extrait de l’Essai sur la nature du commerce en général (1755), réédité par l’Institut Coppet en 2015.
VII. Autres éclaircissements et recherches sur l’utilité d’une banque nationale
Il est peu important d’examiner pourquoi la banque de Venise et celle d’Amsterdam, tiennent leurs écritures dans des monnaies de compte différentes de la courante, et pourquoi il y a toujours un agio à convertir ces écritures en argent courant. Ce n’est pas un point qui soit d’aucune utilité pour la circulation. La banque de Londres ne l’a pas suivie en cela ; ses écritures, ses billets et ses paiements, se font et se tiennent en espèces courantes : cela me paraît plus uniforme et plus naturel et non moins utile.
Je n’ai pu avoir des informations exactes de la quantité des sommes qu’on porte ordinairement à ces banques, ni le montant de leurs billets et écritures, non plus que celui des prêts qu’ils font, et des sommes qu’ils gardent ordinairement en caisse pour faire face : quelque autre qui sera plus à portée de ces connaissances en pourra mieux raisonner.
Cependant, comme je sais assez bien que ces sommes ne sont pas si immenses qu’on le croit communément, je ne laisserai pas d’en donner une idée.
Si les billets et écritures de la banque de Londres, qui me paraît la plus considérable, se montent une semaine portant l’autre à quatre millions d’onces d’argent ou environ un million sterling ; et si on se contente d’y garder communément en caisse le quart ou deux cents cinquante mille livres sterling, ou un million d’onces d’argent en espèces, l’utilité de cette banque pour la circulation correspond à une augmentation de l’argent de l’État de trois millions d’onces, ou sept cents cinquante mille livres sterling, qui est sans doute une somme bien forte et d’une utilité très grande pour la circulation dans les circonstances que cette circulation a besoin d’être accélérée : car j’ai remarqué ailleurs qu’il y a des cas où il vaut mieux pour le bien de l’État de retarder la circulation que de l’accélérer. J’ai bien ouï dire que les billets et écritures de la banque de Londres ont monté dans certains cas, à deux millions sterling ; mais cela ne me paraît avoir été que par un accident extraordinaire ; et je crois que l’utilité de cette banque ne correspond en général qu’à environ la dixième partie de tout l’argent qui circule en Angleterre.
Si les éclaircissements qu’on m’a donnés en gros sur les revenus de la banque de Venise en 1719 sont véritables, on pourrait dire en général des banques nationales que leur utilité ne correspond jamais à la dixième partie de l’argent courant qui circule dans un État : voici à peu près ce que j’y ai appris.
Les revenus de l’État de Venise peuvent monter annuellement à quatre millions d’onces d’argent qu’il faut payer en écritures à la banque, et les collecteurs établis pour cet effet, qui reçoivent à Bergame et dans les pays les plus éloignés les taxes en argent, sont obligés de les convertir en écritures de banque lors des paiements qu’ils en font à la république.
Tous les paiements à Venise pour négociations, achats, et ventes, au-dessus d’une certaine somme modique, doivent par la loi se faire en écritures de banque : tous les détailleurs, qui ont amassé de l’argent courant dans le troc, se trouvent obligés d’en acheter des écritures pour faire leurs paiements des gros articles ; et ceux qui ont besoin, pour leur dépense ou pour le détail de la basse circulation, de reprendre de l’argent, sont dans le cas de vendre leurs écritures contre de l’argent courant.
On a trouvé que les vendeurs et acheteurs de ces écritures, sont communément de niveau, lorsque la somme de tous les crédits ou écritures sur les livres de la banque, n’excèdent pas la valeur de huit cent mille onces d’argent ou environ.
C’est le temps et l’expérience qui ont donné (suivant mon auteur) cette connaissance à ces Vénitiens. À la première érection de la banque, les particuliers apportaient leur argent à la banque, pour y avoir des crédits en écritures, pour la même valeur ; dans la suite cet argent déposé à la banque, fut dépensé pour les besoins de la république, et cependant les écritures conservaient encore leur valeur primordiale, parce qu’il se trouvait autant de particuliers qui avaient besoin d’en acheter, que de ceux qui avaient besoin d’en vendre ; ensuite l’État se trouvant pressé donna aux entrepreneurs de la guerre des crédits en écritures de banque, au défaut d’argent, et doubla la somme de ces crédits.
Alors le nombre des vendeurs d’écritures étant devenu bien supérieur à celui des acheteurs, ces écritures commencèrent à perdre contre l’argent, et tombèrent à vingt pour cent de perte ; par ce dis-crédit le revenu de la république diminua d’un cinquième, et le seul remède qu’on trouva à ce désordre, fut d’engager une partie des fonds de l’État, pour emprunter à intérêt de l’argent en écritures. Par ces emprunts en écritures on en éteignit une moitié, et alors les vendeurs et acheteurs d’écritures se trouvant à peu près de niveau, la banque a recouvré son crédit primitif, et la somme des écritures se trouve réduite à huit cent mille onces d’argent.
C’est par cette voie qu’on a reconnu que l’utilité de la banque de Venise, par rapport à la circulation, correspond à environ huit cent mille onces d’argent ; et si l’on suppose que tout l’argent courant qui circule dans les États de cette république peut monter à huit millions d’onces d’argent, l’utilité de la banque correspond au dixième de cet argent.
Une banque nationale, dans la capitale d’un grand royaume ou État, semble devoir moins contribuer à l’utilité de la circulation, à cause de l’éloignement de ses provinces, que dans un petit État ; et lorsque l’argent y circule en plus grande abondance que chez ses voisins, une banque nationale y fait plus de mal que de bien. Une abondance d’argent fictif et imaginaire cause les mêmes désavantages qu’une augmentation d’argent réel en circulation, pour y hausser le prix de la terre et du travail, soit pour enchérir les ouvrages et manufactures au hasard de les perdre dans la suite : mais cette abondance furtive s’évanouit à la première bouffée de discrédit, et précipite le désordre. [48]
Vers le milieu du règne de Louis XIV en France, on y voyait plus d’argent en circulation que chez les voisins, et on y levait les revenus du prince sans le secours d’une banque, avec autant d’aisance et de facilité qu’on lève aujourd’hui ceux d’Angleterre, avec le secours de la banque de Londres.
Si les virements de partie à Lyon montent dans une de ses quatre Foires à quatre-vingt millions de livres, si on les commence, et si on les finit avec un seul million d’argent comptant, ils sont sans doute d’une grande commodité pour épargner la peine d’une infinité de transports d’argent d’une maison à une autre ; mais à cela près, on conçoit bien qu’avec ce même million de comptant qui a commencé et conclu ces virements, il serait très possible de conduire dans trois mois tous les paiements de quatre-vingt millions.
Les banquiers, à Paris, ont souvent remarqué que le même sac d’argent leur est rentré quatre à cinq fois dans les paiements d’un seul jour, lorsqu’ils avaient beaucoup à payer et à recevoir.
Je crois les banques publiques d’une très grande utilité dans les petits États, et dans ceux ou l’argent est un peu rare ; mais je les crois peu utiles pour l’avantage solide d’un grand royaume.
L’empereur Tibère, prince sévère et économe, avait amassé dans le trésor de l’empire deux milliards sept cents millions de sesterces, ce qui correspond à vingt-cinq millions sterling, ou cent millions d’onces d’argent ; somme immense en espèces pour ces temps-là, et même pour aujourd’hui ; il est vrai qu’en resserrant tant d’argent, il gêna la circulation, et que l’argent devint bien plus rare à Rome qu’il n’avait été.
Tibère, qui attribuait cette rareté aux monopoles des gens d’affaires et financiers qui affermaient les revenus de l’empire, ordonna par un édit qu’ils achetassent des terres pour les deux tiers au moins de leurs fonds. Cet édit, au lieu d’animer la circulation, la mit entièrement en désordre : tous les financiers resserraient et rappelaient leurs fonds, sous prétexte de se mettre en état d’obéir à l’édit, en achetant des terres, qui au lieu d’enchérir devenaient à beaucoup plus vil prix par la rareté de l’argent en circulation. Tibère remédia à cette rareté d’argent, en prêtant aux particuliers sous bonnes cautions, seulement trois cents millions de sesterces : c’est-à-dire, la neuvième partie des espèces qu’il avait dans son trésor.
Si la neuvième partie du trésor suffisait à Rome pour rétablir la circulation, il semblerait que l’établissement d’une banque générale dans un grand royaume, où son utilité ne correspondrait jamais à la dixième partie de l’argent qui circule, lorsqu’on n’en resserre point, ne serait d’aucun avantage réel et permanent, et qu’à le considérer dans sa valeur intrinsèque, on ne peut le regarder que comme un expédient pour gagner du temps.
Mais une augmentation réelle de la quantité d’argent qui circule est d’une nature différente. Nous en avons déjà parlé, et le trésor de Tibère nous donne encore occasion d’en toucher un mot ici. Ce trésor de deux milliards sept cents millions de sesterces, laissé à la mort de Tibère, fut dissipé par l’empereur Caligula son successeur dans moins d’un an. Aussi ne vit-on jamais à Rome l’argent si abondant. Quel en fut l’effet ? Cette quantité d’argent plongea les Romains dans le luxe, et dans toutes sortes de crimes pour y subvenir. Il sortait tous les ans plus de six cents mille livres sterling hors de l’empire pour les marchandises des Indes ; et en moins de trente ans l’empire s’appauvrit, et l’argent y devint très rare sans aucun démembrement ni perte de province.
Quoique j’estime qu’une banque générale est dans le fond de très peu d’utilité solide dans un grand État, je ne laisse pas de convenir qu’il y a des circonstances où une banque peut avoir des effets qui paraissent étonnants.
Dans une ville où il y a des dettes publiques pour des sommes considérables, la facilité d’une banque fait qu’on peut vendre et acheter ses fonds capitaux dans un instant, pour des sommes immenses, sans aucun dérangement dans la circulation. Qu’à Londres un particulier vende son capital de la mer du Sud, pour acheter un autre capital dans la banque ou dans la compagnie des Indes, ou bien dans l’espérance que dans quelques temps il pourra acheter à plus bas prix un capital dans la même compagnie de la mer du Sud, il s’accommode toujours de billets de banque, et on ne demande ordinairement l’argent de ces billets que pour la valeur des intérêts. Comme on ne dépense guère son capital, on n’a pas besoin de le convertir en espèces, mais on est toujours obligé de demander à la banque l’argent nécessaire pour la subsistance, car il faut des espèces dans le bas troc.
Qu’un propriétaire de terres qui a mille onces d’argent, en paie deux cents pour les intérêts des fonds publics, et en dépense lui-même huit cents onces, les mille onces demanderont toujours des espèces ; ce propriétaire en dépensera huit cents, et les propriétaires des fonds en dépenseront 200. Mais lorsque ces propriétaires sont dans l’habitude de l’agio, de vendre et d’acheter des fonds publics, il ne faut point d’argent comptant pour ces opérations, il suffit d’avoir des billets de banque. S’il fallait retirer de la circulation des espèces pour servir dans ces achats et ventes, cela monterait à une somme considérable, et gênerait souvent la circulation, ou plutôt il arriverait dans ce cas qu’on ne pourrait pas vendre et acheter ses capitaux si fréquemment.
C’est sans doute l’origine de ces capitaux, ou l’argent qu’on a déposé à la banque et qu’on ne retire que rarement, comme lorsqu’un propriétaire des fonds se met dans quelque négoce où il faut des espèces pour le détail, qui est cause que la banque ne garde en caisse que le quart ou la sixième partie de l’argent dont elle fait ses billets. Si la banque n’avait pas les fonds de plusieurs de ces capitaux, elle se verrait, dans le cours ordinaire de la circulation, réduite comme les banquiers particuliers à garder la moitié des fonds qu’on lui met entre les mains, pour faire face ; il est vrai qu’on ne peut pas distinguer par les livres de la banque ni par ses opérations, la quantité de ces sortes de capitaux qui passent en plusieurs mains. Dans les ventes et achats qu’on fait dans Change Alley, ces billets sont souvent renouvelés à la banque et changés contre d’autres dans le troc. Mais l’expérience des achats et ventes de capitaux des fonds fait bien voir que la somme en est considérable ; et sans ces achats et ventes, les sommes en dépôt à la banque seraient sans difficulté moins considérables.
Cela veut dire que lorsqu’un État n’est point endetté, et n’a pas besoin des achats et ventes de capitaux, le secours d’une banque y sera moins nécessaire et moins considérable.
Dans l’année 1720, les capitaux des fonds publics et des bubbles qui étaient des attrapes et des entreprises de sociétés particulières à Londres, montaient à la valeur de huit cents millions sterling, cependant les achats et ventes de capitaux si venimeux se faisaient sans peine, par la quantité de billets de toutes espèces qu’on mit sur la place, pendant qu’on se contentait des mêmes papiers pour le paiement des intérêts ; mais sitôt que l’idée des grandes fortunes porta nombre de particuliers à augmenter leur dépense, à acheter des équipages, des linges et soieries étrangères, il fallut des espèces pour tout cela, je dis pour la dépense des intérêts, et cela mit tous les systèmes en pièces.
Cet exemple fait bien voir que le papier et le crédit des banques publiques et particulières peuvent causer des effets surprenants dans tout ce qui ne regarde pas la dépense ordinaire pour le boire et pour le manger, l’habillement et autres nécessités des familles ; mais que dans le train uniforme de la circulation, le secours des banques et du crédit de cette espèce est bien moins considérable et moins solide qu’on ne pense généralement. L’argent seul est le vrai nerf de la circulation.
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