Dans ce mémoire, joint à sa première lettre au ministère, Boisguilbert attaque un premier pan des erreurs administratives que l’ancienne monarchie commettait dans la perception des droits et la police des fonctions publiques. Observant que des titulaires de charge les abandonnent fréquemment pour éviter d’en payer les frais, ou que les jeunes avocats se perdent dans une jeunesse licencieuse, pour apprendre un droit romain qui n’est pas même la base de la législation sur laquelle ils auront à exercer, il commande de répondre à l’un et l’autre abus par des réformes.
MÉMOIRE POUR FACILITER ET AVANCER LA LEVÉE D’UN GRAND NOMBRE DE CHARGESQUI SONT AUX PARTIES CASUELLES.
(Mémoire joint à la lettre du 3 mai 1691. — Arch. nat., G7. 721)
Le Roi crée tous les jours une infinité de charges héréditaires sans les assujettir au paiement du prêt ni du droit annuel, et leur attribue de gros gages, quoique dans les mêmes compagnies et dans les mêmes sièges, il y ait une partie des anciennes vacantes aux parties casuelles, lesquelles, étant levées, produiraient à Sa Majesté beaucoup plus d’argent, ne lui coûteraient point de gages, la plupart des anciens offices n’en ayant point, et ne chagrineraient pas les compagnies par la multiplicité des nouveaux officiers.
On a souvent cherché les moyens de procurer la levée de ces offices vacants aux parties casuelles, mais sans beaucoup de succès jusqu’à présent, parce qu’on ne s’est point encore avisé d’en lever l’obstacle, et de faire cesser la cause qui les y a fait tomber, qui est aussi la même qui les y a fait rester, et qui empêche qu’elles n’en sortent.
Cette cause est assurément le prêt établi (sur le pied qu’il est) en 1660 sur toutes les charges de judicature subalternes, lequel, assujettissant l’officier pour la conservation de sa charge de payer en trois ans le sixième denier de l’évaluation de son office outre le courant, la plupart de ceux qui possédaient des offices de judicature ont beaucoup mieux aimé les perdre après leur mort que de payer tous les neuf ans une somme si disproportionnée à la valeur et au produit de leurs charges.
C’est aussi depuis ce temps-là qu’on a vu presque toutes les charges (qui faisaient auparavant le bien le plus considérable de tant de familles) tomber dans une si grande diminution, et que les parties casuelles en ont été bientôt remplies. En effet, comment un officier pouvait-il se résoudre à payer le prêt tous les neuf ans pour conserver sa charge à ses héritiers, puisque la laissant vaquer par mort aux parties casuelles, ses héritiers peuvent l’en tirer non seulement à bien meilleur marché qu’il n’eût coûté à payer un seul des prêts pour la conserver, mais encore pour une moindre finance que celle qui eût été payée au Roi, si la charge avait été vendue après avoir acquitté le droit annuel ? Par exemple, les charges de conseiller au présidial de Caen se vendaient ordinairement 18 000 livres avant l’établissement du prêt, et tous les officiers payaient le droit annuel régulièrement pour ne point perdre un si considérable office. La finance de ces charges, lorsqu’elles changeaient de main, valait au Roi pour le moins 1 800 livres, mais depuis l’introduction du prêt, les officiers ont cessé de payer le droit annuel, et lorsque les charges sont tombées aux parties casuelles, elles en ont été tirées pour 500 écus. On peut juger des charges des autres sièges par celles de ce présidial qui est un des premiers du royaume, et comprendre par là quel est le tort qu’a fait ce prêt, premièrement à Sa Majesté qui, dans l’espérance des sommes considérables que le prêt devait produire (lequel n’a pourtant rien produit, parce que très peu d’officiers le paient), a perdu réellement le droit annuel de presque toutes les charges subalternes du royaume qui se payaient auparavant, et la finance dans tous les changements qui seraient arrivés, si elles eussent continué d’être dans le commerce, et quel tort il se fait aux propriétaires des offices qui en ont vu tout d’un coup diminuer le prix par l’assujettissement au prêt, de sorte que cette partie, souvent la meilleure de leur bien, a non seulement été par là presque anéantie, mais elle a cessé d’être un effet certain dans la famille par la liberté qu’on a perdue d’en disposer.
Il est inestimable jusqu’où s’est étendue la perte qu’a produite cet établissement, et combien il a ruiné de familles dont tous les biens étaient en charges, car il ne faut pas seulement regarder la diminution de ces charges en elles-mêmes (qui est pourtant une perte bien réelle pour ceux qui les possèdent), mais il faut considérer le tort général qui se fait au corps de l’État qui, souffrant de la ruine du moindre des citoyens, souffre infiniment de la ruine et de la misère d’un si grand nombre d’officiers qui, n’ayant plus entre leurs mains de gages certains, ne trouvent plus dans la bourse des autres les mêmes facilités pour le commerce de la vie ni les mêmes ressources dans leurs besoins.
Pour faire cesser ces inconvénients, et pour remettre les charges dans la valeur et dans le commerce où elles étaient auparavant, on propose de les affranchir pour toujours de la servitude du prêt en procurant en même temps à Sa Majesté, par cette suppression, un secours présent et plus considérable qu’elle n’en a jamais tiré du prêt, qui ne se paie que très rarement.
On pourrait donc par une déclaration supprimer à jamais le prêt, à condition de payer par les titulaires avant la fin de l’année présente une finance modérée, quoique la plupart des officiers subalternes ne soient guère en état de la payer, ainsi qu’on vient de le connaître par l’extrême difficulté qu’ils ont eue d’acquitter leurs augmentations de gages ; on espère néanmoins que, s’ils peuvent s’assurer que ce soit tout de bon et pour toujours qu’on ordonne la suppression du prêt, il n’y a point d’efforts qu’ils ne fassent pour en acquérir la libération, et qu’ils trouveront pour cela de l’argent en donnant par la même ordonnance à ceux qui leur en prêteront un privilège spécial sur la charge, au préjudice de tous autres créanciers.
L’établissement du prêt ayant été la seule cause de la diminution des charges, il y a lieu d’espérer qu’étant supprimé, elles reprendront bientôt leur ancienne valeur parce que, n’y ayant plus rien alors qui les fasse perdre à ceux qui les possèdent, elles deviendront, comme elles étaient, un effet certain dans les familles, et rentreront par là dans le commerce. Comme il n’y aura plus pour les conserver qu’un droit annuel médiocre à payer, il ne manquera pas désormais d’être acquitté fort régulièrement, et par ce moyen-là les charges ne tomberont presque plus aux parties casuelles. Il est aussi très certain que celles qui y sont actuellement n’en seront plus retirées à si vil prix, parce qu’elles seront affranchies du prêt qui les anéantissait, et que le prix des charges qui sont remplies faisant à peu près celui de celles qui sont à lever, ces premières ne peuvent augmenter dans la main des titulaires qu’elles n’augmentent aussi dans celles du Roi, qui les vendra davantage et trouvera beaucoup plus d’acheteurs, de sorte que Sa Majesté y gagnera de toutes les manières ; car, outre ce qu’elle recevra cette année par la suppression du prêt, elle aura dans la suite le droit annuel courant qui se paiera fort régulièrement, et les droits de finances qui se multiplieront à mesure que les charges seront dans un plus grand mouvement, et qu’on aura toujours la faculté de les vendre, sans attendre, comme auparavant, l’ouverture d’un bail, et sans être obligé de payer un gros prêt dont la suppression qu’on propose ne doit néanmoins avoir lieu que pour les charges subalternes de judicature qui, n’étant pas d’un grand prix, et qui, n’ayant que très petits gages, sont chargées de gros prêts qui ne se paient que très rarement. Mais on se donne bien de garde de proposer cette suppression aux offices de finances tels que sont ceux de trésoriers de France, de receveurs généraux des finances, de receveurs des tailles, et autres de cette nature, parce que la valeur de ces offices et les gros gages qui y sont attribués engagent nécessairement les propriétaires à payer tous les prêts pour les conserver.
Mais comme le moyen qu’on vient de proposer semble être plus propre à empêcher que les charges ne tombent désormais en si grand nombre dans les parties casuelles en détruisant la cause qui les y faisait tomber, qu’il ne peut contribuer à faire lever celles qui y sont actuellement (il se présente pour cela un second expédient), les parties casuelles s’étant depuis trente ans remplies de charges en bien plus grand nombre qu’il ne se rencontrait de sujets pour les occuper d’ici à longtemps, si l’on laissait les choses dans le cours ordinaire, on propose de réduire les trois années d’étude de droit, auxquelles sont assujettis les gens par la déclaration de 1679 avant de les recevoir avocats, à trois mois seulement pour leur donner une première teinture de droit, et d’exempter du surplus ceux qui se feront pourvoir de quelques charges de juges subalternes dans quelque juridiction royale, à la charge de s’y faire recevoir incessamment et de l’exercer au moins deux années entières avant d’être admis dans aucune charge des cours supérieures, même de trésoriers de France et de lieutenants généraux dans les grands sièges, tant civils que criminels ; et pour faciliter encore davantage la levée des charges des parties casuelles, on pourrait n’astreindre qu’à l’exercice d’une seule année, avant que de passer aux charges supérieures, ceux qui auraient pris leurs charges aux parties casuelles, au lieu qu’il en faudrait deux à ceux qui les auraient achetées de personnes vivantes ; avec encore cette différence que, les premiers se trouvant en concurrence avec les autres pour leur réception, ils seraient toujours préférés sans que, pour quelque raison que ce soit, on pût se dispenser de les recevoir les premiers ; on estime qu’il serait bon de donner aux uns et aux autres la faculté d’entrer dans les charges des juridictions subalternes dès l’âge de 19 ans, et que l’exercice de ces charges servira beaucoup plus à les instruire qu’une étude forcée de trois années de droit où, bien loin de s’appliquer comme ils devraient, la plupart des jeunes gens ne songent qu’à la débauche et dépensent bien de l’argent de leurs parents. D’ailleurs, l’usage du droit romain qu’on enseigne dans les écoles de droit étant presque anéanti dans le royaume, dont toute la jurisprudence est renfermée dans les coutumes particulières et dans la pratique des affaires, ce que l’on appelle tritura fori, ces instructions ne se prennent point dans les universités, mais seulement dans les premiers sièges, où les jeunes gens seront obligés d’apprendre leur métier de bonne heure et presque par force.
On ne prétend point assujettir à ce service ceux qui traiteront tout d’un coup des charges nouvellement créées dans les compagnies supérieures. La nécessité de se faire pourvoir d’une charge pour s’exempter de trois ans d’étude paraîtra bien moins rude et coûtera moins aux pères et mères des enfants destinés pour la judicature, que celle de les envoyer trois années étudier hors de chez eux, et toutes les charges rentrant par là dans un grand mouvement, outre le grand nombre de celles qui seront tout d’un coup levées aux parties casuelles, personne de ceux qui en possèdent ne se dispensera désormais de payer le droit annuel pour avoir la liberté de disposer de sa charge à la première occasion.
Il se présente une personne qui offre en ce cas-là de lever ou faire lever toutes les charges de la généralité de Rouen qui sont aux parties casuelles. La taxe devant être, ce semble, de quatre années de paulette pour ceux qui n’ont point pauletté du tout, et deux années pour ceux qui sont dans la paulette.
Une plus haute taxe anéantirait ce droit.
Laisser un commentaire