre à cette fille le pain qu’il lui donnait. Dans la pauvreté où j’étais moi-même, je la forçai d’accepter un bijou que je tenais de mon cousin Fouquet le hollandais ; c’était ce qu’on appelle un étui de pièces d’Angleterre en argent et je cessai de la voir.

Ainsi me voilà seul, sans ami, sans voisine, sans connaissance du monde, sans argent, à peu près sans capacité pour en gagner, et presque sans effets ; livré aux réflexions, abandonné à une cruelle misère, à environ dix-sept ans ; et conduit à ce terme par mes prétentions, mon esprit, ma vanité, ma confiance dans les heureux augures que ma mère et M. Viard avaient conçus de mon talent, et mon dédain pour les conseils plus solides et moins brillants de mon père !

Au milieu de mon infortune je n’étais nullement abattu. La froideur de Mlle Van Laan à notre séparation m’avait guéri de mon amour pour elle. Je goûtais le prix de la liberté ; je savourais avec délices la douceur de me promener une partie de la nuit sans inquiétude d’être grondé par qui que ce soit à mon retour. Je trouvais un charme inexprimable à reprendre le fil de toutes les chimères qui m’avaient occupé et que je ne doutais pas qu’un un homme comme moi, n’étant plus enchaîné par ses parents ne réalisât aisément. J’y ajoutais chaque jour un nouveau chapitre aussi romanesque qu’aucun des précédents.

En attendant il fallait vivre, et il fallut promptement renoncer à l’espoir de fonder mon aisance et mes succès sur des leçons de mathématiques.

Je fus voir M. du Voisin, collègue de M. de La Broue à la chapelle de Hollande : je voulais avoir au moins un de mes pasteurs pour moi. Je lui fis mon petit manifeste et lui remis copie de ma lettre à mon père : je le priai enfin de concourir à me procurer des élèves à qui je montrasse les mathématiques.

Il me fit de très louables exhortations sur la convenance, l’utilité, le devoir de me raccommoder avec mon père et m’offrit ses bons offices pour faciliter notre réunion. D’écoliers, il ne songea pas à m’en procurer un, et jugea sans doute qu’à mon âge je serais un très mauvais maître.

Je fus voir mon cousin Du Busc, M. Doré, une dame Poly, qui était amie de la maison : tout le monde pensait que je cherchais des négociateurs auprès de mon père, tandis que je ne voulais rien moins que cela, et nul n’entrait dans mes vues pour me donner des élèves. Je fus aux différents cafés où l’on me connaissait, je demandais partout des écoliers, et personne ne se souciait de prendre, ni de donner pour maître à ses enfants un géomètre de dix-sept ans.

Le seul homme de qui j’aurais pu espérer en ce genre une subsistance efficace, et chez qui je l’aurais trouvée, était M. d’Alembert, et c’est le seul auquel je n’eus pas recours. Si je me fusse adressé à lui, il n’est presque pas douteux que je serais effectivement devenu géomètre, que j’aurais enseigné les mathématiques, et que, portant vers cette science mon opiniâtreté, ma carrière eût été toute différente. Mais je croyais M. d’Alembert fâché contre moi parce que je l’avais négligé : il y avait plus d’un an que je ne l’avais vu ; j’imaginai qu’il l’aurait beaucoup remarqué, qu’il me recevrait mal, et, quoique je sentisse parfaitement combien il pouvait m’être avantageux d’invoquer ses bontés, je ne pouvais prendre sur moi l’effort de me présenter devant lui. Plusieurs fois j’ai été jusqu’à sa porte, jamais je n’ai eu le courage d’y entrer, et une fois y retournant avec un discours préparé, je crois le voir sortir et je me sauve à toutes jambes. Je ne l’ai revu que lorsque j’ai commencé à être connu homme de lettres et d’administration ; et que, l’ayant trouvé chez M. Quesnay et chez M. Turgot, j’ai pu lui rappeler la bienveillance qu’il m’avait montrée quand j’étais enfant : il n’en avait pas perdu le souvenir. Moi, j’ai perdu par ma bêtise, par une mauvaise et ridicule timidité, qui tenait encore à de l’orgueil, la seule voie que j’eusse pour arriver au but que je me proposais.

Cependant mon très court argent s’épuisait ; quoique je me fusse mis à vivre de pain, d’eau et d’un ordinaire de huit sols pour la bonne chère. Il fallait payer outre ma très petite nourriture, la blanchisseuse, les souliers, les raccommodages des bas, le perruquier, car je ne savais pas arranger mes cheveux et les ayant alors fort beaux, je mettais une sotte importance à être bien coiffé.

Je vendis mon couvert d’argent qui était fort léger ; je vendis mes boucles d’argent et mon porte col qui avaient le même défaut. Je vendis mes livres, volume à volume ; et toujours pour très peu de chose.

Là commencèrent mes grandes douleurs. Robinson et l’histoire de France de Daniel ne me firent pas d’impression. Les livres de géométrie me causèrent quelque chagrin, mais j’étais fâché contre eux de ce qu’ils n’avaient pu me procurer d’écoliers ; je soupirai pour M. d’Argenson ; je pleurai pour Montaigne.

Mais quand il fallut choisir entre le Spectacle de la nature, gagné de M. Restaut pour mes plus beaux vers, et Grandison, mon ami, mon protecteur, que j’avais résolu de prendre pour modèle, qui m’a garanti de mille sottises par la question intérieure que ferait en ce cas sir Charles Grandison ? le combat entre ma gloire passée et entre ma gloire à venir fut très pénible. Le Spectacle de la nature partit le premier. Peu de jours après, Grandison fut obligé de le suivre. Il ne me resta que le Discours sur l’inégalité des conditions, l’Esprit des lois et les Commentaires de César. Quand j’avais fini l’un, je lisais l’autre, puis je recommençais. J’y ai joint dans la suite la Lettre d’Alembert sur les spectacles, le Contrat social et Émile ; et jusqu’à vingt-deux ans je n’ai pas eu d’autre bibliothèque. Elle était bonne, elle me laissait le temps de réfléchir et de juger par moi-même. Je ne sais si vous connaissez le proverbe hollandais : « Défiez-vous d’un homme qui n’a qu’un livre » ; il n’y a que ces gens-là pour penser profondément.

Dans les commencements que n’avais-je point à penser ? Mes livres, quoique très bons, vendus pour moins que ne valait la reliure, n’avaient pu me mener loin. Il fallut réformer tout autre aliment que le pain. Il fallut ménager le pain même, et, dans l’âge du plus grand appétit, n’en manger qu’un de quatre livres par semaine.

Un malheureux petit chat, qui s’était donné à moi, était presque le seul être qui daignât m’aimer, il partageait ma fortune et mon pain. Dès que je tirais celui-ci de l’armoire où il se séchait, le pauvre chat, non moins affamé que son maître, montait sur mon épaule : je laissais déborder de mes lèvres un peu de mie, nous mangions bec à bec ; il me remerciait par ses gestes et dans son langage ; et je disais, il y a encore quelqu’un qui s’intéresse à mon sort. J’ajoutais ensuite avec fierté : il y a moi.

Trois semaines de ce régime m’apprirent ce que pèse la faim dans les malheurs de la vie. Quand au coin des rues je voyais un savetier ou une ravaudeuse, dans leurs tonneaux, manger un vieux reste de haricots, je disais : « Je parie que ces gens-là se plaignent de leur sort, et que peut-être ils envient le mien parce que je suis un peu mieux vêtu qu’eux ; cependant ils ont à discrétion des haricots et du pain. »

Les trois semaines écoulées, le cousin de Mlle Van Laan, M. des Rivières, qui ne m’avait pas entièrement abandonné, mais à qui je n’avais jamais parlé que de mes espérances et non de ma misère, vint me voir et me trouva dans l’affliction. Il me prêta un écu, et, regardez ma folie, j’en mis vingt-quatre sols à la loterie pour ouvrir une porte à la fortune, et me procurer jusqu’au tirage la douceur des châteaux en Espagne ? J’y suis accoutumé dès l’enfance, je n’en ai point encore perdu l’habitude ; ils entrent réellement pour beaucoup dans cette suite de sensations agréables qu’on appelle le bonheur. Ils commencèrent dès l’instant où des Rivières me quitta ; c’était le soir, et il fallait attendre le lendemain pour jouir de ma grande et inespérée richesse de soixante sols, j’eus une nuit très douce.

La loterie satisfaite, je me donnai la magnificence de faire revenir, mais pour ce jour seulement, mon ancien ordinaire de huit sols seulement afin de me refaire en mangeant de la soupe qui me parut délicieuse. Le reste me fournissait du pain et de l’eau pour deux semaines, et en supposant que le gros lot me manquât, j’avais fait un plan digne de moi.

Je voulais revenir à mon bâton de maréchal, me relever par mon compas et par mon épée, et il fallait commencer par être soldat. Mais je ne voulais pas m’engager dans un régiment employé en Europe : deux raisons m’en dissuadaient.

La première, que la prudence de mon père et de tous mes parents avaient établi comme maxime dans ma famille que tout jeune homme qui s’engageait était un libertin. Or, je ne voulais pas passer pour un libertin, je ne voulais pas que mon père, dont j’entends garder le droit de me plaindre, pût alléguer aucun grief solide contre moi.

La seconde, que j’avais très bien conçue si je me trouvais au milieu d’une armée de cent mille hommes, quelque mérite que je pusse avoir, je serais perdu dans la foule, heureux peut-être de devenir sergent. Il me fallait donc un théâtre plus rétréci, où la concurrence ne fût pas si grande, et j’avais choisi le Canada.

Là, dans une armée de huit cents hommes, où les ingénieurs et les artilleurs seraient rares, et les détachements en petites troupes fréquents, je jugeais qu’un soldat qui saurait indiquer une manœuvre, saisir une position, diriger et défendre une fortification de campagne, placer un canon ou un obus à la plus grande amplitude, et qui citerait à propos Polybe, Puységur, Folard, Santa-Cruz, le grand-duc de Rohan, Montécuculli, Turenne , marquerait, se ferait distinguer, deviendrait officier nécessairement.

La combinaison était très bonne ; j’ai eu souvent regret de l’avoir abandonnée ; et je suis encore porté à croire que si je n’y eusse pas renoncé, je serais mort, non pas maréchal de France, mais avec certitude maréchal de camp.

Pour l’exécuter, il fallait encore ne point m’engager à Paris ; car, d’un côté, j’aurais eu vis-à-vis de ma famille le désagrément que je voulais éviter, et, de l’autre, je n’y aurais pas manqué de gens qui après m’avoir enrôlé pour le Canada m’auraient fait marcher en Westphalie. Il fallait aller à Brest, m’embarquer comme volontaire ou à un titre quelconque sur un vaisseau du roi, et ne me faire soldat qu’à Québec. C’est à quoi je comptais employer le produit de la vente de mes meubles.

Les circonstances, et surtout les bontés de mon oncle Pierre de Montchanin en ont décidé autrement.

Il était mon curateur ; mais il était brouillé avec mon père par la suite des tracasseries qu’avait multipliées dans la famille mon oncle Étienne-Auguste. Cet incident m’avait fait recevoir avec froideur la bienveillance qu’il m’avait témoignée et les offres de services qu’il m’avait faites, étant venu voir le premier et causer avec moi sur ma situation peu après ma sortie de chez mon père. Je ne voulais pas que celui-ci pût dire, qu’en le quittant, je m’étais réuni aux gens qu’il n’aimait pas et qu’il regardait certainement bien à tort comme ses ennemis. Je m’étais borné à remercier mon onde et à l’assurer que je n’avais besoin de rien. Mais l’épuisement de mes finances pouvant être aisément présumé, je ne pus refuser aux visites réitérées de mon oncle et à ses questions pressantes, de lui expliquer, de lui avouer comment et de quoi je vivais. Il commença par me prier à souper. Cette offre était très attrayante : Je répondis d’une manière équivoque et je n’y fus pas. Je préférai manger mon pain en compagnie de mon chat.

Mon oncle revint le surlendemain et me fit des reproches pleins d’amitié. Je lui dis alors avec franchise que n’ayant pas l’honneur de manger chez lui avant ma séparation d’avec mon père, je ne croyais pas pouvoir depuis en prendre liberté, qui donnerait à mon père occasion de se plaindre de moi. « J’y ai songé » me dit mon oncle, « et j’y ai pourvu. J’ai pris sur moi d’aller voir ton père. Je ne l’ai pas trouvé aussi courroucé contre toi que je l’aurais cru. Il m’a dit de sonder ton cœur. Le sien te conserve un sentiment paternel, dont il te donnera des preuves aussitôt que ton orgueil te permettra de faire ton devoir qui est de reconnaître tes torts et de lui en demander pardon. »

Quoique je ne crusse pas alors que mon père eût raison de se tenir pour offensé, l’idée qu’il m’aimait encore me fut douce et chère. Elle m’attendrit.

Je confiai à mon oncle mes projets d’Amérique, pour lui montrer que les secours de mon père m’étaient parfaitement inutiles. J’ajoutai que je n’en serais que plus sensible à son affection, et que je désirais avant de partir, faire avec lui une paix complète et recevoir sa bénédiction. L’esprit de filialité dont m’avait pénétré ma mère rendait ce mot de bénédiction, le mouvement de l’âme qui le dicte, le geste qui l’accompagne, le préjugé de l’augure heureux qui en résulte, infiniment précieux, véritablement nécessaires à mon cœur.

Mon oncle cultiva chez moi cette bonne disposition avec plus d’art et de tendresses que son caractère grave et son extérieur froid ne semblaient le comporter. Il marchait en tout lentement mais d’un pas sûr. Il se borna pour le moment à me dire de ne désespérer de rien, et à renouveler l’invitation de venir le soir causer avec lui sur tout cela. Ce fut un grand soulagement pour moi de m’y savoir autorisé par mon père même, et de retrouver après le délaissement complet où je m’étais vu, un ami, un protecteur, sage, homme de bien, frère de ma mère.

Le souper de mon oncle me parut excellent, et je ne pouvais me refuser à voir que ses conseils étaient pleins de raison et de morale.

Il m’amena par degrés à convenir que si mon père, une fois dans sa vie, m’avait battu, c’était une liberté que presque tous les pères avaient prises vingt fois avec leurs enfants sans qu’on n’en eût fait tant de bruit ; qu’il était évident que j’avais désobéi à plusieurs de ses ordres, donnés dans la vue de mon plus grand intérêt ; que je devais lui savoir gré d’être disposé à me rendre ses bontés, et que si elles m’étaient chères, je n’avais qu’une manière noble et convenable de les mériter, c’était de ne pas prétendre pointiller sur un article ou sur un autre, et de me mettre à sa merci.

C’était mon opinion que lorsqu’on se détermine à une chose, il ne faut la faire à demi ; et quand mon oncle m’eût convaincu que je devais préférer à tout, l’affection paternelle, je le priai de dire à mon père que pour en obtenir le retour, je ferais ce qui lui plairait de me prescrire.

Celui-ci me parut en user très durement. Il rejeta la proposition que je fis de me laisser aller au Canada, et celle, s’il voulait que je restasse à Paris, de me faire suivre l’école des ponts et chaussées, ou les cours d’architecture de Blondel. C’était détruire persévéramment tous mes projets.

Ensuite, il ordonna qu’en punition de ce que j’avais proposé à M. Volpelière de mettre l’épée à la main, je quittasse l’épée, fisse couper mes cheveux, et les portasse en rond, pour ne changer de costume que lorsqu’il me le permettrait. Cette peine, qui ne semblait à personne qu’une bagatelle, était cruelle pour un jeune homme chevaleresque qui mettait à son épée un prix infini. Mon père le savait ; il savait tout le chagrin que me donnerait cette loi rigoureuse, mais c’était son intention d’humilier mon amour-propre. Je ne crois pas qu’il y vit plus loin ; la chose cependant pouvait lui présenter une autre utilité, c’était de rompre entièrement la chaîne de mes anciennes connaissances. Car je n’aurais osé paraître ainsi fagoté chez aucune dame, ni proposer à aucun des jeunes gens que j’avais vus de faire ensemble une partie de promenade, en ce temps-là, où nul jeune homme ne sortait sans épée.

Il m’accordait six sols par dimanche pour mes menus plaisirs, au lieu d’un écu qu’il me donnait avant que je fusse sorti de chez lui.

Je consentis à tout, et mon oncle m’assurait toujours que ma soumission me rendrait mon père tout entier. Je le croyais, mais mon oncle pour obtenir mon absolu renoncement à moi-même, m’avait fait une fraude pieuse, en me montrant mon père beaucoup plus adouci qu’il n’était. Il est vraisemblable qu’il m’avait aussi peint à lui plus docile qu’il ne m’avait trouvé. Il nous trompait tous deux ; mais en bon parent et en négociateur habile.

J’en eu bientôt une preuve très amère.

Il y avait environ trois semaines que j’étais résigné à mon sort, ne courant point après ma parole, oubliant les rêves de mon enfance et de mon adolescence, ou regardant leur accomplissement comme un bonheur qui n’entrait pas dans ma destinée, me rappelant les dernières exhortations de ma mère, et d’après elle, dans le calme des passions, jugeant sévèrement ma conduite, me mettant à la place de mon père, voyant qu’il n’avait pu me juger lui-même qu’avec ses lumières et d’après ses intentions qui au fond étaient très bonnes. Je me dis : Il m’a traité avec beaucoup de douceur jusqu’à ce que j’eusse parlé à M. d’Argenson ; il se tient offensé de ce que sans le consulter j’aie fait cette démarche, il a raison ; il ignore que M. d’Argenson m’y a comme entraîné, et dans le vrai je n’aurais pas dû faire mes plans en cachette et les remettre à son insu, la familiarité qu’il me permettait demandait plus de confiance. Il a sagement et noblement dédaigné le projet d’entrer dans la troupe du capitaine Thurot. Il a voulu que je travaillasse, mais rien n’était plus raisonnable ; il entendait que je me levasse matin, puis-je le blâmer de haïr dans son fils ce qu’il regardait comme paresse ? Il n’était pas obligé de savoir que je passais mes nuits à d’autres travaux ; quand il l’a su il s’en est fâché ; avais-je droit de prétendre qu’il préférât ce qu’il devait regarder au moins comme des jeux inutiles à un travail qui lui semblait essentiel ? Il a été injuste envers Mlle Van Laan, c’est une question ; il me paraît très clair que cette belle demoiselle se moquait de moi. Il a été scandalisé de mon sermon, il y avait de quoi ; puis-je trouver mauvais qu’il soit bon chrétien ?

Ce soliloque après m’avoir occupé plusieurs jours et plusieurs nuits, m’ayant démontré que j’avais complètement tort avec mon père, me détermine à faire une action d’éclat qui lui prouve que si je reviens à lui, aux devoirs qui lui plaît de m’imposer, au désir de lui donner toute satisfaction, ce n’est ni par dégoût de la pauvreté dont je serais sorti par moi-même et qui ne peut rien sur un cœur intrépide et ferme comme le mien, ni par l’effet des conseils et des instigations de mon oncle, mais par ma simple, libre et propre volonté, par le développement de ma raison, par le bon sentiment qui pénètre mon âme.

Plein de cette louable résolution, je crois aussi ne devoir pas ouvrir la bouche sur mon nouveau dessein au bon oncle qui me servait de mentor. Si je lui en parle, disais-je, il préviendra mon père, il voudra m’accompagner, et l’on croira que c’est lui qui me mène. Ainsi, pour effacer tout souvenir de ce que j’avais manqué de confiance envers mon père, et principalement par timidité, je manque bravement de confiance en mon oncle par un dessein très formel.

Je pars un dimanche matin, jugeant l’heure où le déjeuner est fini, où ma cousine est remontée dans sa chambre, où mon père est seul se préparant à sortir ; je ne voulais que lui et moi à notre entrevue et sur ce point je réussis très bien.

J’arrive à la porte de sa chambre ; il avait le dos tourné et cherchait quelque chose dans sa commode, j’attends qu’il se retourne. Il le fait, et je n’avais pas achevé de prononcer « mon père », que d’un ton impérieux, que lui seul possédait à ce point, il me dit : « Que venez-vous faire ici, monsieur ? Sortez ! »

Je réponds sans me rebuter et la larme à l’œil : « Mon père, je viens vous témoigner mon sincère regret de mes torts envers vous et vous en demander pardon. »

« Sortez ! »

Je pleurs davantage : « Permettez-moi de ne pas sortir que vous n’ayez rendu justice au sentiment qui m’amène, et que vous n’ayez eu la bonté de me laisser baiser votre main. »

— « Sortez ! »

Je me remets à genoux : « Mon papa… »

— « Sortez ! Faut-il que je prenne un fouet de poste pour vous mettre dehors ? »

Je me lève alors, mes larmes se sèchent en un instant. La colère, l’indignation s’emparent de moi, et je ne me repens plus que de m’être repenti.

Mon père manqua une belle occasion de me soumettre à toutes ses volontés ; s’il m’eût bien accueilli, il est vraisemblable que ma vie entière eût été différente ; et, vu le cours qu’elle a eu plus conforme à mes penchants, je dois peut-être encore regarder le cruel chagrin que j’éprouvai ce jour-là comme un des événements qui nous désolent et qui sont très heureux pour nous.

Je me suis convaincu depuis que si mon père me montra en ce moment décisif autant de dureté que d’imprudence, ce fut principalement faute de présence d’esprit. Dans toutes ses affaires, il était accoutumé à consulter ma mère, ou ma cousine, ou moi-même, et lorsqu’il se consultait lui, c’était avec beaucoup de lenteur. Je le pris à l’improviste, il marcha d’après ses derniers errements. Ayant lâché un mot impérieux, il ne sut plus comment en revenir, il n’eût d’autre besoin que celui de rompre un entretien fatiguant dans lequel il craignait de me donner ou de me laisser prendre quelque avantage, tandis que je ne voulais que me mettre à ses pieds au moral et au physique.

Je fus en le quittant chez son amie Mme Poly, j’avais besoin de calmer ma tête et mon cœur en causant avec une femme ; c’est une de leurs grandes utilités dans la vie ; quand elles sont bonnes, elles ont la raison et l’esprit doux comme la peau ; et je n’osais m’aller livrer tout de suite aux remontrances de mon très bon, mais très grave oncle.

Mon père entra chez Mme Pol au moment où j’en sortais : il éprouvait sans doute le même besoin que moi. Nous nous saluâmes, mais ce fut lui qui mit de la bonté dans son regard : la sienne commençait à s’émouvoir, la mienne était passée.

Il fallut retourner trouver mon oncle, lui conter ma démarche et ma déconvenue ; et comme je le prévoyais, mon oncle me blâma très fort. Il m’aurait loué si j’avais réussi : on juge toujours par l’événement. Néanmoins, dans l’hypothèse du succès, il aurait toujours désiré y avoir eu part ; et les soins qu’il prenait depuis deux mois lui en donnaient le droit. D’ailleurs les deux sobriquets par lesquels on le désignait « l’homme du bon sens », « l’homme de poids » indiquent assez qu’il dût trouver ma résolution légère et précipitée. J’eus tort de parler ma langue, et celle de ma mère, à des hommes très estimables qui ne la savaient point et qui en avaient une autre.

Au reste, mon oncle puisait dans son caractère mesuré une très bonne forme lorsqu’il avait à me prêcher ou à me gronder ; c’était de me prier à dîner ou à souper. Les petites attentions qu’il avait dans le repas assuraient de son affection, et adoucissaient ainsi la réprimande, qui ne venait jamais qu’après le dessert.

Il était mon seul ami : bien sérieux et bien impassible pour mon âge, et pour mon imagination poétique et romanesque. Il ne me procurait d’amusement que celui de jouer le dimanche avec lui trois parties d’échecs, ni plus, ni moins. Je n’avais de distraction dans la semaine que celle de donner le soir quelques leçons de latin à son fils ainé, et de faire des cerfs-volants pour le plus jeune ; le reste du temps, j’étais seul avec mes pensées, me reprochant amèrement de m’être lié par la parole, d’avoir promis de suivre la loi que dicterait mon père qui ne me tenait nul compte de ma soumission, ni de ses motifs.

J’étais plus irrité contre lui que le jour ou je l’avais quitté ; la réception qu’il m’avait faite demeurait imprimée dans mon âme altière ; reculer et me dédire était impossible à mon cœur. Je n’ai jamais pu attendre ma destinée des événements :

Les taureaux aux autels tombent en sacrifice,
Les criminels tremblants sont traînés au supplice,
Les mortels généreux disposent de leur sort.

Il m’a toujours fallu un plan de conduite arrêté dans mon esprit. Tant qu’il n’est pas formé, j’ai l’âme en peine ; lorsqu’il est fait, quelque longue et quelque difficile que puisse en être l’exécution, je ne songe plus qu’à elle, et je reprends de la sérénité.

 

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[1] En date du 17 avril 1757.

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