Dans ce court article donné au Journal des économistes (août 1885), Frédéric Passy rappelle rapidement quelques-unes des réalisations de l’initiative individuelle qui, plus souple, plus intelligente que l’action de l’État, a déjà accomplies pour la grande cause du développement de l’instruction pour les femmes, auquel personnellement il est aussi voué.
Frédéric Passy, « L’instruction des femmes. L’État et l’initiative privée », Journal des économistes, août 1885.
L’attention s’attache de plus en plus, et à juste titre, aux efforts tentés de toutes parts pour développer, sans l’égarer s’il est possible, car l’écueil ici est près du port, l’instruction des femmes.
L’État, qui a de grandes ressources, puisqu’il a à sa disposition toutes les bourses, peut faire les choses grandement. Il a fait beaucoup déjà, en effet, et il ne paraît pas près de se lasser de faire davantage.
L’initiative privée, qui n’a pas les mêmes moyens, est forcée de limiter sa tâche et, par suite, de la mesurer ; elle ne l’abandonne pas et elle fait bien. Elle a eu, il serait injuste de l’oublier, l’honneur de donner l’impulsion en donnant l’exemple ; elle reste, même alors que l’action officielle a le plus activement succédé à la sienne, appelée à agir encore et capable de contribuer, dans une large mesure, à la réalisation de nouveaux progrès.
C’est qu’à défaut du budget indéfiniment élastique dans lequel puise son redoutable concurrent, elle a pour elle, avec les fécondes inspirations du zèle individuel, cette puissance incomparable de la liberté qui permet d’échapper à l’uniformité, de varier les points de vue, de diversifier les procédés, de tenir compte des circonstances et des besoins, et de mettre à l’essai, sans imprudence et sans bouleversement, toutes les nouveautés dignes d’attention.
Ce rôle, si important et si utile, ce rôle d’éclaireur et, par conséquent, d’auxiliaire, on sait avec quel éclat l’École libre des sciences politiques au sommet, l’école Monge et l’École alsacienne à un degré moins élevé, l’ont rempli et le remplissent pour les hommes. On ne sait peut-être pas assez comment il a été et continue à être rempli pour les femmes.
M. Bréal a cependant parlé, à plus d’une reprise, avec sa haute compétence, de l’excellent enseignement qui se donne au collège Sévigné, à la direction duquel il n’est pas étranger. M. Levasseur, qui n’y est pas étranger non plus, a signalé, dans une autre région de Paris (le collège Sévigné est voisin du centre des études universitaires), l’école Monceau, de date un peu plus récente et qui déjà, grâce à la proximité de l’école Monge et au concours de quelques-uns de ses principaux patrons, est en pleine prospérité.
Mais ces deux établissements sont des externats et, comme tels, ils ne peuvent servir qu’aux familles qui habitent Paris et qui sont à même de garder chez elles leurs enfants. L’initiative privée n’a-t-elle songé qu’à celles-là ? Ce serait un tort de le croire ou de le laisser croire. C’est aux autres, au contraire, parce que le besoin était le plus général et le plus pressant, qu’elle a songé d’abord, et c’est par un internat qu’elle a débuté. L’école Sévigné, d’abord installée à Neuilly, sous le nom d’École normale, que personne, ni département, ni État, ne lui disputait alors, plus tard transportée à Sèvres, dans la belle propriété des anciens ducs de Chaulnes, est comme le collège du même nom, dont elle est l’aînée, la création de la Société pour la propagation de l’instruction parmi les femmes ; et cette Société est née, il y a bientôt quinze ans, dans un mouvement de patriotisme éclairé, de l’élan d’un groupe d’hommes et de femmes de cœur à la tête desquels se trouvaient, avec le grand et généreux Arlès Dufour, Édouard Laboulaye et Henri Martin. Ceux qui survivent se retrouvent pour la plupart avec MM. Villard et Godart, dans la société plus jeune de l’école Monceau. Associé, dès la première heure, à ces œuvres excellentes, collègue et coopérateur des hommes éminents dont je viens de rappeler les noms, et appelé, lorsqu’ils ont disparu, à leur succéder dans une présidence qu’ils avaient rendue difficile en la rendant illustre, j’ai, je le sens, le devoir de parler de nos efforts et de nos succès, ainsi que l’ont fait mes collègues, MM. Bréal et Levasseur, avec discrétion. J’avais aussi, je l’ai cru du moins, le devoir de ne pas m’en taire complètement. Les choses bonnes à faire sont bonnes à faire connaître, et ce n’est remplir qu’à demi son devoir que de laisser ignorer, à ceux qui ont intérêt à le savoir, ce qu’on essaye de faire pour eux. On nous a reproché quelquefois, quand on s’était trouvé amené, par un hasard heureux, à la porte de nos écoles, de n’en avoir pas montré le chemin aux familles qui le cherchent, et de tenir sous le boisseau les lumières que nous allumons. J’ai voulu éviter qu’on me renouvelât ce reproche. Rien de plus.
FRÉDÉRIC PASSY.
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