Dans ce court article publié dans le Courrier de La Rochelle, en février 1904, Frédéric Passy réagit à deux événements qui se télescopent dans l’actualité : une offensive guerrière, et une catastrophe naturelle. L’occasion pour lui de rappeler la différence radicale entre les « maux naturels », qu’on combat et répare en se résignant, et les « maux artificiels », que l’humanité se cause à elle-même, dans l’immensité de sa folie.
Frédéric Passy, « Maux naturels et maux artificiels », Le Courrier de La Rochelle, 14 février 1904.
Maux naturels et maux artificiels
Deux tristes nouvelles nous arrivent à la fois, l’une inattendue, l’autre malheureusement trop attendue. Les hostilités entre la Russie et le Japon sont déclarées : des navires russes ont été, sans déclaration de guerre, dit-on, coulés par des torpilleurs japonais ; et la ville de Baltimore, l’une des grandes cités des États-Unis, n’est plus qu’un monceau de ruines fumantes.
Ni l’une ni l’autre, certes, de ces deux nouvelles ne peut laisser le monde indifférent, et partout l’émotion est grande. Mais des deux quelle est celle qui va le plus soulever l’opinion et exciter la pitié ? Sans nul doute, l’incendie de Baltimore. Quelle différence, pourtant, si immense que soit le désastre au point de vue moral, et même au point de vue matériel ! Combien, quelque cruels que soient les deuils et les misères engendrés par ce terrible cataclysme, ses conséquences sont loin de celles qu’engendre maintenant et de celles surtout que peut amener par la suite la destruction des navires russes et de leurs équipages ! On aura bientôt, quelque douloureux et lugubre qu’il soit, fait l’inventaire des pertes causées par le désastre de Baltimore, compté les morts et les blessés, fait appel, pour leur venir en aide, à la compassion des Américains et du monde entier, et, dans l’espace de quelques années, de moins peut-être, comme à Chicago, une ville nouvelle sera relevée à la place de l’ancienne. Les morts, les ruines, les millions engloutis avec les navires torpillés ne sont, si un soulèvement universel d’horreur ou une intervention énergique des puissances n’arrête pas immédiatement le mal, que le commencement d’une suite incalculable de misères de toutes sortes, pouvant, comme telles guerres antérieures, celles de la Sécession ou celle de Crimée, faire disparaître, au milieu des plus horribles souffrances, un million d’hommes, dévaster des contrées entières, coûter des milliards et des milliards par dizaines et laisser après elle, avec de longs ressentiments, la famine et la peste.
Assurément, entre les deux, la comparaison n’est pas possible. Et si l’on doit déplorer le sinistre qui s’est abattu sur la cité américaine, si l’on doit maudire le vent fatal qui a donné au feu sa subite et irrésistible violence, combien plus ne doit-on pas être terrifié en présence du désastre de Port-Arthur !
Mais l’incendie de Baltimore est un accident, comme un tremblement de terre, comme une éruption de volcan, comme un raz de marée. Les hommes n’y sont pour rien, sinon, peut-être, pour quelque négligence, qu’ils pouvaient croire inoffensive ; il est involontaire ; il est fatal, et lo’n n’a, en le déplorant et en essayant de soulager les victimes, qu’à s’y résigner. Le torpillage de Port-Arthur et tous les actes de destruction qui s’ensuivront sont des faits volontaires, de ceux que l’humanité, qui se les inflige à elle-même, n’a qu’à ne point vouloir pour en être préservée. Maux naturels, trop nombreux hélas ! contre lesquels nous ne cessons de nous révolter. Maux artificiels, cent fois pires, mille fois pires, dont nous sommes nous-mêmes les autres et dont, au lieu d’y mettre un terme, nous ne cherchons encore trop souvent qu’à nous accabler mutuellement en nous en glorifiant. Quelle est donc la mesure de l’inqualifiable folie humaine ?
Frédéric Passy
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