Mémoire sur les aides

MÉMOIRE SUR LES AIDES

par Pierre de Boisguilbert

(Joint à une lettre du 3 mai 1691. — Arch. nat., G7.721.)

 

Il y a un canton en Normandie, autour des rivières de Seine et d’Ure (Eure), presque tout composé de vignobles, dont les revenus sont à la sixième partie de ce qu’ils étaient il y a trente ans, en sorte qu’il faut qu’il y ait plus de deux millions de diminution par an, tant dans son commerce que dans le produit ordinaire des fonds, et la voix universelle est que c’est un impôt qu’on appelle le grand droit qui a causé cet effet. 

Ce sont sept livres tant de sols qu’il faut payer pour chaque muid de vin qui passe les rivières de Seine et d’Ure pour aller dans les cantons maritimes. 

Comme le pays de vignoble est naturellement misérable, après que les vignerons ont sué sang et eau et ont emprunté de tous côtés pour parvenir à une récolte de vin, ils se voient entièrement ruinés par la nécessité de payer ce droit, lequel, par le temps qu’il faut perdre aux bureaux pour faire mesurer les futailles et voir si les déclarations sont véritables, revient à plus de dix livres. Ceux qui venaient quérir leurs vins des cantons de la mer en leur apportant souvent des avoines ou des morues (marchandises très communes dans le pays de la mer et très rare dans le vignoble), ont cessé entièrement. 

En sorte que voici un fait que l’on maintient véritable, qui est qu’un particulier vigneron ayant acheté des futailles à crédit à condition de les payer à la récolte, il voulut quitter le vin et la futaille ensemble pour le paiement, ce que ne voulut le marchand de futaille, bien qu’à dix ou douze lieues de là le vin vaille quinze sols la mesure, c’est-à-dire plus de cent vingt livres le muid, on a arraché et arrache tous les jours la plupart des vignes pour laisser les terres en friches. 

Cependant le droit ne rapporte pas au Roi, dans les plus fortes années, plus de quarante ou cinquante mille livres, lequel droit n’est point du compris du dernier bail des fermes, aurait été ôté par un arrêté de la Cour des Aides, et n’a été remis que par un arrêt du Conseil sur requête expositif, qui ne faisait tort à personne, ce qui est entièrement contre vérité, dont on ne veut point d’autres marques que la ville de Vernon, qui payait aisément avant le droit trois fois plus de taille qu’elle ne paie présentement, est entièrement ruinée. 

Le remède est aisé et apporterait au Roi des sommes considérables, qui est que Sa Majesté le révoquât tout à fait comme non compris dans les fermes, pour ce que chaque arpent de vigne de la généralité de Rouen paierait deux pistoles, savoir une pistole présentement et une pistole à la récolte. Il faudrait aussi y comprendre l’extension de Mantes, qui se trouve dans cette même espèce. 

Il n’y a personne qui ne le payât avec plaisir, puisque outre qu’on en serait remboursé dès cette année, on verrait son revenu rétabli qui était entièrement aboli. 

Outre que cela irait environ à huit cent mille livres présentement et que cela ferait plaisir au peuple, les trente ou quarante mille livres qui venaient de cet impôt pourraient être rejetées sur les tailles tant de ces cantons que des élections voisines, à qui la cessation de ce droit apporterait une très grande utilité puisqu’un pays ne vend jamais ses denrées qu’il n’achète celles des autres, et elles ne demeurent jamais dans un pays qu’elles ne demeurent dans l’autre. 

Outre que les tailles avant ce droit étaient infiniment plus fortes, et les choses étant changées par la suppression reprendraient aisément leurs cours. 

Il se trouvera aussi des personnes qui feront des avances sur ces sortes de fonds. 

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