L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, par Mercier de la Rivière (discours préliminaire)

“Mes recherches sur ce point m’ont fait passer du doute à l’évidence : elles m’ont convaincu qu’il existe un ordre naturel pour le gouvernement des hommes réunis en société ; un ordre qui nous assure nécessairement toute la félicité temporelle à laquelle nous sommes appelés pendant notre séjour sur la terre, toutes les jouissances que nous pouvons raisonnablement y désirer, et auxquelles nous ne pouvons rien ajouter qu’à notre préjudice ; un ordre pour la connaissance duquel la nature nous a donné une portion suffisante de lumières, et qui n’a besoin que d’être connu pour être observé ; un ordre où tout est bien, et nécessairement bien, où tous les intérêts sont si parfaitement combinés, si inséparablement unis entre eux, que depuis les Souverains jusqu’au dernier de leurs sujets, le bonheur des uns ne peut s’accroître que par le bonheur des autres ; un ordre enfin dont la sainteté et futilité, en manifestant aux hommes un Dieu bienfaisant, les prépare, les dispose, par la reconnaissance, à l’aimer, à l’adorer, à chercher par intérêt pour eux-mêmes, l’état de perfection le plus conforme à ses volontés.”


Discours préliminaire

L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, par Mercier de la Rivière (Paris, 1767)

Nous connaissons dans les Rois trois principaux objets d’ambition ; une grande richesse, une grande puissance, une grande autorité : j’écris donc pour les intérêts des Rois ; car je traite des moyens par lesquels leur richesse, leur puissance, leur autorité peuvent s’élever à leur plus haut degré possible.

Les propriétaires des terres ne désirent rien tant que de voir accroître les revenus qu’ils retirent annuellement de leurs domaines : j’écris donc pour les intérêts de ces propriétaires ; car je traite des moyens par lesquels toutes les terres peuvent parvenir à leur donner le plus grand revenu possible.

La classe qui vend ses travaux aux autres hommes, n’a d’autre but que d’augmenter ses salaires par son industrie : j’écris donc pour les intérêts de cette classe ; car je traite des moyens par lesquels la masse des salaires de l’industrie peut grossir dans toute l’étendue de la plus grande mesure possible.

Les ministres des autels, comme hommes copartageants dans le produit des terres, et comme dispensateurs des biens consacrés à secourir l’indigent, sont doublement intéressés à l’abondance des récoltes : j’écris donc pour les intérêts de ces Ministres : j’écris donc pour les intérêts de l’indigent ; car je traite des moyens par lesquels on peut assurer aux récoltes la plus grande abondance possible.

Les commerçants, classe particulière d’hommes dont l’utilité est commune à toutes les Nations, et qui ne peuvent commercer qu’en raison de la reproduction des richesses commerçables, ne doivent former des vœux que pour la multiplication de ces richesses : j’écris donc pour les intérêts des Commerçants ; car je traite des moyens par lesquels on peut s’assurer la plus grande reproduction, et la plus grande consommation possible de toutes les richesses qui doivent entrer dans le commerce.

Les hommes enfin, en se réunifiant en société, n’ont eu d’autre objet que d’instituer parmi eux des droits de propriétés communes et particulières, à l’aide desquels ils pussent se procurer toute la somme du bonheur que l’humanité peut comporter, toutes les jouissances dont elle nous rend susceptibles : j’écris donc pour les intérêts du corps entier de la Société ; car je traite des moyens par lesquels elle doit nécessairement, et pour toujours, donner la plus grande consistance, la plus grande valeur à ces droits de propriétés communes et particulières, se placer ainsi et se maintenir dans son meilleur état possible.

Partout où nos connaissances peuvent pénétrer, nous découvrons une fin et des moyens qui lui font relatifs : nous ne voyons rien qui ne soit gouverné par des lois propres à son existence, et qui ne soit organisé de manière à obéir à ces lois, pour acquérir, par leurs secours, tout ce qui peut convenir à la nature de son être, et à sa façon d’exister. J’ai pensé que l’homme n’avait pas été moins bien traité : les dons qui lui font particuliers, et qui lui donnent l’empire de la terre, ne me permettent pas de croire que dans le plan général de la création, il n’y ait pas une portion de bonheur qui lui soit destinée, et un ordre propre à lui en assurer la jouissance.

Plein de cette idée, et persuadé que cette lumière divine qui habite en nous, ne nous est pas donnée sans un objet, j’en ai conclu qu’il fallait que cet objet fût de nous mettre en état de connaître l’ordre sur lequel nous devons régler notre façon d’exister pour être heureux. De là, passant à la recherche et à l’examen de cet ordre, j’ai reconnu que notre état naturel est de vivre en société ; que nos jouissances les plus précieuses ne peuvent se trouver qu’en société ; que la réunion des hommes en société, et des hommes heureux par cette réunion, est dans les vues du Créateur ; qu’ainsi nous devions regarder la société comme étant l’ouvrage de Dieu même ; et les lois constitutives de l’ordre social comme faisant partie des lois générales et immuables de la création.

Les premières difficultés qui se sont élevées contre cette façon de considérer l’homme, ont été tirées des maux qui résultent de notre réunion en société. Mais alors observant que parmi les choses les plus utiles pour nous, il n’en est point qui ne puissent nous devenir funestes par les abus que nous pouvons en faire, j’ai cru devoir examiner si les lois naturelles de la société sont les véritables causes de ces mêmes maux ; ou s’ils ne font point plutôt les fruits nécessaires de notre ignorance sur les dispositions de ces lois.

Mes recherches sur ce point m’ont fait passer du doute à l’évidence : elles m’ont convaincu qu’il existe un ordre naturel pour le gouvernement des hommes réunis en société ; un ordre qui nous assure nécessairement toute la félicité temporelle à laquelle nous sommes appelés pendant notre séjour sur la terre, toutes les jouissances que nous pouvons raisonnablement y désirer, et auxquelles nous ne pouvons rien ajouter qu’à notre préjudice ; un ordre pour la connaissance duquel la nature nous a donné une portion suffisante de lumières, et qui n’a besoin que d’être connu pour être observé ; un ordre où tout est bien, et nécessairement bien, où tous les intérêts sont si parfaitement combinés, si inséparablement unis entre eux, que depuis les Souverains jusqu’au dernier de leurs sujets, le bonheur des uns ne peut s’accroître que par le bonheur des autres ; un ordre enfin dont la sainteté et futilité, en manifestant aux hommes un Dieu bienfaisant, les prépare, les dispose, par la reconnaissance, à l’aimer, à l’adorer, à chercher par intérêt pour eux-mêmes, l’état de perfection le plus conforme à ses volontés.

Plus j’ai voulu combattre cette évidence, et plus je l’ai rendue victorieuse pour moi : plût au Ciel que je pusse la démontrer aux autres comme je la sens, comme je la vois ; plût au Ciel qu’elle fût universellement répandue ; elle ne pourrait l’être qu’elle ne changeât nos vices en vertus ; qu’elle ne fît ainsi le bonheur de l’humanité.