Ernest Martineau, M. Méline libre-échangiste, Journal des Économistes, novembre 1891.
M. MÉLINE LIBRE-ÉCHANGISTE
— M. Méline, libre-échangiste ! L’apôtre de la protection, le leader de la restriction et de la disette, l’homme d’État qui ne veut voir en matière économique que les intérêts dominants, sans regarder du côté des intérêts dominés (v. Discours à la Chambre des députés, du 9 juin 1890), serait un adepte du libre-échange ?
— Parfaitement. Cela peut paraître étrange, mais cela est.
— Contez-nous comment la chose est arrivée, et à quel moment ce nouveau saint Paul a trouvé son chemin de Damas.
— La chose est bien simple. M. Méline, répondant à M. Léon Say, dans la séance de la Chambre du 11 mai dernier (1891), a dit ceci :
« La question à résoudre est, au fond, une seule et unique question ; il s’agit de savoir quel est, des deux régimes économiques en présence, celui qui donne la plus grande somme de travail et, par suite, le plus de salaires à nos ouvriers ».
Si donc je parviens à établir, par une démonstration si claire qu’elle force la conviction de tout esprit sérieux, que c’est le régime du libre-échange qui procure la plus grande somme de travail à nos producteurs, à nos ouvriers, il est clair que M. Méline, en vertu de son propre principe, est un véritable libre-échangiste, et que, comme M. Jourdain, en demandant la protection du travail national, il fait du libre-échange sans le savoir.
— Théorie pure ! M. Méline n’aime pas les théories, vous le savez, et il vous foudroiera en vous qualifiant de théoricien.
— Détrompez-vous ; il y a théorie et théorie, comme il y a fagots et fagots, et je suis sûr que M. Méline ne repoussera pas celle-ci, puisque c’est la sienne.
« La seule théorie, a-t-il dit, s’il y en a une, est celle qui procure au travail national sa plus grande intensité ». Donc, si je prouve que c’est la liberté qui donne la plus grande somme de travail à nos producteurs, cette théorie aura, forcément, l’adhésion de M. Méline.
— Reste à nous faire cette démonstration.
— Pour éviter le reproche des formules a priori, je vais mettre la démonstration dans un exemple.
La première loi de protection votée par cette Chambre sur la proposition de M. Méline, a été le droit de 3 francs voté sur les maïs étrangers, sous prétexte que la concurrence de ces maïs faisait tort au travail national.
Cette raison est-elle fondée ?
Supposons qu’une cargaison de maïs de 100 000 francs arrive dans le port de Bordeaux. Elle se vend 100 000 francs ; cela signifie qu’elle s’échange contre une valeur équivalente.
Cet échange se fera de deux manières : la contre-valeur se composera de produits ou d’argent.
Si ce sont des produits qui forment la contre-valeur, si, par exemple, le capitaine du navire prend du fret de retour, des huiles, du vin, etc., pas de difficulté ; il est clair que le travail national ne reçoit aucune atteinte, puisque 100 000 francs de travail national paient 100 000 francs de travail étranger.
Si le paiement a lieu en argent, je dis que c’est également un paiement fait avec du travail national.
L’or et l’argent, en effet, ont été acquis avec des produits du travail national, et lorsque, sous forme de monnaie, ils passent de main en main, nous ne pouvons nous en procurer qu’en donnant, en échange, des produits équivalents de notre travail.
Quand on réfléchit un peu à la question de la monnaie, on comprend que les hommes ont inventé la monnaie pour faciliter les échanges, et qu’elle est le véhicule de la circulation des richesses dans la société.
C’est donc une valeur transitoire qui donne droit, à chacun de nous, de retirer du milieu social une valeur équivalente, et cette valeur transitoire, nous l’avons acquise par du travail.
Payer en argent, c’est donc payer avec du travail national, et, dans ce second cas comme dans le premier, il est vrai de dire que 100 000 fr. de travail national paient 100 000 francs de travail étranger.
Finalement donc, il est évident que les importations de produits étrangers ne peuvent pas nuire au travail national, puisque toute importation entraîne une exportation correspondante pour la payer.
Mais ce n’est pas tout, et je vais, maintenant, établir que la protection qui restreint les échanges, restreint en même temps et amoindrit le travail national.
Pour le comprendre, il suffit de se rappeler que la protection est un système qui, comme dit M. Méline, a pour but d’augmenter les profits des producteurs en renchérissant les prix de vente.
Protéger, c’est taxer les consommateurs.
La protection aboutit donc à renchérir les matières premières, les instruments de travail et les objets d’alimentation ; par suite, elle exige pour toute entreprise, pour toute branche de production quelconque, un capital plus considérable que sous le régime de la liberté.
Une preuve frappante se rencontre dans le dégrèvement accordé à M. Bourgoin-Meiffre l’an dernier, lors de l’installation par lui faite d’une filature de coton au Tonkin.
Grâce à ce dégrèvement des droits protecteurs, cet industriel a installé une filature au même prix que ses concurrents anglais aux Indes.
Généralisant, nous arrivons à conclure que la protection gaspille des capitaux et qu’elle réduit ainsi nécessairement le nombre des entreprises de toute sorte, et, par conséquent, le salaire des ouvriers.
Telle est cette démonstration, qui ne le cède en rien, pour la rigueur, aux démonstrations mathématiques.
Vous voyez ainsi que M. Méline est un libre-échangiste puisque le libre-échange seul donne satisfaction à sa théorie de la plus grande somme de travail national, et que la soi-disant protection n’est qu’un masque pour déguiser un régime de privilèges ; la liberté, on le voit, est le seul régime capable de protéger réellement, efficacement le travail national.
— C’est une chose curieuse que M. Méline soit ainsi vaincu par la victoire même de son principe.
Reste à le convaincre, ce qui ne sera peut-être pas facile ; on dit qu’il appartient à la famille de ces gens dont parle l’Évangile, qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre.
— Vous calomniez M. Méline pour le croire aussi obstiné dans un entêtement irraisonné, il faut attendre. M. Méline nous dit qu’il est un homme sage et modéré ; nous verrons bien, à son attitude, s’il mérite les attaques de ses adversaires ou les éloges qu’il se donne à lui-même.
Nous ne lui demandons qu’une chose : c’est d’examiner et de discuter la très sérieuse argumentation que nous lui opposons.
C’est seulement au cas où, se sentant impuissant à répondre, il garderait de Conrart le silence impudent, que nous aurions le droit de lui dire :
« Votre silence est inexplicable, seriez-vous un charlatan et un imposteur ? ».
E. MARTINEAU
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