ABEILLE, LOUIS-PAUL (1719-1807).
Économiste défenseur du libre-échange, allié de Vincent de Gournay puis physiocrate jusqu’en 1768.
[Considérations générales sur la physiocratie.] La physiocratie, première école de pensée économique de l’histoire, traîne derrière elle une réputation contrefaite, impropre à sa mobilisation dans un débat d’idées. Présentée comme une secte toute centrée autour de son maître à penser, François Quesnay (auteur du Tableau économique), elle est censée avoir développé comme principe structurant l’idée passablement égratignée depuis de la productivité exclusive de l’agriculture, fondée sur la notion obscure du « produit net ». Cette représentation a peut-être le mérite d’être aisément assimilable par le plus médiocre des lycéens de France, pour qui l’on s’en tient là, à titre de point d’histoire. Mais cette description reste décevante ; toute étude un peu attentive l’embarrasse et la met à mal. Louis-Paul Abeille, notamment, qui a laissé une œuvre assez volumineuse, ne croit pas devoir s’arrêter une seule fois pour traiter de la productivité unique des terres — conviction dont je crois il n’était pas l’adepte — et il ne parle jamais le langage du « produit net ». De même, il ne cite pas une seule fois le Tableau économique de Quesnay, sur lequel on peut douter qu’il ait jamais porté les yeux, comme le suggérerait d’ailleurs la lecture d’une lettre privée du marquis de Mirabeau. (Lettre à Charles de Butré, 16 décembre 1777, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 12101, f°11 ; New and unpublished material, p. 60-62.)
Dans l’ambition de saisir la portée de la contribution libérale des physiocrates, la synthèse des différentes sensibilités du courant est impossible à mener et n’aboutit qu’à des déceptions et à des erreurs. L’étude de l’œuvre seule de François Quesnay nous dessert plus encore, en prêtant à des confusions déplorables : car son libéralisme — quand libéralisme il y avait — ne reposait pas sur les mêmes fondements, et il n’aboutissait pas aux mêmes prescriptions que chez d’autres auteurs plus vigoureux, mais moins célèbres, comme Abeille.
Peut-être cet adversaire des privilèges n’aurait admis qu’en maugréant celui qui lui attribue la première place dans tous les dictionnaires spécialisés, faits et à faire. Mais d’abord son nom, qui peut faire sourire, est très courant en Provence (Gustave Chaix d’Est-Ange, Dictionnaire des familles françaises, t. I, 1903, p. 16). En outre, loin de jeter dès l’abord une touche d’érudition sur ce Dictionnaire, qui serait comme une couche superficielle de métal précieux sur de la plus vile matière, son nom permet de jeter sur le groupe physiocratique une lumière nouvelle, et d’associer à l’héritage conjoint qu’ils ont légué, une défense rigoureuse et entière de certains aspects majeurs de la pensée libérale moderne, tels que le libre-échange ou l’impossibilité du planisme.
[Sources pour la connaissance d’Abeille] Pour conduire cette étude, j’aurais recours, à défaut de meilleures sources, au corpus des ouvrages imprimés d’Abeille, tel que j’ai pu le reconstituer, en élaguant certains titres non signés, dont la paternité me semblait douteuse ou fausse, et en intégrant d’autres écrits anonymes pour lesquels je puis fournir de bonnes preuves. Cette entreprise préalable s’avère d’autant plus nécessaire ici, qu’à l’instar de Vincent de Gournay, son premier mentor, Abeille œuvrait davantage dans la vue du bien public que pour la célébrité, et ayant achevé de fortes études il se mettait peu en peine de les livrer à la publicité. (Biographie toulousaine, t. I, 1823, p. 468) J’aurais eu plaisir à mobiliser en outre le travail d’un biographe sérieux, si un historien avait jamais eu l’idée de consacrer ses recherches à ce personnage oublié : et c’est ce que je voudrais faire dans une édition prochaine, si entre temps un volontaire s’y dévoue. Enfin, la ressource des archives personnelles de l’auteur m’est également refusée, l’enquête généalogique que j’ai menée ne m’ayant pas permis encore de retrouver les plus lointains descendants de l’auteur, ni a fortiori de mettre la main sur ses papiers, dont je perd la trace au XIXe siècle, quand la veuve du chevalier de Livois, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi sous Louis XVI, et petit-fils d’Abeille, en fait un usage en communiquant sa correspondance avec Voltaire, pour une édition de Lettres inédites qui parut en 1826.
Les quelques documents d’archives dont je puis disposer — une lettre au chevalier Turgot (frère de l’économiste et ministre), aux Archives nationales, et une correspondance avec le physiocrate Dupont de Nemours, partie des papiers de celui-ci conservés aux États-Unis — ne font que renforcer cette conclusion générale, qu’au sein de la galaxie physiocratique Louis-Paul Abeille œuvra, lui aussi, de manière individuelle, agitant de préférence certains thèmes et traitant les questions majeures de l’époque, comme la liberté du commerce des grains, d’une manière assez singulière.
[Importance d’étudier chaque physiocrate] Même pour les personnalités majeures de cette soi-disant école, le ralliement à la physiocratie n’a jamais été un embrigadement. L’abbé Baudeau, écrivain prolifique, mais en mal de célébrité, eut le bon sens d’accepter le patronage d’un homme aussi bien établi auprès du pouvoir de Versailles que Quesnay, et après quelques aménagements doctrinaux il poursuivit dans la voie de ses anciens travaux, mais avec le succès en plus. Dupont de Nemours, de même, vogua librement, sous l’impulsion d’abord de Quesnay, puis de Turgot, qui l’entraîna finalement assez loin du port. François Quesnay ne diffusant pas, malgré son autorité, ses doctrines dans les petites écoles, les penseurs qui vinrent à lui furent toujours des hommes faits. (Je néglige ici les femmes, avec lesquelles il aimait à causer, y compris d’économie rurale, mais qui ne laissèrent guère de trace dans l’histoire de la pensée.) Aussi la trajectoire première qu’ils ont prise, soit dans leur éducation, soit dans le début de leur carrière d’écrivain, a compté dans l’appréciation et l’appropriation qu’ils ont chacun faite de la doctrine de Quesnay et a conditionné le concours, empressé ou modéré, qu’ils ont donné aux entreprises de leurs collègues physiocrates.
[Le premier bagage intellectuel d’Abeille] De même, Louis-Paul Abeille entra dans le giron des physiocrates avec des compétences juridiques solides, une tête raisonneuse, et surtout une grande capacité à observer, à synthétiser et à résumer.
Le bagage théorique qu’il apporta lors de son ralliement, vers 1762-1763, est crucial pour la compréhension de sa trajectoire ultérieure et du message propre qu’il a voulu porter. Il peut être retrouvé par l’analyse de ses premiers écrits, qui forment pour ainsi dire deux ensembles : la première partie, qui consiste en des travaux de nature professionnelle, pendant ses années au Parlement de Bretagne, à Rennes ; la seconde, où l’on peut regrouper ses publications de nature économique, composées sous l’égide de Vincent de Gournay.
[Abeille compilateur au Parlement de Bretagne] En 1745, l’avocat général chargea le jeune Abeille de compiler les registres secrets du Parlement depuis sa création ; on lui alloua 1000 livres par an pour ce travail. De cette « Table raisonnée » en douze fort volumes manuscrits, on peut consulter une copie aux archives départementales de Rennes (1 Bb 863-875). Malgré sa jeunesse, Abeille non seulement parvint à mener à bien cette entreprise titanesque — ce sont 1350 articles ou chapitres, certains couvrant jusqu’à 250 pages, qui synthétisent 368 registres — mais il y déploya un grand luxe d’organisation : la synthèse des délibérations est organisée par matière ; des sommaires individuels sont portés en ouverture des articles, et répétés dans les marges ; enfin il est joint des extraits textuels, pour faciliter l’étude. Rien n’a été négligé par celui qu’un historien local nomme « le diligent Abeille ». (Xavier d’Haucourt, « Autour du Parlement de Bretagne, l’avocat Abeille et ‘La Table raisonnée des Registres du Parlement depuis sa création jusqu’en 1750’ », Annales de Bretagne, t. 45, n° 3-4, 1938, p. 374.) Son caractère viril et sévère, dont nous ne manquerons pas de retrouver la trace plus tard, s’aperçoit aussi dans certaines notes. Lors des affrontements de la Ligue, un Parlement hétérodoxe siégea quelques mois, remplissant deux registres, et de ces délibérations il ne pourrait être question ; Abeille en informe le lecteur de manière lapidaire : « Il n’y a point de Registres cotés 72 ni 75. » (Table, etc., « Catalogue des Registres Secrets du Parlement »). De même, à propos d’une création d’office, qui après force revendications fut rachetée par les États, Abeille note dédaigneusement : « L’Édit de 1709 crée un office d’Abienneur ; on ne l’a point vu. » (Table, etc., chapitre « Abienneur ».)
Après ce premier projet titanesque, Louis-Paul Abeille prépara encore, de manière assez similaire, un travail qui cette fois-ci fut publié (en 1757), et qui porte le titre de Table raisonnée des ordonnances, édits, déclarations et lettres patentes du roi, enregistrés au Parlement de Bretagne, depuis sa création jusqu’en 1750, avec une notice des établissements, constitutions et ordonnances des ducs de Bretagne, et des ordonnances, édits et déclarations des rois de France depuis Charles VIII jusqu’à la création du Parlement. Cette synthèse documentaire, dont on peut consulter avec délectation un exemplaire dans la réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale — luxueusement relié, largement couvert d’or, et imprimé sur le plus beau papier, l’ouvrage est peut-être le plus imposant que j’aie jamais tenu entre mes mains — fait état à nouveau des compétences synthétiques du compilateur, qui sait s’assimiler une matière et la dominer malgré sa rigidité ou son étendue.
J’ajoute à titre d’information biographique, que le premier travail de compilation a vraiment lancé la carrière d’Abeille : ce breton d’adoption, qui pouvait tirer parti du réseau de connaissances de son père, architecte et ingénieur, installé dans la province depuis 1730, n’en devait pas moins donner par lui-même des motifs à son avancement. D’ailleurs l’entourage familiale était d’une aisance bornée et son capital de connaissances paraît avoir été limité : les registres paroissiaux de l’église Saint-Germain de Rennes montrent que la grande majorité des parrains choisis par Louis-Paul Abeille pour ses enfants étaient illettrés. Mais dès l’affaire de la compilation lancée, cet homme était placé, il avait ce qu’on appelait alors un « état » — raison pour laquelle, pour le dire en passant, écrire « État » pour signifier la puissance politique, n’est pas s’agenouiller servilement, mais distinguer les choses. Enfin ce n’est pas un hasard si les cinq enfants — ou plutôt six, car l’un est décédé au bout de quelques semaines — que lui donna sa femme (Marie Berthelot) naquirent à partir de 1745, date du début de son travail et du bon versement des termes. (Registres paroissiaux de Saint-Germain ; B. A. Pocquet du Haut-Jussé, Visites et excursions à Rennes et aux alentours, 1974, p. 76) Le dernier dont j’ai connaissance, Jean-Louis Abeille, est né en 1757, et bien plus tard il obtint la survivance des places de son père, en 1783 et 1788. Mme Abeille est morte en 1758 ; son mari eut des deuxièmes noces à Paris en 1769, lorsque, bon parti, il eut troqué ses travaux économiques pour une place confortable dans l’administration. De même il a bien marié ses filles.
[Premières productions économiques sous l’égide de Gournay] Mais c’est assez parler de la première carrière d’Abeille, et des compétences qu’il y acquit : nous pouvons en venir au premier cercle intellectuel dans lequel il évolua. Sans être le plus indépendant des hommes, Abeille ne fut jamais à proprement parler un écolier ou un disciple, mais obtint par la force des choses deux mentors. Le second est connu ; mais Quesnay prenait en réalité la suite du patronage de Vincent de Gournay (1712-1759), grand agitateur d’idées, aux ambitions réformatrices, et dont le slogan « laissez faire, laissez passer », dont on trouve des traces plus confuses qu’espéré dans ses écrits, ne donne pas la pleine mesure de sa pensée, plus modérée, plus consensuelle aussi, malgré sa puissance et son influence historique. Au cours de la décennie 1750, Gournay fut à l’avant-grade d’une entreprise de publication sans commune mesure, qui mobilisa un grand nombre de littérateurs dans l’espoir de porter un programme de réformes économiques par l’intermédiaire d’un corpus d’ouvrages nouveaux ou traduits de quelques bons auteurs européens. L’idée, d’abord formulée par un autre, de constituer une « Société d’agriculture, du commerce et des arts » en Bretagne — c’est-à-dire une association qui ait pour objet l’étude des faits économiques locaux, car les arts correspondent à l’artisanat et à l’industrie naissante — trouva en lui un partisan et un facilitateur. Il offrit ainsi une première opportunité à Louis-Paul Abeille de s’illustrer et d’approfondir sa connaissance des mécanismes économiques et sociaux. Associé pour la ville de Rennes, puis secrétaire, Abeille fut chargé d’assurer la composition d’une œuvre collective, les Corps d’observations, à laquelle il semble avoir très largement contribué, si l’on en croit une lettre qu’il écrivit à Dupont de Nemours, en lui prêtant un exemplaire en 1769. (Lettre du 20 février 1769 ; Hagley, Winterthur Manuscripts, W2-1573.)
[Observations économiques sur la Bretagne et prescriptions générales] Cet ouvrage officiel, dont il fut publié deux volumes (1760, 1762), paraît peu estimé par les historiens. Les observations contenues dans ce texte sur les produits agricoles, les matières ouvragées, les procédés de fabrication ou de culture, sont en effet datées et n’offrent de prime abord à la curiosité mal aiguillée qu’un médiocre intérêt. Toutefois, les faits économiques locaux sont l’occasion pour Abeille — et les co-rédacteurs qui ont partagé anonymement sa tâche — de faire des remarques dignes d’un habile théoricien. Ainsi, la discussion sur le commerce des chapeaux de castor, qui arrête les rédacteurs pendant trois pages, et qui ne devrait pas nous passionner, se résume en vérité à la discussion de son principal obstacle, à savoir le privilège de la Compagnie des Indes. Or ce privilège, est-il dit, « produit l’effet inséparable de tout exclusif. En écartant la concurrence, il cause la rareté, et par conséquent le surhaussement du prix de la matière. Par contre-coup l’industrie s’en ressent ; les fabriques sont moins nombreuses, et elles vendent plus cher, parce qu’elles vendent moins et avec moins de concurrents. » (Corps d’observations de la Société d’agriculture, du commerce et des arts, établie par les États de Bretagne. Années 1757 et 1758, Rennes, 1760, p. 38.) Ici comme ailleurs, le propos se voulait généraliste, mais découlait d’une discussion de détail. Nous retrouverons le modèle de cela ailleurs, dans le premier comme dans le second volume. Ici, une discussion sur les maîtres teinturiers débouche sur la condamnation générale des corporations, qui ruinent toute industrie par leurs privilèges et se ruinent elles-mêmes en procès, et auxquelles on ne peut subsister trop tôt une liberté du travail qui permettra de faire refleurir le travail en France. (Corps d’observations, Années 1759 et 1760, Rennes, 1762, p. 299-303.) Là, le compte rendu du début de la fabrication d’une certaine espèce de drap, engagée sous l’impulsion des États, est l’occasion de souligner que le premier frein à la substitution par les fabricants de cette nouvelle production à celle dont ils conservaient l’habitude, était non pas l’esprit de routine, mais bien la crainte de plus fortes impositions, s’ils fabriquaient de plus belles étoffes, et le propos aboutit ainsi à réclamer des dégrèvements et une fiscalité plus incitative (Corps d’observations, I, 1760, p. 31). La question spéciale des inspecteurs contrôleurs des toiles fabriquées, permet encore à Abeille de critiquer en général toute réglementation parasite. « De tous les fardeaux », écrit-il, « le plus onéreux, c’est l’exécution des règles auxquelles nos manufactures sont asservies. L’inspection d’abord rigoureuse, a été forcée d’abandonner la loi qui la dirigeait, parce que cette loi détruisait ce qu’elle paraissait devoir conserver et même améliorer. Elle eût enfin anéanti l’objet sur lequel s’exercent les inspecteurs. Des paysans, des journaliers se sont vus assujettis à exécuter des règlements de plus de cinquante articles, qu’ils n’étaient pas en état de lire. Quand ils les auraient lus et même étudiés, ils n’auraient pu les exécuter, parce que tout y est ordonné jusqu’aux choses les plus étrangères, et quelquefois les plus contraires à la bonne fabrication. Les fautes les moins répréhensibles, et celles qu’on a envisagés comme les plus graves, sont punies des mêmes peines, et ces peines sont toujours cumulées. Celui qui ne se conforme pas au règlement dans les choses qui tiennent le moins à sa profession, voit confisquer sa toile ; elle doit être coupée de deux en deux aunes, et il doit payer l’amende. Enfin on ne trouve rien dans ces règlements qui puisse encourager ou éclairer le fabricant ; chaque article semble n’appartenir qu’à un code pénal. Aussi y a-t-il beaucoup d’articles qui ne s’exécutent plus ; mais ils existent encore. Ainsi l’inspection est devenue un tribunal rigoureux, un tribunal arbitraire. » (Corps d’observations, II, 1762, p. 345-346.) Sur cette même question des toiles, la liberté accordée à quelques ports du royaume seulement est critiquée comme insuffisante. « La liberté d’exporter par où l’on veut, et souvent où l’on peut, devrait être générale. » (Corps d’observations, II, 1762, p. 343.) Et quant aux toiles peintes, dont la vogue est alors si grande, il est demandé aux États de Bretagne d’insister pour faire obtenir la liberté d’imprimer sur le lin, en considération des grands avantages qu’aurait cette branche de commerce pour la province. (Corps d’observations, I, 1760, p. 36-37).
En conclusion de certaines discussions de détail, ou par touches successives, un programme théorique se dévoile donc. Plus que la libre pêche du hareng, ou l’impression des toiles de lin, Abeille plaide pour des grandes notions générales comme la liberté du travail ou la liberté du commerce, et les arguments qu’il développe précautionneusement viennent renforcer ces causes-là. Car les données économiques sont dominées par des lois générales, et des principes toujours les mêmes s’appliquent aux diverses manifestations du travail humain. Les subventions publiques à l’industrie, par exemple, ne sont pas néfastes dans le cas seul de la fabrique de toiles sur la mode étrangère, écrit Abeille. « En général la Société croit qu’on ne doit s’occuper de grands établissements qu’avec beaucoup de circonspection. Ceux qui se sont formés, pour ainsi dire, d’eux-mêmes, sont encore aujourd’hui les plus utiles à l’État. Lorsqu’on a voulu forcer la nature, et réaliser rapidement de vastes projets de manufactures, on n’a pu les soutenir qu’à force d’argent, de grâces et de privilèges. Ces bienfaits sont autant de moyens d’exclusion pour ceux qui ne peuvent les obtenir. On a fondé et protégé de grands établissements, dans l’espérance de se procurer un grand commerce ; c’était tarir la source même du commerce, qui est la concurrence. » (Corps d’observations, I, 1760, p. 262-263.) De même, « la Société regarde comme un principe universel, que tout commerce qu’on délivre d’entraves, s’étend de lui-même, et que son accroissement n’a de bornes que l’impossibilité de la consommation, ou l’épuisement de la matière sur laquelle il s’exerce. » (Corps d’observations, I, 1760, p. 228-229.)
La grande question de la liberté du commerce des grains, majeure et presque centrale durant tout le XVIIIe siècle, n’est elle-même abordée que par l’intermédiaire des faits. Après avoir visité la province de toutes parts, Abeille peut soutenir que l’agriculture de la Bretagne est en souffrance. Or la principale cause de ce dépérissement, explique-t-il, est à trouver dans l’absence de liberté du commerce des grains, laquelle supprime la ressource d’une vente abondante, et déprécie ainsi la valeur de cette production : c’est la ruine du laboureur, qui ne peut retirer ses frais de culture. En bornant les débouchés, les restrictions au libre commerce des grains renferment le cultivateur dans un horizon médiocre, où il se complaît. De même qu’un tisserand qui ne pourrait fournir qu’aux clients de sa ville, ne fabriquerait pas au-delà de leurs besoins, de même le cultivateur, incapable de vendre sur le marché du monde, limite ses ambitions à une récolte qui nourrira les siens et sa petite collectivité. En conséquence, Abeille plaide, dès le premier volume, pour une liberté « entière » du commerce des grains. (Corps d’observations, I, 1760, p. 102) Au-delà des arguments de la théorie, qui lui paraissent « incontestables », et auxquels il renvoie — citant l’Essai sur la police des grains, par Claude-Jacques Herbert [1753] —, l’expérience lui paraît encore donner des preuves solides. (Corps d’observations, I, 1760, p. 111) Ce qu’exactement il faut entendre, par une liberté « entière », Abeille l’explique dans le second volume : « La liberté dont on parle ici, ne peut avoir de bons effets, qu’autant qu’elle sera sans restrictions et sans limites. Si elle n’est qu’instantanée ; si même on n’a pas une entière sûreté qu’elle sera permanente, le commerce des grains ne se fera que par secousse, et pour ainsi dire, par convulsions. » (Corps d’observations, II, 1762, p. 168-169.) Aussi il réclame « une loi authentique et perpétuelle sur la liberté d’exporter les grains hors du royaume » (Corps d’observations, II, 1762, p. 172.). Il demande même que la Bretagne obtienne la concession de cette liberté pour que l’essai de la liberté du commerce soit tenté en petit, pour que ses effets en soient jugés. (Corps d’observations, II, 1762, p. 179.)
Les leçons de l’expérience, mobilisées sans précision dans le premier volume, sont également approfondies dans le second. Les nations qui jouissent de la libre exportation, écrit Abeille, ne connaissent pas les disettes et font présumer par leurs succès que les mêmes causes seraient suivies en France des mêmes effets. (Corps d’observations, II, 1762, p. 178.) Le succès, chez elles, repose une base inébranlable : l’intérêt. Car quand les lois auront disparu de l’arène du commerce des grains, restera encore l’intérêt personnel des hommes, mobile structurant et fructueux. « L’intérêt qui veille sans relâche à l’exportation de notre superflu, parce qu’il est à bon marché, et à l’importation du nécessaire, parce que la vente en est sûre et avantageuse, n’a pas besoin d’être dirigé par des lois. C’est l’esprit d’intérêt dont le commerce est animé, à qui il faut abandonner le soin de nous tenir dans ce milieu favorable, qui seul peut enrichir le cultivateur, le propriétaire, et l’État même. » (Corps d’observations, II, 1762, p. 177.)
Certaines recommandations ou discussions de ces deux ouvrages s’écartent peut-être des bornes du libéralisme tel qu’il est généralement entendu, ou du moins elles empruntent parfois des chemins contournés ou controversés. En particulier, est le mal courant de l’agronomie officielle. Malgré des intentions bienveillantes et un savoir certain, quoiqu’en construction, l’agronomie péchait en effet fréquemment dans ses conséquences pratique, quand ses recommandations étaient mal comprises, mal appliquées, ou même quand elle joignait à de bonnes observations quelques considérations fallacieuses. En parlant de huit livres de graine de trèfle comme la quantité à semer, la Société de Bretagne négligea, elle aussi, les différences de terrain et oubliait de mettre en garde contre une application automatique de sa prescription, et dans le deuxième volume Abeille présentera sur cela des excuses. (Corps d’observations, II, 1762, p. 15.)
Plus grave, dans l’optique qui nous intéresse, Abeille troque parfois son libéralisme pour un volontarisme léger, lorsque les circonstances lui paraissent l’exiger. En cela, certes, il fait corps avec toute la pensée libérale française du XVIIIe siècle, même la plus audacieuse. On a rappelé par exemple sa critique des encouragements, faits sur fonds publics, à l’artisanat et au commerce : elle est puissante. En agriculture, toutefois, il recommande la distribution gratuite de certaines graines, qui permettra à quelques agriculteurs d’expérimenter sans risque ni dépense personnelle les bienfaits éventuels d’une culture nouvelle. (Corps d’observations, II, 1762, p. 75-76.) Et admettant, avec beaucoup de lucidité, qu’une partie de ces subsides tomberont nécessairement dans de mauvaises mains, et seront employés à perte, Abeille n’en rejetait pas pourtant son précepte, arguant que l’aumône elle-même n’est pas toujours utilisée à bon escient par les pauvres, que les particuliers généreux ne continuent pas moins, et avec raison, de secourir. (Corps d’observations, II, 1762, p. 77.) Je laisse à d’autres à juger si l’on doit juger de même la proposition faite par Abeille d’exempter de la dîme pendant vingt ans sur les terres nouvellement défrichées, pour accélérer la mise en culture de la Bretagne, sur ce point très en retard. (Corps d’observations, I, 1760, p. 60.) Un dernier point ne portera toutefois pas à contestation, c’est la demande d’une extension de la durée des baux agricoles. Les Corps d’observations notent en effet que des baux de courte durée font obstacle au progrès de la culture : le cultivateur, dont l’horizon est extrêmement borné, ne songe pas à améliorer la terre ou à tenter des expériences en grand dont lui-même ne profiterait pas ; il s’abandonne à la routine, et n’ayant pas intérêt à rien tenter dans la dernière année de son bail, il épuise le sol tant qu’il peut et laisse une terre à son successeur où il y a proprement tout à faire. Pour remédier à cette durée trop courte, il n’est pas question cependant de règlements d’autorité : Abeille demande simplement l’autorisation pour les parties de stipuler librement une durée plus longue que neuf années. « Cette loi serait une faveur pour ceux qui voudraient en profiter », écrit-il, « et n’apporterait aucune contrainte à ceux qui ne sauraient pas tirer parti d’une liberté si avantageuse. Permettre d’affermer pour dix-huit et vingt ans, ce n’est pas l’ordonner. Les personnes qui entendraient le mieux leurs intérêts, feraient de longues fermes. Les autres continueraient à suivre l’usage ruineux d’affermer leur bien pour neuf, pour six, et même pour trois ans. » (Corps d’observations, II, 1762, p. 211.)
[Le cas de l’École d’agriculture (1759)] Un livre anonyme, qui eut un certain retentissement, parut en 1759 sous le titre d’École d’agriculture ; il fut longtemps attribué à l’agronome Duhamel du Monceau, sans preuve solide toutefois. Tout récemment, Jean Boulaine, l’éminent historien de l’agronomie, a mené sur le sujet de patientes recherches : il écarte naturellement la piste de Duhamel du Monceau — « ce n’était ni le style », écrit-il, « ni la technique de rédaction de Duhamel du Monceau qui faisait tout autre chose à cette époque » — et il propose comme le plus raisonnable une attribution « au groupe de Gournay ». (Jean Boulaine, Éléments d’histoire agricole et forestière, L’Harmattan, 2010, p. 56-57) Mais il me semble qu’au cours de sa démonstration il a touché la vérité sans la voir. L’École d’agriculture est en partie un éloge, accompagné de nombreux faits précis, de la Société d’agriculture, du commerce et des arts de Bretagne, qui venait d’être fondée : à l’évidence le livre devait provenir d’un de ses associés ou de ses initiateurs. Boulaine écarte Gournay comme improbable, et je le fais aussi : d’abord on ne reconnaît pas précisément sa marque ni ses idées de prédilection dans ce texte ; ensuite, on sait qu’en 1758 il abandonna sa charge dans l’administration, miné qu’il était par la maladie qui allait l’emporter l’année suivante. Or le livre fut écrit en septembre 1758 et le privilège est de décembre 1758. On pourrait supposer encore le marquis de Turbilly, mais Boulaine prouve bien qu’il était encore très jeune alors, et n’avait pas la culture économique et financière déployée dans le livre. (Ibid, p. 57) Restait encore Abeille, le secrétaire de la Société : mais ici Boulaine n’a pas conclu, après avoir fourni toutefois un argument assez fort. Les extraits des registres de la Société, insérés dans le livre, explique-t-il, n’ont pu être dressés qu’en recopiant les originaux, et il fallut bien qu’Abeille, secrétaire, donna son accord. (Ibid, p. 55) En vérité il n’est pas difficile de prouver qu’il en fut l’auteur principal, sinon unique. D’abord l’ouvrage commence par une courte compilation d’extraits d’ouvrages qui présentent l’agriculture comme la base du commerce et de l’aisance, et l’auteur dit qu’il pourrait remplir un gros volume de cette compilation, tant la matière est abondante (École d’agriculture, 1759, p. 9) ; et il ajoute dans la même veine que « si on faisait un recueil de toute ce que des gens de bien ont dit de l’agriculture, dans des livres où ils ne traitent pas spécifiquement de cet art, mais où ils cherchent seulement à indiquer par occasion les sources de la félicité publique, on serait tout étonné de voir tant d’honnêtes gens, de si bons esprits, se réunir sur un objet si important, si négligé. Peut-être que cet étonnement produirait quelque fruit. Ce recueil serait plus généralement utile que les catalectes, sentences et extraits des Anciens, qu’on a tant multipliés à la renaissance des lettres. Comme je ne puis donner ce recueil et que j’en suis fâché, j’espère qu’on me pardonnera mes citations. » (p. 10) À la fin du livre, on donne même un recueil des principaux compte-rendus publiés dans les journaux après la création de la Société de Bretagne. Déjà on reconnaît Abeille : les tables raisonnées lui ont monté un peu à la tête. On pourrait aussi étudier un autre registre de preuve, grâce aux faits mobilisés dans la démonstration : ainsi, quand l’auteur veut donner des exemples du zèle des provinces pour les progrès de la prospérité publique, il vient les chercher en Languedoc (Abeille est né à Toulouse), et en Bretagne (il y réside alors). (Ibid, p. 32)
Voyons donc un peu ce livre, dont la paternité ne peut faire de doute. S’il vante la création de la Société de Bretagne, c’est pour une pluralité de raisons : d’abord les ouvrages théoriques des agronomes ne seront jamais lus que par une poignée de bons citoyens, qui d’ailleurs mettent rarement la main à la charrue ; ensuite un corps constitué officiellement en impose plus aux cultivateurs, prisonniers de la routine, que des agronomes particuliers ; enfin les cultivateurs assez dévoués pour tenter des expériences, manquent de fonds et se rebutent après les premiers échecs : ces essais réussiraient-ils, qu’ils se perdraient pour le public, faute d’un centre unique de réunion (Ibid, p. 26, 45, 88-89 et 96-97, 103) Il faut donc multiplier les sociétés économiques sur le modèle de celle de Bretagne, et entretenir dans chaque province cette école d’agriculture, sorte de terrain d’essai, pour expérimenter les nouvelles cultures et préparer des progrès nombreux. Cela revient à donner à l’État un rôle d’impulsion, qui tranche un peu avec le libéralisme le plus orthodoxe. C’est la manie de l’époque, qu’on blâmera avec raison. Elle découlait de l’état véritablement déplorable des campagnes : la tâche à accomplir paraissant immense, on doutait de ses propres forces, en un temps où les forces de l’association n’existaient que virtuellement. Abeille parle avec émotion, dans une note de ce livre, du défi qu’il s’agissait de relever, et l’on comprend mieux, à le lire, pourquoi c’est à l’État, plutôt qu’aux particuliers, qu’il a préféré s’abandonner. « J’ai traversé deux fois leur province [la Bretagne] dans toute sa longueur et par des routes différentes. C’est un spectacle affligeant que la quantité immense de terres incultes qu’on y rencontre. J’oserais presque assurer que tout le cœur de la Bretagne est en friche, et que la partie cultivée, qui ne va pas à la moitié, n’est qu’une ceinture qui entoure la stérilité même. » (Ibid, p. 68) Il n’en demeure pas moins que le programme de régénération des campagnes passe aussi, chez Abeille, par la liberté. D’abord sa société économique n’est pas un bureau administratif qui forcera le cultivateur et exercera sur lui un « pouvoir despotique » : ce sera seulement un organe d’expérimentations et de conseils, et il prend soin de le remarquer, contre les prétentions extravagantes de quelques écrivains. (Ibid, p. 177-178) Surtout, dans une très belle page, Abeille fait remarquer que la culture n’augmentera pas, quel que soit le zèle de ces Sociétés, si la liberté « pleine et entière » de l’exportation des grains n’est pas donnée, et que de même l’agriculture ne fera que dépérir, si la fiscalité désincitative continue de sanctionner le cultivateur intelligent qui fait des tentatives et s’enrichit. (Ibid, p. 119)
[L’entrée dans de nouveaux cercles, 1761-1763] En écrivant en 1761 un Épitre sur l’agriculture, Voltaire venait de prouver un goût marqué pour les matières que couvrait le premier volume des Corps d’observations. Abeille se décida donc à lui envoyer un exemplaire, que le philosophe de Ferney salua chaleureusement, par deux lettres successives. (Correspondance de Voltaire, éd. Th. Besterman, lettres D9571, vol. 106 ; D9613, vol. 107 ; et D10745, vol. 109). Son réseau de connaissances s’étendait. Bientôt on le verra correspondre avec le chevalier Turgot (lettre du 30 mars 1763, Archives nationales, 745AP/34, dossier 31757-1779.) Déjà il connaissait les écrits issus du groupe de Gournay, qu’il cite à travers quelques pages de ses premières productions, comme l’Essai sur la police des grains, par Claude-Jacques Herbert (1753), ou l’Essai sur la nature du commerce en général (1755), par Richard Cantillon, dont Gournay venait d’assurer la publication après une diffusion manuscrite qui durait depuis la mort de son auteur. Le moment où il allait entrer en contact avec les premiers fondateurs de l’école physiocratique ne pouvait plus être repoussé.
Deux décès précipitèrent son émancipation du premier cercle dans lequel il avait jusqu’alors évolué : le premier, celui de sa femme, en 1758 ; le second, intervenu l’année suivante, qui frappa la pensée libérale française elle-même, en enlevant le talent précoce et vivifiant de Vincent de Gournay. Dès lors un rapprochement d’avec le groupe, de plus en plus constitué, des physiocrates, n’apparaissait pas comme une manœuvre inutile. Son entrée dans ce dernier cercle fit semble-t-il la satisfaction de François Quesnay. Quoique nouvellement entré, il obtint rapidement « un des premiers rangs parmi ses disciples les plus favorisés », d’après le rapport de Dupont de Nemours, dans ses mémoires autobiographiques. (Collected works of Dupont de Nemours, vol. I, p. 112).
[Sa collaboration avec les physiocrates] De la collaboration d’Abeille avec les physiocrates, entre 1763 et 1768, naquirent plusieurs ouvrages ou textes fugitifs, dont le succès fut important, et qu’on retrouve cités (ou pillés) par tous les bons auteurs économiques jusqu’à la Révolution. Les Réflexions sur la police des grains, une brochure parue en mars 1764, eut même l’honneur de paraître trois mois plus tard dans une traduction espagnole commissionnée par le roi Carlos III (Gaceta de Madrid, n°24, 12 Juno 1764), sous le titre El trigo considerado como genero comerciable [Le blé considéré en tant que matière de commerce]. J’ai donné l’ensemble de ces textes dans une édition des Écrits physiocrates d’Abeille, et quiconque voudrait en obtenir la liste exhaustive doit s’y reporter. J’ai quant à moi pour tâche plus essentielle de dégager les principes libéraux soutenus par l’auteur.
[Résumé de ses principes] L’entreprise en est facilitée à la fois par la grande cohérence dogmatique de ce penseur fécond, bon observateur, prompt à saisir les grandes trajectoires, et ferme sur les principes, mais aussi par le petit nombre de sujets sur lesquels, poussé par l’actualité et par le programme de publication entérinée par Quesnay, il s’est aventuré pendant quelques années à donner ses vues. On retrouve même à plusieurs endroits de ses œuvres, toutes de circonstance, pour ainsi dire, des brefs essais de généralisation dogmatique. Ainsi, dans la petite étude qu’il a consacrée aux « effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété » (1765), et dont l’objet immédiat est de demander la liberté de la fabrication des eaux-de-vie de cidre et de poiré, il donne au croisement d’une page la synthèse de son programme économique libéral — ce que le Mercure français remarqua, d’ailleurs, et publia à part (Août 1765, p. 90). « On peut réduire », écrit-il, « à un très petit nombre les principes qu’on doit regarder comme immuables entre des hommes réunis par le désir et l’espérance d’augmenter leur bonheur et leur sûreté. Peut-être se convaincrait-on par l’observation et la méditation, que les maximes les plus avantageuses aux grandes sociétés se réduisent aux trois principes suivants : 1° Les droits de la propriété doivent être inviolables, excepté dans le cas unique où l’intérêt de tous exige le sacrifice des intérêts particuliers. 2° Les privilèges exclusifs, surtout en fait de culture et de commerce, ne peuvent appartenir à aucun particulier, à aucun corps, parce qu’ils attaquent les droits constitutifs de la société et de la propriété. 3° Les richesses nationales dépendent du commerce intérieur et extérieur de ce qui est dans l’État, l’intérêt général demande que le commerce acquière toute l’étendue dont il est susceptible, par les facilités accordées à la circulation et à l’exportation. » (Effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété, etc., 1765, p. 4-5.) Un résumé plus succinct encore de sa doctrine est fournie par les mots de Thomas Legendre, négociant de Rouen, en réponse à Colbert, et qu’Abeille cite à la fin de sa première brochure sur le commerce des grains, comme un condensé de sa politique : Laissez-nous faire. (Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763, p. 23.)
[Sa défense du libre-échange] L’argumentaire qu’il exposa au fil de ses différentes productions physiocratiques, peut être rappelé sommairement. Lorsque des barrières réglementaires empêchent la circulation libre des grains, les provinces que touchent de mauvaises récoltes ne peuvent être secourues par celles qui jouissent d’une relative abondance. Le royaume entier se démène donc dans une situation perpétuellement instable, où tantôt la cherté fictive, tantôt un bon marché forcé, cause la ruine des cultivateurs. Le peuple, qui soutient les prohibitions par crainte du pain cher, obtient des fluctuations plus pernicieuses encore, tant pour lui-même que pour les agriculteurs, qui ne couvrent pas leurs frais. Au contraire, la liberté du commerce permet d’établir le prix juste des marchandises, et le secours sans cesse possible des nations étrangères garantit stabilité et rémunération sur le marché des grains. Elle pousse aussi à l’amélioration des cultures, en ouvrant la voie à l’enrichissement et aux débouchés.
Cependant, ce qu’il importe surtout de qualifier, est la portée précise de ce libre-échange d’Abeille, car le libéralisme est traversé, au XVIIIe siècle et plus encore au XIXe siècle, par des réclamations sensiblement diverses, les unes modérées, les autres radicales, sur cette question précise. Comme on l’a aperçu déjà dans ses premiers écrits, produits dans l’entourage de Gournay, Louis-Paul Abeille exprime clairement sa conviction pour un libre-échange intégral, et à quatre-vingts ans de distance, c’est aux Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari ou Joseph Garnier, qu’il tend la main. « À l’égard de l’exportation telle qu’on la demande aujourd’hui », écrit-il ainsi, « on veut qu’elle soit entière, perpétuelle, indépendante des bonnes ou des mauvaises récoltes. » (Réflexions sur la police des grains, 1764, p. 8.)
[Sa défense radicale de la propriété] Ce penseur d’une grande puissance, et dont on peut regretter la carrière d’écrivain si peu longue, est à ranger, par ceux qui aiment les classements, dans la catégorie des libéraux radicaux. Lorsqu’il s’arrête incidemment à traiter de la propriété privée — le sujet de la liberté du commerce des grains y conduisant, car les règlements sont des atteintes à la propriété du cultivateur sur sa production, sur le fruit de son travail — il ne se contente pas de la vanter dans des termes vagues, mais l’appelle un fondement absolu de la société. « Rien n’est plus sacré, dans tout État, quelle que puisse être sa constitution, que le droit de propriété » écrit-il quelque part dans sa première brochure (Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763, p. 18) Et quant à ses bornes, il rejoint, en l’anticipant, ce que l’abbé Morellet dira aussi plus tard (Réfutation de l’ouvrage qui a pour titre Dialogues sur le commerce des blés, 1770, p. 103-104), dans un passage que d’aucuns rapprochent des préceptes d’Ayn Rand. Dès 1765, Abeille proclamait aussi que « dans le droit étroit, et par conséquent dégagé des adoucissements qu’inspire l’humanité, ma terre ne doit ni des subsistances, ni des vêtements à ceux qui en manquent. Si quelqu’un y avait quelque droit comme homme, tous les hommes y auraient droit au même titre ; et alors le nom de propriétaire serait une dénomination absurde qui ne répondrait à aucune idée. » (Effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété, etc., 1765, p. 7)
[Le motif de l’intérêt personnel] Cette sorte de langage ne se retrouve pas couramment dans les écrits des physiocrates, et en effet le seul qui en ait fourni une formulation concurrente, est un auxiliaire émancipé, Morellet. Deux aspects théoriques importants chez Abeille peuvent encore être dégagés, le motif de l’intérêt personnel et la théorie de l’impossibilité du planisme.
Le motif de l’intérêt personnel, Abeille est le premier, et le seul véritablement parmi les physiocrates, à l’avoir placé au centre de ses réflexions et de ses démonstrations libérales — son seul concurrent à ce titre serait, à nouveau, l’abbé Morellet. Pour Abeille, l’intérêt que chacun de nous accorde à sa subsistance, à son confort, à ses plaisirs, est le phénomène premier en économie. Aussi doit-il naturellement revenir sans cesse dans l’analyse. Ce motif très puissant doit surtout être mobilisé par l’économiste qui étudie les interventions du pouvoir politique sur l’économie, car l’intérêt personnel est précisément le récif sur lequel elles viennent inexorablement se briser. Les lois et règlements sont violés, les déclarations infidèles, quand l’intérêt personnel dicte qu’elles font trouver la ruine, plutôt que la subsistance. (Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763, p. 3 ; Faits qui ont influé sur la cherté des grains en France et en Angleterre, 1768, p. 28). C’est sur cette base, la seule possible, la seule tangible, qu’il convient d’édifier la politique relative au commerce des grains : toute autre entreprise est une aventure, pour ne pas dire une chimère. Car quelques soient les délibérations des gouvernants sur l’entrée en franchise des navires étrangers, il est une certitude, c’est que l’égard pour leur intérêt sera leur unique moteur. (Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763, p. 7) Cette planche de salut éternelle, et qui ne manque jamais, se fait d’ailleurs sentir dans tous les autres domaines économiques. Par exemple, « l’administration et les consommateurs se reposent sur l’intérêt des marchands du soin de nous garantir des rigueurs de l’hiver. Et il se trouve en effet que le bois, le drap, le velours, les fourrures, sont arrivés avant que le besoin se soit fait sentir. » (Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763, p. 15) « Il suffit de laisser agir l’intérêt particulier », écrit-il encore ailleurs, « pour être sûr de ne manquer de rien. Si la nation consomme une grande quantité de bougies, les ruches se multiplieront sans autre encouragement que la certitude de vendre avec profit. » (Notes finales à la Relation abrégée de l’origine, des progrès, et de l’état actuel de la Société établie à Londres en 1754, pour l’encouragement des arts, des manufactures et du commerce, 1764, p. 136)
[L’impossibilité du planisme] La dernière grande idée très féconde, qu’il faut porter au crédit de ce physiocrate oublié, est celle que j’appellerai de l’impossibilité du planisme, et qui fut promise à de valeureux développements un siècle et demi plus tard. Chez Abeille, cette idée, simplement résumée, c’est qu’organiser le marché économique est au-dessus des forces d’un gouvernement ou d’une administration. Cette observation, qu’il est le premier à faire dans ces termes parmi les physiocrates, fut appelée à se répandre au sein de l’école et au-delà, jusqu’à inspirer à Turgot quelques-unes de ses meilleures pages. Dès sa première lettre sur la question du commerce des grains, datée du 8 octobre 1763, Abeille écrit déjà : « Remarquez, Monsieur, qu’ici le désordre naît de ce que l’administration porte la main à des objets qui, à certains égards, sont au-dessous, et à d’autres égards au-dessus d’elle. Il est au-dessous d’elle de visiter tous les greniers, de peser chaque boisseau de blé, de le mettre en séquestre, de se rendre en quelque sorte l’homme d’affaire de chaque particulier. D’un autre côté, il est au-dessus de son pouvoir d’asservir des nations indépendantes aux règles de sa police domestique. Le prix commun qui s’établit par le versement des denrées des lieux où elles abondent, dans ceux où elles manquent, n’est et ne peut être le fruit d’aucune administration. C’est l’ouvrage de l’intérêt, ou si l’on veut du commerce ». (Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763, p. 13-14) Et au fil de ses écrits, il reprend, affine et complète sans cesse cet argument, qu’à l’évidence il considérait comme très fort. À certains endroits, ce sont des formulations axiomatiques : « La nature a mis entre les choses une relation, une concordance, qu’il est au-dessus du pouvoir des hommes de troubler impunément. » (Effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété, etc., 1765, p. 72) ; ou de même, dans un paragraphe de conclusion : « un grand État ne peut, ni ne doit être gouverné comme une famille où des yeux médiocres peuvent tout voir, tout compter, tout arranger en détail. » (Principes sur la liberté du commerce des grains, 1768, p. 100). Ailleurs, l’application précise en est faite au cas du commerce des grains : Abeille montre que le problème que l’administration s’ingénie à résoudre est proprement insoluble. Demander à un agent public — même « le mieux instruit, le plus vigilant, et doué de l’esprit le plus transcendant », précise-t-il par concession — de fixer les prix pour qu’ils répondent parfaitement et jour après jour aux besoins et aux résultats de la production, sans cesse changeants, c’est ambitionner l’impossible. (Principes sur la liberté du commerce des grains, 1768, p. 35.) Si l’on porte les yeux sur la demande, en effet, elle est impossible à prévoir ni à fixer par le calcul ; et quant à l’offre, les aléas qui sont les siens se produisent sur une telle échelle qu’une estimation même devient une gageure. Aussi, soutient Abeille, l’autorité doit reconnaître qu’elle s’aventure sur un terrain où la nature elle-même la prie de se retirer ; et c’est plutôt la liberté et l’intérêt personnel qu’il faut faire œuvrer. « L’impossibilité de diriger une réparation générale, c’est-à-dire de diriger des opérations individuelles qu’on ne peut ni prévoir ni régler, qu’on ne peut même connaître, ni pendant qu’elles s’exécutent, ni après qu’elles sont exécutées, démontre que toute répartition générale ne peut se faire que par le mouvement qu’excite le besoin ou l’intérêt de vendre. » (Principes sur la liberté du commerce des grains, 1768, p. 153-154.) C’est la conclusion générale à laquelle il s’est arrêté, et qu’il répète inlassablement : ce propos revient notamment de manière récurrente, et très approfondie, dans son petit traité, vrai chef-d’œuvre de mon point de vue, les Principes sur la liberté du commerce des grains (1768) ; mais je résiste à citer toutes les occurrences. C’est du moins pour Abeille une grande idée, un argument-massue. Ayant conscience de sa force, il l’assène fréquemment, le place dans ses conclusions, comme dans une autre petite brochure d’avril 1768, où ses derniers mots sont encore ceux-là : « Il est impossible à la main la plus robuste et la plus flexible, de tenir et de diriger des rênes qui puissent faire marcher, sans secousses, le commerce des grains. Il n’y a que la concurrence, résultant d’une entière liberté, qui, en poussant une multitude de têtes, de bras et d’intérêts vers cette opération, puisse conduire avec sûreté les détails et l’ensemble d’une machine si minutieuse et si grande. » (Faits qui ont influé sur la cherté des grains en France et en Angleterre, 1768, p. 48)
[Rupture avec le camp des physiocrates] Louis-Paul Abeille avait déjà plus de quarante ans lorsque, Gournay décédé, il prit son parti de s’associer à un nouveau mentor et de contribuer à la production intellectuelle du cercle physiocratique. Si cette seconde partie de sa carrière fut extrêmement fructueuse sous le double point de vue de l’écriture et des doctrines, sa place elle-même, au milieu de ses collègues, ne fut jamais tout à fait solide. Il se brouilla notamment très tôt, et durablement, avec Dupont de Nemours. Ce dernier raconte dans ses mémoires comment Abeille le réprimandait âprement sur le style de ses premiers écrits économiques, qui lui paraissaient indignes de paraître. Il y eut de l’aigreur chez Abeille, de la vanité chez Dupont, lorsque le petit livre de ce dernier, De l’exportation et de l’importation des grains, rencontra un vrai succès. Rien alors ne pouvait les associer, et nous les voyons même, à travers la correspondance de Dupont avec sa fiancée (Marie Le Dée), en septembre et octobre 1764, se disputer le privilège de traiter telle ou telle question doctrinale, que Quesnay ambitionnait de voir traitée en brochure ou en ouvrage. (Hagley, W2-5865, W2-5875, W2-5882 ; Collected Works, vol. I, p. 411, 428, 446) Qu’en 1765 Abeille ait livré une dernière publication avant un silence qui dura jusqu’en 1768, il ne faut peut-être pas en chercher ailleurs la raison. Toutefois cette seconde période ne lui apporta pas dans ses rapports personnels de plus grandes satisfactions. En décembre 1768, nous trouvons Morellet et Turgot déçus de lui, à cause des manœuvres qu’il a entreprises avec succès pour obtenir une place de secrétaire général du conseil du bureau de commerce, qu’on avait d’abord promise à Morellet. (Lettre de Morellet à Turgot, 22 ou 23 décembre 1768 ; Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 2581, f°13. — Lettre de Turgot à Dupont, 29 décembre 1768 ; Œuvres de Turgot et documents le concernant, éd. Institut Coppet, vol. III, p. 30.) À la même époque, les Principes sur la liberté du commerce des grains d’Abeille ayant subi une réfutation par Forbonnais, il compose une réplique pour l’insérer dans le journal des physiocrates, les Éphémérides du Citoyen, dirigé alors par Dupont. Celui-ci d’abord ne l’insère pas ; enfin, sur les instances pressantes de l’auteur, il se résigne à le donner dans un supplément, imprimé séparément. Turgot, qui a souvent mal tâté les hommes, juge hâtivement qu’Abeille aura lieu d’en être content. (Lettre du 13 janvier 1769 ; Œuvres de Turgot, vol. III, p. 54.) Abeille avait décidément alors de l’aigreur, et il ne tarda pas à en donner des preuves. En février 1769, il informa Dupont de Nemours qu’il ne souhaitait pas trouver son nom cité dans la grande histoire des écrits économiques que le jeune directeur des Éphémérides y publiait alors par livraisons successives. (Lettre du 20 février 1769 ; Hagley, W2-1573.) S’ensuivirent des explications assez peu cordiales, par lettres successives. « Ne pourrez-vous jamais me laisser achever en paix un ouvrage public dès que vous serez instruit de son commencement ? » clama finalement Dupont, en se résignant à respecter la demande d’Abeille. « Que vous importe que je fasse ou que je ne fasse point une histoire abrégée des bons écrits économiques publiés en France ? Si l’histoire est mal faite, cela ne tombera que sur moi ; et vous serez toujours le maître de me démentir. Croyez-vous que je sois assez insensible pour ne pas m’apercevoir de ce qu’il y a d’insultant dans vos instances redoublées pour que je ne fasse mention ni de vous, ni de vos écrits ? » (Lettre sans date [mars 1769] ; Hagley, W2-17.)
De telles explications importaient à donner pour prouver que la rupture d’Abeille avec les physiocrates ne découlait pas d’un reniement doctrinal et n’emportait pas le déni de ses premières convictions. Plutôt, à la vue des circonstances dans lesquelles il se trouvait placé, il préféra la douceur de sa carrière administrative, qui fut peu à peu florissante — d’abord inspecteur général des manufactures de France, il devint ensuite secrétaire du bureau du commerce — aux âpretés du métier d’écrivain économique.
La force de son jugement et la rigueur de ses principes se maintint, de toute évidence, bien après son éloignement. Quand en 1774 Morellet chercha auprès de Turgot, son ami ministre, le moyen d’obtenir pour Abeille une nouvelle place dans l’administration, afin que lui-même puisse récupérer celle de secrétaire du bureau du commerce (méthode bien connue sous le nom de « pousse-toi de là que je m’y mette »), il le présentera comme « un homme honnête et de bons principes et entendant les affaires » (Lettre à Turgot, août 1774 ; Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 2581, f°25). De même, en 1776, on retrouvera Abeille parmi les quatre hommes de confiance et d’expertise, auxquels Turgot confiera les préambules des principaux édits qu’il préparait, sur les blés, sur les vins, sur les jurandes, et sur les corvées. (Mémoires de l’abbé Morellet, 1822, vol. I, p. 16.) Enfin en 1777 ou 1778, Abeille est, selon son propre témoignage, en contact avec Benjamin Franklin, bon juge du mérite des hommes. (Lettre sur les découvertes de M. Didot, l’aîné, dans les arts de l’imprimerie, de la gravure des caractères, et de la papeterie, 1783, p. 9.)
Si l’on ne le vit plus écrire sur les questions d’économie politique, la cause doit en être surtout trouvée dans sa fierté blessée et la fermeté de son caractère. Les idées ne sont pas en cause. Certainement, l’intellectuel libéral qui renierait ses principes pour se faire l’apologiste d’idées toutes contraires, brûlant ce qu’il a adoré et adorant ce qu’il a jadis brûlé, serait un cas à investiguer attentivement, à la recherche de raisons : mais le cas ici ne nous est pas présenté.
[Ses dernières publications] Louis Paul Abeille est mort en 1807 à Paris. Je ne donnerai pas avec des prétentions d’exhaustivité le récit du reste de sa vie, préférant me contenter de faire ressortir, des quelques publications qu’il livra à la publicité vers ce temps là, certains principes libéraux dont on peut lui faire honneur, ainsi que la manifestation d’une humeur constante contre l’esprit de secte et les faux prophètes, qui paraît bien avoir été le fruit, patiemment mûri, de son expérience déçue avec les physiocrates.
[Les inventeurs usurpateurs] Dans les dernières années de sa vie, Abeille a consacré plusieurs brochures, et certaines pages de ses autres productions, à la question des inventeurs et des inventions, dans une perspective qui éclaire sa mise en retrait du camp officiel des physiocrates, et la manière très individuelle avec laquelle il a travaillé à l’époque même où il faisait corps avec eux. Les deux grands reproches adressés à François Quesnay et à ses pseudo disciples, par les contempteurs de la physiocratie, étaient premièrement qu’on présentait comme l’inventeur de la science économique un simple continuateur de Gournay et de tant d’autres auteurs qui, à cette époque ou antérieurement, avaient jeté de la lumière sur les mêmes questions ; et deuxièmement que l’œuvre nouvelle des physiocrates était offerte comme le dernier mot de cette science à peine née. Or il n’est pas inintéressant de remarquer que tous les écrits d’Abeille sur les inventeurs reviennent à formuler ces mêmes critiques, en les faisant porter sur d’autres personnes. Ce qu’il exprime, à travers ces productions oubliées, c’est d’abord qu’il faut admettre les découvertes des autres et ne pas s’embellir de titres qu’on a en vérité usurpé ; et ensuite qu’il convient de ne jamais se bercer de l’illusion d’être parvenu à la perfection, mais au contraire poursuivre inlassablement sa quête d’amélioration, pour le progrès continuel du savoir.
À partir de 1780, Abeille portera sur plusieurs savants et inventeurs ces remarques critiques. Dans les prétentions de l’imprimeur Didot, il ne trouve ainsi « qu’un amour-propre qui s’égare, qui voudrait avoir tout fait dans la gravure des caractères, dans la fabrication du papier » (Lettre sur les découvertes de M. Didot, l’aîné, dans les arts de l’imprimerie, de la gravure des caractères, et de la papeterie, 1783, p. 14) Et de même qu’il s’était refusé à accorder à Quesnay des titres excessifs et à lui prêter une allégeance aveugle, en le suivant dans quelques-uns de ses errements, de même ici il saluait les améliorations de Didot, s’en disait partisan, mais sans excès. « Vous êtes partisan de M. Didot l’aîné », écrit-il en tête de sa brochure, « je le suis aussi ; mais sans enthousiasme. Je le crois sur la bonne voie ; je suis persuadé que l’amour qu’il a pour sa profession et l’extrême désir de se distinguer, l’élèveront plus rapidement qu’un autre, au niveau des meilleurs imprimeurs ; mais il n’a pas encore atteint son but. Je suis donc fort éloigné de croire que les ouvrages sortis de ses presses soient d’une beauté, et d’une perfection dont rien n’a approché jusqu’ici. Je suis plus éloigné encore de penser qu’il est impossible d’aller plus loin. Enfin je croirais attenter aux droits des générations futures à qui M. Didot fournit lui-même des moyens de le surpasser, si j’avançais que ses tentatives, quoiqu’heureuses, ont fixé les dernières limites de l’art. Il est trop au-dessus de la portée de l’esprit humain de prédire le degré d’intelligence, ou d’engourdissement des imprimeurs qui succèderont aux nôtres. » (Lettre sur les découvertes de M. Didot, 1783, p. 3) Deux ans plus tard, il prend la défense du physicien et chimiste genevois Ami Argand (1750-1803), dans une petite brochure dont toute l’ambition est de tirer au clair les prétentions des différents inventeurs qui se disputent les hommages de l’invention des lampes à cheminée et à courant d’air, et sur lesquelles, clame Abeille, Argand possède en dernière analyse les meilleurs titres. (Découverte des lampes à courant d’air et à cylindre, 1785.) Enfin, en 1798, lorsqu’il publie les observations de Malesherbes sur l’Histoire naturelle de Buffon, Abeille remarque que son ami défunt avait eu nécessairement, dans son texte, à redresser le célèbre naturaliste sur son manque d’honnêteté intellectuelle vis-à-vis de savants dont les travaux lui avaient profité. « Buffon avait souvent oublié la justice qu’il devait à leurs talents, et au bon usage qu’ils en ont fait », écrit Abeille ; et il rappelait la nécessité d’avertir la postérité de ce qui revenait à tel auteur ou à tel autre. (Introduction aux Observations de Lamoignon-Malesherbes sur l’Histoire naturelle générale et particulière de Buffon et Daubenton, t. I, 1798, p. xvii)
[Derniers travaux d’économie politique] En 1785 avait été formée une société royale d’agriculture à Paris ; Abeille y collabora activement, en rédigeant de nombreux mémoires, dont quelques-uns seulement ont été imprimés. Parmi ceux-là on peut mettre en valeur des Observations sur l’uniformité des poids et des mesures (1790). Il existait à l’époque des mesures différentes non seulement de province à province, mais de ville à ville, et parfois à l’intérieur même des villages. Cette réforme d’uniformisation, Abeille la recommande pour réprimer les fraudes et satisfaire à l’exigence de justice et de transparence. Cependant il n’ambitionne pas de faire œuvre de rénovateur social, et de proscrire les usages qui paraîtront bons aux co-échangeants. Ainsi, que ceux-ci ne veulent pas recourir aux poids et mesures légaux, et se contentent d’une estimation à la main ou au coup d’œil, il n’a rien à redire. « Toutes ces méthodes sont licites, écrit-il, et doivent être abandonnées à la liberté sociale. » (Observations de la société royale d’agriculture sur l’uniformité des poids et des mesures, 1790, p. 8) On peut encore citer les Observations sur les domaines congéables, dans lesquelles il reprend, sous un angle nouveau, le sujet de la durée des baux agricoles, et où le programme de l’amélioration agricole par la propriété privée, l’intérêt personnel et la liberté, est à nouveau exprimé en de bons termes. (Observations de la société royale d’agriculture sur la question suivante, qui lui a été proposée par le comité d’agriculture et de commerce de l’Assemblée nationale : l’usage des domaines congéables est-il utile ou non au progrès de l’agriculture, 1791, p. 45).
[Conclusion] J’achève ici mon appréciation d’Abeille, écrivain méritoire et scrupuleux, que l’étude des faits agricoles et l’entourage de Gournay a transformé en économiste physiocrate prolixe, mais dont la lueur n’a brillé quelques années. On a de lui des écrits de circonstance plutôt que des œuvres théoriques d’ambition générale, et cela dessert sa notoriété. Mais l’étude de ses principes prouve qu’il était au-dessus, plutôt qu’au-dessous de son siècle, et quelques-unes de ses idées ont trouvé, soit dans son siècle, soit plus tard, des continuateurs féconds.
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