En 1848, la propriété privée est l’objet d’attaques virulentes, contre lesquelles se mobilisent les économistes de la Société d’économie politique. Bastiat écrit Propriété et Loi. Adolphe Thiers est un allié de taille dans cette lutte, lui qui est déjà auréolé d’une gloire certaine. Dans De la propriété, il prend la défense de ce principe maltraité. Dans le troisième chapitre de la première partie, il montre que la propriété est « un fait constant, universel dans tous les temps et dans tous les pays ». B.M.
Adolphe Thiers, De la propriété (1848)
CHAPITRE III.
DE L’UNIVERSALITÉ DE LA PROPRIÉTÉ.
Que la propriété est un fait constant, universel dans tous les temps et dans tous les pays.
La méthode d’observation étant reconnue la seule bonne pour les sciences morales, aussi bien que pour les sciences physiques, j’examine d’abord la nature humaine dans tous les pays, dans tous les temps, à tous les états de civilisation, et partout je trouve la propriété comme un fait général, universel, ne souffrant aucune exception.
Les publicistes, dans le dernier siècle, voulant distinguer entre l’état naturel et l’état civil, se plaisaient à imaginer une époque où l’homme errait dans les forêts et les déserts, n’obéissant à aucune règle fixe, et une autre époque où il s’était aggloméré, réuni, et lié par des contrats appelés lois. On qualifiait du titre de droit naturel les conditions supposées de ce premier état, du titre de droit civil les conditions réelles et connues du second. C’est là une pure hypothèse, car l’homme n’a été découvert nulle part dans l’isolement, même parmi les sauvages les plus grossiers, les plus stupides de l’Amérique et de l’Océanie. De même que parmi les animaux il y en a qui, gouvernés par l’instinct, vivent en troupes, tels que les herbivores qui paissent en commun, tandis que les carnivores vivent isolés pour chasser sans rivaux, de même l’homme a toujours été aperçu en société. L’instinct, la première, la plus ancienne des lois, le rapproche de son semblable, et le constitue un animal sociable. Que ferait-il, s’il en était autrement, de ce regard intelligent par lequel il interroge et répond avant de savoir, parler ? Que ferait-il de cet esprit qui conçoit, généralise, qualifie les choses, de cette voix qui les désigne par des sons, de cette parole enfin, instrument de la pensée, lien et charme de la société ? Un être si noblement organisé, ayant le besoin et le moyen de communiquer avec ses semblables, ne pouvait être fait pour l’isolement. Ces tristes habitants de l’Océanie, les plus semblables aux singes que la création nous présente, consacrés à la pêche, la moins instructive de toutes les manières d’être pour l’homme, ont été trouvés rapprochés les uns des autres, vivant en commun, et communiquant entre eux par des sons rauques et sauvages.
Toujours encore on a trouvé l’homme ayant sa demeure particulière, dans cette demeure sa femme, ses enfants, formant de premières agglomérations qu’on appelle familles, lesquelles juxtaposées les unes aux autres, forment des rassemblements ou peuplades, qui, par un instinct naturel, se défendent en commun, comme elles vivent en commun. Voyez les cerfs, les daims, les chamois paissant tranquillement dans les belles clairières de nos forêts européennes, ou bien sur les plateaux verdoyants des Alpes et des Pyrénées : qu’un souffle d’air porte à leurs sens si fins un son qui les avertisse, ils donnent de la voix ou du pied un signe d’émotion, qui à l’instant se communique à la troupe, et ils fuient en commun, car leur défense est dans la merveilleuse légèreté de leurs jambes. L’homme, né pour créer et braver le canon, l’homme au lieu de fuir, se jette sur les armes plus ou moins perfectionnées qu’il a imaginées, prend un bois à l’extrémité duquel il place une pierre tranchante, et, armé de cette lance, grossière, se serre à son voisin, fait tête à l’ennemi, résiste ou cède tour à tour, suivant la direction qu’il reçoit du plus adroit, du plus hardi des membres de la peuplade.
Tous ces actes s’accomplissent d’instinct, avant qu’on ait rien écrit ni sur les lois ni sur les arts, avant qu’on soit convenu de rien. Les règles instinctives de cet état primitif, les plus rudimentaires de toutes, les plus générales, les plus nécessaires, peuvent bien être appelées droit naturel. Or la propriété existe dès ce moment, car on n’a jamais vu que, dans cet état, l’homme n’eût pas sa cabane ou sa tente, sa femme, ses enfants, avec quelques accumulations des produits, de sa pêche, de sa chasse ou de ses troupeaux, en forme de provisions de famille. Et si un voisin ayant des instincts précoces d’iniquité veut lui ravir quelques-uns des biens modestes composant son avoir, il s’adresse à ce chef plus fort, plus adroit, autour duquel il a pris l’habitude de se ranger pendant le combat, lui demande redressement, protection, et celui-ci prononce en raison des notions de justice développées dans la peuplade.
Chez tous les peuples, quelque grossiers qu’ils soient, on trouve donc la propriété, comme un fait d’abord, et puis comme une idée, idée plus ou moins claire suivant le degré de civilisation auquel ils sont parvenus, mais toujours invariablement arrêtée. Ainsi le Sauvage chasseur a du moins la propriété de son arc, de ses flèches, et du gibier qu’il a tué. Le nomade qui est pasteur, a du moins la propriété de ses tentes, de ses troupeaux. Il n’a pas encore admis celle de la terre, parce qu’il n’a pas encore jugé à propos d’y appliquer ses efforts. Mais l’Arabe qui a élevé de nombreux troupeaux, entend bien en être le propriétaire, et vient en échanger les produits contre le blé qu’un autre Arabe, déjà fixé sur le sol, a fait naître ailleurs. Il mesure exactement la valeur de l’objet qu’il donne contre la valeur de celui qu’on lui cède, il entend bien être propriétaire de l’un avant le marché, propriétaire du second après. La propriété immobilière n’existe pas encore chez lui. Quelquefois seulement, on le voit pendant deux ou trois mois de l’année se fixer sur des terres qui ne sont à personne, y donner un labour, y jeter du grain, le recueillir, puis s’en aller en d’autres lieux. Mais pendant le temps qu’il a employé à labourer, à ensemencer cette terre, à la moissonner, le nomade entend en être le propriétaire, et il se précipiterait avec ses armes sur celui qui lui en disputerait les fruits. Sa propriété dure en proportion de son travail. Peu à peu cependant le nomade se fixe et devient agriculteur, car il est dans le cœur de l’homme d’aimer à avoir son chez-lui, comme aux oiseaux d’avoir leurs nids, à certains quadrupèdes d’avoir leurs terriers. Il finit par choisir un territoire, par le distribuer en patrimoines où chaque famille s’établit, travaille, cultive pour elle et sa postérité. De même que l’homme ne peut laisser errer son cœur sur tous les membres de la tribu, et qu’il a besoin d’avoir à lui sa femme, ses enfants, qu’il aime, soigne, protège, sur lesquels se concentrent ses craintes, ses espérances, sa vie enfin, il a besoin d’avoir son champ, qu’il cultive, plante, embellit à son goût, enclôt de limites, qu’il espère livrer à ses descendants couvert d’arbres qui n’auront pas grandi pour lui, mais pour eux. Alors à la propriété mobilière du nomade succède la propriété immobilière du peuple agriculteur ; la seconde propriété naît, et avec elle des lois compliquées, il est vrai, que le temps rend plus justes, plus prévoyantes, mais sans en changer le principe, qu’il faut faire appliquer par des juges et par une force publique. La propriété résultant d’un premier effet de l’instinct, devient une convention sociale, car je protège votre propriété pour que vous protégiez la mienne, je la protège ou de ma personne comme soldat, ou de mon argent comme contribuable, en consacrant une partie de mon revenu à l’entretien d’une force publique.
Ainsi l’homme insouciant d’abord, peu attaché au sol qui lui offre des fruits sauvages ou de nombreux animaux à dévorer, sans qu’il ait beaucoup de peine à se donner, s’assied à cette table chargée de mets naturels, et où il y a place pour tous, sans jalousie, sans dispute, tour à tour s’y asseyant, la quittant, y revenant comme à un festin toujours servi par un maître libéral, maître qui n’est autre que Dieu lui-même. Mais peu à peu il prend goût à des mets plus recherchés ; il faut les faire naître ; il commence à y tenir parce qu’ils valent mieux, parce qu’il a fallu beaucoup travailler pour les produire. Il se partage ainsi la terre, s’attache fortement à sa part, et si des nations la lui disputent en masse il combat en corps de nation ; si dans l’intérieur de la cité où il vit, son voisin lui dispute sa parcelle, il plaide devant un juge. Mais sa tente et ses troupeaux d’abord, sa terre et sa ferme ensuite, attirent successivement ses affections, et constituent les divers modes de sa propriété.
Ainsi à mesure que l’homme se développe, il devient plus attaché à ce qu’il possède, plus propriétaire en un mot. À l’état barbare, il l’est à peine ; à l’état civilisé, il l’est avec passion. On a dit que l’idée de la propriété s’affaiblissait dans le monde. C’est une erreur de fait. Elle se règle, se précise, et s’affermit loin de s’affaiblir. Elle cesse, par exemple, de s’appliquer à ce qui n’est pas susceptible d’être une chose possédée, c’est-à-dire à l’homme, et dès ce moment l’esclavage cesse. C’est un progrès dans les idées de justice, ce n’est pas un affaiblissement dans l’idée de la propriété. Par exemple encore le seigneur pouvait seul dans le Moyen âge tuer le gibier, nourri sur la terre de tous. Quiconque aujourd’hui rencontre un animal sur sa terre le peut tuer, car il a vécu chez lui. Chez les anciens la terre était la propriété de la République ; en Asie elle est celle du despote ; dans le Moyen âge elle était celle des seigneurs suzerains. Avec le progrès des idées de liberté, en arrivant à affranchir l’homme on affranchit sa chose ; il est déclaré, lui, propriétaire de sa terre, indépendamment de la République, du despote ou du suzerain. Dès ce moment la confiscation se trouve abolie. Le jour où on lui a rendu l’usage de ses facultés, la propriété s’est individualisée davantage, elle est devenue plus propre à l’individu lui-même, c’est-à-dire plus propriété qu’elle n’était.
Autre exemple. Dans le Moyen âge, ou dans les États despotiques, on concédait à l’homme la surface de la terre, mais on ne lui en accordait pas le fond. Le droit de creuser des mines était un droit régalien, qu’on déléguait à prix d’argent, et temporairement, à quelques extracteurs de métaux. Avec le progrès du temps on a compris que l’intérieur de la terre pouvant être le théâtre d’un travail nouveau, devait devenir le théâtre d’une propriété nouvelle, et on a constitué la propriété des mines, de façon qu’aujourd’hui il y a deux propriétés sur la terre, une au-dessus, celle du laboureur, une au-dessous, celle du mineur.
La propriété est donc un fait général, universel, croissant et non décroissant. Les naturalistes en voyant un animal qui, comme le castor ou l’abeille, construit des demeures, déclarent sans hésiter que l’abeille, le castor sont des animaux constructeurs. Avec le même fondement, les philosophes, qui sont les naturalistes de l’espèce humaine, ne peuvent-ils pas dire que la propriété est une loi de l’homme, qu’il est fait pour la propriété, qu’elle est une loi de son espèce ! Et ce n’est pas dire assez que de prétendre qu’elle est une loi de son espèce, elle est celle de toutes les espèces vivantes. Est-ce que le lapin n’a pas son terrier, le castor sa cabane, l’abeille sa ruche ? Est-ce que l’hirondelle, joie de nos climats au printemps, n’a pas son nid qu’elle retrouve, qu’elle n’entend pas céder ; et si elle avait le don de la pensée, ne serait-elle pas révoltée elle aussi des théories de nos sophistes ? L’animal qui pâture, vit paisiblement en troupe, comme les nomades du désert, dans certains pâturages dont il ne s’éloigne jamais, car chez lui la propriété se manifeste par l’habitude. Le carnassier, le lion, semblable au Sauvage chasseur, ne peut pas vivre en troupe, il se nuirait ; il a un arrondissement de destruction, où il entend habiter seul, et d’où il expulse tout autre carnassier qui voudrait partager son gibier. Lui aussi, s’il savait penser, il se proclamerait propriétaire. Et, revenant à l’homme, regardez l’enfant, gouverné par l’instinct non moins que l’animal ! Voyez avec quelle naïveté se révèle chez lui le penchant à la propriété ! J’observe quelquefois un jeune enfant, héritier unique d’une fortune considérable, comprenant déjà qu’il n’aura point à partager avec d’autres frères le château où sa mère le conduit tous les étés, se sachant donc seul propriétaire du beau lieu où s’écoule son enfance ; eh bien ! à peine arrivé, il veut dans ce château même avoir son jardin, où il cultivera des légumes qu’il ne mangera point, des fleurs qu’il ne songera point à cueillir, mais où il sera maître, maître dans un petit coin du domaine, en attendant qu’il le soit du domaine tout entier !
Après avoir vu dans tous les temps, dans tous les pays, l’homme s’approprier tout ce qu’il touche, d’abord son arc et ses flèches, puis sa terre, sa maison, son palais, instituer constamment la propriété comme prix nécessaire du travail, si on raisonnait pour lui ainsi que Pline ou Buffon l’ont fait pour les animaux, on n’hésiterait pas à déclarer, après avoir observé une manière d’être si générale, que la propriété est une loi nécessaire de son espèce. Mais cet animal n’est pas un animal ordinaire, il est roi, roi de la création, comme on aurait dit jadis, et on lui conteste ses titres : on a raison, il faut les examiner de plus près. Le fait, dit-on, n’est pas le droit ; la tyrannie aussi est un fait, un fait très général. Il faut donc prouver que le fait de la propriété est un droit, et en mérite le titre. C’est déjà beaucoup du reste d’avoir montré que ce fait est croissant au lieu d’être décroissant, car la tyrannie s’affaiblit, disparaît au lieu de s’étendre. Toutefois poursuivons, et vous verrez que ce fait est le plus respectable, le plus fécond de tous, le plus digne d’être appelé un droit, car c’est par lui que Dieu a civilisé le monde, et mené l’homme du désert à la cité, de la cruauté à la douceur, de l’ignorance au savoir, de la barbarie à la civilisation.
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