SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE
RÉUNION DU 4 FÉVRIER 1905.
Matières premières et travail national. Examen critique du protectionnisme.
…. La réunion adopte comme sujet de discussion la question que voici, formulée par M. Martineau :
MATIÈRES PREMIÈRES ET TRAVAIL NATIONAL. EXAMEN CRITIQUE DU PROTECTIONNISME.
M. Martineau expose ainsi le sujet.
Cette question, qui est d’un intérêt permanent pour une Société d’économie politique, offre, dit-il, un intérêt incontestable d’actualité à raison du coup d’État protectionniste qui a fait passer les pongées de la catégorie des matières premières dans celle des produits ouvrés, dans le but de chasser du marché les pongées de Chine et du Japon, et en outre à cause de la crise suscitée en Angleterre par la motion Chamberlain, de même que par suite du mouvement pacifiste qui pousse les peuples civilisés à un rapprochement, mouvement qui s’est manifesté par la réalisation de l’entente cordiale avec l’Angleterre et l’Italie, et par la visite récente à Paris des parlementaires scandinaves.
Dans l’exposé de la question, l’orateur se propose d’examiner, d’une manière générale, le régime protectionniste, et au cours des développements consacrés à ce sujet, de rechercher ce que signifie la distinction établie par les protectionnistes entre les matières premières et les produits fabriqués.
Une question nettement posée est, dit-on, à moitié résolue ; il en est ainsi en matière économique, comme en toute autre, et nous ne pouvons mieux faire à ce sujet que de suivre l’exemple des free traders anglais qui, héritiers de la méthode et de la doctrine de Cobden, ont répondu à la motion Chamberlain qui tend à un retour au protectionnisme, en posant la question de cette manière : « La drogue protectionniste est-elle remède ou poison ? »
Faisons à cet égard ce qu’a négligé le législateur de 1892 qui a organisé notre régime douanier, procédons à une analyse préalable des effets de ce régime.
Si nous interrogeons un homme d’État non suspect, M. Méline, le leader incontesté du système protectionniste, nous trouvons dans un discours par lui prononcé à la Chambre des députés en mai 1890 le passage suivant :
« Si vous protégez Pierre, vous atteignez forcément Paul ; par exemple, le droit de 3 francs sur les avoines est payé par Paul le cultivateur, qui achète de l’avoine pour ses chevaux. »
Ces données sont précieuses, elles nous fournissent tous les éléments de l’analyse cherchée. Que trouvons-nous ? Une soustraction d’argent de la bourse de Paul au profit de Pierre : le jeu des tarifs de la douane protectrice produit son effet sur les marchés où se vendent les produits protégés. Et alors se pose cette question : comment un mécanisme qui joue à la frontière a-t-il son effet sur les marchés à l’intérieur du pays ? C’est que le tarif opère en repoussant l’importation des produits étrangers similaires, il amène ainsi, en diminuant la quantité, le renchérissement par la disette. C’est-à-dire que la soustraction d’argent de la bourse de l’acheteur est la conséquence d’une soustraction préalable de produits.
Ainsi, nous trouvons, comme donnée essentielle, une double soustraction, soustraction de produits et soustraction d’argent.
Protection c’est renchérissement, renchérissement par la disette. C’est qu’en effet les législateurs qui veulent corriger dans l’intérêt des producteurs le jeu libre de l’offre et de la demande qui règle naturellement les prix, n’ont qu’un moyen à leur service, c’est de raréfier l’offre, de faire le vide sur le marché et ainsi d’amener une hausse artificielle des prix.
Nous pouvons maintenant, au moyen de ces données, résoudre le double problème qui se pose devant nous. Un tel régime est-il conforme à la justice, est-il conforme à l’intérêt général, au développement de la richesse nationale ?
Le problème est double, en effet, et les législateurs de 1892 n’ont pas suffisamment pris garde que puisqu’ils avaient à intervenir pour régler la question des tarifs, il y avait, en même temps qu’une question économique, une question de droit et de justice.
Dans son rapport général, M. Méline disait : « Nous ne sommes par des théoriciens, nous envisageons les faits. » Singulier langage ! Si M. Méline, qui est un légiste, s’était souvenu des enseignements reçus par lui à l’École de Droit, il n’aurait pas perdu de vue le brocard de droit : Ex facto jus oritur, et que les jurisconsultes romains dégageaient la théorie des faits.
Le fait qui ressort des données même fournies par M. Méline, que le rapport de droit à régler était entre le vendeur et l’acheteur, le producteur et le consommateur, ce fait est celui-ci : lorsqu’un homme se présente sur un marché, il s’y présente sous un double aspect, comme vendeur ou comme acheteur ; vendeur, il veut vendre cher ; acheteur, il veut acheter à bon marché ; vendeur, il souhaite la disette, il redoute la concurrence et a l’instinct du monopole ; acheteur, il souhaite au contraire la concurrence des vendeurs, l’abondance : le devoir du législateur est donc de garantir à chaque citoyen le droit de vendre le plus cher et d’acheter au meilleur marché possible.
Ce devoir, le législateur de 1892 l’a-t-il accompli en organisant les tarifs de renchérissement du protectionnisme ?
L’injustice, la violation de la liberté de l’acheteur est évidente, elle saute aux yeux. M. Méline a été l’organisateur d’un régime d’injustice où le droit du public consommateur a été foulé aux pieds, où la liberté de l’acheteur a été sacrifiée à une oligarchie de producteurs.
La République Française, organe des protectionnistes, protestait récemment contre une politique qui violait, d’après cette feuille, les principes de justice et de liberté qui sont le fondement de nos institutions. Sur quel principe de justice et de liberté se fonde M. Méline pour sacrifier les droits et la liberté de l’acheteur, pour organiser la disette des produits aux dépens du consommateur ?
L’égalité n’est pas moins sacrifiée que la liberté. Au nom de l’égalité, on doit protéger tout le monde ou ne protéger personne ; or, il est bien clair que la protection ne protège qu’un petit nombre, puisque les tarifs de la douane ne peuvent jouer qu’au profit des producteurs dont le travail se réalise dans des produits dont les similaires sont susceptibles d’importation.
Tous les autres producteurs, et ils sont légion, sont sacrifiés sans réciprocité, sans compensation. D’ailleurs, à quelle mystification ridicule aboutirait l’égalité dans la protection, chaque producteur dépouillant son voisin qui, en vertu de l’égalité, le dépouillerait à son tour, organisant ainsi la spoliation universelle !
Ainsi donc, au point de vue du droit et de la justice, aucun doute possible : La drogue protectionniste n’est pas un remède, c’est un poison.
La drogue a-t-elle au moins pour effet d’enrichir le pays, de développer, comme l’affirme M. Méline, la production et la richesse nationales ?
Examinons ce second problème, le problème économique. Comment une double soustraction, soustraction de produits et soustraction d’argent, aurait-elle la vertu d’amener une addition à la production et à la richesse d’un peuple ?
La protection, c’est la disette, et la prétention de M. Méline est de nous faire croire que la richesse consiste dans la disette, dans la moindre quantité des produits sur le marché !
La protection, c’est aussi la spoliation ; c’est, de l’aveu de M. Méline, un déplacement d’argent de la bourse de l’acheteur dans celle du vendeur : comment ce déplacement peut-il accroître la richesse nationale ?
Non seulement ce système de spoliation est impuissant à accroître la richesse du pays, mais il l’appauvrit. Dans tout achat d’un produit protégé, en effet, il y a deux pertes contre un profit, soit, compensation faite du profit avec une des pertes, une perte sèche pour la richesse nationale.
Pour démontrer ce point, prenons pour exemple la protection des pongées. Supposons que le renchérissement soit d’un franc.
Ce franc gagné une fois est perdu deux fois. Qu’il soit gagné une fois, qu’il y ait un profit national d’un franc au profit du producteur lyonnais, c’est l’évidence même : le producteur vend 11 francs ce qu’il ne pourrait vendre que 10 francs sur le marché libre ; il fait donc un profit d’un franc : voilà le profit national.
Voyons maintenant les deux pertes : 1° une première perte d’un franc est celle de l’acheteur qui paie 11 francs au lieu de 10, d’où 1 franc de moins dans sa bourse ; or, cette perte compense le profit du producteur. Mais ce n’est pas tout : sous le régime libre, l’acheteur avec ses 11 francs aurait deux produits le pongée valant 10 francs et un second produit, agricole, industriel ou autre, d’une valeur d’un franc, et la protection le prive de ce second produit. C’est ici, par suite, une perte sans compensation, une perte sèche d’une valeur d’un franc.
Quelle objection opposer à cette démonstration ? Aucune. Il faut bien que ce régime aboutisse à une perte sèche, puisqu’il consiste à secourir des industries qui produisent à perte, en faisant supporter la perte par les autres industries, par le consommateur national.
On voit ainsi que la protection ne protège pas le travail national, puisque le profit du producteur lyonnais est compensé par la perte du producteur quelconque, agricole, industriel ou autre qui a été empêché de vendre le produit d’un franc que l’acheteur de pongées n’a pu acheter.
Tel est le résultat fiscal de ce coup d’État du nationalisme protectionniste qui a fait passer les pongées de la catégorie des matières premières dans celle des produits fabriqués.
Matières premières, produits fabriqués, cette distinction inventée par les protectionnistes est futile. L’idée première provient de l’égoïsme ingénieux des industriels qui, protectionnistes pour ce qu’ils vendent, sont libre-échangistes pour ce qu’ils achètent ; en faisant figurer certains produits, laines et peaux brutes, par exemple, dans les matières premières, ils les exemptaient de taxes et pouvaient ainsi les acheter au meilleur marché.
La raison de cette distinction, à savoir que les matières premières sont vierges de tout travail, n’a aucune valeur économique : les peaux et laines brutes sont le produit d’un travail au même titre que les autres produits dits fabriqués. Les pongées pouvaient donc figurer, du point de vue protectionniste, comme les peaux et laines brutes, dans la catégorie des matières premières, et on peut ajouter beaucoup d’autres produits à cette classification des protectionnistes.
La vérité est que cette distinction n’a aucune raison d’être, puisque la concurrence étrangère, contrairement à l’affirmation de M. Méline et de ses amis, ne nuit pas au travail national.
Le commerce étant un échange d’équivalents, il s’ensuit, et cela est mathématiquement indiscutable, que le travail national paie en contre-valeur le travail étranger, en sorte que le produit importé devient national du moment où il est acheté et payé avec du travail national.
La drogue protectionniste, à ce point de vue de la richesse nationale, est donc un poison, tout comme au point de vue du droit et de la justice.
Les ruines matérielles que ce régime de spoliation accumule ne sont pas moindres que les ruines morales qu’il entraîne.
Le jour où la lumière sera faite, où l’opinion publique connaîtra, par la vulgarisation d’une démonstration qui ne laisse aucune place au doute, que le profit du producteur protégé, au lieu d’être un gain national, est accompagné d’une double perte, d’où finalement une perte sèche pour la richesse du pays, où il apercevra ainsi les pertes effroyables qui résultent du régime protectionniste, ce jour-là, ce régime de restriction et de disette aura vécu.
Que la question soit nettement posée, au Parlement comme dans le pays, que l’on aperçoive bien qu’il est de la nature et de l’essence même du protectionnisme d’être une double soustraction — soustraction de produits et, par suite, soustraction d’argent de la bourse de l’acheteur dépouillé au profit du vendeur protégé —, et la démonstration sera facile, la drogue apparaîtra bien vite pour ce qu’elle est, non un remède, mais un poison.
L’assertion que « l’État doit protection au travail national » affirme, dit M. Courcelle-Seneuil, l’existence d’une dette de tous les contribuables français à l’égard de quelques grands propriétaires et chefs d’industries dites nationales.
Ces groupes adressent au législateur une sommation de lever par force à leur profit, sur les contribuables, une somme d’argent suffisante pour payer cette dette dont la nature, le montant, ni le débiteur, ni le créancier, ne sont indiqués en termes intelligibles.
Quelquefois cette somme est accordée directement à titre de prime sur les produits ordinaires de l’impôt ; quelquefois elle est indéterminée et recouvrée au moyen d’un droit perçu à l’entrée d’un produit étranger. Ce droit élevant de tout son montant le prix du produit étranger, permet d’élever au même prix le produit indigène ; le consommateur en ce cas (qui est toujours le contribuable), fait les frais de la protection. Il paie à l’État les droits perçus à l’entrée sur le produit étranger ; il paie directement aux industriels auxquels on accorde le privilège de la protection, une somme qui se chiffre par des centaines de millions. L’établissement de la protection constitue une violation du droit de propriété au profit de quelques-uns, au détriment du grand nombre, sans indiquer à quel titre on veut prendre cet argent.
S’agirait-il d’assistance ? La légitimité de l’assistance au moyen de deniers levés par contrainte est à bon droit contestée.
Le postulant est un chef d’industrie : il allègue l’impossibilité de vendre ses produits à aussi bas prix que son concurrent étranger. Il est difficile de savoir si un chef d’industrie est ou n’est pas rémunéré de son travail, s’il gagne ou s’il perd, parce qu’il ne rend de comptes à personne ; mais l’on peut y parvenir par l’examen de ses livres, s’ils sont régulièrement tenus.
À supposer que l’on constate son état de détresse, comment savoir si cette détresse est le résultat de son incapacité intellectuelle ou morale, ou de circonstances accidentelles, etc. ?
Les chefs d’industrie qui réclament la protection soutiennent qu’ils ne peuvent, en présence des concurrents étrangers, obtenir de leurs produits un prix rémunérateur. Au cas où ils diraient vrai, auraient-ils droit à protection ? Quel motif y a-t-il d’entretenir aux frais des contribuables des industries absolument incapables de se soutenir par elles-mêmes ?
Les protagonistes du protectionnisme sont réunis en plusieurs groupes très riches, qui ont des orateurs et des lettrés pour soutenir leurs prétentions, qui sont assidus et agissant près des électeurs en période électorale, près des élus et des pouvoirs publics : ce sont de grands personnages avec le verbe haut, et le ton impérieux.
La protection agricole s’applique soi-disant à l’agriculture, un personnage abstrait qui représenterait les 18 millions de personnes qui s’occupent des travaux de la terre.
Elle réclame, par exemple, un simple droit de 7 francs sur les blés étrangers, qui produira une belle somme, puisque tous les Français mangent du pain. Tous doivent contribuer à la protection, les protégés réels dans ce cas sont exclusivement les vendeurs de blé, c’est-à-dire les gros fermiers et les grands propriétaires.
Un sophisme souvent répété dit que les ouvriers des industries protégées ont un intérêt dans la protection, dans l’impôt qu’on lève sur le contribuable. Au fond, cette prime prise sur le bien d’autrui ne profite qu’au chef d’industrie et ne peut profiter qu’à lui ; c’est lui seul qui vend le produit, lui seul qui gagne à toute hausse de prix, quelle qu’elle soit.
L’intérêt des salariés n’est pas de voir les chefs d’une branche d’industrie gagner plus que ceux d’une autre branche et aux dépens de ceux-ci. Leur intérêt, c’est de voir la consommation se développer, et jamais elle ne se développe davantage que lorsque, chacun disposant de la totalité des fruits de son travail, peut acheter les objets et les services dont il a besoin au meilleur marché possible.
La protection douanière empêche l’importation des marchandises étrangères et par suite empêche l’exportation d’une marchandise nationale équivalente qui perd un débouché. Cette perte est absolument certaine, mais on ignore à combien elle s’élève et quelle est la marchandise qui la supporte.
Cette ignorance invincible de quelques éléments de la perte infligée aux peuples par la protection permet de la leur dissimuler. Ils se sentent chargés, gênés dans leurs mouvements, sans voir clairement ce qui les charge et ce qui les gêne.
Les effets moraux de la protection sont bien plus désastreux encore ; elle éloigne les hommes du travail industriel pour les pousser à la sollicitation et à la tromperie ; elle cultive et fomente l’ignorance dont elle vit et plus spécialement celle du commerce international, l’ignorance qui rend les citoyens casaniers, craintifs devant tout ce qui est étranger, et les rend impropres à la colonisation.
Elle suscite les sentiments haineux des ouvriers et employés de tous ordres contre les chefs d’industrie et les détenteurs de grandes richesses, elle suscite l’envie chez tous les pauvres et même chez des gens relativement aisés, notamment dans le monde agricole, à l’égard de tous ceux réputés plus à leur aise, elle suscite et avive les sentiments haineux les plus gratuits et les plus dangereux, les haines de peuple à peuple.
Lorsqu’on représente le commerce international comme une guerre, un état d’hostilité entre les peuples, on est démenti par toute l’histoire qui montre ce commerce comme le facteur principal de la civilisation et le promoteur de la paix.
Dans l’état de relations entre les hommes fondé sur la propriété individuelle, il y a des fortunes inégales, des riches et des pauvres. Cette inégalité de conditions a été la cause ou le prétexte de longues querelles qui durent encore.
Que les pouvoirs publics laissent autant que possible chaque individu dans la plus grande liberté, en écartant de lui les actes de violence et de fraude auxquels il se trouve exposé : alors, grâce à la liberté des échanges, le genre humain tout entier se trouve en état de collaboration.
Il faut revenir à la liberté des échanges.
Les désastreux effets de la protection sont connus. Aucune branche d’industrie n’a besoin pour vivre d’une protection quelconque. Toute protection confère à quelques-uns, aux dépens de presque tous, des privilèges absolument injustes. Il faut donc revenir à la justice et cela sans retard.
Les protectionnistes ont divisé les citoyens en classe privilégiée touchant de véritables nouveaux droits féodaux, et en classe payante ; ils établissent leurs droits sur l’assertion d’une dette, dont la créance n’a jamais été vue ; les solidaristes sont en train de former parmi les citoyens une autre classe privilégiée, différente de la précédente, percevant des tributs que le restant des citoyens fournira pour payer une dette inconnue survenue, soit à la suite d’un contrat inconnu, contrat signé par des inconnus, en un lieu inconnu, à une époque inconnue, soit en suite d’un quasi-contrat encore plus extraordinaire.
Cette dernière doctrine a fait de tels progrès de nos jours — elle a même un nom, le Solidarisme —, que M. Courcelle-Seneuil veut lui consacrer quelques instants. Il en critique et la base et les arguments dans une série d’observations fortement motivées.
Il montre que si le solidarisme ne tend pas ouvertement à la suppression de la propriété individuelle, il comporte une violation directe du droit de propriété, dont il n’existe qu’un exemple comparable, l’établissement des droits protectionnistes ; c’est en même temps une entrave nouvelle pour le travail libre.
Si la doctrine de la solidarité était appliquée, elle augmenterait nécessairement la somme des misères, parmi les familles et les peuples ; non seulement elle est inutile, elle est funeste, elle est injuste.
Sous l’impulsion des divers courants d’idées énumérées ci-dessus, il s’est formé, dit M. Courcelle-Seneuil, un vocabulaire de contre-vérités qui sert constamment non seulement à beaucoup de gens peu instruits, mais encore à des lettrés célèbres, parfois à des savants qui perdent de vue l’esprit scientifique lorsqu’ils abordent les questions sociales.
En voici quelques spécimens :
« L’État doit protéger le travail national. Nous sommes débiteurs de nos prédécesseurs et de leurs descendants. »
« L’usine est un monstre qui broie le pauvre peuple. »
« Les ouvriers produisent toutes les richesses ; on les leur vole, en leur laissant à peine de quoi soutenir leur existence. »
« Il leur faut, il leur est dû autant de confort qu’aux riches. »
« Il faut faire rendre gorge aux patrons et aux riches. »
« L’inondation du marché français par les produits étrangers est imminente. »
« Les déshérités ont droit au travail, à tous les produits du travail. »
« L’Etat doit subvenir aux besoins des déshérités, etc., etc. »
Toutes ces expressions, dont se servent les conducteurs des masses, sont les caractéristiques de doctrines ayant pour base la haine de la liberté du travail et de la propriété individuelle.
En résumé, conclut M. Courcelle-Seneuil, la protection est injuste, elle est contraire aux principes de 1789 ; elle prétend défendre le Français contre l’étranger et elle protège celui-ci contre le Français dans le commerce international ; elle est un impôt établi sur les pauvres au profit de certains riches. Elle ne profite qu’à certains chefs d’industrie, jamais aux employés ni aux ouvriers, qu’elle appauvrit. Elle est ruineuse pour les finances publiques et pour l’industrie.
Elle donne des apparences de justification à toutes les réclamations haineuses suscitées par les doctrines tendant à un retour vers l’état sauvage. Elle retarde la civilisation dans sa marche vers le progrès, qui permet sur un territoire donné de faire subsister un nombre d’humains toujours plus considérable, avec un plus grand bien-être.
En face de l’expérience et de ses rudes leçons, l’opinion publique doit réagir et il faut préparer son mouvement en travaillant à l’instruction économique des masses.
La liberté du travail et des échanges proclamée par la Révolution française est un principe de justice et de gouvernement qui ne peut demeurer oublié parce qu’il est la base de la société moderne.
M. Yves Guyot ne veut traiter qu’un point spécial de la question à l’ordre du jour : matières premières et travail national.
Certes, on peut considérer que de toutes les matières premières, celle qui est la plus indispensable, c’est l’aliment. S’il est insuffisant, l’homme ne donne pas son plein effet. S’il est cher, l’homme est obligé, pour se le procurer, d’employer une partie de ses efforts qui serait plus utilement consacrée à une autre besogne. Cependant, les gouvernements qui se montrent les plus prodigues de promesses philanthropiques s’acharnent à taxer les aliments.
Cette politique triomphe en ce moment en Allemagne, et il est intéressant d’en examiner les motifs, parce qu’ils montrent les erreurs que commettent les gouvernements quand ils interviennent pour changer le cours naturel du commerce. En 1878, M. de Bismarck poursuivit simultanément deux politiques opposées : d’un côté, il entendait supprimer le socialisme par des mesures coercitives ; d’un autre côté, par une politique protectionniste, il voulait mettre l’industrie allemande en serre chaude et il créait ainsi des foyers de socialisme. Il complétait ce chef-d’œuvre de logique, en faisant du socialisme d’État par l’Office impérial des assurances, cataplasme émollient qu’il croyait de nature à dissoudre le parti socialiste-démocrate ; les dernières élections, dans lesquelles ses candidats viennent d’obtenir 3 millions de suffrages, montrent le succès des ingénieuses combinaisons du célèbre homme d’État.
M. de Caprivi poursuivit cette politique industrielle par ses traités de commerce de 1891. Il pensait, avec raison, que la politique protectionniste qui pousse à la production, sans s’occuper des débouchés, est l’organisatrice des crises. Elle réussit, comme le prouvent les recensements de l’Allemagne. En 1871, la population rurale était de 64% et la population urbaine était de 36% ; en 1895, les deux populations s’équilibraient ; maintenant la population rurale n’est plus que de 46% et la population urbaine est de 54%.
L’Empereur Guillaume, dont les discours d’Essen et de Breslau, en 1902, montrent la violente aversion contre les socialistes, a compris qu’un gouvernement du genre de celui qu’il entend pratiquer et conserver, commettait un suicide en jetant la population dans l’industrie. Il a voulu renverser toute la politique suivie depuis plus d’un quart de siècle, en y substituant une politique agrarienne. A-t-il l’illusion de renvoyer aux champs, en frappant leur alimentation, les ouvriers qui sont entrés dans la mine ou dans les usines ? Jamais ce phénomène ne s’est produit. Réussira-t-il mieux à garder, d’une manière factice, attachés au sol, les cultivateurs qui auraient des velléités de le quitter, en faisant les ouvriers des villes tributaires de la propriété agricole ? Le tarif de 1902 comporte pour les céréales un tarif minimum qui limitait les pouvoirs de ses négociateurs pour les traités de commerce. Le droit sur le seigle et l’avoine a été porté à 5 marcs (6 fr. 25), ce qui fait une augmentation de 43% pour le premier et de 78% pour la seconde ; le droit sur le froment a été porté à 5,50 marcs (6 fr. 87), soit une augmentation de 57% ; le droit sur l’orge pour la brasserie a été porté à 4 marcs (5 fr.), soit une augmentation de 100%. Le droit sur l’orge destiné à l’alimentation est de 1,13 marc.
Les droits sur le bétail sont aussi augmentés ; et quand M. de Bülow a déposé les traités de commerce au Reichstag le 1er février, il a eu soin, voulant flatter les agrariens, de dire que le porc qui payait 5 marcs, paiera de 12 à 14, et que le droit sera ainsi presque triplé. Cette déclaration a provoqué de violentes protestations à l’extrême gauche. Mais alors M. de Bülow a dit aux socialistes-démocrates : « Comment, vous protestez contre l’augmentation des droits de douane sur l’alimentation ; suivez donc l’exemple de la majorité radicale de la République française. Est-ce que ses députés n’ont pas voté eux-mêmes un droit de 7 francs sur le froment, par conséquent supérieur au nôtre ? Est-ce qu’en 1903 ils n’ont pas porté les droits sur le poids vif de viande de bœuf à 20 francs les 100 kg, ce qui fait 35 fr. sur le poids net et sur la viande de porc à 15 et à 25 francs ? Qu’avez-vous à réclamer, quand bénévolement leurs électeurs consentent à payer 0 fr. 07 le kg de pain et 0 fr. 35 le kg de viande plus cher que le prix naturel de ces objets, et pourquoi ? Dans l’intérêt des propriétaires de celles des 138 000 exploitations agricoles au-dessus de 40 hectares qui produisent du blé ou de la viande. »
M. de Bülow avait raison : la politique économique de la France fera l’étonnement des historiens de l’avenir ; elle a été, dans un sens contraire, aussi incohérente que celle de l’Allemagne, car la grande propriété territoriale appartient surtout à des adversaires irréductibles des institutions républicaines et c’est à eux que les ministères et majorités républicaines depuis près de 25 ans s’occupent de garantir des revenus, au détriment des consommateurs de pain et de viande, en pratiquant une politique d’oligarchie économique, pire que celle des grands électeurs de la Restauration et des 220 000 censitaires du gouvernement de Louis-Philippe.
Dans l’industrie, nous voyons comme tributaires du protectionnisme les industries les plus viables, celles qui emploient le plus de main-d’œuvre et celles qui ont besoin, non de protection, mais d’expansion. Ainsi, d’après le Recensement des professions et d’après l’enquête de l’Office du travail sur les salaires et la durée du travail, l’industrie du vêtement, travail des étoffes, lingerie, représente, au point de vue de l’importance, plus de 20% du total de l’industrie française. Elle occupe 1 500 000 ouvriers des deux sexes ; elle a comme principales matières premières les draps et le coton ; mais l’industrie de la laine, qui a un outillage deux fois supérieur aux besoins de la population française, est une victime des tarifs de 1892 : elle ne réclame pas de protection ; il en est autrement des industriels cotonniers qui ont toujours tenu la tête de la campagne protectionniste ; mais la main-d’œuvre de cette industrie ne compte que 150 000 personnes, le dixième de l’industrie de la confection et de la couture.
Prenons la grande métallurgie, elle ne représente même pas une unité comme ordre d’importance, elle représente 0,87% ; elle occupe 31 établissements de plus de 500 ouvriers, formant un total de 50 000 ouvriers au maximum, et encore tous ne sont pas producteurs de fer et d’acier. Ces métaux sont la matière première dont se servent les constructeurs, les fabricants de machines, les couteliers, les maréchaux-ferrants, atteignant le nombre de 200 000.
De même pour l’industrie du cuir : la tannerie et la mégisserie, qui fournissent la matière première, emploient 48 000 personnes ; la fabrication des chaussures, 220 000 ; la sellerie, 54 000 ; la ganterie en peau, 20 000 : soit près de 300 000 personnes tributaires d’environ 50 000, 6 payant le tribut à une. Dans l’étude que M. Yves Guyot a consacrée à cette question, intitulée Les industries, les salaires et les droits de douane, et communiquée à la Société de statistique le 17 février 1904, il a démontré qu’il n’y a pas 4% de la population française intéressée à la protection. M. Edward Atkinson a fait une étude semblable pour les États-Unis et il est arrivé à la proportion de 2%. Comment se fait-il donc que, dans des démocraties, comme les États-Unis et comme la France, la majorité se laisse exploiter si bénévolement que des électeurs, si jaloux de leurs droits, votent avec enthousiasme pour des candidats qui leur promettent de les dépouiller au profit d’une minorité, dans laquelle ils comptent leurs principaux adversaires ? Si on ne l’attribue pas à l’ignorance économique, ce phénomène est inexplicable. Il faut donc la dissiper ; mais la plupart, il faut bien le dire, des hommes politiques, loin d’essayer de former des convictions qui constituent une opinion publique consciente, se laissent aller à tous les courants. Le protectionnisme a-t-il donc pénétré si profondément nos mœurs, qu’il soit impossible de nous en débarrasser ? Est-ce que le Syndicat des fabricants de sucre qui, de 1884 à 1902, a touché plus de 1 200 millions de bonis et de primes, ne paraissait pas intangible ? M. Caillaux a prouvé cependant qu’on pouvait démolir cette forteresse du protectionnisme agressif. Ce succès nous permet d’espérer d’autres succès, si nous savons agir sur l’opinion publique, en montrant par des faits à la majorité des électeurs la duperie économique dont ils sont victimes.
M. Caillaux ne croit pas qu’il y ait vraiment lieu d’ajouter de nouveaux arguments à ceux qui ont été présentés par les précédents orateurs devant une assemblée dont tous les membres pensent de même façon. Nous sommes tous convaincus, dit-il, que le protectionnisme n’est qu’une forme de l’esprit réactionnaire, un reliquat de la féodalité. Il a accumule les ruines dans notre pays.
La France devient de plus en plus un petit boutiquier retiré des affaires, qui envoie ses épargnes fructifier au dehors.
C’est aussi la ruine morale du pays. Les législateurs n’ont plus de principes ni de netteté dans les idées.
Comment sortir de cette triste situation ? Sans doute on peut observer des symptômes précurseurs d’une réaction. La question du sucre en est un exemple. La protection était, en cette matière, une colossale « ânerie ». Maintenant, sans qu’il en coûte un sou à l’État ni aux Français, ils ont pu consommer, depuis la réforme, 70 000 000 de kilos de sucre de plus, avec la même somme que précédemment.
Là, le protectionnisme a dû succomber, à cause de son exagération même. Nous pouvons prévoir un jour la chute des trusts et des cartels, qui ne peuvent guère subsister qu’à l’abri des tarifs de douane, pour exploiter le consommateur. Le trust de l’acier a profondément troublé, à cet égard, les industries ayant besoin de ce métal.
Mais encore, comment sortir de là ? Les partis politiques, en France, ont complètement perdu le nord. On voit des radicaux qui prônent les impôts sur les ouvriers et les lois protectionnistes qui font, pensent-ils, le bonheur des « classes laborieuses ». Ils ont applaudi à la loi Debussy qui a fait hausser le prix de la viande ! Et ils ne voient pas que le protectionnisme prélève un impôt au profit, précisément, des adversaires du régime républicain.
Il faudrait profiter du moment actuel, où le pays souffre d’un malaise mal défini, pour agiter les esprits à l’aide de conférences, d’articles de journaux, de brochures destinées à éclairer le peuple. Il ne faudrait pas reculer devant des réunions publiques, la constitution de ligues pour la liberté des échanges, etc. On pourrait même dès maintenant commencer la campagne à propos des primes à la navigation, pour continuer la lutte en abordant la métallurgie. Mais on ne saurait actuellement entamer la question des blés. En tout cas, il faut sortir de notre inertie et entamer une énergique agitation.
M. Frédéric Passy, président, répondant à l’invitation qui vient de lui être adressée par M. Caillaux, dit que son assentiment ne peut être douteux. Il ne peut plus, malheureusement, à l’âge auquel il est parvenu, promettre de prendre part personnellement à la campagne projetée, avec l’activité qu’il a déployée, à d’autres époques, avec Léon Say, Jules Simon, Adolphe d’Eichthal, Raoul Duval et d’autres, comme Yves Guyot, encore dans toute la force de leur talent comme de leurs convictions. Mais il souhaite ardemment que la reprise nécessaire ne se fasse pas attendre et qu’elle soit conduite avec énergie et intelligence.
Revenant à la question, M. Passy insiste à son tour sur deux points qu’a touchés M. Martineau, mais sur lesquels, pour ne pas allonger son exposé, il s’est abstenu de s’arrêter. Ces deux points sont les deux termes, inscrits dans l’intitulé de la question : Les matières premières et le travail national.
Il n’y a pas, dit M. Passy, au point de vue économique, de matière première proprement dite ou plutôt il n’y a point de chose ayant une valeur et faisant l’objet d’un commerce ou d’une industrie qui ne soit à la fois matière première et produit.
Les matières premières, au sens absolu, ce sont les choses non entrées encore dans la circulation, vierges de tout travail matériel, vierges même de ce que l’on pourrait appeler tout travail intellectuel, de toute intervention de l’homme. La houille, les minerais, ignorés sous la terre, sont des matières premières ; mais dès que le coup d’œil du géologue a deviné leur existence, dès qu’il l’a signalée, dès que les premiers. travaux d’exploration ont été entrepris, dès que, à plus forte raison, l’extraction a commencé, ce minerai ou cette houille passent à l’état de produit. Produit pour l’exploitant qui les amène à la surface, mais matière première pour les industriels, les consommateurs de toutes sortes qui vont s’en servir, pour les appliquer à un autre travail utile. Le coton est matière première pour le filateur. Il est produit pour le planteur. Pareillement de la laine, qui est produit pour l’éleveur, et matière première pour le filateur ; le fil est matière première pour le tisserand et produit pour le filateur ; l’étoffe est produit pour le tisseur et matière première pour le tailleur ou la couturière ; et ainsi de tout jusqu’à la consommation dernière. C’est, à proprement parler, le Janus à deux faces. S’il regarde vers le passé, il s’appelle produit ; s’il regarde vers l’avenir, il s’appelle matière première.
Il n’est pas moins important de bien fixer le sens du mot travail national. Tout travail accompli par des nationaux est évidemment national, en raison des mains qui l’exécutent. Mais il ne l’est pas également, en raison de sa nature et de ses qualités. Il peut être, en effet, naturel, conforme aux aptitudes et aux intérêts de la nation, ou artificiel, onéreux et, par conséquent contraire à ses intérêts. C’est précisément ce travail artificiel, onéreux et antipathique, puisqu’il ne peut s’accomplir, à ce que l’on prétend, que grâce à des encouragements, sans lesquels il serait abandonné, que l’on qualifie de national. Le véritable travail national est celui vers lequel spontanément, à raison des aptitudes du sol, du climat ou des habitants, se portent, les activités des nationaux. Or, ces aptitudes sont variables et c’est précisément parce qu’elles sont variables, parce que le même produit est plus facile à obtenir dans une région que dans une autre, que des échanges se font entre les hommes et entre les pays, chacun donnant ce qui lui coûte moins, pour obtenir ce qui lui coûterait davantage s’il voulait le produire lui-même : économie de part et d’autre, service pour service, avantage payé par un avantage. Dire qu’une industrie ne peut subsister si elle n’est alimentée par des primes ou défendue contre la concurrence par des barrières de douane, c’est déclarer que cette industrie n’est pas nationale. Au point de vue matériel, c’est une absurdité, puisque cela aboutit à se gêner pour payer plus cher, ou pour avoir en moindre quantité les choses dont on a besoin ; autrement dit, sous le nom de protection, c’est l’oppression et la restriction du travail réellement national et de la richesse nationale que l’on réalise.
Au point de vue moral, c’est une injustice et une atteinte au caractère de la nation. Le père de notre collègue, l’éminent économiste Courcelle-Seneuil, a très bien dit que les industries qui réclament la protection de l’État confessent par cela même qu’elles sont des industries souffrantes, qui ont la prétention de vivre aux dépens des industries saines. Et Jules Simon a maintes fois, de son côté, dénoncé cette doctrine de restriction et de privilèges comme une doctrine de lâcheté et de dégradation. Il faut suivre la nature, disait-il, avec le philosophe ancien, c’est-à-dire conformer son travail aux circonstances. Mais il y a, ajoutait-il, quelque chose qui domine, dans bien des cas, même les supériorités naturelles ou apparentes de sol ou de climat : c’est la volonté humaine ; c’est la valeur de l’homme ; c’est, comme le disait Michel Chevalier, la puissance productive de l’unité humaine. La doctrine de la liberté des efforts est une doctrine de courage, d’énergie, arrivant, par le développement de l’effort, à réaliser le minimum d’effort, en vue du maximum de résultat. La doctrine de la protection est une doctrine de peur qui, par crainte de la difficulté, arrive, au contraire, à se faire la part plus rude et moins belle.
C’est, en même temps, une doctrine anti-démocratique et anti-sociale. Non pas seulement parce qu’elle est une doctrine de privation et de spoliation, les bénéficiaires de la protection, lorsqu’elle leur profite (ce qui n’est le cas que pour un petit nombre d’habiles), étant de nouveaux seigneurs féodaux embusqués derrière les créneaux de leurs châteaux-forts, mais aussi parce qu’elle pousse les citoyens, en même temps que les nations, à l’hostilité, à l’envie et à la haine. Avec elle, au lieu de considérer le compatriote ou l’étranger qui perfectionne son industrie et met sur le marché plus d’objets utiles comme un bienfaiteur et un ami, on le considère comme un ennemi et l’on épuise dans ce que l’on a pu appeler une guerre civile, ou une guerre étrangère de tarifs, selon que la lutte est engagée entre les provinces d’un même pays ou entre des nations distinctes, la meilleure partie des forces de l’humanité. Reprenons donc, au nom du vrai patriotisme et du vrai libéralisme, la lutte en faveur de ce qu’on a pu appeler tour à tour la liberté des bras et la liberté des estomacs et, quelque grandes que soient les difficultés, ne nous laissons pas décourager.
M. Louis Martin remercie très vivement la Société du grand honneur qu’elle a bien voulu lui faire par son invitation. Il savait qu’il tirerait le plus grand profit des excellents enseignements de la Société ; ses espérances n’ont pas été déçues. Le grand mal dont nous souffrons, c’est la méconnaissance des principes économiques. Dans un pays de suffrage universel, il faut aller au peuple et savoir lui parler. Toutefois, à côté des questions de principe, il y a les questions de pratique. La théorie a sa valeur, mais dans l’application il faut tenir compte d’une foule de situations que l’on ne peut sacrifier ; il y a des considérations particulières et des ménagements nécessaires. À ce point de vue, l’orateur fait diverses réserves mais ces réserves exprimées, il rend hommage a tout le bien que peut faire par la diffusion des principes de la science économique la Société d’économie politique, et il lui souhaite une longue prospérité.
M. Passy, président, en remerciant M. le député Martin des paroles qu’il vient de prononcer, croit devoir se permettre une dernière observation.
Oui, comme l’ont dit tour à tour M. Caillaux et M. Martin, il faut savoir marcher pas à pas ; il faut faire la part des difficultés, mais il faut la faire sans rien sacrifier des principes. Lorsque j’avais, dit M. Passy, l’honneur de professer, à Montpellier, ce cours libre d’économie politique qui a été, sous l’Empire, le premier en France, je disais en affirmant très haut ma foi de libre-échangiste absolu : « Je parle ici, Messieurs, comme professeur, et, si je puis me permettre le terme, comme savant. Je vous enseigne la mécanique pure. Si j’étais législateur, ou ministre, je conserverais en entier ma croyance à la supériorité de la liberté sur la restriction, mais je serais bien obligé de reconnaître que, quelque désir que l’on en ait, on ne peut réaliser par soi seul tout ce que l’on croit bon et juste. Il faut compter avec les intérêts engagés, les préjugés, les passions, les erreurs, le milieu. On fait de la mécanique appliquée, et l’ingénieur ou l’architecte le plus hardi ne peut se dispenser de compter avec les résistances qu’il a à vaincre et la valeur où l’imperfection des matériaux qu’il emploie. »
Je redis la même chose et je l’appuie de deux opinions de caractères différents. L’une, c’est celle de Gambetta, qui disait qu’il faut parfois ralentir sa marche ou prendre une route en apparence détournée mais qu’il ne faut jamais perdre de vue le but vers lequel on marche. L’autre, que l’on sera peut-être plus étonné de m’entendre invoquer, c’est celle du célèbre anarchiste Kropotkine, dont je lisais dernièrement la très intéressante autobiographie, et que je trouvais, à plus d’un égard, sans me convertir à ses idées, très différent de ce que j’avais pu le croire jusque-là. Ces masses humaines, dit-il, à propos des pauvres cultivateurs finlandais, grattant misérablement un sol infertile, sont désireuses de progrès et capables de progrès. Si je leur apportais cependant du jour au lendemain les méthodes agricoles perfectionnées et les instruments dont elles se servent, si je mettais à leur disposition toutes les machines américaines, ils ne pourraient pas s’en servir. Les ressources matérielles et l’expérience leur manqueraient la fois. « Il faut des étapes dans le progrès. »
Oui, Messieurs, s’écrie M. F. Passy, et ce sera ma dernière parole, il faut des étapes dans le progrès ; mais il faut le progrès. Et si l’on ne peut le réaliser aussi vite qu’on le désirerait, il ne faut jamais cesser d’y travailler et ne rien négliger pour en accélérer pratiquement la marche.
La séance est levée à 11 heures 10.
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