L’éditeur Berg International réédite, dans sa petite collection, la célèbre Fables des abeilles de Bernard Mandeville, avec une postface de Damien Theillier. Présentation :
« Man Devil », tel fut le surnom donné ironiquement à cet écrivain d’origine française, né en 1670 à Rotterdam. Ses parents étaient huguenots et s’étaient réfugiés en Hollande, fuyant les persécutions religieuses. Par la suite, Mandeville s’installa comme médecin à Londres et y écrivit ses livres en anglais. Il traduisit d’abord les fables de La Fontaine en anglais. Et en 1705 il publia lui-même une fable, La Ruche mécontente, ou les coquins honnêtes gens. En 1714, la fable fut rééditée, mais accompagnée de vingt Remarques.
La page de titre de cette édition de 1714 est la suivante : « La Fable des Abeilles ou les vices privés font le bien public contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales ». Et voici comment l’auteur de la fable décrit la ruche : « La fertile ruche était remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants, dont le grand nombre contribuait même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité et l’ambition d’autres abeilles […] Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité ».
Les vertus sociales de l’intérêt bien compris
Le texte présente un certain nombre de thèmes tels que le rôle de l’intérêt et du profit dans la création d’un ordre spontané prospère. Telle est la leçon que retiendront Montesquieu, Adam Smith puis Kant de leur lecture de la fable de Mandeville.
Ainsi, Montesquieu écrit, à propos de la monarchie : « L’honneur (Mandeville dirait : la vanité) fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même; et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers ». (De l’esprit des lois, 1758)
La Richesse des nations est sans doute l’ouvrage qui doit le plus à Mandeville. Adam Smith y reformule de façon scientifique le thème de la division du travail mais aussi et surtout l’idée que les besoins de tous sont satisfaits non grâce à la bienveillance de chacun, mais par la recherche de l’intérêt propre. Il n’est pas nécessaire que tous nos actes soient vertueux pour qu’ils convergent naturellement vers la prospérité générale et la paix sociale. Il n’est pas nécessaire, par conséquent, que l’État se charge de diriger toutes nos actions. C’est le concept d’ordre spontané ou de « main invisible » qu’Adam Smith oppose à la main visible de l’État et à la doctrine mercantiliste.
En effet, au chapitre 2 du livre I des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Adam Smith écrit : « L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien sûr de réussir s’il s’adresse à leur intérêt personnel ou s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. […] Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage ».
Un bon gouvernement doit donc s’efforcer de laisser les intérêts individuels se développer selon leur propre logique, dans le respect des règles de justice dont il est le gardien.
Telle est la leçon que retiendra également Emmanuel Kant. Dans son Idée d’une Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, il suppose que les hommes, quand ils se préoccupent de leurs intérêts, travaillent sans le savoir à la réalisation des desseins généreux mais cachés de la Nature concernant notre espèce. Ainsi, dans la quatrième proposition, il se félicite que la nature ait donné à l’homme des passions, un goût pour la domination et la possession. Sans cela, les hommes resteraient apathiques et aucun progrès ne serait possible.
Le bien social ne naît pas du dessein des hommes mais du produit de leurs actions
Mandeville a donc été bien compris par les philosophes et il n’est pas le penseur diabolique décrit par les moralistes. C’est seulement sous certaines conditions que la ruche prospère. Les vices auxquels Mandeville prête une utilité économique ne sont pas tant l’ivrognerie, le vol ou la tromperie que les passions communes et amorales des hommes : l’intérêt, la recherche du profit individuel, le désir de réussir et d’améliorer sa condition.
En fait, la véritable thèse de la fable n’est pas que tout vice serait un bien public, mais qu’ « il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse ». Autrement dit, une société prospère peut résulter du libre jeu des intérêts individuels sans être dirigée par une autorité ou un pouvoir central planificateur.
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