2e partie (voir ici pour la 1ère partie)
Extrait de Demain le libéralisme, 3e partie, Les rouages de la socialisation (1980). Henri Lepage nous livre ici une brillante analyse économique du marché politique, qui n’a rien perdu de son actualité, et son application à une théorie de la croissance de l’Etat.
Pourquoi l’Etat croît trop
Edition électronique réalisée par Florian Hallant, Institut Coppet (avec l’aimable autorisation de l’auteur)
A la fin du XVIIIe siècle, la part de l’Etat par rapport au revenu national était de 4 % en Angleterre. En 1822, le budget équivalait à 11 % du revenu national français. Un siècle plus tard, il n’en représentait encore que 13 %. Aujourd’hui, cette part va de 30 à 60 % selon les pays[1]. En règle générale, on constate que dans les pays occidentaux, depuis le début de ce siècle, la croissance de l’Etat est d’environ une fois et demie plus rapide que celle du secteur privé. Pourquoi ? Pourquoi cette dérive continue de nos sociétés vers toujours plus d’Etat ? Au-delà des particularités locales, peut-on trouver une explication qui permette de rendre compte de la généralité du phénomène, puisque même dans le pays aux traditions libérales les plus fortes, les Etats-Unis, la part de l’Etat dans l’économie a pratiquement doublé au cours des cinquante dernières années[2]. Y a-t-il une explication « scientifique » à cet accroissement séculaire ?
A cette question, les économistes marxistes répondent par la théorie du « capitalisme monopoliste d’Etat », lié à la fameuse hypothèse de Marx concernant la chute tendancielle du taux de profit.
La tendance séculaire à la baisse de la rentabilité du capital, fruit de la croissance et de l’accumulation capitaliste, conduit, nous disent-ils, ‡ la formation de « monopoles ». Ces monopoles contrôlent l’appareil de l’Etat bourgeois. Ils utilisent l’Etat pour se défausser sur lui des activités économiques les moins rentables : infrastructures routières, chemins de fer, charbonnages… dont les produits et services leur sont ensuite vendus à un prix inférieur à leur coût social réel. Ce transfert vers la collectivité permet ainsi de relever périodiquement le taux de profit des activités capitalistes, mais c’est le contribuable qui en fait les frais. Le développement de l’Etat moderne serait donc, selon eux, un phénomène lié à la logique de la concentration capitaliste.
Bien que, sur le plan empirique, la validité de cette thèse reste encore à démontrer (toutes les études faites sur les évolutions économiques à long terme ne permettent pas de déceler un phénomène significatif de baisse des taux de rentabilité[3], l’un des arguments utilisés par les marxistes en faveur de leur théorie est d’affirmer que le capitalisme monopoliste d’Etat est, à l’heure actuelle, la seule explication scientifique permettant de rendre compte rationnellement des mécanismes de développement du phénomène étatique. C’est ainsi que le sénateur communiste de la Seine-Saint-Denis, Anicet le Pors, dénonçait encore récemment le prétendu vide de la pensée libérale en la matière.
« Les économistes libéraux, écrit-il dans son livre Les Béquilles du capital (Le Seuil, 1977), s’efforcent de justifier au coup par coup le soutien de l’Etat à l’accumulation multinationale du grand capital, mais ils sont incapables d’élever la réflexion au niveau de l’élaboration théorique. »
Cette remarque était justifiée à l’égard des réponses traditionnellement apportées à ce problème ; que l’on explique la croissance contemporaine de l’Etat par des accidents comme les guerres et les crises économiques, ou encore par les rythmes de Croissance plus faibles de la productivité dans les activités publiques[4]. Mais elle fait bon marché des perspectives nouvelles qu’apporte l’essor des travaux appliquant la logique de l’analyse économique au fonctionnement des processus d’allocation politiques.
L’analyse économique du « marché politique » suggère en effet que si nous vivons dans des sociétés qui dérivent vers toujours plus d’Etat, ce n’est pas nécessairement parce que le citoyen préfère effectivement consommer plus de biens publics, mais parce que, dans nos systèmes politiques de type parlementaire et représentatif, fondés sur le suffrage universel et la souveraineté illimitée du principe majoritaire, un certain nombre de facteurs parfaitement autonomes poussent mécaniquement à l’accroissement continu du niveau des dépenses publiques, indépendamment de l’évolution des préférences intrinsèques de la majorité du corps électoral. C’est ce que nous voudrions maintenant essayer de montrer[5]
« Un homme, une voix » n’est pas l’égalité politique
Le premier point consiste à attirer l’attention sur l’existence d’un déséquilibre fondamental au sein de nos systèmes de révélation des choix collectifs.
Il existe en fait deux catégories de « produits publics ». D’abord des règles générales qui concernent tout le monde, indépendamment de la catégorie socio-économique à laquelle chacun se rattache : fonctions de police et de justice, défense nationale, droit civil, pénal, administratif, commercial, institutions monétaires… Il s’agit des fonctions qui correspondent à la définition classique de l’Etat minimal ; fonctions dont l’analyse économique des institutions montre qu’elles se justifient par le fait qu’elles contribuent à abaisser les coûts de fonctionnement de la société par rapport à ce qui serait en l’absence d’Etat.
Ensuite, des activités à impact redistributif dont la caractéristique est qu’elles consistent à prendre à Pierre ce que l’on donne à Paul, soit directement, soit indirectement. Il s’agit bien sûr des activités directes de transferts – transferts sociaux de solidarité, subventions sociales ou économiques – mais aussi de toutes les réglementations et régulations publiques qui, d’une manière ou d’une autre, notamment en édictant des interdictions, aboutissent à une multiplicité d’effets croisés de transfert d’utilité d’un segment de population à l’autre : législations sociales, droit de la concurrence, droits de douane, prestations publiques gratuites, politiques d’aménagement du territoire, protection du consommateur, règles obligatoires de sécurité, nationalisations, politiques de contrôle administratif des prix, politiques des revenus, etc. Bien qu’aucun bilan exhaustif n’en ait jamais été dressé, ces interventions législatives ou réglementaires à caractère redistributif représentent une part croissante de l’activité des états modernes. Ce sont elles qui sont, à 90 %, responsables de la croissance récente du phénomène étatique.
Or, comme nous l’avons déjà mentionné, ces activités présentent une particularité : d’une manière générale, elles concernent un nombre de bénéficiaires beaucoup moins grand que le nombre de personnes sur qui retombe en définitive la charge de leur financement. Nous avons évoqué le cas très simple et presque caricatural de « l’impôt sécheresse » de 1976. Mais nous pourrions prendre un droit de douane, un règlement fixant une nouvelle norme de pollution, une mesure sociale, il en irait de même. Même lorsque ces mesures n’entraînent aucune retombée fiscale immédiate, comme rien n’est gratuit, elles impliquent toujours un coût social dont la caractéristique est qu’il est généralement diffus, peu visible, réparti sur des populations relativement nombreuses, alors que les bénéfices sont concentrés sur des segments de population bien définis, beaucoup mieux appréhendables, et beaucoup moins nombreux. Les transferts croisés qui résultent de la multiplication des interventions de l’Etat ne sont donc jamais équilibrés. Ceci introduit une dissymétrie dans la distribution des coûts et avantages de la production publique : les avantages sont concentrés au profit d’un petit nombre de bénéficiaires. Les coûts sont supportés par un grand nombre de personnes.
Conséquence : pour chacun des bénéficiaires potentiels d’une mesure présentée à l’acceptation du corps électoral ou de ses représentants, la motivation personnelle à voir cette mesure effectivement votée est, individuellement, infiniment plus grande que l’intérêt que chaque contribuable ou chaque consommateur a à ce que cette mesure ne soit pas votée. La motivation de chaque bénéficiaire potentiel d’une mesure législative ou réglementaire à investir un certain volume de ressources personnelles (en temps, en énergie, en efforts d’information et en ressources personnelles) dans une action politique destinée à influencer le choix des électeurs ou des élus, ou à modifier le résultat du processus politique, est ainsi infiniment plus grande que celle que ressentent ceux qui auront à supporter la charge ou les retombées ultérieures de cette mesure nouvelle.
Cette dissymétrie crée donc un déséquilibre politique : sur le marché électoral ou politique, davantage de ressources seront investies pour contribuer au passage de telles législations que d’efforts ne seront mobilisés pour s’y opposer. D’une manière plus précise, ceux qui agissent pour obtenir le vote de nouvelles mesures dont l’effet est d’accroître le niveau des dépenses publiques ou celui des activités de transfert, seront plus actifs que ceux dont l’intérêt personnel, compte tenu de la façon dont s’en distribuent les coûts et les avantages, serait de s’y opposer.
Si l’on accepte l’idée que les acteurs agissant sur le marché politique sont des êtres humains ni plus ni moins rationnels que les traditionnels agents économiques de la théorie des processus marchands ; si l’on ne récuse pas l’hypothèse que, dans l’ensemble, leur comportement électoral et politique a toutes chances d’être étroitement influencé par la façon dont ils perçoivent la distribution des coûts et avantages de la production publique ; si, enfin, on ne juge pas aberrant qu’il puisse exister une liaison entre le niveau des ressources affectées par les uns et par les autres, à titre individuel ou collectif, à l’action sur le marché, et la façon dont se distribuent les enjeux du marchandage politique, on .a là une des sources d’explication les plus fondamentales de la dérive vers un accroissement toujours plus grand des dépenses publiques. Explication dont le mérite est d’être simple, efficace et générale.
Groupes de pression et marchandages électoraux
Le second point consiste à remarquer que la prise en compte de l’activité des groupes de pression amplifie le caractère dissymétrique du jeu politique.
Sur le marché politique, le citoyen ne peut rien faire d’efficace isolément. Pire, logiquement, il ne devrait guère être motivé à faire quoi que ce soit. Pour deux raisons. D’abord, l’influence marginale pratiquement nulle de son action personnelle : ce n’est pas mon opinion ou mon vote qui changeront quoi que ce soit au résultat si je ne suis qu’un parmi des millions, ou même des milliers. Ensuite, la nature « collective » des biens produits par l’Etat : si j’agis, les bénéfices de mon action seront partagés avec tous ceux qui bénéficieront gratuitement du résultat de mes efforts, même si je suis le seul à en avoir supporté tout le coût : exemple de l’industriel qui, par son action de couloir et ses relations obtient une protection douanière dont les avantages seront partagés par tous les membres de la profession, même si ceux-ci n’ont pas partagé les coûts de cet effort de lobbying ; exemple aussi du syndicat qui, par ses pressions économiques, sociales ou politiques – grèves, manifestations, soutien électoral – obtient le vote d’une législation qui couvrira tous les travailleurs, même ceux qui n’appartiennent pas au syndicat et n’ont donc pas participé à son financement.
De ce fait, le marché politique n’est pas le marché atomistique auquel on le réduit trop souvent. C’est un marché où la révélation et l’expression des préférences collectives passe par le relais d’organisations collectives concurrentes que l’on peut assimiler à des « entreprises » animées par des « entrepreneurs ».
L’assimilation de ces organismes intermédiaires à des entreprises est justifiée par le fait qu’eux aussi produisent quelque chose. Leur « produit », c’est la plus-value non marchande en termes de bien-Être et de satisfactions que leur activité rapporte aux membres du groupe dont ils assurent la promotion des intérêts communs ; plus-value dont les membres du groupe concerné n’auraient jamais pu bénéficier spontanément si la promotion de ce qui constitue leur zone d’intérêt commun n’avait été prise en charge par des hommes dont l’activité, d’un point de vue analytique, n’est pas fondamentalement différente de celle d’un chef d’entreprise classique.
Les « produits » de ces organisations – même si l’accès à leur distribution, par une technique ou une autre, est limitée aux membres effectifs – ont en effet eux aussi le caractère de « biens collectifs ». Le raisonnement tenu à propos des biens publics leur est applicable. Les résultats de l’action d’un parti politique, d’un syndicat professionnel, d’une association d’écologistes ou d’un comité de défense local constituent par définition des bénéfices non marchands dont tirent profit tous ceux qui sont concernés, indépendamment de leur participation effective à l’effort commun. Il ne suffit donc pas que des individus se regroupent pour promouvoir la défense de leurs intérêts de salariés, de contribuables, d’industriels, de locataires, etc. pour que cela débouche automatiquement sur une action efficace. C’est un problème que toutes les associations à but non lucratif connaissent bien. Chacun a en fait intérêt à attendre que ce soit le voisin qui « fasse le boulot », puisque de toute façon, qu’on y participe ou pas, l’intérêt individuel qu’on en retirera sera le même.
L’efficacité de telles organisations dépend donc du rôle qu’y jouent des individus qui ont, comme l’entrepreneur le plus classique de la théorie économique, d’abord le mérite d’avoir, à un moment donné, identifié la présence d’un besoin latent (par exemple les associations de consommateurs, dans une période récente), et qui, ensuite, consacrent leurs efforts, leur temps, leur énergie, et parfois leurs ressources personnelles à organiser les moyens de répondre à ces attentes potentielles.
Ces « innovateurs sociaux » sont généralement des bénévoles, ou des quasi-bénévoles dans la mesure où les permanents de telles organisations se contentent souvent de rémunérations inférieures à celles auxquelles ils pourraient prétendre dans le secteur industriel. Cela ne signifie cependant pas qu’ils soient totalement désintéressés. Les rémunérations de ces activités sont souvent indirectes. C’est par exemple les gratifications psychologiques que représente pour certains la possibilité d’apparaître quasi quotidiennement sur le petit écran ; l’intérêt personnel que l’on retire de participer à une œuvre sociale nouvelle ; ou encore le « placement » individuel que l’on fait en se forgeant une plate-forme pour une éventuelle carrière politique ultérieure. Fondamentalement, les motivations de ces « entrepreneurs » sociaux ou politiques ne sont pas différentes de celles qui animent le chef d’entreprise fier du dynamisme technologique de son affaire, qui fait son métier parce qu’il préfère être indépendant ou parce qu’il aime commander, ou encore parce qu’il considère qu’en faisant son travail il contribue de manière positive à l’amélioration du bien-être de tous. Chacun exploite le filon de clientèle sociale, politique ou économique qui correspond le mieux à ses motivations psychologiques, à ses appétences ou capacités personnelles.
Ces organisations collectives remplissent à l’égard de leur clientèle un triple rôle :
– Un rôle d’information sur les enjeux du marché politique et les caractéristiques de la production publique – donc sur ce que le citoyen, le travailleur ou le contribuable sont en droit d’en attendre. Comme sur le marché des productions industrielles, un « produit » n’existe pas tant que le consommateur potentiel n’a pas été informé de son existence, de ses caractéristiques, des moyens de se le procurer, à quel prix, etc. Pour exprimer ses choix, l’électeur a besoin d’informations lui expliquant qui est le mieux à même de tenir compte de ses problèmes, quels sont les arbitrages en jeu, avec quels intérêts conflictuels il se trouve en concurrence… C’est le premier rôle des organisations intermédiaires que de lui apporter ces informations. On peut même dire que leur principale production est informationnelle (rôle essentiel des journaux, publications, bulletins d’information, de l’affichage, etc.).
– Un rôle de marketing dans la révélation des intérêts communs latents. Sauf ceux de caractère purement biologique, rares sont les besoins qui s’expriment a priori clairement chez le consommateur. La formation des préférences individuelles – qu’elles soient de type matériel ou non matériel – résulte d’un processus d’interaction entre l’exposition d’un nouveau « produit » dont l’entrepreneur prend le risque et l’expérience concrète que le consommateur en fait ensuite. Il en va de même dans le secteur non marchand. Pour que l’individu soit à même de former ses préférences, et donc d’apporter son concours aux activités des organisations qui prétendent agir en son nom, encore faut-il que, d’une façon ou d’une autre, il soit amené à faire l’expérience des « produits » qu’on lui propose. D’où le rôle fondamental des actions de sensibilisation et de mobilisation ; actions qui passent par le discours idéologique, l’affichage sauvage, l’organisation de meetings, de manifestations, de fêtes populaires, mais aussi par des activités beaucoup plus concrètes et visibles telles les activités de formation professionnelle et éducative, les bourses de placement, les services sociaux gratuits, les mécanismes d’assistance juridique, les mutuelles, les colonies de vacances, les voyages organisés ou les activités culturelles que les grands syndicats réservent généralement à ceux qui prennent leur carte.
– Enfin, un rôle de lobbying auprès des institutions du marché politique pour faire prévaloir la prise en compte des intérêts communs dont elles ont la charge. D’un côté, il s’agit d’assurer la promotion d’intérêts dont la réalisation passe par un accroissement des dépenses de l’Etat ou de ses transferts au profit des clientèles qu’elles représentent (activités de type « corporatif »). De l’autre, il s’agit à l’inverse de protéger ces clientèles contre les retombées d’interventions prises au bénéfice d’autres groupes économiques ou sociaux dont les intérêts sont défendus par d’autres institutions concurrentes.
D’une manière générale, le rôle des organisations socio-économiques ou politiques est de jouer astucieusement sur les deux tableaux, afin d’augmenter la part relative des groupes concernés dans la distribution des bénéfices de la production publique. Mais il faut tenir compte de la dissymétrie existant sur le marché électoral.
Si nous sommes tous, à l’échelon individuel, à la fois payeurs et receveurs de la manne publique, du fait de la loi de concentration des bénéfices et de dilution des coûts de l’action publique, l’enjeu marginal que représente pour chacun de nous le vote ou le non-vote d’une mesure qui contribue à augmenter notre bien-être personnel par un accroissement à notre profit des dépenses publiques et des actions de transfert, est en règle générale toujours plus important que l’enjeu marginal représente par le vote ou le non-vote d’une mesure similaire qui conduit à augmenter le bien-Être d’une autre catégorie de la population par une augmentation des dépenses publiques dont le poids retombe sur des catégories de population généralement indéfinies et plus nombreuses. D’où un effet de myopie qui fait que, dans l’allocation de notre temps et de nos efforts, nous avons logiquement tendance à privilégier la prise en compte de ceux de nos intérêts qui s’identifient avec l’expression d’une préoccupation « corporative » plutôt qu’à la défense de nos intérêts de contribuables ou de consommateurs.
Par ailleurs, si l’on se place maintenant du point de vue des appareils institutionnels – c’est-à-dire des « entrepreneurs sociaux » – la loi de concentration des bénéfices et de dilution des coûts signifie que, lorsqu’il s’agit d’enjeux corporatifs à caractère dépensier ou redistributeur, la clientèle concernée est relativement facile à cerner, peu nombreuse, donc particulièrement motivée, et relativement peu coûteuse à organiser et à maintenir « sous pression » ; alors que lorsqu’il s’agit d’enjeux inverses, c’est le contraire : la clientèle est généralement plus disséminée, moins motivée, et plus difficile à organiser.
De là découlent deux conséquences.
D’une part, les organisations socio-économiques auront généralement tendance à privilégier la prise en compte des intérêts « corporatifs » de leurs clientèles au détriment de leurs autres intérêts. D’autre part, il y a toutes chances pour que l’animation et la prise en charge d’organisations dont la finalité s’identifie avec la recherche d’un accroissement des dépenses publiques au profit des clientèles corporatives qu’elles représentent attirent davantage de ressources, d’énergie, de talent « entrepreneurial », que la prise en charge des intérêts opposés (comme le reflète, par exemple dans notre pays, la faiblesse des organisations de contribuables par rapport à la force des institutions corporatives).
Le nombre de groupes de pression organisés dont l’activité est liée prioritairement à la promotion d’intérêts à caractère dépensier et redistributif (du point de vue de la production publique) a donc toutes chances d’être plus grand que celui des groupes dont l’intérêt est lié à la limitation tant des dépenses publiques que des phénomènes de transfert. Leur activité a également toutes chances d’être mieux organisée, plus intense, mieux managée et plus efficace. Il y a ainsi plus de chances pour que les décisions du pouvoir politique et administratif reflètent davantage les intérêts des premiers que ceux des seconds.
Cependant, il faut encore tenir compte d’un autre phénomène. Lorsque, sur un marché, la concurrence s’exerce entre un nombre relativement limité d’acteurs, il est plus facile d’adopter des comportements stratégiques de coalition ; c’est-à-dire de s’épauler mutuellement pour atteindre ses fins en négociant avec les autres, de façon explicite ou implicite, des échanges réciproques de soutien électoral ou parlementaire. C’est ce que les économistes anglo-saxons ont baptisé le « log-rolling » – traduit en français par l’expression de marchandage parlementaire[6].
C’est là un processus de décision politique très courant, bien que rarement reconnu comme tel : j’accepte de voter en faveur de quelque chose que vous voulez si, en échange, vous acceptez de voter pour quelque chose que je souhaite ardemment. C’est ainsi que sont constitués les programmes des partis politiques, par marchandage entre les diverses factions rivales représentant des sensibilités électorales diverses. C’est ainsi que l’on compose les ministères, les cabinets ministériels, ou encore que l’on arbitre entre la multiplicité des amendements présentés lors d’un vote législatif important. C’est ainsi encore que bien des décisions administratives sont prises lorsqu’il s’agit par exemple de sortir des décrets d’application après consultation de ce que l’on appelle pudiquement les « partenaires sociaux » – qui ne sont autres que des groupes de pression officiellement privilégiés par la puissance publique[7].
Cette possibilité de jeu stratégique – plus aisément réalisable dans une enceinte parlementaire, dans le silence feutré d’un cabinet ministériel ou préfectoral, ou encore lorsqu’il s’agit d’élections générales où ne s’affrontent qu’un petit nombre de partis importants proposant des programmes politiques conçus en termes généraux, que lorsque la population est fréquemment consultée par voie référendaire sur des sujets très ponctuels comme c’est le cas dans les cantons suisses – entraîne une conséquence très importante : il suffit qu’une mesure concerne directement ou indirectement les intérêts personnels d’un quart ou d’un tiers des votants pour que cette mesure soit pratiquement assurée d’être votée par la majorité des participants au vote, même si ceux qui font ainsi l’appoint y sont indifférents, ou même auraient de bonnes raisons de s’y opposer. S’ils apportent leurs voix, c’est en échange de la promesse de bénéficier à leur tour d’un soutien croisé pour l’adoption d’autres projets auxquels ils accordent une importance plus grande que ce que leur coûte aujourd’hui le projet qu’ils sont amenés à soutenir. Autrement dit, l’existence des mécanismes de log-rolling fait que la loi majoritaire dominante n’est plus celle des majorités à 51 % comme c’est en principe toujours officiellement le cas, mais celle des minorités de 25 ou 30 % (et même parfois beaucoup moins). Il suffit qu’un groupe ait une préférence particulièrement forte pour une certaine décision pour qu’il soit dans la réalité pratiquement assuré d’obtenir un jour ou l’autre satisfaction.
Résultat : ceci accentue d’autant la dérive dépensière et redistributive du système, tout en donnant un poids relatif accru aux groupes d’intérêt sociaux ou économiques les mieux organisés ; notamment ceux qui, gr‚ce à leur plus grande ancienneté, sont les mieux à même d’utiliser tout le réseau complexe de communication et de relations que de telles procédures impliquent. Davantage de décisions politiques à impact dépensier ou redistributif sont ainsi prises que ce ne serait le cas si, sur chaque cas, on demandait réellement à la majorité du corps électoral d’exprimer sa préférence. Et l’on obtient, in fine, un niveau de dépenses publiques supérieur à ce que la majorité des citoyens désirent réellement.
Cela dit, pour bien décortiquer les mécanismes de la croissance de l’Etat moderne, il faut encore évoquer un troisième facteur.
Le lobby des fonctionnaires : des « sur-citoyens ».
L’une des conséquences de la croissance de l’Etat est l’augmentation du nombre des fonctionnaires. Selon le sénateur Edouard Bonnefous, en 1914, l’Etat français employait 650 000 agents civils et militaires – soit 3,2 % de la population active de la France. Aujourd’hui, il dispose de plus de 2 millions de fonctionnaires, ce qui constitue environ 10 % du nombre total des travailleurs.
« Mais, ajoute l’ancien ministre, les effectifs de toutes les administrations, y compris les para-administrations et les entreprises nationales, atteignent un chiffre supérieur à 3 millions d’agents, soit plus de 15 % de la population active. » Chaque année, depuis 1977, le budget a prévu des créations nettes d’emplois supérieures à 20 000 : 21 937 en 1977, 29 630 en 1978 et 22 705 en 1979. « Il a vraiment fallu que la crise fasse pleinement ressentir ses effets, conclut-il, pour que cette statistique revienne à 14 639 créations nettes prévues pour 1980. »
Aux Etats-Unis, l’évolution est identique. Selon Allan Meltzer, on y comptait 4 % d’emplois publics en 1900 ; 6 % en 1929. Aujourd’hui le chiffre est de 15 % également.
« Si l’on continue aux rythmes du passé, écrit-il, en l’an 2000, 25 % de la population active travaillera pour l’Etat. Et cent ans plus tard, la moitié de la population américaine sera directement employée par l’Etat.[8] »
Résultat : la composition du corps électoral s’en trouve modifiée ; celui-ci contient une proportion croissante de citoyens appartenant à la catégorie socio-économique des agents de l’Etat.
Or, ces fonctionnaires sont des citoyens un peu particuliers. Pour deux raisons :
D’abord, parce que du fait même de leur appartenance aux corps de l’Etat, ils sont mieux informés sur les rouages de la production publique, et mieux en position de connaître la véritable dimension des enjeux qui les concernent ; donc, toutes choses égales d’ailleurs, plus motivés pour agir sur le marché politique et y consacrer davantage de ressources pour arriver à leurs fins ou défendre leurs intérêts. Ce sont en quelque sorte des sur-citoyens.
Par ailleurs, ce sont des individus dont l’intérêt personnel est généralement lié à l’accroissement des dépenses publiques. Pour des raisons de carrière, comme nous l’avons déjà évoqué (création de nouveaux services qui multiplient le nombre des postes et donc le nombre des promotions possibles). Mais aussi parce que même lorsqu’il dit défendre l’intérêt général, il est naturel que le fonctionnaire ait tendance à confondre l’idée qu’il se fait de l’intérêt général avec la promotion du « produit » qu’il contribue à mettre à la disposition du public. Ainsi que je l’ai déjà écrit dans Demain le capitalisme (chapitre V) :
« La logique de la fonction publique est de produire plus de ce qu’elle produit par rapport à ce qui correspondrait à la meilleure allocation sociale des ressources de la société, en fonction de la structure réelle des préférences du corps électoral. Toutes choses égales par ailleurs, les responsables qui prennent des décisions publiques sont mus par une logique qui les conduit à se fixer des objectifs de production supérieurs à l’optimum social. »
Cette logique conduit non seulement le fonctionnaire, en tant que décideur public – c’est-à-dire en tant qu’agent exécutif du pouvoir politique, mais aussi en tant qu’informateur des échelons de décision souverains –, à rechercher la réalisation d’objectifs d’activité supérieurs à ce que souhaiterait réellement la majorité du corps électoral ; mais cela le conduit également, en tant qu’électeur, à donner sa préférence aux programmes politiques qui sont plutôt favorables aux dépenses publiques.
Cette situation a trois conséquences :
– Le secteur public est un secteur qui a toutes chances de bénéficier de l’action de groupes de pression particulièrement efficaces, et mieux organisés que les autres pour assurer la promotion des intérêts de leurs membres au détriment des clientèles des autres groupes. Ce n’est par exemple pas un hasard seulement si c’est dans la fonction publique que l’on trouve en France le taux de syndicalisation le plus élevé. N’oublions pas non plus l’extraordinaire puissance corporative des syndicats d’enseignants. Enfin, les privilèges exceptionnels que confère le statut de la fonction publique par rapport à la condition des autres salariés sont un bon indice de l’efficacité du lobby bureaucratique à promouvoir ses intérêts sur le dos des salariés des secteurs exposés.
– La fonction publique forme à elle seule un formidable groupe de pression dont l’action ne se situe pas seulement au sein des rouages internes de l’Etat, mais sur tout le champ de l’échiquier politique : par exemple sur le plan de la production idéologique et du marché des idées.
– Enfin, l’influence de ce groupe de pression sur le fonctionnement du marché politique, et sur l’allocation des ressources qui en résulte, ne cesse de croître relativement à l’influence des autres, du seul fait de la dynamique interne de croissance de l’Etat.
Autrement dit, non seulement les fonctionnaires ont un intérêt personnel à ce que l’Etat croisse plus car ils en tirent une somme de satisfactions individuelles plus grandes ; mais ils sont également en position de mieux faire prévaloir la promotion de leurs intérêts communs que les autres groupes socio-économiques (car mieux informés, et donc plus motivés à investir sur le marché politique).
Il est vrai que les fonctionnaires sont eux aussi des contribuables. On pourrait donc penser que leurs intérêts de contribuables (ou de consommateurs) viennent équilibrer leurs intérêts corporatifs de producteurs. Ce n’est pas le cas parce que, comme nous l’avons déjà vu, pour eux aussi, l’enjeu personnel représenté par l’adoption d’une mesure dépensière – dont on tire profit en tant que membre d’une catégorie socio-économique et non en tant qu’individu étant par définition supérieur à l’enjeu fiscal correspondant, les individus sont logiquement conduits à privilégier leurs intérêts corporatifs personnels plutôt que leurs intérêts de contribuables.
Comment enrayer la croissance de l’Etat ?
Tout ceci donne l’impression d’un mécanisme irréversible. Sommes-nous donc condamnés à être les victimes consentantes du Léviathan ? La loi de la démocratie est-elle celle de l’Etat tentaculaire ? Que peut-on faire ? Ce qui précède dicte la structure des réponses.
Il faut d’abord prendre conscience de ce que le marché politique n’est pas un marché qui aurait pour caractéristique d’être par définition moins inégalitaire et plus juste que le marché économique.
Nous vivons sur l’idée que lorsque le marché conduit à des inégalités ou des injustices que nous déplorons, il suffit de se tourner vers l’Etat pour lui demander d’y porter remède. Ce qui, implicitement, aboutit à poser que, par définition, les résultats du marché politique seront plus justes et plus égalitaires que les résultats d’un marché économique fonctionnant sans interférence des pouvoirs publics.
Ce qui précède (l’économie des groupes d’intérêt) montre qu’une telle affirmation est pour le moins présomptueuse. La distribution des ressources et de l’influence des groupes de pression agissant sur les mécanismes d’allocation politique n’a pas de raison d’Être moins inégalitaire que la distribution des patrimoines et des revenus monétaires. Cette distribution résulte d’un processus historique (tout comme l’accumulation des patrimoines) qui fait que certains intérêts communs, certains groupes socio-économiques, bénéficient de ressources, de talents « entrepreneuriaux », d’une expérience et donc d’une influence plus importante que d’autres, sans que cela reflète la distribution réelle des préférences du corps électoral. Là aussi jouent de multiples facteurs comme les économies d’échelle, l’expérience accumulée dans le passé, ou encore l’aléa de la présence d’innovateurs sociaux plus actifs dans certains domaines que dans d’autres. Tout cela joue au profit de certains groupes d’intérêt qui ont historiquement eu la chance de bénéficier des services d’ « entrepreneurs » particulièrement dynamiques, et au détriment d’autres communautés d’intérêt qui restent à l’état latent faute des mêmes ressources humaines (les chômeurs, les immigrés, le « quart monde » des vieillards…)
Une fois que l’on aura compris cela, et que l’on aura simultanément contribué à éclairer les citoyens sur les effets pervers de l’intervention de l’Etat, ainsi que sur ses rendements décroissants, un grand pas aura été fait vers une meilleure maîtrise du phénomène étatique.
Le second problème est d’atténuer l’inégalité dans la distribution du pouvoir relatif des socio-structures. Comment ? On peut imaginer cinq voies :
– Imposer le recours plus fréquent, dans les processus parlementaires et électoraux, à des règles de majorité qualifiée (majorité des deux tiers par exemple). Cela rendrait plus coûteux les mécanismes de log-rolling, et compliquerait le jeu des marchandages et stratégies de coalition au bénéfice d’intérêts particuliers. Cela rendrait plus difficile le vote des mesures dépensières pour lesquelles le consensus social est le plus faible. Moins de décisions seraient prises qui vont à l’encontre des préférences réelles de la majorité des membres du corps électoral.
– Assortir toute mesure dépensière (directe ou indirecte) d’un exposé des motifs faisant le bilan de la distribution de ses « coûts » et « avantages ». On compenserait ainsi en partie le défaut d’information du contribuable moyen par rapport aux agents économiques bénéficiant du support de l’activité d’organisations corporatives efficaces et bien organisées. Par ailleurs, en réduisant ses coûts d’information, cela renforcerait la motivation du contribuable à se montrer plus actif sur le marché politique qu’il n’y est naturellement conduit dans les circonstances actuelles. Des organismes privés ou publics, comme le Conseil national des Impôts, devraient être chargés de développer systématiquement les études économiques sur l’incidence des divers impôts, et de les diffuser. La Constitution devrait prévoir l’obligation d’assortir tout projet de loi accroissant la fiscalité (mesures nouvelles) d’un rapport d’économie politique spécifiant qui seront les bénéficiaires et les payeurs des transferts correspondants.
– Décentraliser l’activité politique. On peut en effet démontrer que la centralisation diminue le « coût individuel » du vote d’une mesure dépensière, alors que la décentralisation augmente au contraire le « coût individuel » du vote d’une telle mesure. L’influence que mon comportement politique est susceptible d’exercer sur le comportement des autres citoyens variant en sens inverse de l’importance de la population électorale concernée, la centralisation réduit la motivation à se comporter en citoyen actif et accompli, cependant qu’elle augmente considérablement les coûts d’exercice du contrôle démocratique. La centralisation politique renforce le pouvoir et l’influence des groupes technocratiques politiques ou administratifs, ainsi que leur autonomie d’action par rapport aux préférences réelles du corps électoral. La décentralisation administrative est un leurre si elle ne s’accompagne pas d’un effort de dévolution des responsabilités politiques et des procédures de contrôle représentatif. Cette décentralisation devrait s’accompagner de l’introduction en France d’une procédure de référendum à l’initiative de minorités de citoyens selon le modèle pratiqué dans certains pays anglo-saxons ou en Suisse. Le référendum doit être conçu non pas comme un instrument de plébiscite (comme c’est la tradition française qui en restreint l’usage à l’initiative de la classe politique qui gouverne), mais comme un contrepoids dont le rôle est de redonner aux citoyens la possibilité de s’exprimer face aux intérêts qu’expriment les groupes de pression qui dominent le jeu des institutions parlementaires. On comprend que dans les pays où cette tradition n’existe pas, la classe politique dans son ensemble soit généralement opposée à ce genre d’initiative qui battrait en brèche la sécurité de son monopole, et les avantages personnels qu’elle en retire.
– Eviter toute législation ayant pour effet d’attribuer un monopole légal à un quelconque groupe de pression. Le marché politique est un marché concurrentiel. Le problème des positions dominantes y est le même qu’en économie : le monopole n’est pas un mal s’il résulte de l’exploitation d’une rente temporaire d’innovation (le premier à exploiter un besoin nouveau qui existait à l’état latent) ; il est antisocial s’il résulte de l’apparition de barrières légales à l’entrée dont l’effet est de permettre aux premiers placés de bénéficier de rentes de situation que le jeu concurrentiel pourrait avoir pour conséquence de faire disparaître progressivement. Cela pose le problème des divers statuts « représentatifs » accordés aux grandes centrales syndicales, qu’il serait question d’étendre maintenant aux associations de consommateurs. Cela pose aussi le problème du projet de financement public des partis politiques.
– Chercher à obtenir le vote de mesures législatives imposant un plafond constitutionnel à la croissance des dépenses publiques.
Ainsi que le résume Milton Friedman dans son dernier livre Free to Choose (Harcourt, 1980), « le problème fondamental vient de ce que l’accroissement des dépenses publiques se fait par l’addition successive d’une multiplicité de décisions isolées, prises sur leurs mérites propres, sans qu’il soit jamais tenu compte de leur effet global et des préférences des citoyens quant à ce résultat. L’objectif des initiatives américaines du type Proposition 13 et autres projets dérivés est de contraindre les groupes d’intérêt en concurrence à se battre entre eux pour essayer d’arracher une part relative plus importante d’un gâteau de taille fixe et déterminée à l’avance, plutôt que de s’entendre entre eux pour se partager un gâteau rendu plus gros sur le dos des contribuables ».
Ce genre d’initiative est donc tout à fait fondamental. Il s’agit d’enrayer le mécanisme qui, par la collusion des groupes d’intérêt censés représenter le citoyen, conduit à l’exploitation du contribuable, à son insu, et pour des finalités qui n’ont pas nécessairement grand-chose à voir avec l’intérêt général. Cela ne signifie pas que de telles limites une fois votées seraient inamovibles. Leur vote ou leur modification ultérieure donnerait l’occasion de consulter les électeurs sur leurs préférences réelles en matière de fiscalité et de production publique. Ce qui, par ricochet, – du fait qu’il s’agirait d’un enjeu plus clairement compréhensible et visible pour la majorité des électeurs que la plupart des plates-formes électorales traditionnelles –, contribuerait à relever l’intérêt et la motivation de chacun à participer à la vie politique en rendant celle-ci, ou tout au moins ses résultats plus transparents. La principale asymétrie de nos systèmes politiques contemporains serait ainsi en partie rectifiée – ou tout au moins largement atténuée.
Il faut enfin endiguer la puissance croissante du lobby bureaucratique. Comment ?
– par la généralisation des techniques de « zero budgeting », c’est-à-dire la suppression du régime des services votés, avec contrainte de soumettre périodiquement au vote du Parlement la totalité des crédits dont disposent chaque ministère et chaque service public ;
– par l’introduction d’une certaine concurrence entre les services publics (toute administration réalisant son cahier des charges sans utiliser complétement ses crédits budgétaires, garderait la libre disposition des sommes ainsi épargnées) ;
– en revoyant le problème posé par l’existence de la grille de la fonction publique ;
– en introduisant dans l’administration des systèmes de rémunération s’inspirant d’une logique de profit (comme ceux décrits par l’Américain William Niskanen dans son livre Bureaucracy : Servant or Master, analysé dans le chapitre VII de Demain le capitalisme) ;
– mais aussi, surtout et avant tout, par la mise en route d’une véritable réforme visant à remettre ordre et clarté dans une fiscalité dont l’opacité bourgeonnante remplit une fonction précise : entretenir chez le contribuable une illusion fiscale dont les principaux bénéficiaires sont tous ceux à qui profite en priorité l’accroissement des dépenses de l’Etat et du nombre de ses agents.
On retrouve ici les idées exposées par les « nouveaux économistes » dans leur Manifeste pour une Charte fiscale, présenté à la presse le 28 février 1979.
« Le principe fondamental de la démocratie, expliquaient les douze signataires de ce manifeste, le consentement de l’impôt, n’est pas respecté. Le vote du budget par le Parlement ne suffit pas à garantir que l’impôt payé soit réellement et totalement compris et accepté. Pour que l’impôt puisse vraiment être consenti par les citoyens, il faut que l’information soit disponible. Ce n’est pas le cas. Nous nous trouvons aujourd’hui dans la situation étonnante où les pouvoirs publics imposent l’affichage des prix aux entreprises privées, alors qu’ils dissimulent le coût de leurs services en ayant recours à des impôts nombreux, complexes, souvent cachés, et dont les incidences par là même sont largement inconnues. Il y a donc illusion fiscale et régression de la démocratie. »
« L’inflation ou divers impôts en nature constituent des exemples de fiscalité cachée. Le service militaire ainsi que toutes les obligations administratives qui pèsent sur les entreprises et les ménages et qui forcent les individus à consacrer du temps au service de l’Etat, font partie des impôts en nature. »
« La fiscalité cachée, c’est, par exemple, les droits de douane et autres mesures de protection dont le coût effectif pour la collectivité est considérablement supérieur au montant reçu par l’Etat. Ce sont encore toutes ces réglementations qui empêchent le citoyen d’obtenir le meilleur service au moindre coût (limitation du nombre de taxis, monopoles aériens, limitation du nombre d’officiers ministériels, fonctionnarisation des professeurs d’université, etc.). Il est temps de s’apercevoir que les statistiques relatives à la part de l’Etat dans l’économie nationale sont fausses : une grande part de ce qui est enregistré comme activité privée est en fait une activité au service de l’Etat. »
« Cela conduit à penser que l’impôt n’est pas consenti, concluent les nouveaux économistes. Mais il y a plus grave encore : les avantages apportés par un service étatique sont plus exactement perçus par l’électeur que les coûts correspondant ne le sont par les contribuables. Chacun a l’impression que le service public est gratuit, que la réglementation est sans coût, alors qu’il n’en est rien et que la collectivité doit supporter une charge parfois disproportionnée au regard de l’avantage reçu par les bénéficiaires. Tout citoyen, toute firme, tout groupe de pression a intérêt à obtenir une faveur publique dont la charge sera supportée par tous et ne portera sur lui que de manière insensible. Les hommes politiques ont intérêt à leur donner satisfaction pour obtenir des voix aux élections, les bureaucrates pour étendre leurs pouvoirs. Au contraire, la rentabilité individuelle pour le contribuable d’un effort pour modifier par le marché politique la pression fiscale est faible. Ce qui explique le niveau élevé et croissant de la fiscalité actuelle. De ce fait, les gestionnaires de l’Etat peuvent ajuster les recettes aux dépenses contrairement aux ménages et aux responsables d’entreprises qui doivent ajuster leurs dépenses à leurs recettes. »
Partant de là, le manifeste des « nouveaux économistes » présente un certain nombre de propositions visant à supprimer les incohérences majeures du système actuel, et dont ils attendent qu’elles contribuent à rétablir un meilleur contrôle de la fiscalité par les contribuables. Par exemple, ils préconisent le remplacement de la structure fiscale actuelle par le choix d’un impôt direct sur le revenu dépensé qui pourrait Être progressif comme l’I.R.P.P. mais ne pénaliserait pas deux fois l’épargne comme celui-ci le fait, et se substituerait à toutes les formes actuelles, directes ou indirectes, de taxation du capital. En attendant que cette réforme ambitieuse soit réalisée, ils prennent position en faveur de la mise en place de systèmes d’indexation automatiques afin d’annuler les effets de l’inflation qui font payer des impôts sur des revenus fictifs (I.R.P.P., impôt sur les bénéfices, plus-values). Ils recommandent la suppression de l’impôt sur les sociétés et la réintégration des sommes correspondantes dans les revenus des actionnaires, la réintégration de la totalité des cotisations sociales dans les revenus des salariés qui devraient les payer directement, la suppression des impôts antiéconomiques que sont les droits de douane ou le service militaire. Tout cela dans le but d’amorcer un mouvement en faveur d’une profonde réforme institutionnelle dont l’objectif devrait Être de réintroduire plus de clarté dans la distribution réelle des coûts et avantages de la production publique, et de rendre cette information plus accessible aux citoyens et contribuables.
Ce manifeste fiscal a eu pour effet, dit-on, d’irriter passablement un certain nombre de hauts personnages de l’administration française. Les journaux et magazines s’en sont fait l’écho, mais n’en ont retenu que les aspects les plus provocants comme l’appel à la suppression du service militaire obligatoire, ou la demande de suppression de l’impôt sur les sociétés. L’essentiel – c’est-à-dire le procès de la fiscalité actuelle en tant qu’instrument jouant contre la démocratie, et la recherche de mécanismes nouveaux pour rendre au consentement à l’impôt un sens véritable – n’a visiblement pas été perçu. C’est dommage. Car en disséquant les effets pervers de la structure fiscale, le Manifeste des « nouveaux économistes » mettait le doigt sur la véritable source institutionnelle de notre dérive vers toujours plus d’Etat et de socialisation.
Si, comme l’a récemment écrit Arthur Shenfield[9], nous voulons éviter que les pratiques actuelles de la démocratie ne nous conduisent inéluctablement « à détruire la démocratie au nom de la démocratie », la véritable solution passe par le lancement d’un mouvement populaire en faveur d’une nouvelle Déclaration des droits du citoyen, venant compléter notre bonne vieille déclaration des droits de l’homme. Fondée sur une analyse des imperfections du marché politique, cette Déclaration aurait pour objectif de conduire à l’élaboration de nouvelles règles et garde-fous constitutionnels inspirés des analyses et propositions évoquées ci-dessus[10]. Le vaste débat politique que cette initiative déclencherait serait l’occasion d’informer les citoyens sur ce que malheureusement trop d’intérêts particuliers, premiers bénéficiaires des vices de la situation présente, ont intérêt à leur cacher. A cet égard, il convient de noter que précisément le mouvement de « révolte fiscale » né aux Etats-Unis à la suite du vote de la Proposition 13 en Californie, est en train de donner naissance à un mouvement national appelant à la négociation d’un nouveau Bill of Rights ; idée reprise en Grande-Bretagne par Lord Hailsham.
Commentant la controverse politique qui a accompagné le référendum sur la Proposition 13, Irving Kristol écrivait récemment :
« Rarement la scène politique américaine nous aura donné un tel exemple de politiciens et de bureaucrates prêts à jouer toutes les ficelles du jeu des groupes de pression les plus résolus pour manipuler l’information, intoxiquer l’opinion, et préserver ainsi leur accès privilégié aux portefeuilles des contribuables. Mais, cette fois-ci, concluait-il, ce sont les contribuables qui ont gagné, et qui ont eu raison… »
Le fait nouveau est qu’avec l’analyse économique des institutions et des processus d’allocation politiques, sans sortir de leur rôle scientifique, les économistes sont aujourd’hui en mesure d’éclairer et d’aider les contribuables à reconquérir les droits démocratiques les plus fondamentaux qui leur ont été peu à peu confisqués par les groupes de pression privés ou publics les mieux organisés et les plus motivés. N’oublions pas que la révolution française, est née non pas d’une contestation globale de l’ordre établi et de la société telle qu’elle s’était instituée, mais de la remise en cause d’une série de privilèges devenus de plus en plus injustifiés et illégitimes aux yeux de la majorité du corps social. Le fait fondamental, c’est la nuit du 4 août. Et c’est probablement d’une nouvelle nuit du 4 août que nos sociétés occidentales ont aujourd’hui besoin. Les économistes de 1980 peuvent y contribuer de la même façon que leurs prédécesseurs de l’ère des Lumières – les pères fondateurs de l’économie politique classique – ont contribué de façon déterminante à l’émergence des idées de liberté et de démocratie.
[1] En 1979, les impôts représentent 23,1 % du produit intérieur brut français. Si l’on y ajoute les cotisations sociales (16 %) cela donne pour l’ensemble des prélèvements obligatoires un total de 39,1 % contre 34,4 % en 1973. Mais si l’on prend en considération le total consolidé des dépenses de tous les organismes dépendant, à un titre ou à un autre, de l’Etat (services de l’Etat, collectivités locales, organismes de Sécurité sociale, entreprises nationales) on arrive à un total représentant en 1978 49,4 % du produit intérieur, contre 41,1 % en 1973. Depuis sept ans, ces dépenses ont augmenté au taux annuel de près de 18 % tandis que le produit intérieur brut ne progressait que de 13,3 %. Cf. Edouard Bonnefous, À la recherche des milliards perdus, P.U.F., 1980.
[2] Cf. Allan H. Meltzer et Scott F. Richard, « Why Government Grows (and Grows) in a Democracy », The Public Interest, n°52, été 1978.
[3] Pour un essai récent d’une telle vérification empirique, voir le livre de Jacques Plassard et Jean-Michel Boussemart, L’Investissement et le Progrès, édité par Masson et l’Institut de l’Entreprise.
[4] Pour une présentation des différentes explications traditionnelles de la croissance de l’Etat, voir Christine André et Robert Delorme, « Déterminants des dépenses publiques et rôle de l’Etat », dans Vie et Sciences économiques, n°77, avril 1978.
[5] Les paragraphes qui suivent sont directement inspirés du contenu d’une intervention faite à un colloque sur l’Etat organisé par le Club de l’Horloge le 22 avril 1979. L’analyse reprend certains éléments déjà évoqués dans les pages précédentes, mais en les resituant dans une perspective d’explication dynamique, où l’important ce ne sont plus seulement les éléments décrits, mais les processus qui en découlent.
[6] Pour une analyse détaillée du log-rolling et des fonctions que ce mécanisme occupe dans les rouages de la démocratie parlementaire, voir Gordon Tullock, Le Marché politique : Analyse économique des processus politiques, Economica – Association pour l’Economie des Institutions, 1978.
[7] Sur la façon dont l’administration française – notamment la préfectorale – adopte une attitude discriminatoire selon qu’elle a affaire à des groupes de représentation économique ou sociale qu’elle juge, de son point de vue, légitimes ou non, voir l’ouvrage d’Ezra Suleiman, Les Hauts Fonctionnaires et la Politique, Le Seuil, 1976.
[8] Cf. Allan Meltzer et Scott Richard, « Why Government Grows (and Grows) in a Democracy », article déjà cité.
[9] Voir Arthur Shenfield, « Les droits de l’homme contre la démocratie totalitaire : un nouveau Bill of Rights britannique », Liberté Magazine, n°1, février 1980 (Québec).
[10] Pour des indications sur le type de règles constitutionnelles qui pourraient résulter d’une telle Déclaration, voir Milton Friedman, dans Free to Choose (Harcourt, Brace, Jovanovitch, 1980), le dernier chapitre « The Tide is Turning ». Voir aussi le livre des professeurs Geoffrey Brennan et James Buchanan, The Power to Tax : Analytical Foundations of a Fiscal Constitution (à paraître fin 1980, Cambridge University Press), ainsi que l’article de Richard E. Wagner, Spending Limitations, The Constitution and Productivity, dans Taxing and Spending, volume III, n°1, hiver 1980.
A lire également : Demain le capitalisme (chapitre V)
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