Dans son Mémoire sur les corporations, daté de 1753, Vincent de Gournay a inauguré un profond mouvement de critique de l’organisation du travail de l’Ancien régime. Sa défense de la liberté du travail, amplifiée par ses successeurs comme Turgot, a provoqué la suppression finale des corporations en 1791.
Cf. Vincent de Gournay : l’économie politique du laissez-faire, par Benoît Malbranque (éditions de l’Institut Coppet, 2016)
Mémoire sur les corporations
Passage extrait des « Délibérations de la Chambre de commerce de Lyon »
Du samedi 24 février en l’hôtel commun de la ville de Lyon y étant :
Messieurs Bietrix et Mayeure qui avaient été priés par la Chambre de la précédente assemblée de travailler au projet d’avis qu’elle doit fournir au ministre en réponse au mémoire de M. de Gournay, intendant du commerce, concernant les manufactures de cette ville dont il propose de supprimer tous les règlements des communautés pour y substituer une pleine et entière liberté de choisir tel commerce et de travailler dans telle manufacture que l’on voudrait choisir, sans être assujetti à aucun apprentissage ni compagnonnage. Cette nouveauté ayant paru mériter les plus sérieuses réflexions de la Chambre, ce projet a été communiqué aux principales communautés des fabriques de cette ville, elles y auraient fait leurs observations, sur lesquelles les dits sieurs Bietrix et Mayeure ayant pris la peine de travailler pour former l’avis de la Chambre, ils l’auraient mis sur le bureau et lecture en ayant été faite, on aurait trouvé les raisons qu’il contient si solides et si bien fondées qu’on a jugé qu’il y avait rien à y ajouter, en en conséquence que cet avis serait envoyé à M. le Garde des Sceaux, par la Chambre, et une copie à M. Dernon, député au bureau du commerce, pour en faire l’usage qu’il convient et il a été arrêté que le mémoire de M. de Gournay serait enregistré à la suite de la présente délibération, de même que l’avis de la Chambre et que les mémoires fournis par les différentes communautés seront déposés dans l’armoire pour y avoir recours quand besoin serait. Délibéré le jour étant sudit.
Mémoire de M. de Gournay, intendant de Commerce
Les contestations actuellement pendantes au bureau du commerce, entre les communautés des tireurs d’or, des guimpiers, des fabricants et des passementiers de la ville de Lyon et intéressant non seulement le commerce de cette ville, mais encore le bien et l’avantage du royaume en général, on ne peut en chercher la cause avec trop de soin.
On trouve l’origine de cette division dans celle des communautés mêmes. En effet, comment a-t-on pu se flatter qu’on pourrait diviser en professions aussi analogues et dépendantes en quelque façon les unes des autres pour la composition et la perfection des étoffes sans les mettre dans le cas d’entreprendre tous les jours l’une contre l’autre, et de là se regarder toujours comme ennemies et, au lieu de concourir à étendre le commerce, ne s’occuper qu’à se détruire les unes les autres et avec elles la totalité du commerce de Lyon. Tel est l’esprit qui a animé ces communautés, et depuis leur origine il n’y a qu’à feuilleter leurs registres pour se convaincre que les ennemis naturels d’une communauté sont toutes les autres communautés, que les procès entre elles sont aussi anciens que leur établissement et que la procédure leur est devenue presque aussi familière que leur profession même ; mais avant que de nous étendre davantage sur les inconvénients de ces communautés, remontons à leur origine et examinons si leur division et leurs statuts ont été dictés par l’intérêt du commerce et du bien public ou si cette division n’a été que l’effet de l’intérêt particulier.
Lorsque les fabriques de soieries passèrent d’Italie à Lyon, il est à présumer qu’elles furent d’abord libres et sans cette liberté, elles n’auraient pu s’y établir et y fleurir comme elles le firent. Les progrès qu’elles y firent bientôt sous la protection de François Ier ayant de beaucoup multiplié le nombre des ouvriers dans les différentes parties nécessaires à la confection des étoffes et ceux-ci imaginant que plus ils se multiplieraient et plus la main-d’œuvre diminuerait, ce qui rendrait la profession moins lucrative pour ceux qui étaient déjà en possession de l’exercer, afin d’en rendre l’entrée plus difficile aux aspirants, ils s’avisèrent d’abord de renfermer dans une même classe ou communauté, les ouvriers qui s’étaient plus attachés à une certaine partie de la fabrique qu’à une autre et pour rendre ensuite l’admission dans chacune de ces classes plus difficile, ils imaginèrent les maîtrises et exigèrent qu’avant d’y parvenir on ferait de longs apprentissages qui furent encore prolongés par le compagnonnage. Tous ces passages, retardant la maîtrise, facilitaient aux anciens maîtres le moyen d’augmenter le prix des étoffes et diminuant l’ardeur avec laquelle on se portait à prendre l’art de la fabrication, rendaient les étoffes plus rares et plus chères, par conséquent plus profitables à ceux qui se trouvaient déjà en possession de les fabriquer.
Les divers fabricants, après avoir fait entre eux de pareilles lois que l’intérêt particulier seul avait dictées, s’adressèrent au gouvernement pour en obtenir la confirmation, il leur fut d’autant plus facile de réussir qu’on fit aisément entendre à un gouvernement qui n’avait aucune connaissance du commerce, que ce qu’on ne demandait que pour l’avantage particulier de chaque communauté était pour l’avantage public et du commerce en général. On se persuada avec d’autant plus de facilité que la fabrique fleurissait, on accorda donc aux communautés la confirmation de leurs états et de leurs règlements sans réfléchir au monopole qu’on commençait par là à leur donner contre le public.
Les premières époques de ces statuts furent sous Henri II, Henri III et Henri IV, temps de trouble et auxquels les principes du commerce étaient d’autant plus inconnus, qu’alors nous n’avions d’autres concurrents dans la fabrique que les Italiens auxquels nous l’avions enlevée. Peut-être même le gouvernement d’alors vit-il se former avec plaisir des corps riches dont on pourrait tirer ce qu’on appelle des ressources. En effet, dans les besoins de l’Etat on leur a toujours demandé de grosses sommes quand on les a autorisés d’emprunter ; en les fournissant ils n’ont pas manqué de demander de nouveaux privilèges toujours avantageux à leur corps particulier et par là même préjudiciable au public ; on leur a accordé ces privilèges avec d’autant plus de facilité qu’on les a regardés comme une compensation des sommes qu’on leur demandait. C’est ainsi que d’un côté les besoins de l’État et de l’autre l’attention des communautés en profitant pour étendre leurs privilèges, a fait envahir par des corps particuliers la liberté de la fabrication et l’industrie publique. Un abus en entraîne toujours un autre, les subdivisions furent encore augmentées, on priva l’ouvrier de la liberté qu’il avait naturellement de vendre ce qu’il fabriquait, on imagina que pour vendre il fallait avoir la qualité de marchand, on la fit acheter fort cher, nouveau monopole contre l’ouvrier et sur l’étoffe parce qu’on veut toujours retrouver sur ce qu’on vent ce qu’il en coûte pour avoir la permission de vendre.
L’ouvrier, ne pouvant plus vendre en recevant le loyer du marchand, se trouva bientôt en trop grand nombre ; on crut y remédier en réduisant le nombre des apprentis que chacun pourrait avoir, ce qui, ayant nécessairement réduit avec le temps celui des ouvriers, leur a donné à leur tour l’occasion d’exercer un monopole contre les fabricants et de se liguer entre eux pour faire des cabales et pour obtenir des augmentations de salaire. Quel a été l’effet de tout cela ? De renchérir considérablement nos étoffes, de leur donner une valeur factice qu’elles n’auraient pas eu si on avait laissé à chacun la liberté d’avoir autant d’apprentis qu’il eût voulu, de fabriquer et de vendre.
Cependant, nos manufactures et nos fabriques prospérèrent au milieu de tous ces abus, tandis que nous n’eûmes point de concurrents. Mais, en 1683, une partie des sujets du Roy étant passés en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, y portèrent avec eux leur industrie et nos fabriques. Ils les portèrent avec d’autant plus d’avantage pour l’étranger qu’ils laissaient chez nous les maîtrises, les communautés, la longueur des apprentissages et les statuts et que l’industrie passa seule et affranchie de toutes ces entraves.
Ces nouveaux fabricants furent reçus à bras ouverts dans les pays où ils allèrent s’établir, mais surtout en Angleterre et en Hollande ; ils peuplèrent Cantorbury et ils formèrent à Londres un faubourg connu sous le nom de Spintelfield, où se fabriquent les plus belles étoffes de soie, d’or et d’argent. On ne leur demanda pas s’ils étaient maîtres et s’ils avaient fait leur apprentissage ; on laissa fabriquer qui voulut, et à l’abri de cette liberté ils firent bientôt des élèves qui égalèrent et surpassèrent leurs maîtres ; on le fit dès qu’on se trouva assez industrieux pour fabriquer mieux, pour ne pas se ruiner en faisant des étoffes qu’ils étaient forcés de vendre à perte. Ceux qui passèrent en Hollande y firent le même progrès à l’abri de la même liberté. Les Anglais et les Hollandais, persuadés qu’une chose se conserve par le même principe qui l’a établie, n’ont point songé à donner des règlements et à établir des maîtrises dans leurs nouvelles fabriques, et les habitants de Spintelfield et les fabricants d’Amsterdam jouissent encore aujourd’hui de la même liberté dont jouirent chez eux les auteurs de la fabrique ; cependant, l’Angleterre, pour favoriser ces nouveaux établissements, faisait des lois pour empêcher l’entrée et l’usage de nos galons, de nos soieries et de nos étoffes d’or et d’argent. À l’abri de cette protection, les étoffes augmentèrent et se multiplièrent si fort que les Anglais qui, en 1683 et auparavant, tiraient de France pour 12 millions de galons et de soieries, se pourvurent bientôt dans leurs propres pays, en sorte qu’ils sont parvenus à se passer presque tout à fait des nôtres ; et aujourd’hui ils nous en fournissent. Les nouvelles fabriques se multiplient de même en Hollande. Bientôt les Anglais, qui tiraient tous les ans en pour 8 millions de nos étoffes de Lyon, de Tours et de Paris qu’ils revendaient en Allemagne et les autres pays étrangers, ne tirent presque plus des nôtres ; ils substituèrent les leurs et nous en vendent aujourd’hui considérablement à nous-mêmes.
Des pertes aussi considérables pour l’État et qui tombaient encore plus particulièrement sur la ville de Lyon, ne tardèrent pas à s’y faire sentir, chaque communauté qui s’apercevait que son commerce diminuait s’imagina qu’il ne diminuait que parce qu’une autre avait entrepris sur la partie qu’elle s’était attribuée, de là leur division, de là les chicanes qui chargèrent encore la fabrique de nouveaux frais, car il fallut plaider et sur quoi les frais ? si ce n’étaient les ouvriers et les fabricants, et ceux-ci ne purent les retrouver eux-mêmes qu’en les faisant retomber sur les étoffes, ce qui en donnant aux nôtres un nouveau désavantage vis-à-vis des étrangers qui fabriquaient librement et sans procès, augmentait encore leur fabrique et diminuait les nôtres.
Les fabriques des étrangers augmentant toujours et les nôtres diminuant à proportion, les ouvriers manquèrent bientôt d’ouvrage, et murmurèrent ; on crut remédier au mal en limitant le nombre des métiers, en défendant d’employer des compagnons forains et étrangers, des filles et femmes foraines et étrangères, de faire aucun apprenti étranger, c’est-à-dire qui ne fût pas né à Lyon ni dans les faubourgs. Enfin on défendait cinq ans de prendre pour apprentis même des enfants de la ville.
On défendit même par de précédents règlements de recevoir des apprentis mariés, article indécent qui éloigne des arts les gens qui ont le plus besoin de les exercer pour se soutenir eux-mêmes et leur famille. Quel a été l’effet de toutes ces restrictions ? De réduire le nombre des ouvriers et des fabricants, de mettre par conséquent la fabrique entre les mains d’un plus petit nombre, de diminuer par là la concurrence, et de donner plus de facilité aux ouvriers d’exercer un monopole contre les fabricants, et à ceux-ci d’en exercer un autre à leur tour contre le public en renchérissant le prix de leurs étoffes. Ne dirait-on pas en voyant toutes ces restrictions que depuis que l’on a connu le commerce et la fabrique en France on les a regardés comme des maux contre lesquels il fallait prendre des précautions pour les empêcher de s’étendre, mais pendant que la ville de Lyon se prêtait à la cupidité de ses communautés, elle éloignait d’elle le commerce et favorisait la fabrique de Londres et d’Amsterdam, où les étrangers étant reçus et se trouvant tout à la fois maîtres et marchands étendaient les fabriques de ces deux villes et en faisaient diminuer le prix, tandis que celui de nos étoffes fabriquées par un plus petit nombre de gens augmentait, car c’est une maxime que la multiplicité des mains diminue le prix des salaire et augmente le commerce.
Notre commerce diminuant à proportion des progrès que faisaient les fabriques étrangères, on eut des guerres à soutenir, et, les besoins devenant plus pressants, on crut avoir trouvé des ressources dans les communautés de la ville de Lyon ; on leur demanda de grosses sommes, on les taxa comme ouvriers et non comme citoyens. Nouveaux emprunts de la part des communautés et nouveaux prétextes d’exiger que, pour se mettre en état de rembourser, il leur fût permis d’augmenter les droits d’enregistrement, d’apprentissage, de compagnonnage et de maîtrise ; de là, des droits de réception à la maîtrise pour la fabrique des étoffes qui, par le règlement de 1667, étaient fixés à 50 livres pour les Lyonnais et à 20 livres pour les forains, ont été considérablement augmentés. On a même tenté de nos jours, et plus l’époque en est récente et plus elle est douloureuse à rappeler, de faire payer 800 livres pour obtenir la qualité de marchand ; les fabricants sur lesquels ces taxes ont paru tomber d’abord s’en sont peu inquiétés ; ils ont senti qu’en renchérissant les apprentissages et les réceptions à la maîtrise et à la qualité de marchand, ils éloignaient les aspirants, et qu’ayant par là plus de facilité à augmenter le prix de leurs étoffes, ils n’en exerceraient encore que plus sûrement et d’une façon plus lucrative pour eux le monopole dont ils étaient déjà en possession et dont on les avait laissés s’emparer au préjudice du bien général du commerce sans y faire attention.
Écoutons parler ces corps et nous verrons l’esprit qui les anime, et si la ville de Lyon a entendu ses véritables intérêts en homologuant aussi facilement leurs délibérations. Voici comment s’expliquent les guimpiers dans une délibération du 16 avril 1736, p.166 : « Mais, comme la suppression des apprentissages, en opérant un bien dans la communauté par la diminution des maîtrises et autres, etc. ». Ce qui fait ici le bonheur des guimpiers ne fait-il pas le malheur et la ruine de la ville de Lyon ? En éloignant de chez elle de nouveaux apprentis et de nouveaux maîtres, elle éloigne de nouveaux citoyens qui auraient augmenté son commerce qu’elle consent au contraire à mettre entre les mains d’un petit nombre de personnes qui n’ont d’autre vue que leur propre avantage et d’augmenter leur fortune particulière, en diminuant le commerce de la ville de Lyon, qui a donc agi d’une façon opposée à ses véritables intérêts en adoptant l’esprit de ses communautés.
Nos fabriques réduites entre les mains d’un petit nombre, chargées de monopoles que les ouvriers et les fabricants exerçaient réciproquement les uns sur les autres, d’intérêt à payer pour leurs dettes, d’augmentation de réception, de longueur d’apprentissage, ne purent bientôt plus soutenir la concurrence avec l’étranger libre de toutes ces gênes, et le surhaussement que tout cela opéra dans le prix de nos étoffes nous faisant perdre l’avantage que nous avions sur le prix de la main-d’œuvre, laissa l’étranger maître de profiter de tout celui que lui donnait la liberté et la différence de l’intérêt de son argent qui fait qu’en vendant à 106 ce qui lui coûte 100, il double l’intérêt de son argent, tandis qu’il faut que nous vendions 112 pour trouver le même bénéfice. Dans des circonstances aussi fâcheuses, nos fabricants ne trouvent d’autres expédients que d’altérer la fabrique et de diminuer le poids des étoffes, cette altération devient nécessaire pour ne pas trop surhausser le prix et fut d’autant plus facilement exécutée que les fabricants étant en plus petit nombre et n’ayant qu’un même intérêt, il leur fut plus facile de se concilier ; alors on cria à l’abus, à l’infidélité, on crut y remédier par un abus plus grand encore, en faisant des règlements. De là naquirent les fameux règlements de 1737 et de 1744. Le premier composé de 208 articles et l’autre de 283. Des lois si multipliées ne pouvant manquer d’occasionner un plus grand nombre de contraventions augmentèrent la gêne de l’ouvrier et lui rendirent l’exercice de sa profession plus désagréable. Le mécontentement devint si grand que les nations étrangères en furent informées, elles attirèrent les mécontents par des promesses et des récompenses, ce qui occasionnant une nouvelle transmigration de nos ouvriers dans les pays étrangers n’a fait qu’augmenter le nombre de nos concurrents, en affaiblissant de plus en plus notre fabrique. Et l’effet de ce nouvel affaiblissement est encore de diminuer la concurrence chez nous et de renchérir de nouveau la main-d’œuvre et les étoffes. Par conséquent de donner de nouveaux avantages aux étrangers sur nous. Ils en ont si bien profité que les Anglais ne nous tirent pas à présent pour 5.000 livres d’étoffes de soie et de galon, eux qui nous en tiraient pour 12 millions en 1685, et les Hollandais en tirent à peine pour un million, eux qui en tiraient, en 1688, pour 8 millions. Si l’on ajoutait à cela ce que ces deux nations nous en fournissent, qu’elle prodigieuse différence dans la balance de notre commerce ; peut-on se persuader après cela que notre commerce augmente et que nous gagnons avec toutes les nations de l’Europe.
Si mille Génois se déterminaient aujourd’hui à s’établir à Lyon, que pourrait-il arriver de plus heureux pour le Roi, qui acquerrait mille nouveaux sujets, pour nos terres qui y gagneraient mille consommateurs, et pour la ville de Lyon qui acquerrait mille citoyens de plus. Cependant, suivant les statuts qui sont aujourd’hui en vigueur dans cette ville il n’arriverait rien de tout cela, on dirait aux Génois : si vous voulez vous établir parmi nous il faut faire cinq années d’apprentissage, cinq années de compagnonnage, payer pour tout cela, après quoi si vous voulez être maîtres et avoir le droit de vendre vos étoffes il faudra payer chacun 400 livres parce que vous êtes étrangers. Les Génois auraient beau dire qu’ils savaient déjà faire de beaux velours, qu’ils nous en vendaient même beaucoup avant de sortir de leurs pays, que d’ailleurs ils n’ont d’autres biens que leur industrie, qu’il n’est pas juste de commencer de les mettre à l’amende parce qu’ils veulent travailler et contribuer à enrichir l’État et la ville. Tout cela serait inutile, on ne reçoit point de maître et marchand sans 400 livres et dix années d’apprentissage. Les Génois s’en retourneraient confus de nous trouver si étrangers, ils s’en iraient débarquer en Hollande et en Angleterre, où ils seraient bien surpris de se trouver en arrivant tout à la fois maîtres et marchands sans acheter ce droit et sans qu’on leur demande même s’ils ont fait leur apprentissage et s’ils ont jamais travaillé dans ce qu’on appelle une ville réglée. On demande à tout homme de bon sens si les fabriques et le commerce ne doivent pas déchoir dans un pays d’où l’on éloigne ceux qui veulent le faire et s’ils ne doivent pas fleurir et augmenter dans ceux où tout le monde est bienvenu à fabriquer et à commercer.
Ce n’est pas là le seul désavantage que nous ayons vis-à-vis des étrangers, nos monopoles et nos restrictions font qu’à qualité égale nos étoffes doivent nous revenir plus cher que chez eux, quoique originairement la main-d’œuvre soit à meilleur marché chez nous que chez eux. On a déjà dit que le long apprentissage et la loi que la ville de Lyon s’est faite de ne recevoir que des gens qui, chez elle ou aux environs, ont contribué à diminuer les ouvriers, ce qui a déjà renchéri la main d’œuvre. Les fabricants, en renchérissant les maîtrises, ont aussi diminué leur nombre et par là trouvé plus de facilité à augmenter le prix de leurs étoffes et à faire supporter leur luxe et leurs dépenses aux étoffes, ce qui les renchérit considérablement, c’est-à-dire qu’en réduisant le commerce de Lyon au plus petit nombre de mains qu’il est possible, on veut gagner le plus qu’il est possible. Or cela ne peut se faire qu’en surhaussant le prix de la marchandise. Il faut avouer aussi que dans un temps où l’on sait que les matières premières doivent être libres parce que les droits qu’on leur fait payer augmentent la valeur fictive des étoffes, la ville de Lyon est la seule exceptée de cette règle. On a rétabli le droit de 3 et de 4 sols sur les soies, qu’un étranger qui avait les prix du commerce avait heureusement supprimé. On fait payer sur les matières d’or et d’argent un droit de marque de 24 livres par marc et un droit d’affinage de 20 sols par marc. En Angleterre et en Hollande, on ne sait point ce que c’est que le droit de marque, on y affine un marc de piastres pour beaucoup moins de 20 sols, où la soie et les matières d’or et d’argent sont-elles moins matières premières que la laine, cependant celle-ci ne paie rien chez nous et nous laissons subsister tous les droits sur les matières premières dont nous avons le plus besoin telles que les soies et l’argent et sur la fabrique que les étrangers font le plus d’effort pour nous enlever. L’ouvrier de soie en Hollande et en Angleterre n’est obligé à d’autre apprentissage qu’à celui dont il est seul lui-même à avoir besoin pour pouvoir fabriquer, il n’y a nulle obligation, nulle fixation pour cela, dès qu’il peut fabriquer il est maître sans rien payer. Dans les besoins de l’État il n’est jamais taxé comme ouvrier, mais comme citoyen à proportion de son bien et jamais à propos de son industrie ; ce qui rend chez nous la condition du fainéant préférable à celle de l’homme utile. Il ne peut donc rejeter sur la marchandise des taxes extraordinaires, comme il n’y a point de communauté pour les étoffes de soie, il ne connaît point le nombre de ses concurrents ; cela l’oblige nécessairement à la frugalité et à l’économie, sans quoi ses étoffes lui reviendraient si chez qu’il ne pourrait pas les vendre vis-à-vis des concurrents plus économes que lui. S’il parvient à faire une fortune plus considérable c’est par l’étendue de son commerce et non par le surhaussement du prix de l’étoffe qui tend toujours à la diminution du commerce.
Quel est le règlement qui a opéré de si bonnes choses en Hollande et en Angleterre ? La liberté et la concurrence ; et elles opéreront certainement la même chose chez nous, mais depuis deux cents ans, sous prétexte d’empêcher en France ce qu’on appelle les fraudeurs et les abus dans la fabrication des étoffes, on ne s’est occupé que de rendre l’exercice du fabricant difficile et désagréable et de les mettre entre les mains d’un petit nombre de gens sans songer que le plus grand de tous les abus est d’éloigner les hommes de l’occupation et de priver l’Etat par là du fruit qui lui reviendrait de leur travail.
Quand on a un ennemi à combattre, on s’informe de ses forces et de sa discipline à qui il doit ses victoires et quelle est la cause de nos défauts, quoique les Français aient porté nos fabriques en Hollande et en Angleterre, elles n’y eussent pas prospéré si elles n’y eussent été libres, mais la liberté faisant qu’elles se soutiennent et qu’elles augmentent tandis que les nôtre diminuent, il faut nécessairement que leur méthode soit meilleure que la nôtre.
Or un commerce limité, sujet à des gênes et des restrictions telles que le nôtre, sera toujours ruiné lorsqu’il sera attaqué par des fabriques libres, le plus grand nombre doit à la fin écraser le plus petit, leurs ouvriers et leurs fabricants se multiplient sans cesse, tandis que le nombre des nôtres autant par des longueurs que des formalités rebutantes ne peut s’augmenter. Leur commerce augmente et s’étend donc avec le nombre de leurs fabricants et le nôtre diminue avec celui de nos ouvriers.
Nous conduisons encore nos fabriques par le principe établi sous Henri second, il était mauvais alors et même dans le temps où nous n’avions point de concurrence, puisqu’il détruisait l’émulation parmi nous ; il est insoutenable aujourd’hui que nous en avons dans toute l’Europe. Parce que nous nous sommes malheureusement mis un bras en écharpe sous Henri second, faut-il qu’il y reste sous Louis XV et dans un temps où tous les souverains de l’Europe sont occupés de délier les bras de leurs sujets pour nous enlever ce qui nous reste de commerce ; qu’on nous rende l’usage de nos deux bras et nous serons en état de regagner le terrain que nous avons perdu.
On ne peut faire ces observations sans quelques réflexions sur le contenu d’un des mémoires qui se trouve dans le dossier de l’affaire des tireurs d’or, lequel, pour remédier aux abus sur le titre de l’argent et à la contrebande du trait, propose de défendre le transport à Genève et à Trévoux des piastres et vieilles vaisselles et autres matières d’or et d’argent.
On observe : 1° que cette défense serait inutile quant à Genève qui n’étant point enclavé dans le Royaume peut tirer des piastres et des matières d’or et d’agent pour la Savoie et pour la Suisse.
2° On priverait par là d’ailleurs les sujets du Roi d’une branche de commerce avantageuse en ce qu’ils fournissent aux Genevois des piastres et autres matières d’or et d’argent ; ils ne les leur donnent pas gratuitement, ceux-ci leur en payant la valeur ; et il reste aux sujets du Roi le profit qu’ils ont pu faire sur ces matières qui nous viennent elles-mêmes de l’étranger et qui ont laissé dans leur transport un fret, des frais de passage et d’autres avantages dont le Royaume a profité. Si nous interdisons donc le commerce des piastres avec Genève, c’est un commerce de moins que nous aurons dans le Royaume et un commerce de plus que nous transportons à l’étranger. C’est avec de pareilles défenses et de semblables restrictions que nous détruisons nos ouvriers, nos fabriques et nos négociants, que nous dépeuplons notre pays et avilissons nos terres pour peupler l’Angleterre et la Hollande et y augmenter conséquemment leurs richesses, le commerce et la valeur des terres ; étant certain que nous augmenterons et élèverons toujours le commerce de ceux deux puissances et de nos autres rivaux de commerce à proportion de ce que nous gênerons le nôtre et que les gênes et les restrictions dont nous avons accablé nos fabriques ont peut-être autant contribué à faire fleurir celles d’Angleterre et celles de Hollande que la liberté dont elles y jouissent. Si les principes établis dans ces mémoires sont vrais et paraissent mériter l’attention du Conseil, il semblerait qu’avant de décider totalement l’affaire des tireurs d’or, guimpiers et autres, il serait nécessaire de les communiquer à la Chambre de commerce de Lyon, aux négociants, que l’on appelle commissaires, qui ne sont pas les moins intéressés à la prospérité du commerce de cette ville, enfin aux principales communautés qui composent la ville de Lyon qui sont le plus intéressées à désirer la conservation et l’augmentation de leur commerce, lequel ne peut manquer de fleurir et de s’étendre quand il sera traité aussi favorablement à Lyon que dans les villes ses rivales qui ne sont ni Tours ni Paris mais Londres et Amsterdam.
Jusque-là il semble qu’on ne peut décider les contestations de ces communautés sans ôter à un corps pour donner un autre au préjudice de l’intérêt public.
La vérité de ces principes une fois reconnue et la ville de Lyon bien persuadée que sa prospérité et sa splendeur dépendent de leur exécution elle sera la première à concourir et des lors tous les obstacles et les difficultés qui sembleraient s’y opposer seront bientôt aplanis, on reconnaîtra au moins en les examinant qu’ils n’ont point été dictés par des vues particulières.
Au reste si notre commerce allait en augmentant il faudrait punir tout homme qui proposerait d’en changer les règles, mais comme il est prouvé qu’il diminue, et surtout celui de la ville de Lyon, ne pas changer c’est vouloir tout perdre.
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