Mémoire sur l’article des aides, joint à la lettre du 2 décembre 1704
Quoique ce qu’on appelle aides en France y soit très ancien, et que ce droit ait subsisté longtemps, non seulement sans altérer l’opulence de cet État, mais même en lui laissant contracter une hausse et un redoublement de richesse, tant dans les revenus du prince que de ses sujets, qui ne sont point deux choses séparées, tous les trente à quarante ans, à remonter deux siècles au-dessus de 1660, on peut dire toutefois que, depuis ce temps, le malentendu ou le déconcertement qui est arrivé dans cet impôt, malgré les bonnes intentions de MM. les ministres, a changé tout à fait les choses de face, et qu’au lieu d’un surcroît de facultés comme dans les époques précédentes, chaque année a renchéri de misère sur les supérieures, en étant arrivé comme dans les aliments les plus salutaires et les plus naturels, lesquels, pris avec modération, servent au soutien de la vie, pendant que l’excès cause infailliblement la mort des sujets qui n’observent aucune mesure. En un mot, la peste, la guerre et la famine ou tous les fléaux de Dieu, dans la plus grande colère du ciel, et les conquérants les plus barbares n’ont jamais produit, dans leurs ravages, la vingtième partie des maux que ce tribut a opérés encore une fois dans le royaume, dont il n’a fait qu’enfriche des terroirs les plus précieux en plusieurs contrées, en ôtant toute espérance de rétablissement : en quoi il renchérit sur les autres destructions, n’y ayant point d’endroit où il se boive tant d’eau qu’au lieu où il croît plus de liqueurs, dans lequel il s’en perd davantage que l’on n’en consume ailleurs. Quoique l’on convienne que le peuple ne peut payer rien que par la vente des denrées nécessaires à la vie, et que l’on ne veut avoir de l’argent, dont tout le monde est si fort altéré, que pour se procurer les mêmes besoins, on a néanmoins agi comme si on avait été fortement persuadé du contraire, ainsi que l’on va voir par ce détail.
I
Il n’y a point d’autre richesse sur la terre que les fruits qu’elle donne, dont le degré plus ou moins forme toute son opulence ou sa misère, et un prince pareillement n’a point d’autre moyen de subsister, ni lui ni les siens, que la part que lui font ses sujets de ce qu’ils recueillent sur le terroir, si ce n’est pas immédiatement denrée par denrée. L’argent, qui n’a été inventé que pour la commodité du commerce, et hors duquel il n’a pas plus de vertu que des pierres, ne produit que le même effet, puisqu’un sujet, en le donnant à son prince, ne le lui livre que comme une obligation de bailler à celui à qui ce prince remettra ce gage la pareille quantité qui a été stipulée, ou de ses fruits excrus, ou d’une partie de son travail. |
I
Quand Dieu parla des fruits de la terre, lorsqu’il en mit l’homme en possession, il les baptisa du nom de richesse, et c’est se révolter contre cette décision d’en former du fumier, comme l’on fait tous les jours. L’or et l’argent, qui n’ont été appelés, après plusieurs siècles que l’on s’en était passé, seulement comme troupes auxiliaires et pour mettre une espèce d’économie de gages et de balance dans le labyrinthe d’achats, de ventes et de reventes d’une infinité de denrées que la corruption du cœur a inventées et multiplie tous les jours, les érigeant en espèces de nécessité, est devenu le tyran ou plutôt l’idole de ces mêmes denrées, contraignant les sujets que l’avarice dévore à les lui offrir à tous moments en sacrifice, et ne recevant presque point d’autre encens que la fumée qui sort de l’incendie des fruits les plus précieux et des plus beaux présents de la nature, qui suffiraient à faire subsister une infinité d’hommes, et qui périssent tous les jours manque de secours. |
II
Cependant la surprise doit être effroyable de voir en France vivre publiquement, tranquillement, plus de dix mille hommes qui n’ont point d’autre fonction ni d’autres richesses que de détruire continuellement les liqueurs, soit dans leur excroissance ou dans leur consommation, que toute l’autorité du Roi et la puissance de la justice et des magistrats ne soient employées qu’à les faire jouir avec tranquillité d’un droit si effroyable, et que la moindre contradiction de la part des propriétaires qui souffrent cette désolation passe aussitôt pour une rébellion manifeste, punissable par les plus grandes peines. |
II
Quand on passe par une contrée de vignes arrachées, autrefois vendues 1 000 écus l’arpent dans leur valeur, et que l’on voit des quantités de liqueurs repostées dans des celliers, sans que l’on en puisse trouver le prix de la futaille vide, comme il est arrivé une infinité de fois, et puis qu’à dix lieues de là on marche plusieurs journées sans rencontrer une bouteille de vin, et que l’on demande les raisons de cette bizarre et monstrueuse disposition, on ne manque pas de répondre que c’est l’ouvrage des fermiers du Roi, qui ne peuvent faire valoir ses revenus que de cette sorte, c’est-à-dire en faisant plus de désolation que des troupes ennemies vivant à discrétion. |
III
À ce désordre on en ajoute un autre encore pour le moins aussi effroyable, qui est de maintenir que c’est l’intérêt du Roi que l’on poursuit, et que l’on ne peut faire valoir ces revenus qu’en anéantissant les terres de son royaume et les biens de ses sujets. |
III
Comme, pareillement, quand on demande pourquoi on a contraint les propriétaires d’arracher une vigne, on peut répondre naturellement que ç’a été pour augmenter les revenus du Roi, puisque cette vexation se couvre de ce prétexte, tout comme on peut dire aussi naturellement que l’on ruine les vins et les vignobles afin que le Roi reçoive de quoi donner, à ses troupes et à ceux qu’il paie et entretient, des sommes pour acheter du vin, et qu’il faut que ses sujets boivent de l’eau afin que ceux qu’il stipendie puissent se procurer des liqueurs. |
IV
De ces faits, qui sont constants, s’ensuit une conséquence, laquelle, quoique très certaine, est comme le soleil que l’on ne saurait envisager fixement sans être aussitôt obligé de fermer les yeux, savoir qu’en France, au contraire de tous les pays du monde, où l’on ne connaît point d’autre revenu, ni pour les princes, ni pour les peuples, que la vente des denrées et fruits qui y excroissent par un travail continuel des habitants, c’est, dis-je, en ce royaume tout le contraire, et le monarque, depuis quarante ans, n’a point de produit plus certain, au moins à ce qu’on veut persuader à MM. ses ministres, que la destruction de ces mêmes fruits, dont le degré de désolation augmentant tous les jours, il semble qu’il serait avantageux d’arrêter le mal, tout délai étant dommageable. |
IV
L’argent n’étant que l’esclave de la consommation, c’est donner le congé à ses fonctions que de détruire ce qui le met en marche ; ainsi, si on le voit moins, c’est qu’il a moins à faire. |
V
Mais, pour montrer que tout ceci n’est point un mécompte qui soit l’effet du hasard, mais une suite très naturelle et très nécessaire de la manière dont les fermes des aides sont administrées, il faut un peu descendre dans le détail, et poser d’abord pour fondement que, sitôt qu’un sous-fermier ou autre s’est rendu adjudicataire d’une élection, il y établit d’abord cinquante ou soixante commis ou receveurs, plus ou moins selon les endroits, pour percevoir des droits excédant en plusieurs lieux quatre fois la valeur de la denrée ; qu’il n’y a aucun d’eux qui regarde ses appointements comme son principal objet, mais tous n’ont en vue que d’empêcher que le moins de gens qu’il sera possible aient des liqueurs en cave, que l’on n’en fasse aucun commerce ni transport par les chemins, et pour cela, d‘avoir à chaque pas des gens repostés pour voir si le cérémonial nécessaire avant que de voiturer des liqueurs a été exactement observé : de quoi étant juges et parties, et ayant à discuter le tout, de lui-même très obscur et très mystérieux, avec des gens qui ne savent ni lire ni écrire, la confiscation du total s’en ensuit fort naturellement, qui se partage au sol la livre entre toutes les parties, sans préjudice de la conséquence, qui est bien leur intention, savoir que par l’impossibilité du transport, on ait des liqueurs pour rien aux endroits où elles excroissent, afin de les acheter à ce prix pour les refaire vendre à dix lieues de là une somme exorbitante en détail, pour leur profit particulier, les cabaretiers leur rendant compte de clerc à maître en beaucoup d’endroits ; et cela s’appelle faire valoir les revenus du Roi. |
V
C’est de cette sorte et par cette manœuvre que le vin de Bourgogne qui se donne le plus souvent, et même dans la conjoncture présente, 15 deniers la mesure, est détaillé dans le Havre 24 sols en la même quantité, quoique, le transport s’en pouvant faire par eau, la proportion d’un sol peut suffire pour les frais de la voiture : en sorte que, quoique les denrées qui viennent de la Chine et du Japon en France n’augmentent que des trois quarts du prix qu’elles coûtent sur les lieux, les liqueurs dans ce royaume haussent de seize ou dix-huit parts sur une de province à autre : ce qui réduisant la consommation à la dixième partie de ce qu’elle pourrait être naturellement, et de ce qu’elle était même avant ces méprises, on ne doit pas s’étonner que, de causes si violentes, on en voit des effets si surprenants, et que l’on arrache les vignes et qu’on laisse périr les liqueurs excrues dans une contrée, pendant que les peuples des endroits limitrophes et des lieux même ne boivent que de l’eau à ordinaire règle, y ayant plus de trois cent mille arpents de valeur de plus de 2 000 livres autrefois, arrachés par cette cause, la fortune des auteurs de si grands désordres, quelque monstrueuse qu’elle soit ainsi que le prétendu produit du Roi, n’allant point à la vingtième partie du tort et de la perte que le tout cause au royaume. |
VI
Cette désolation de liqueurs ne s’en est pas tenue à cette simple denrée ; mais, comme elles ont toutes, et surtout celles qui servent au maintien de la vie, une liaison et un intérêt solidaire et réciproque, ainsi qu’il se trouve entre les membres du corps humain, dont la désolation d’un seul attire souvent celle de tout le sujet, cette destruction de liqueurs a fait le même ravage presque dans toutes les autres productions de la terre. Comme par un effet de la Providence, chaque pays en a de singulières et de municipales, qui seules suffiraient pour lui faire jouir de toutes par l’échange qu’il en faisait avec les contrées voisines, qui se trouvaient semblablement partagées d’autres denrées à elles particulières, en sorte que ce commerce les faisait tout posséder autant qu’il était nécessaire, sans périr par l’abondance d’une chose pendant qu’elles étaient tout à fait privées d’une autre. Cette destruction de liqueurs a tout à fait ruiné cette perfection, et a jeté chaque province dans la nécessité de périr également par l’abondance d’une chose et par la disette entière d’une autre. |
VI
Un pays doit trafiquer avec un pays comme un marchand avec un marchand. Or, si un particulier exigeait, avant que l’on pût enlever sa vente, qu’il fallût parler à huit ou dix facteurs, tous séparés de domicile, et qui n’y seraient le plus souvent point, ne passerait-il pas pour un insensé et ne se ruinerait-il pas en bannissant toutes ses pratiques ; et, après sa désolation, faudrait-il consulter un oracle pour en savoir la cause, et ne traiterait-on pas même de fou quiconque mettrait cette destruction sur un autre compte que sur celui de cette conduite ? Cependant tous ces rôles-là se jouent aujourd’hui impunément à l’égard des liqueurs, tant à l’égard de leur désolation que des raisons que l’on en allègue et des remèdes que l’on y peut apporter. |
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