Dans le journal le Siècle, qu’il dirige, Yves Guyot prend la plume en ce 9 juin 1896 pour honorer la mémoire de Jules Simon, républicain libéral, qu’il a côtoyé et a toujours estimé, même quand des divisions de partis les éloignaient passagèrement.
M. JULES SIMON
(Le Siècle, 9 juin 1896)
M. Jules Simon vient de s’éteindre à l’âge de 82 ans. Sa vie a été aussi laborieuse qu’elle a été longue. Il a lui-même raconté les temps de misère de sa jeunesse au collège de Vannes où, enfant, il donnait des leçons à des camarades pour cinq sous. Quand il vient à Paris se présenter à l’École normale, il fit la route à pied.
Ces débuts montrent la trempe de l’homme. Il fut remarqué par Victor Cousin qui en fit son suppléant. Il avait vingt cinq ans et touchait 80 fr. par mois. Ce fut, dans toute la force du terme, un prolétaire de l’enseignement. Il n’en est pas moins arrivé aux plus hautes fonctions publiques, donnant ainsi, par lui-même, une nouvelle preuve qu’il n’y a pas en France de classes fermées, et exclusives.
J’ai connu Jules Simon en 1865. Il m’accueillit avec la plus grande bienveillance. Ce fut grâce à lui que je pus faire paraître mon premier volume, l’Inventeur.
Même, quand la politique nous a séparés à certaines reprises, je lui en ai toujours gardé et témoigné la plus vive reconnaissance.
À ce moment, il donnait des soirées tous les jeudis, j’y ai contracté de précieuses relations. Il y était entouré de jeunes gens dont la plupart ont parcouru depuis une brillante carrière. Il y réunissait des hommes de tous genres, des notabilités de tous les partis, et du monde entier.
Il avait une conversation charmante, pleine d’anecdotes, et trop spirituelle. Jules Simon racontait fort bien et il aimait les anecdotes piquantes même pour ses amis. Il s’est fait beaucoup d’ennemis d’hommes qui ne lui ont jamais pardonné les petits portraits qu’il avait esquissés d’eux pour s’amuser et intéresser ses auditeurs.
Ses ennemis l’ont représenté souvent comme un homme ondulant et fuyant. Cependant il a su faire dans sa vie des actes d’énergie fort rares.
Après le coup d’état du 2 décembre 1851, il monta une dernière fois dans sa chaire de la Sorbonne. Il prit la morale pour sujet de sa leçon. Le lendemain un arrêté suspendit son cours. Jules Simon refusa de prêter serment à l’empire et il fut banni de l’enseignement public.
Il n’avait pas de fortune ; il ne pouvait vivre que de sa plume, dans un temps où les écrivains étaient condamnés au silence, et cependant, il n’hésita pas.
À la fin du siège, quand un conflit s’éleva entre Gambetta et le gouvernement de Paris, ce fut Jules Simon qui fut envoyé à Bordeaux pour prendre le pouvoir. Il y arrivait seul, n’ayant d’autre moyen d’action que sa fermeté. Après deux jours d’incertitude, Gambetta se retirait devant lui.
Depuis, les gambettistes ont commis une faute et une injustice à son égard. Ils ne lui ont jamais pardonné. Dès son second numéro, la République française contenait un portrait de lui qui était une véritable diatribe. Le conflit a toujours continué. Il continua alors que Jules Simon était devenu le président du premier ministère républicain, après la constitution de 1875.
Cependant MM. de Broglie et de Fourtou étaient impatients. Ils n’attendirent pas que le ministère Simon fût mis en minorité par la Chambre. Ils poussèrent le maréchal à le mettre lui-même à la porte. C’est ce qu’on appela le 16 mai. Il faut fait contre Jules Simon, et cependant beaucoup de républicains ne lui pardonnèrent pas. Il fut englobé dans l’impopularité des hommes qui l’avaient frappé. La victime fut confondue avec ses exécuteurs par une inexplicable injustice de l’opinion.
Depuis, M. Jules Simon fut tenu à l’écart des affaires publiques. S’il n’eût pas été sénateur inamovible, il est possible que ce merveilleux orateur eût été depuis longtemps exclu du Parlement. Ce vieux républicain était déclaré anathème par quantité de gens qui, nés quelques années plus tôt, eussent été de parfaits impérialistes. Cet homme qui avait rédigé la Liberté de penser, en 1849, était accusé d’être clérical.
Depuis près de vingt ans, M. Jules Simon a eu de grands succès comme littérateur et comme académicien ; mais il était tenu dans une sorte d’ostracisme qui l’a écarté de toutes les grandes fonctions.
La République use vite les hommes, surtout ceux de grand talent. Elle oublie volontiers les services qu’ils ont rendus.
C’est là une cause de faiblesse que l’on peut constater avec d’autant plus de tristesse que, seules, les mœurs peuvent la supprimer.
Tous les enfants qui fréquentent nos écoles, tous les jeunes gens qui ont reçu l’instruction primaire depuis vingt ans, tous les instituteurs devraient adresser des témoignages de reconnaissance à la mémoire de M. Jules Simon, car il en a été l’infatigable apôtre.
Yves Guyot
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