Mémoire qui fait voir en abrégé que plus les blés sont à vil prix, plus les pauvres sont misérables, ainsi que les riches, qui seuls les font subsister ; et que plus il sort de grains du royaume, et plus on se garantit d’une cherté extraordinaire.
(Écrit en 1704, et publié en 1707.)
On a vécu en France depuis quarante ans dans une si grande erreur à l’égard des blés, tant par rapport au corps de l’État, c’est-à-dire les revenus ordinaires, dont ils sont la plus considérable partie, qu’à l’égard de la nourriture particulière de la plupart des sujets, que l’on peut assurer sans exagération que cette seule méprise coûte au royaume plus de deux cents millions de rente, et la vie à plus de dix millions de créatures, péries autant par le grand avilissement des grains que par l’extrême cherté, l’un et l’autre étant également désolants ; quoique ce soit ce qu’on pense le moins du premier, sans faire réflexion que le manque des besoins fait autant mourir de monde, surtout dans les maladies, que le manque de pain en pleine santé ; ce qui est inséparable de l’avilissement des grains qui ruine tous les revenus, tant des fonds que d’industrie.
On a regardé cette denrée primitive comme un présent gratuit de la nature, ainsi que les truffes et les champignons, de manière que toutes les années ne se rencontrant pas d’une égale fécondité ou libéralité, ce qui met une nécessité de compensation entre elles, pour éviter les sinistres effets de la stérilité, on a cru, dis-je, que c’était un moyen certain de s’en garantir, d’empêcher presque en tout temps la sortie des blés, et, même dans la plus grande abondance, de ne la permettre qu’avec un impôt ; tout comme on a pensé qu’afin que le pauvre et le médiocre pussent subsister, il fallait que les grains fussent toujours à grand marché, pendant que c’est justement le contraire, et que ces deux intérêts sont également blessés par cette conduite, c’est-à-dire que le pauvre périt par l’avilissement du prix des blés, et l’extrême stérilité ou cherté est inévitable de temps en temps s’il n’y a une continuelle permission d’enlèvement hors le royaume, excepté les temps de cherté extraordinaire, qui portent même leur défense avec eux : ce qu’on va faire voir en peu de mots d’une façon si invincible que, malgré la prévention, on ne craint point de répartie qui ait seulement apparence du sens commun.
La terre, en France, ne donne point les blés, mais les vend en la plupart des lieux très chèrement ; et s’il y a quantité de contrées entièrement stériles et non cultivées, c’est que le pays n’a pas moyen de payer la récolte par les frais qu’il faudrait pour l’approfitement, parce que la dépense excéderait le prix de la marchandise.
Ce n’est pas tout à fait de même partout ailleurs : on prétend qu’en Égypte, après que le Nil est retiré, on n’a qu’à jeter la semence sur la vase et qu’elle vient en perfection, sans labour et sans engrais. Tout comme en Moscovie, la neige étant fondue au mois de juin, un simple labour sur un terroir très tendre, sans plus grands frais, produit une récolte fort abondante en deux mois de temps.
On peut concevoir par l’article précédent que les terres ne sont pas d’une égale cherté, et que, comme il y en a que l’on abandonne, parce que les fruits en sont hors de prix, il s’en trouve de beaucoup plus raisonnables qui ne vendent leur rapport qu’une somme que l’on est presque toujours en état de leur payer ; mais comme ce sont les meilleures, qui ne sont pas, à beaucoup près, le plus grand nombre, on voit la nécessité qu’il y a de ménager les autres, puisque, sans leur secours, ces premières ne pourraient pas à beaucoup près faire subsister le royaume.
Sans parler du prix du maître, qui ne faisant pas ordinairement valoir son fonds, mais le donne à profiter à un fermier, il y en a très peu qui ne vende sa levée à celui qui cultive au moins vingt francs, presque toujours vingt-six ou vingt-sept par arpent, et quantité jusqu’à trente ou trente-cinq, qu’il faut payer à cette terre, ou il demande son congé, ou plutôt on est obligé de le lui donner.
Il faut donc nécessairement descendre dans le détail du prix qu’elles vendent leurs levées ou leurs récoltes, ou leurs marchandises ; à quoi on n’a jamais fait de réflexion en France, et on a toujours agi comme si cette denrée était de la nature des truffes, et qu’elle ne coûtât rien ; quoiqu’on vienne de marquer en gros à peu près le taux qu’elles y mettent, qui hausse à mesure des autres choses. Il est donc à propos d’en faire un détail particulier.
C’est si bien ce prix ignoré qui mène tout, qu’il ne serait pas naturellement impossible de faire porter une récolte aussi abondante aux montagnes et aux terres les plus caillouteuses, que l’on voit dans les terroirs les plus féconds, si les frais d’engrais qu’il faudrait faire pour y parvenir n’excédaient beaucoup le prix des levées ; quoique les Maures chassés d’Espagne offrirent, si on les voulait recevoir en France, de l’exécuter à l’égard des landes de Bordeaux et de la Crau de Provence, et que les Barbets même l’aient fait dans les Alpes.
À prendre toutes les terres, l’une portant l’autre, à six francs l’arpent de fermage, y en ayant beaucoup plus au-dessous qu’au-dessus, il faut d’abord quatre labours, que l’on paie cinquante sols chacun ; ainsi dix livres ; il faut pareillement un setier de Paris pour la semence, ainsi huit livres ; au moins dix charretées de fumier à vingt sols chacune, par répartition, l’une portant l’autre de chaque année, puisqu’il en faut plus de trente dans celle de l’engrais ; trois livres pour moissonner ; et douze livres pour le maître, parce que la terre, de deux années, en a une de repos, qu’il faut également payer ; tout va à quarante-cinq livres. Or quand la récolte donne quatre setiers, elle passe pour excellente, ce qui arrive très peu : cependant le blé étant à huit livres le setier dans les provinces, c’est-à-dire dix francs à Paris, il faut que le maître ou le fermier fasse banqueroute, comme font tous ceux qui ne peuvent vendre leurs marchandises qu’à perte.
En 1530 et 1540, le blé ne se vendant le setier de Paris que vingt sols, qui vaut aujourd’hui par année commune quinze francs (tout étant ruiné quand il est beaucoup au-dessous, tant pauvres que riches), toutes les terres étaient néanmoins exploitées avec profit par les laboureurs, parce que ce bas prix de la marchandise était le même et au niveau des frais qu’il fallait débourser pour l’approfitement, et il n’y a que cette disparité aujourd’hui qui gâte tout, quoique les pauvres ne le veulent pas comprendre, et même des gens biens plus éclairés qu’eux, qui, n’étant point laboureurs, jugent encore des blés comme des champignons sauvages.
Il faut donc, afin que tout le monde soit riche, ou plutôt que chacun vive, que toutes les terres, tant bonnes que mauvaises, soient labourées autant qu’elles le peuvent être, sans y épargner aucuns frais, lesquels mènent la récolte, étant plus ou moins bonne à proportion que l’on y fait de la dépense.
Toutes les professions du royaume, quelles qu’elles soient, ont autant d’intérêt à l’approfitement d’une ferme que le maître, quoique c’est ce qu’elles comprennent le moins. Or, comme un maître ou propriétaire est dans la dernière désolation quand il voit que bien qu’il achète le pain lui-même, le blé est à un prix auquel son fermier ne le peut payer, toutes les autres professions doivent entrer dans les mêmes intérêts et faire le même raisonnement. Le laboureur ne cultive donc point la terre pour lui seul, mais pour toutes les professions quelles qu’elles soient, et elles participent au sol la livre à sa destinée, quoiqu’elles n’aspirent toutes qu’à sa ruine, et par conséquent à la leur propre, en souhaitant et voulant acheter les grains beaucoup moins qu’il ne coûte à les faire venir.
Or cela ne peut être, tant que la marchandise ne peut porter ses frais, dont le dernier est le paiement du maître ; la taille ou autres impôts, qui vont pour le moins à trente ou quarante sols par arpent, et que l’on avait oubliés dans les quarante-cinq livres, marchent encore devant : ainsi ce maître étant demeuré en arrière, le malheur se répand non seulement sur lui, mais sur toutes les professions à qui il eût fait part de sa recette, ne la percevant qu’à cette intention ; comme elles, de leur côté, n’ont ni maintien ni opulence que ce qu’il leur vient de cette part, ainsi il faut qu’elles périssent lorsque ce fonds vient à leur manquer.
Ce qu’il y a d’effroyable est que, lorsque l’artisan et l’ouvrier souhaitent le blé à bon marché, ils désirent leur ruine, attendu que c’est l’avilissement qui les fait périr, et non le grand prix lorsqu’il n’est pas excessif, ce qui n’entre point dans le raisonnement. En effet, l’homme de journée n’est pas misérable parce qu’il lui faut pour cinq ou six deniers de pain plus qu’à l’ordinaire, et même un sol, n’étant question que de cette somme, mais parce qu’il ne trouve point de travail ; ce qui est une suite nécessaire du bas prix du blé, qui met les propriétaires des fonds hors de pouvoir de donner de l’emploi à presque toutes sortes de gens.
Que l’on fasse un parallèle de l’état du peuple à Paris en 1699, que le blé valait dix-sept ou dix-huit livres le setier, et en 1706 où il ne vaut pas la moitié, l’on verra une très grande différence d’opulence ; les feuilles des quêtes des commis des aides et les registres des marchands font foi qu’il y avait plus de la moitié de différence ; c’était la même chose dans les provinces, cette situation étant solidaire à l’égard de tout l’État, surtout dans les contrées limitrophes de Paris, et il y a eu trois fois plus de banqueroutes à Paris et ailleurs, depuis trois ans, qu’il ne s’en était fait dans ce temps de prétendue cherté.
Ce peuple qui raisonne comme une bête, gagnant bien sa vie, le blé étant à bon prix (par la raison qu’on a marquée), loin de songer qu’il en a obligation à ce prix, est assez stupide pour s’en plaindre et croire que l’on puisse voir deux contraires, savoir, que les maîtres des fonds les puissent faire travailler, n’étant point payés de leurs fermiers ; et le mal est qu’ils inspirent ces sentiments aux personnes en place qui, n’étant point laboureurs, n’entendent pas ce détail, seulement connu aux gens de cette profession, qui ne sont point en état d’en écrire, encore moins de se faire écouter.
Tout le malentendu de ceci vient de ce que les blés ayant de violentes révolutions tous les quatre ou cinq ans, tantôt de cherté, tantôt d’avilissement, dans le premier cas, comme toutes sortes de terres se peuvent labourer avec profit, les fermiers n’y épargnent rien ; ce qui mettant la presse aux gens de journée, ils renchérissent le prix de leur travail, ce qu’on leur accorde, parce qu’il y a encore à gagner ; puis, quand la chance vient à tourner par l’avilissement, ils ne veulent point baisser, ce qui fait tout le malheur dont on vient de parler, et ce qui, diminuant les frais et les soins des labours, rend les récoltes moins abondantes et cause infailliblement la cherté extraordinaire dans les années qui se rencontrent stériles.
Ainsi il faut, à quelque prix que ce soit, maintenir le prix une fois contracté par les blés, quand il n’est pas de la dernière violence, non seulement par rapport à son excroissance, qui cesse en plusieurs endroits, par les raisons marquées à côté, mais même par le rengrègement de misère que cela cause aux propriétaires des fonds, attendu que toutes choses haussent également dans les années de cherté, puis les grains baissant, toutes sortes d’ouvriers ne veulent point suivre ce sort, et aiment mieux ne rien faire, ce qui est la ruine générale de l’État.
On ne trouva point étrange en 1600 que les grains eussent triplé de prix de ce qu’ils étaient cinquante ans auparavant, parce que les souliers, et le reste à proportion, qui ne valaient que cinq sols en 1550, étaient vendus en 1600 quinze sols, tout comme le blé ayant pareillement triplé de prix en 1650, les souliers firent de même et furent vendus quarante-cinq et cinquante sols.
C’était à peu près dix ou onze francs le setier à Paris, et dans les provinces à proportion, et aujourd’hui en 1706 que les souliers valent cinq livres, et le reste de même, on veut que le blé ne soit vendu que le même prix, bien qu’à proportion il dût être à vingt-deux livres.
Cette gradation était l’effet de la liberté d’enlèvement et de transport dont jouissait cette denrée, l’économie de ces proportions de hausse étant uniquement l’affaire de la nature, et l’intervention d’une autorité supérieure ne peut s’en mêler sans tout gâter, comme il arrive aujourd’hui.
Cette denrée étant extrêmement délicate, la moindre chose peut faire pencher la balance du côté que l’on veut : ainsi Messieurs les ministres sont absolument maîtres du prix, puisqu’un léger enlèvement hors le royaume l’a fait considérablement hausser, sans que cela puisse aucunement intéresser la nourriture des peuples, qui est la fonction la plus nécessaire, n’étant pas une once de pain sur une fourniture de cent livres, outre que cela fait labourer les mauvaises terres et rend par conséquent deux ou trois mille pour un.
Ce qu’il y a d’étonnant est que ces personnes, lesquelles manquent de connaissance, s’alarment de voir un moindre enlèvement de grains au dehors, comme de deux ou trois cents muids, qui suffiraient à mettre un prix pour en faire croître mille fois davantage dans le royaume, ce qui est constant en fait, ne s’étonnent point d’apercevoir quantité de terres délaissées, parce que la récolte ne pourrait pas payer les frais, d’autres sans nul engrais ni fumier, par les mêmes raisons, et enfin de voir prodiguer les grains dans leur avilissement, comme il arrive tous les jours, à la nourriture des bestiaux et confections des manufactures, savoir : bières, amidons et autres, ce qui en abîme, encore une fois, mille fois plus qu’un léger enlèvement qui aurait conjuré ces malheurs. Bien que le transport hors de France eût été défendu de tout temps, cela n’était point observé jusqu’en 1660 que l’on y apporta la dernière rigueur, et l’on voit une lettre de Monsieur de Sully au roi Henri IV par laquelle il lui mande d’arrêter le Parlement de Toulouse qui empêchait cet enlèvement, lui marquant que sans cela il ne fallait point attendre d’argent des recettes.
Cette doctrine ou cet intérêt est fort bien conçue par l’Angleterre et la Hollande, où le peuple a la principale part au gouvernement : car quoique le terroir n’y soit pas du degré de fécondité qu’il est en France, surtout dans la dernière, où il ne croît pas la dixième partie des grains de ce que le pays consume, cependant l’enlèvement y est permis généralement en tout temps, et même en ceux de cherté. Et l’Angleterre renchérit sur cette conduite puisque, dans le temps d’abondance, le fisc donne de l’argent à pur profit à ceux qui font sortir les grains dehors, sachant que c’est une semence qui rapporte plus qu’au centuple, par les raisons marquées.
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