Logique du libéralisme (2). Le libre échange. Par Jacques de Guenin.

En 2006, Jacques de Guenin faisait paraître aux Editions Charles Coquelin un livre d’initiation au libéralisme intitulé Logique du libéralisme. Morale – Vie en société – Economie.

Ce livre, fort bien argumenté et émaillé de nombreuses citations de Bastiat, est à conseiller à tous ceux qui veulent découvrir les principes fondamentaux de la pure tradition libérale française, celle de Jean-Baptiste Say, de Constant et de Bastiat, qui est celle dont se réclamaient Mises et Ayn Rand aux Etats-Unis. L’auteur montre que le libéralisme, compris dans cette tradition de l’économie politique du XIXe siècle, n’est ni un économisme matérialiste, ni une défense des privilèges. Loin de se réduire à l’économie, le libéralisme est d’abord une philosophie qui tire sa légitimité de son fondement moral.

Jacques de Guenin autorise l’Institut Coppet à publier quelques chapitres de son livre d’ici la fin de l’année. Deux extraits ont déjà été publiés ici, consacrés à la responsabilité, à la vie et à la recherche du bonheur, fondements d’une existence libre et authentiquement humaine.

Le livre entier est disponible au prix de 12 € port compris en cliquant ici.

Voici un nouvel extrait :

3.2. Le libre échange. Le marché. Les prix.

Le marché révèle les priorités, informe les entreprises de ce qu’elles doivent faire pour la meilleure satisfaction du public. La concurrence oblige les entreprises à suivre ces indications, à s’adapter. (Jacques Garello[1])

L’acte économique le plus simple est l’échange. L’individu y a recours pour se procurer les biens ou les services qu’il ne peut ou ne souhaite produire lui-même. Les formes les plus courantes d’échange sont l’achat, la vente, et la location de biens et de services. Ce qui veut dire que l’un des biens échangés est presque toujours de l’argent. La somme d’argent donnée en échange d’un bien est le prix de ce bien. La somme donnée chaque mois en échange d’une prestation de service est appelée salaire. C’est le prix du travail.

Nous l’avons vu dans la deuxième partie, l’échange est un droit naturel. Toute personne qui a créé ou honnêtement acquis un produit, doit pouvoir l’échanger avec n’importe qui sur la surface du globe, à un prix sur lequel les deux personnes sont d’accord. Le priver de cette faculté pour satisfaire la convenance d’un lobby, c’est légitimer une spoliation.

Lorsque l’échange est libre, la satisfaction de chacune des deux parties est plus grande après qu’avant, sans quoi elles ne le feraient pas. Si une partie est lésée, ce peut-être parce l’autre lui a menti, mais c’est le plus souvent parce que l’échange n’est pas libre, par exemple parce qu’il est soumis à des règlements imposés par l’Etat. C’est peut-être également parce qu’il se fait avec un monopole, c’est-à-dire une entité qui a des pouvoirs exclusifs qui lui ont été consentis par l’État, car aucun monopole ne peut se maintenir indéfiniment sans le soutien de l’Etat. Voilà pourquoi le libéralisme économique préconise la non-intervention de l’Etat dans la production et les échanges, en dehors de la protection qu’il doit aux individus contre la fraude et la spoliation.

La possibilité d’échanger avec de nombreuses personnes est facilitée par l’existence de “marchés”, c’est-à-dire d’endroits (ou de procédés) grâce auxquels les gens qui vendent et ceux qui achètent peuvent se rencontrer (ou communiquer). Il n’y a guère au monde d’entité où les gens soient plus libres de leurs décisions que dans un marché. Certains “économistes” marxistes parlent bien de “dictature du marché”, mais l’accouplement de ces deux mots n’a rigoureusement aucun sens.

Lorsqu’il y a plusieurs acheteurs et plusieurs vendeurs pour un même bien sur un marché, il s’établit assez vite un prix unique pour ce bien. On l’appelle prix d’équilibre, car à ce prix, l’offre et la demande du bien s’équilibrent. Mais cet équilibre est fragile : si le nombre de tels biens mis sur le marché diminue, le nombre d’acheteurs restant le même, le prix du produit augmente. Cela constitue un signal pour les vendeurs potentiels, qui vont être attirés par ce nouveau prix, et ils vont se porter sur le marché. En sens inverse, si un producteur trouve un moyen de fabriquer le bien à un coût plus faible que le prix du marché, il va faire un profit plus élevé, il va en mettre davantage sur le marché, et le prix du bien va baisser. S’il baisse au dessous du coût de production d’un autre vendeur, celui-là arrêtera de fabriquer.

Le bien ou le service en question peut être un élément d’un produit plus compliqué, fabriqué par un autre industriel. Ce dernier va calculer à tout moment le coût du produit final, et il ne le mettra sur le marché que si ce coût est inférieur au prix du marché pour ce produit. Dans une économie libre, il se fait ainsi à tout moment des millions d’arbitrages entre les désirs des gens et les coûts d’obtention de ce qu’ils désirent. L’intervention de l’État pour fixer tel ou tel prix, par exemple le prix du travail ou le prix d’un médicament, est un pur désastre car il conduit à de mauvaises décisions économiques.

Or que ce soit le chômage, la pénurie de logements, le manque d’infirmières et de chirurgiens ou le déficit éternel de la Sécurité Sociale, il n’y a aucun des grands problèmes de la Société française que le libre marché ne puisse régler. Au contraire, chaque tentative pour les régler de manière autoritaire ne fait que remplacer d’anciens inconvénients par de nouveaux, comme en témoigne tristement le fait que nous en soyons à la 21ème réforme de la Sécurité Sociale au moment où ces lignes sont écrites.

Le désastre est total lorsque l’État fixe tous les prix et toutes les quantités de manière autoritaire, comme ce fut le cas dans les pays communistes de sinistre mémoire. L’information sur les vrais besoins de la société, normalement véhiculée par les prix sur les marchés, fait défaut et les décisions de production ne peuvent plus se prendre que de manière arbitraire. C’est en faisant ce type d’analyse que le grand économiste autrichien Von Mises avait prédit l’effondrement inéluctable des économies communistes.

Seuls existent réellement les échanges effectués par des personnes, physiques ou morales (associations ou entreprises). Les échanges commerciaux entre nations n’ont aucune réalité concrète. Ce ne sont que les agrégats comptables d’échanges effectués par des individus ou des personnes morales. C’est pourquoi le Libéralisme économique utilise l’individualisme méthodologique dans ses raisonnements. Il existe certes des doctrines économiques qui raisonnent à partir d’agrégats, comme nous venons de le voir au chapitre 3.1. Grand bien leur fasse, mais cette approche n’est pas sans danger. Beaucoup de gouvernements attachent une grande importance à la balance commerciale de leur pays et se réjouissent lorsque les exportations excèdent les importations.

Or ceci n’est qu’un sophisme, comme Bastiat l’a abondamment démontré il y a plus de 150 ans : dans un apologue célèbre[2], il explique qu’un industriel a exporté pour 200 000 francs de marchandises françaises aux Etats-Unis. Il a converti cet argent en coton, il a transporté ce coton en France, payé la douane, et il l’a revendu 422 000 francs à Bordeaux, ce qui, tous frais déduits, lui rapporte 85 000 francs de bénéfice. Cet échange est évidemment avantageux pour lui, Français. Mais comme la France a ainsi importé plus qu’elle n’a exporté, sa balance était donc “défavorable” au sens classique. Voici cette fois un cas de balance très favorable, note Bastiat sarcastiquement : “j’envoie la même cargaison aux Etats-Unis, mais une tempête coule le bateau. Les douanes du port ont noté une exportation, ce qui a amélioré la balance du commerce!”. Il conclut que les tempêtes étant aléatoires, le gouvernement devrait utiliser une méthode plus sûre et jeter à la mer toutes les marchandises qui quittent le port !

L’opinion publique, mal instruite par les Etats, pense que les exportations favorisent l’emploi national et que les importations se font à son détriment. D’où cette tendance au protectionnisme déjà signalée au chapitre 2.1. Malgré les efforts inlassables de Bastiat et de tous les économistes après lui pour tordre le cou à ce sophisme, il se porte toujours aussi bien. C’est ainsi que l’opinion publique est mobilisée par des syndicats conservateurs contre les importations chinoises. Hier encore la Chine était un abîme de misère et de pauvreté engendré par le communisme. Aujourd’hui, depuis la libéralisation de l’économie, elle connaît une explosion de prospérité. Mais les salaires des ouvriers chinois n’ont pas encore rattrapé les nôtres. Les produits qui exigent beaucoup de main-d’œuvre sont donc moins chers là-bas qu’ici et la libération des échanges avec la Chine entraîne chez nous une augmentation des importations. Voyons donc quelles en sont les conséquences.

Lorsque Mme Eremi achète pour 25 Euros une blouse pour sa fille en provenance de Chine, blouse qu’elle payait jusque là 45 Euros, elle économise 20 Euros. Avec ces 20 Euros, elle va pouvoir faire manger de la viande rouge à sa famille pendant 3 repas. Avec les 25 Euros, le producteur chinois va pouvoir acheter en France des produits de beauté pour les revendre en Chine. Quel est le bilan total de l’opération : globalement, l’activité économique de la France n’a rien perdu : le textile a perdu 45 Euros, mais l’alimentaire en a gagné 20 et la parfumerie en a gagné 25. La grande gagnante, c’est Mme Erémi, qui pour 45 euros a maintenant à la fois sa blouse et ses beefsteaks [3].

J’entends tout de suite la réaction des protectionnistes : si l’industrie textile perd des débouchés, elle devra réduire ses emplois. Certes, mais en contrepartie, l’industrie alimentaire et la parfumerie devront augmenter les leurs. Si l’on veut que les employés rendus disponibles par la concurrence trouvent facilement d’autres emplois, il faut favoriser la fluidité du marché du travail. C’est ce qui se passe dans certains pays, comme l’Angleterre ou la Nouvelle Zélande qui sont pourtant des pays socialistes, ou même Hong Kong, qui est une région d’un pays communiste. Dans ces pays, le chômage n’existe pas. Dans notre pays, au contraire, tout est fait pour freiner les adaptations et l’on voit le résultat sur l’emploi. Nous y reviendrons au chapitre 3.4.

Prenons un autre exemple. Les planteurs de coton aux Etats-Unis reçoivent la moitié de leur revenu du gouvernement. Ce qui leur permet de bien vivre mais en produisant des surplus qui contribuent à l’écroulement des cours mondiaux. Pendant ce temps, l’Afrique, qui produit le coton le plus compétitif du monde, et qui aurait tant besoin d’en vendre pour se procurer des équipements, se trouve éliminée du marché par des concurrents subventionnés par l’Etat le plus riche de la Planète.

On n’est pas meilleur en Europe. Prenons l’exemple du sucre. Les cours mondiaux sont de 212 Euros la tonne. Les prix garantis au sein de l’Union sont actuellement de 632 Euros, donc trois fois et demie supérieurs. Les producteurs européens profitent de ces subventions pour écouler leurs excédents et contribuent ainsi à casser les cours. D’où la conclusion lapidaire d’Yves Montenay, un fin connaisseur de la pauvreté dans le monde : “L’État est un petit groupe de personnes qui font payer le sucre trois fois le vrai prix,  appauvrissant ainsi les citoyens qu’ils sont censés protéger,  interdisant aux paysans étrangers d’accéder à une vie meilleure,  et tout ça pour qu’une coterie amie dudit État s’en mette plein les poches.”[4]

En sens inverse, lorsque les pays riches acceptent le libre échange, les pays pauvres en profitent immédiatement. Jusqu’à une époque récente, la Hollande subventionnait largement ses productions florales, et l’Ouganda, malgré des coûts de main-d’œuvre beaucoup moins élevés, ne pouvait être compétitif que pendant les mois d’hiver. Mais depuis que la Hollande a supprimé ses subventions, les exportations de l’Ouganda sont passées en 11 ans de zéro à 16 millions d’euros. Les enfants des paysans qui cultivent les fleurs mangent mieux et peuvent aller à l’école. Si le libre échange se généralise, un jour, sans doute, ils viendront en Europe en touristes.

Dans les périodes transitoires, lorsqu’on abolit brusquement les restrictions aux mouvement de marchandises, la concurrence entre entreprises de pays différents peut être exacerbée par les différences de salaire d’un pays à l’autre. Mais il faut bien voir que le libre échange atténue, au fil des ans, les disparités de niveaux de vie moyens entre nations. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer que la libre circulation des personnes, des marchandises, et des capitaux ait toujours existé. Il est évident que les niveaux de vie moyens seraient à peu près les mêmes dans les différents pays de la planète. Une confirmation empirique est donnée par l’évolution des niveaux de vie au Japon, autrefois pays ultra protégé, aujourd’hui ouvert au libre échange. Après la guerre, les salaires des  Japonais étaient dérisoires et nous redoutions leur concurrence. Aujourd’hui, ils viennent dépenser leur argent comme touristes dans nos meilleurs hôtels.

En résumé, l’abolition des frontières économiques profite toujours au consommateur. Elle est défavorable à certains producteurs, mais favorable à d’autres. Au total elle améliore les niveaux de vie. Les transitions peuvent être difficiles pour certaines catégories de personnel. Aussi l’Etat, l’Éducation nationale, les entreprises et les syndicats devraient tout faire pour faciliter ces transitions au lieu de se crisper sur les situations existantes.


[1] Programme pour un président. Editons Albatros. Paris. 1988.

[2] Balance du commerce. In Sophismes économiques, 1845.

[3] Je suis conscient qu’avec ses 25 Euros, le producteur chinois pourra acheter ses produits dans un autre pays de la zone Euro, mais il minimisera le fret de retour en l’achetant en France.

[4] Correspondance privée.

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