Nombreuses sont les enquêtes menées entre le milieu et la fin du XIXe siècle sur le crédit agricole. Si nous n’avons pas voulu les insérer dans l’anthologie Le crédit agricole : une banque au secours de l’agriculture, c’est qu’elles sont souvent d’une lecture difficile, surchargées de détails, et qu’en outre elles ne sont que rarement d’une réelle solidité sur le plan des principes. La contribution de Léon Say se distingue à cet égard. Après avoir visité la haute Italie, accompagné du sénateur Émile Labiche, pour enquêter sur ses dispositions en matière de crédit agricole, il a fourni dans cette brochure le bilan de ses observations.
Dans ses conclusions, Léon Say insiste sur les mérites de la décentralisation et de l’initiative privée, qu’il oppose aux volontés centralisatrices et à l’intervention permanente du législateur telles qu’elles sont à la mode en France. « Toutes les merveilles que j’ai vues, écrit-il ainsi, sont les merveilles de l’initiative privée et de la décentralisation. C’est l’initiative privée et la décentralisation du crédit qui sont la raison dominante des progrès de la richesse en Italie. »
Il signale en outre que la loi italienne, contrairement à la loi française, ne sur-protège pas le cultivateur mais lui laisse la responsabilité de ses actes. Les banques italiennes, en outre, ont toute latitude pour émettre des prêts ou escompter le produit d’opérations agricoles, ne faisant même pas mention de l’origine agricole ou industrielle des effets ou des placements. B.M.
LÉON SAY, DIX JOURS DANS LA HAUTE ITALIE (1883)
MILAN, MAGENTA
Ce n’est pas pour l’amour de l’art, c’est pour l’amour du crédit agricole que j’ai fait une course rapide dans la haute Italie. J’en ai rapporté des impressions très vives que je désire fixer sur le papier. Je reprendrai plus tard à loisir le sujet inépuisable de l’histoire de la prévoyance italienne, que je ne puis qu’effleurer en ce moment, et j’essayerai alors de dégager de toutes les institutions dont j’ai admiré l’organisation ce qui, dans le fond ou dans la forme, pourrait être utilement essayé dans notre pays. Je savais que le Milanais était un des pays le plus anciennement et le mieux cultivés de l’Europe, qu’il était comme enveloppé d’un réseau de petites banques, que la mutualité y était pratiquée sur une vaste échelle, et que le peuple y faisait des économies versées avec régularité dans les caisses d’épargne libres. Je connaissais également la loi de 1869 sur le crédit agricole. Je savais aussi que, sous l’impulsion de ces institutions, la richesse publique faisait les progrès les plus rapides. Mais je n’avais pas vu fonctionner toutes ces institutions diverses. Je ne connaissais pas leurs méthodes, ni le genre d’appui qu’elles se donnaient les unes aux autres.
Toutes les merveilles que j’ai vues sont les merveilles de l’initiative privée et de la décentralisation. C’est l’initiative privée et la décentralisation du crédit qui sont la raison dominante des progrès de la richesse en Italie. La mutualité a tout créé. Les Sociétés de secours mutuels ont fait naître les petites banques mutuelles. J’ai pour ainsi dire surpris la naissance même d’une de ces petites institutions au moment où elle se séparait de sa mère. La Société de secours mutuels de Bologne faisait de petits prêts à ses membres la branche a été détachée pour former une petite affaire indépendante dont les fondateurs et les bénéficiaires sont pris parmi les membres de la Société de secours mutuels. On liquide en ce moment les petites opérations de prêts de la Société de secours, et on commence les opérations nouvelles de la Banque populaire.
Dans les moindres villages il y a des livrets d’épargne et de petits dépôts, apportés par les habitants pour alimenter la banque populaire du lieu, et, au-dessus de toutes ces petites banques, les grandes institutions de Milan et de Bologne. La Banque populaire magistrale de Milan et les grandes Caisses d’épargne de Milan et de Bologne dominent, de la hauteur de leurs dizaines ou centaines de millions, tout le peuple de ces petites banques avec leurs petites caisses d’épargne qui se meuvent dans leur orbite et puisent les épargnes partout pour vivifier partout l’agriculture et les petites industries.
Si on entre dans le détail des opérations des Sociétés de secours mutuels, on peut y étudier le fonctionnement de petites assurances contre le chômage involontaire, ou de petites caisses de retraites aussi savamment organisées que si les plus forts actuaires de Londres ou de New-York avaient passé par là. Et, quand on veut faire la synthèse de tous ces efforts isolés, on est émerveillé de voir qu’on a devant les yeux l’arme défensive la plus efficace pour s’opposer au développement du socialisme d’État.
Aux conceptions sentimentales du socialisme, l’Italie décentralisée oppose les solutions scientifiques de l’initiative individuelle. C’est ce qui fait la grandeur de l’œuvre, c’est ce qui fait en même temps l’honneur de M. Luzzatti, dont le nom résume celui de toute une génération de savants philanthropes groupés autour de lui. C’est M. Luzzatti qui m’avait appelé dans la haute Italie ; j’ai réussi à lui amener mon collègue et ami, M. Émile Labiche, dont la compétence est reconnue par tout le monde dans les questions d’économie rurale. Le récit de notre voyage est le récit de notre visite aux amis de M. Luzzatti et à M. Luzzatti lui-même. C’est à lui et à eux que nous exprimons toute notre reconnaissance pour l’accueil aimable que nous avons reçu.
Nous avons traversé la Suisse sans nous y arrêter, par ce chemin de fer du Gothard, dont la construction est un chef-d’œuvre de l’art des ingénieurs. Pour monter jusqu’au niveau où a été percé le grand tunnel, et pour descendre de ce niveau, on monte et descend comme si on était dans l’intérieur d’une tour. Des souterrains en hélices permettent d’arriver au sommet de la montagne ou d’en descendre avec des rampes et des pentes suffisamment modérées. On entre au pied de la montagne et on en sort au sommet après avoir tourné sur soi-même. On ne sent pas, d’ailleurs, le mouvement tournant qu’on accomplit dans l’intérieur de la montagne, mais, si on pose une petite boussole sur ses genoux, on voit l’aiguille se mouvoir lentement et faire le tour du cadran, revenant, à la sortie de la montagne, au point où elle était à l’entrée. Nous traversons, d’ailleurs, les Alpes comme nous avons traversé la Suisse et nous ne nous arrêtons qu’à Milan.
Le premier soin de M. Luzzatti est de nous conduire à une banque populaire autour de laquelle rayonnent de petites succursales dans les villages et les bourgs environnants. Nous visitons d’abord la petite banque, et nous partons ensuite pour voir la succursale de Magenta.
Les banques populaires sont partout les mêmes ; leur organisation et leurs méthodes sont peu variées. Elles appartiennent à une même famille ; elles sont administrées avec un enthousiasme et un dévouement qui ne se démentent nulle part et elles réussissent partout. L’institution est bonne, mais les hommes sont excellents. Là, comme partout, il ne suffit pas d’avoir une bonne machine, il faut avoir un bon mécanicien.
La première banque populaire dans laquelle nous soyons entrés est donc la Banque agricole milanaise. C’est une société de 906 membres, dont le capital est de 238 200 francs. Elle réunit dans sa caisse d’épargne les petites économies de 886 déposants et elle emploie son capital et ses dépôts à faire des prêts à ses associés et à escompter leurs effets. Elle avait en portefeuille, au 31 décembre 1882, pour 712 000 francs d’effets.
La Caisse d’épargne fournit l’aliment des escomptes. C’est là que pour la première fois j’ai vu le livret au porteur. Tandis qu’on s’évertue chez nous à donner aux livrets de Caisses d’épargne un caractère strictement nominatif, qu’on veille avec le plus grand soin à ne payer qu’à des titulaires ayant droit de recevoir, qu’on s’inquiète du mari si c’est une femme qui retire ses épargnes, ou du père ou tuteur si c’est un mineur ; tandis qu’on occupe chez nous un grand nombre de jurisconsultes éclairés pour savoir si ce qu’on paye est bien payé, là-bas, dans les petites caisses d’épargne de la Banque populaire, on ne s’inquiète que des porteurs des livrets. Celui qui apporte le livret est considéré comme le mandataire régulier de la personne au nom de laquelle le livret est inscrit. Cette méthode est absolument entrée dans les mœurs elle a été empruntée aux grandes Caisses d’épargne, où nous la retrouverons employée concurremment avec celle des livrets strictement nominatifs mais ces derniers sont en réalité exceptionnels, on n’en sent guère le besoin. La Banque populaire prête avec la garantie d’une caution, ou escompte des effets à ordre avec l’aval d’une personne solvable. Il y a un conseil d’escompte auquel on adresse la demande et qui décide de l’étendue du prêt. On ne consent pas toujours à prêter la totalité de la somme demandée. On ne renouvelle les effets que s’ils sont diminués par une sorte d’amortissement. La garantie de la banque est d’abord que sa clientèle est limitée et ensuite qu’elle est surveillée par la clientèle elle-même. On ne prête qu’aux sociétaires, et les sociétaires ne peuvent entrer dans la Société que s’ils y ont été admis. On a déjà un petit capital, puisqu’on est actionnaire, et on est connu, puisqu’on a dû passer par l’épreuve de l’admission. La loi n’accorde à ces institutions aucun privilège. Elles leur fait payer tous les impôts que payent toutes les autres banques, et, entre autres, le lourd impôt de la richesse mobilière, sur tous les dépôts d’épargne. On n’y rencontre aucune trace de l’application de la loi sur le crédit agricole. Les banques instituées en conformité de la loi du 22 juin 1869 se meuvent dans un autre orbite. Nous les retrouverons plus tard, en petit nombre, car elles s’éteignent, et on songe sérieusement à abolir purement et simplement la loi sous l’empire de laquelle elles ont été fondées.
Et cependant la petite banque populaire que nous visitons escompte des effets agricoles. La raison en est bien simple ; il n’y a pas de distinction entre les effets commerciaux et les effets agricoles. Le Code italien a supprimé toute mention de cause. On n’a pas besoin d’insérer dans son billet à ordre qu’on a reçu par contre une valeur en compte ou en marchandises. L’effet à ordre italien ne contient aucune indication de l’affaire qui l’a fait naître. Tous les effets à ordre sont commerciaux, et la cause pour laquelle ils sont créés n’entre aucunement en considération. C’est bien là ce qu’on peut appeler la solution de la question du crédit agricole ; le crédit agricole n’existe que quand il est le crédit tout court et sans phrases.
Mais, après le petit centre, il faut voir la petite succursale, et pour cela nous nous transportons à Magenta. Quoique le crédit attire seul notre intérêt, puisque c’est pour cela que nous voyageons, comment ne pas aller faire un pèlerinage au monument où on a réuni les ossements de nos compatriotes, glorieusement morts pour l’Italie, et dont le souvenir est toujours vivant dans toute la haute Italie ? Dans un dîner qui nous a été donné, un autre jour, une gracieuse maîtresse de maison, à la fin des toasts, car nous avons entendu et porté beaucoup de toasts, a bu aux mères françaises qui ont sacrifié leurs fils à l’Italie.
Nous sommes reçus, à Magenta, dans une maison de campagne, dont la muraille garde encore les glorieuses cicatrices de la guerre. On a soutenu le mur, par derrière, pour lui conserver son aspect des batailles. Le propriétaire, juge de paix de Milan, mais riche propriétaire, car les fonctions de juge de paix sont gratuites, et c’est se donner un grand luxe que de s’y consacrer, nous fait, ainsi que sa charmante femme, les honneurs de Magenta avec une grâce empressée. Nous allons à la succursale, et, comme c’est jour de marché, nous voyons les déposants affluer dans le modeste local de la petite banque. C’est le maire de Magenta lui-même qui est au guichet et qui fait le service de la caisse.
La personne qui arrive à ce moment, son obole à la main, est un exemple frappant des facilités que donne pour des opérations, inconnues chez nous, la méthode du livret au porteur. C’est une jeune fille fort rieuse et fort gentille, qui passe son livret à travers la grille, pour qu’on y inscrive les 9 francs qu’elle apporte. Elle nous dit qu’elle est d’une Société de neuf personnes, cinq jeunes filles et quatre jeunes garçons. Ils se cotisent entre eux pour avoir une petite somme afin de faire une promenade au printemps ; on donne 1 franc par semaine. La somme recueillie leur servira pour aller voir l’Exposition, fort improbable d’ailleurs, qu’on annonce à Rome, ou, si l’Exposition n’a pas lieu, pour parcourir les bords du lac de Côme. La jeune déposante n’a pas besoin d’acte de société, ni de pouvoirs pour retirer, un jour, le produit déposé de la collecte. Tout cela se fait simplement, comme s’est faite la Société elle-même, et comme se fera l’excursion. On épargne à ces enfants les appareils compliqués de notre comptabilité civilisée ; on ne veut point leur faire connaître ce luxe.
Persicos odi, puer, apparatus.
Le côté de la recette est intéressant ; le côté de la dépense ne l’est pas moins. On nous montre le portefeuille des effets, toujours des effets à ordre sans cause écrite sur l’effet, ou des engagements garantis par un aval. Ce sont de très petites sommes : 70 francs, 100 francs, quelquefois plus. Quand la somme est élevée, on en réfère à la banque centrale, car s’il y a des prêts et des escomptes de 30 à 200 francs, il y en a de 10 000 francs.
Tout cela marche à ravir, à Magenta, comme au chef-lieu. Mais il faut retourner à Milan. Nous étions venus par le grand chemin de fer, nous nous en allons par le petit tramway à vapeur, à travers les champs irrigués et cultivés avec le plus grand soin ; nous voyageons dans un jardin. Nous avions rencontré à la gare de Milan un grand industriel, M. Cirrio, et cet homme distingué nous racontait que, l’année passée, il avait expédié pour 10 millions de francs de volailles et d’œufs de la haute Italie en Angleterre ; cette année, il expédie des choux de Naples aux fruitiers de Saint-Pétersbourg. La petite culture se développe avec une énergie croissante, et les opérations de crédit agraire du réseau des petites banques ne sont pas un des moindres encouragements donnés à cette petite culture.
Mais nous sommes à Milan ; nous voyons encore de petites banques sur le même modèle. Avant de nous mener voir les institutions monumentales de la grande Banque populaire et de la colossale Caisse d’épargne de Milan, on nous conduit aux maisons ouvrières. M. Pavesi, député de la partie rurale de Milan, élu, quoique appartenant au parti avancé, grâce à la clause de représentation de la minorité dont M. Pernolet s’est fait le défenseur si persévérant chez nous ; M. Pavesi nous explique que, après avoir fait bâtir quelques maisons, la Société des logements à bon marché a obtenu de l’État un vaste terrain à bas prix. C’est la seule intervention de l’État. Une loi a permis au ministre des finances de vendre, à un prix très peu élevé et certainement inférieur au cours, de vastes terrains qui appartenaient au Domaine. Nous voyons les maisons déjà construites, et nous visitons, dans une de ces maisons, le seul député ouvrier du Parlement italien, M. Maffi, ouvrier typographe.
C’est bien un ouvrier, logé comme un ouvrier, travaillant hors session à Milan dans une imprimerie et, pendant le cours de la session, à Rome, dans une succursale de l’imprimerie milanaise, qui est établie à Rome. Il a acheté sa maison 2 583 francs, et il la paye en vingt-cinq ans, à raison de 170 francs par an. M. Maffi est républicain. M. Pavesi appartient à la gauche. Nous avons avec nous l’éminent rédacteur du Secolo, et aussi notre excellent ami M. Luzzatti. Toutes les opinions sont donc représentées. Mais on se réserve de se disputer ailleurs. Sur le terrain des institutions de prévoyance, il n’y a ni républicains, ni Gauche, ni Droite, ni transformistes — c’est le nouveau nom du nouveau parti en formation — il n’y a que des amis de la prévoyance et de l’initiative individuelle, et on est absolument d’accord sur la nécessité de se dévouer pour améliorer le sort des classes laborieuses et pour aider au développement de la petite culture et de la petite industrie.
Mais nous allons voir les grandes choses. M. Pedroni nous fait les honneurs de la grande Banque populaire. Il faut nous y arrêter un moment et donner quelques détails.
La Banque populaire de Milan a été fondée en 1865, il y a dix-huit ans, sur l’initiative de M. Luzzatti, dans le but de faciliter le crédit aux sociétaires par le moyen de la coopération et de l’épargne, et elle a commencé ses opérations en janvier 1866 avec un modeste capital de 27 000 francs. Aujourd’hui, son capital, divisé en 157 832 actions, s’élève à 7 891 000 francs, et son fonds de réserve à 3 314 000 francs. Elle a 17 millions de dépôts en comptes courants et 34 millions déposés à sa caisse d’épargne. Elle est installée dans un magnifique hôtel où siégeait autrefois la grande Caisse d’épargne de Milan, qui a fait bâtir un palais et a cédé à sa plus jeune sœur l’établissement dans lequel elle commençait à étouffer. Il y a des livrets de petite épargne et des livrets d’épargne ordinaire ; les premiers jouissent d’un supplément d’intérêt d’un demi pour 100.
Au 31 décembre 1882, il y avait 4 436 dépôts en comptes courants, dont l’importance moyenne était de 3 814 fr. 72 ; 14 119 livrets de Caisse d’épargne ordinaire, d’une importance moyenne de 1 858 fr. 20 et 9 748 livrets de petite épargne, d’une importance moyenne de 469 fr. 31.
Outre son siège central, la Banque a deux agences en ville, et elle correspond avec toutes les banques populaires de la haute Italie, dont elle réescompte le papier. En 1882, elle avait escompté aux petites banques populaires 39 205 effets pour 52 millions et demi ; elle avait reçu à l’encaissement 5 327 effets pour 8 millions et demi ; elle avait émis sur les petites banques pour 19 millions et demi de chèques et avait payé pour 60 800 000 francs de chèques émis par elles. Cette Banque populaire de Milan est comme le couronnement de toutes les autres. Son administration est toute de dévouement : le président du conseil, les administrateurs, les membres du conseil d’escompte s’y consacrent avec une ardeur, un enthousiasme qui ne se sont ni ralentis, ni refroidis depuis dix-huit ans. En 1866, elle avait pour correspondants 5 banques populaires ; aujourd’hui, elle correspond avec 228 banques populaires et fait avec elles pour 216 millions de francs d’affaires par an. Les bénéfices se sont élevés en 1882 à 1 231 000 francs.
Non contents de développer le crédit nécessaire à la petite culture et à la petite industrie, la Banque populaire a cherché à créer un crédit personnel au profit de ceux qui n’ont pas de capital et qui méritent par leur honnêteté et leur bonne conduite qu’on vienne à leur aide. Elle a fait un fonds pour des prêts d’honneur contre engagements écrits à un taux de faveur et pour des prêts sur parole tout à fait gratuits. Les prêts d’honneur ne peuvent pas dépasser 200 francs. L’emprunteur doit indiquer l’emploi qu’il compte faire de la somme empruntée et être patronné par deux personnes qui le connaissent personnellement et qui certifient, sans assumer de responsabilité pécuniaire, que le demandeur pourra satisfaire aux engagements qu’il va prendre. Les prêts sur parole sont faits par l’intermédiaire des sociétés de secours mutuels, et à leurs sociétaires. En 1882, la Banque avait fait 235 prêts d’honneur d’une importance moyenne de 140 fr. 82 ; 39 demandes seulement avaient été rejetées ; les prêts gratuits aux sociétés de secours mutuels n’ont été entrepris que tout récemment.
On peut dire que cet essai de prêts d’honneur rentre dans le cercle de ces libéralités que fait, chaque année, la Banque populaire aux institutions de bienfaisance.
Nous étions passés de la petite banque de village à la Banque agricole de Milan, de la Banque agricole au capital de 235 000 francs à la Banque populaire au capital de 8 millions. La petite Banque agricole a 590 000 francs de dépôts, épargnes et comptes courants ; la Banque populaire en a pour 51 372 000 francs. Nous allons entrer dans le palais de la grande Caisse d’épargne, où nous allons trouver 280 millions de francs de dépôts. Tous ces capitaux, qui montent ensemble à 332 millions, restent entre les mains d’administrations privées et n’alimentent ni la dette flottante du ministre des finances, ni les grands travaux du ministre de la guerre, de la marine ou des travaux publics.
La Caisse d’épargne de Milan a été fondée en 1823 par une commission centrale de bienfaisance, établie par décret du 10 septembre 1818 pour administrer un fonds de 750 000 francs, créé pour venir au secours des populations pendant une disette. Elle a eu, la première année, 769 dépôts pour 258 000 francs ; en 1882, le nombre des livrets s’élevait à 356 767 pour 280 600 000 francs. Elle est le centre de 112 succursales dont les plus anciennes sont celles de Côme, de Crémone, de Lodi et de Mantoue qui datent de l’origine, et dont les plus récentes sont celles de Rovigo, Vérone et Cermenate qui ont été ouvertes en 1878 et en 1879. C’est M. le comte Aldo Annoni, sénateur, qui en est le président. Il est secondé par M. Mussi, député, vice-président, et par un conseil de treize membres. Mais ces honorables personnes ne sont pas seules à se dévouer. Les caisses filiales comptent aussi des administrateurs. Il y a des censeurs, des commissaires pour l’escompte. Le dévouement est partout et les frais d’administration sont extrêmement faibles.
Ils représentent un peu plus de 30 centimes par 100 francs déposés, et ils comprennent les frais d’administration d’un capital employé à l’escompte, aux prêts sur valeurs, et même sur dépôt de soie. Il est bien plus simple de porter ses fonds à la Caisse des dépôts, comme en France, et de recevoir, sans avoir à se préoccuper de rien, un intérêt de 4 pour 100, que de faire des opérations de banque multiples pour faire fructifier ses dépôts et obtenir un intérêt avec lequel on puisse servir à son tour un intérêt à ses déposants. La Caisse d’épargne de Milan est un grand banquier privé qui fait toutes les affaires de banque et qui les fait très bien, qui prête sur marchandises et sur hypothèque, et qui est un crédit foncier en même temps qu’une banque d’escompte. Les livrets sont au porteur ou nominatifs, mais le public préfère les livrets au porteur. Sur 356 767 livrets, il y en a 353 987 au porteur pour 279 millions de francs, et 2 780 seulement nominatifs pour 1 300 000 francs.
Quoique au porteur, les livrets sont ouverts à un nom, il est dit dans les statuts, et cette prescription est répétée sur le livret, que le livret est émis au nom du déposant, mais qu’il est considéré comme un titre au porteur, qui peut être cédé par la simple tradition et qui est remboursé à celui qui le présente, le présentateur étant considéré comme le légitime propriétaire du livret. C’est seulement sur la demande du déposant qu’on lui délivre un livret dit nominatif, et dans ce cas les retraits ne peuvent être faits qu’à charge de fournir les pièces justificatives et de prouver qu’on est le véritable propriétaire.
Lorsque les livrets sont au porteur, on ne peut naturellement s’inquiéter de la qualité du déposant ; mais il en est autrement pour les livrets nominatifs, et le règlement porte que la Caisse d’épargne n’en délivre qu’aux trois catégories suivantes :
Les agriculteurs qui travaillent la terre de leurs mains ;
Les ouvriers et artisans ;
Les gens de service.
L’intérêt servi est plus élevé au profit des livrets nominatifs qu’au profit des autres ; on sert 3 et demi pour 100 aux livrets au porteur et 4 pour 100 aux livrets nominatifs. On a considéré que le livret nominatif était une faveur à faire aux personnes appartenant à des classes déterminées ayant peu de moyens. Le comité se réserve de vérifier, selon des règles qu’il détermine, si les déposants appartiennent bien à l’une des trois catégories ci-dessus auxquelles on réserve une faveur.
Nous retrouverons souvent l’attribution d’intérêt de faveur au profit de certaines classes de déposants, et il est bon de se le rappeler. On a souvent cru chez nous que c’était d’une application difficile à tous les points de vue, même au point de vue de la tenue des livres. La comptabilité de la Caisse d’épargne de Milan paraît se tirer très simplement de ces différentes conditions et des classes de livrets productifs d’intérêts divers ; on pourrait au besoin faire étudier par nos comptables les procédés italiens : on n’aurait qu’à y gagner.
Pour servir un intérêt de 3 et demi ou de 4 pour 100 à ceux qui apportent de l’argent, il faut pouvoir placer à un intérêt plus élevé l’argent qu’on a reçu. C’est pour y arriver que la Caisse d’épargne de Milan fait de la banque ; elle escompte des effets de commerce et reçoit avec empressement le portefeuille commercial et agraire des banques populaires quand celles-ci ont besoin de le réaliser. Mais ce n’était pas assez de faire de l’escompte : la Caisse d’épargne prête sur titres, sur marchandises, sur hypothèques, sans compter qu’elle place son capital en valeurs diverses, rentes, obligations communales, etc. C’est quelque chose de considérable que de pouvoir employer au profit de l’agriculture, du commerce ou de l’industrie les épargnes populaires.
Le portefeuille de la Banque de France ne dépasse pas 1 milliard ; c’est beaucoup moins que le montant des dépôts des caisses d’épargne françaises. Quelle ne serait pas la facilité donnée aux affaires si les effets escomptés par la Banque de France alimentaient le portefeuille de nos caisses d’épargne et si la Caisse d’épargne allait chercher les effets qu’elle escompterait dans les plus petites communes de la république ! Il est difficile d’imaginer l’influence qu’aurait eue sur le développement de l’agriculture et du crédit une telle dispensation de capitaux versés dans tous les canaux de la production. La centralisation et le goût que nous avons pour faire faire les affaires par l’État coûtent bien cher, sans compter que nous faisons supporter au Trésor public des responsabilités bien lourdes.
C’est en juillet 1870 qu’un magasin de soie a été établi à la Caisse d’épargne de Milan, par un décret qui a donné à la Caisse les prérogatives de Magasin général. La loi de 1866 avait déjà autorisé la Caisse d’épargne à créer et à gérer un Crédit foncier dans les provinces de la haute Italie. Le Magasin général et le Crédit foncier forment comme deux établissements à part, gérés pour le compte de la Caisse d’épargne, mais ayant leur autonomie. Comme Crédit foncier, l’établissement annexe crée des lettres de gages, qui sont remises à l’emprunteur. Le Magasin général lui délivre des warrants. Lettres de gage et warrants sont apportés à la Caisse d’épargne, qui achète les lettres de gage ou prête sur le dépôt qu’on en fait et qui escompte les warrants. C’est très simple et cela marche très bien ; mais, tout simple que ce soit, ce ne serait pas facile à faire chez nous. L’atmosphère est différente ; l’esprit de spéculation n’a pas gâté l’affaire.
Il y aurait bien des choses intéressantes à relever dans cette admirable administration, mais il faut bien que nous marchions sans cesse. Nous y sommes condamnés par le peu de temps que nous avons à nous. Nous aurions pu parcourir la longue liste des bienfaits de la Caisse d’épargne. Elle fait beaucoup de charités, mais elle fait plus que des charités. Elle est intervenue dernièrement pour constituer une caisse des accidents de l’industrie, s’associant pour la créer avec les grandes Caisses d’épargne privées, et montrant ainsi qu’on peut obtenir, par l’initiative individuelle, ce que le chancelier de l’empire d’Allemagne demande à l’intervention gouvernementale.
Plusieurs de ceux qui nous faisaient les honneurs de la Caisse d’épargne, et à leur tête le comte Aldo Annoni, nous ayant quittés pour assister à la séance du conseil municipal de Milan, dont ils sont membres, nous les y avons suivis au bout de peu de temps.
Les séances des conseils municipaux sont publiques en Italie, et à la séance du conseil de Milan il y avait beaucoup de monde. C’est un vrai Parlement que ce conseil. Il est composé de quatre-vingts membres, comme celui de Paris. Un long bureau, disposé dans le sens de la longueur, est occupé par le syndic, M. Belinzaghi, sénateur, et par ses adjoints ; les sièges des conseillers sont placés en amphithéâtre allongé sur plusieurs rangs. Ils étaient à peu près tous occupés. On discutait les comptes de gestion du maire. Lorsqu’on est passé au vote, le maire s’est retiré comme cela se fait chez nous ; nous en avons profité pour lui présenter nos devoirs.
Le conseil municipal est nommé par un suffrage moins étendu que le suffrage politique. La liste électorale politique comprend 35 857 électeurs, dont la moitié seulement se présente aux urnes pour voter. La liste municipale en comprend 23 888, sur lesquels, en 1883, il n’y a eu que 4 200 votants. L’abstention est donc une maladie commune aux deux pays, à l’Italie comme à la France. L’adjonction des capacités ne sera sans doute pas un remède à cette maladie ; car elle donnera le droit de voter à une masse d’électeurs probablement aussi indifférents que ceux du suffrage universel. Il suffira pour être électeur d’avoir fait preuve de lecture et d’écriture par-devant notaire en présence de témoins. La population de la capitale de la Lombardie augmente avec une certaine rapidité ; elle est de 333 387 aujourd’hui ; elle était de 320 292 en 1881. Si le suffrage universel était établi, le nombre des électeurs serait d’environ 83 000, à supposer que la proportion du nombre des électeurs à celui des habitants soit la même qu’en France. On voit que les certificats par-devant notaire ont encore de la marge pour faire des électeurs nouveaux aptes à dessiner leur nom et à en épeler les syllabes.
Toujours est-il que, quoique le conseil, qui est de quatre-vingts membres comme celui de Paris, soit nommé par beaucoup moins d’électeurs que chez nous, les affaires n’en sont pas plus mal faites. J’ai entendu parler de la nécessité de surveiller les comptables, mais pas du tout de changer la constitution de l’État. Le syndic dirige depuis des années les affaires de la ville ; il rencontre des difficultés administratives, comme cela est naturel dans une administration de cette importance, mais ces difficultés, il les surmonte par son intelligence, sa persévérance et un tact admirable. Le budget est de 15 millions de francs, dont 1 million environ pour les travaux publics extraordinaires. À Milan comme partout, la question des eaux potables et pures est difficile à résoudre. La province de Bergame ne veut pas qu’on détourne son eau au profit de Milan. Il faut espérer qu’on s’entendra. On n’a jamais assez d’eau pour être bien portant.
Nous avons été, en sortant du conseil municipal, visiter les sociétés ouvrières, entre autres le fameux Consulat, qui est une fédération des associations mutuelles, et qui ressemble beaucoup aux trade’s unions de l’Angleterre. On a failli nous y parler politique, mais nous n’étions pas là pour cela. On savait que nous étions des amis de l’Italie ; on nous a dit des choses aimables avec un accueil vraiment touchant ; nous en avons été heureux pour notre pays, et nous avons continué notre voyage dans cette contrée de la prévoyance, où nous faisions, à notre grande honte, puisque c’était le signe de notre ignorance, tant de découvertes à chaque pas.
Il a fallu pourtant quitter Milan après avoir regardé de loin le Dôme et nous être échappés un instant pour aller à la Brera jeter un coup d’œil sur le Mariage de la Vierge de Raphaël. Ce sont les richesses et les loisirs des seigneurs qui ont fait naître les grands artistes et les chefs-d’œuvre dont l’Italie est remplie. La prévoyance de la moderne Italie, en l’enrichissant, lui fera d’autres loisirs, et les arts en profiteront.
Voilà comme on peut concilier l’amour de l’art et celui des institutions de prévoyance ; il y a d’ailleurs tant de bonnes raisons d’aimer la prévoyance qu’on n’a pas besoin de les chercher bien loin. Nous avons vu très peu de Raphaëls et beaucoup de banques, et nous étions très contents. Nous n’étions pas au bout de nos banques, et nous allions voir d’autres institutions analogues et non moins curieuses. Nous nous sommes mis en route après avoir salué l’éminent préfet de Milan, et nous sommes partis à travers ces campagnes où le raisin forme des guirlandes, dans les champs, d’arbre en arbre. C’est comme au temps où Young visitait les mêmes pays en 1789. « Les champs, disait-il, sont divisés par des festons de vignes pendant à des fresnes ou à des érables de petite taille. » Seulement Young trouvait que cela était « fatiguant à l’extrême » ; nous trouvons que c’est charmant.
LODI, CASAL-PUSTERLENGO
Nous sommes en chemin de fer, en route pour Lodi et ses environs ; nous pouvons un peu causer de ce que nous avons vu et de ce que nous verrons. Nous avons avec nous l’avocat Pietro Manfredi, secrétaire de l’Association des banques populaires. Il est très versé dans tout ce qui touche à la législation des banques, du commerce et de l’agriculture, et, puisqu’il le permet, nous userons et abuserons de lui. Nous avons vu, touché, manié beaucoup de petits effets, mais nous n’avons pas vu les affaires dont ces petits effets étaient pour ainsi dire l’expression. Je me rappelle avoir, il y a onze ou douze ans, passé des heures à regarder des lettres de change et des billets de toutes formes et de toutes grandeurs, dont les uns représentaient des millions et les autres des centaines de francs seulement. C’étaient les effets que j’étais chargé d’endosser à l’empire d’Allemagne en paiement de notre indemnité de guerre. Toute l’histoire du commerce de l’Europe me passait pour ainsi dire sous les yeux. Les gros effets représentaient de colossales opérations de crédit et de change ; mais il y en avait dont la création avait eu pour objet de solder des affaires de blé, de matières premières, de produits fabriqués, et cet objet était visible : il sautait aux yeux. La cause de la création des effets apparaissait à première lecture. J’ai trouvé dans ces liasses de bien petits effets, jusqu’à des traites tirées par des marchandes de mode de Paris sur de petites boutiques de Londres pour quelques centaines de francs. Je faisais un cours d’histoire du commerce contemporain en lisant les bordereaux. À Magenta, à Milan, nous avons eu entre les mains beaucoup de petits effets, mais leur vue ne nous a rien appris. Ils étaient tous pareils ; ils ne portaient aucune mention. Ils étaient, pour la plupart, écrits sur des formules toutes faites, sur lesquelles on n’avait eu à ajouter à la main que la date, la somme et la signature. Pour connaître la nature des opérations, il fallait connaître la nature de la clientèle. C’est en sachant quelle était la profession des emprunteurs que nous pouvions entrevoir la cause de leurs emprunts à la Banque populaire.
La Clientèle des banques populaires est un mélange de petits agriculteurs et de petits commerçants ou industriels.
En 1876, sur 77 340 associés de 82 banques populaires qui avaient publié une statistique, il y avait 19 499 agriculteurs ou 26,40 pour 100. Une statistique analogue donnait pour 1877 une proportion de 27,50 pour 100, pour 1878 de 29 pour 100. En 1879, une statistique établie sur les données fournies par 95 banques qui comptaient 89 000 associés montre que sur ces 89 000 il y en a près du tiers qui sont des agriculteurs petits ou grands. Nous n’avons besoin de connaître que la statistique des associés, puisque ce sont les associés qui sont les clients. La statistique des associés est en même temps la statistique de la clientèle.
C’est un principe fréquemment affirmé par tous ceux qui prennent la parole dans les congrès des banques populaires, que le crédit agraire n’est possible qu’à la condition que la clientèle ne soit pas entièrement agricole, et qu’elle comprenne, outre les agriculteurs un assez grand nombre de commerçants et d’industriels. Il faut, pour les opérations agricoles, des échéances longues, et on ne peut consacrer à des prêts agricoles ou à des escomptes d’effets renouvelés par des agriculteurs que la portion des dépôts qui reste toujours au fond de la caisse d’épargne. Pour la partie qui pourrait être reprise par les déposants, il faut une contre-valeur en effets de petits commerçants. En Italie comme partout, c’est la longueur de l’opération agricole qui fait la difficulté des prêts agraires. On a, dans ces derniers temps, cherché à créer des obligations à longue échéance qu’on a appelées des bons du Trésor de l’agriculture, et ces bons, émis par les petites banques agraires, ont été achetés par les grandes caisses d’épargne qui y ont trouvé un placement fructueux ; nous retrouverons ces bons spéciaux dans quelques-uns des établissements que nous visiterons dans le courant de notre voyage. En réalité, les clients associés sont de fort petites gens, et le crédit qu’on leur fait est presque toujours un crédit personnel. La petitesse des opérations fait même qu’on ne peut déterminer la nature du prêt que difficilement, et on est amené souvent à se demander si les prêts n’ont pas pour objet de faire passer à la famille un moment difficile, de la secourir dans ses besoins quotidiens, plutôt que de lui donner le moyen de faire une petite opération ou une petite affaire.
C’est là une question qui a été souvent agitée dans les congrès, les conférences et les discours des fondateurs des banques populaires. Faisons un peu parler Luzzatti et Hector Levi, son beau-frère, qui a écrit un manuel très complet des banques populaires. Les banques populaires font des prêts et des escomptes ; elles fournissent de l’argent pour faire une affaire, c’est le prêt ; elles fournissent aussi l’argent d’une affaire faite, c’est l’escompte du billet par lequel l’affaire a été réglée.
« Mais il arrive quelquefois, dit Hector Levi, que la somme demandée à titre de prêt, au lieu d’être destinée à une affaire, a pour objet de subvenir à un besoin momentané ; en d’autres termes, que le crédit est fait à la consommation au lieu d’être fait à la production. Ces deux formes doivent être distinguées avec soin ; toutes deux populaires, elles doivent être toutes deux l’objet de la plus vive sollicitude. C’est à la Société de secours mutuels qu’il appartient de pourvoir aux nécessités les plus urgentes, les plus impérieuses de la vie. C’est à la Banque populaire qu’il appartient de pourvoir aux besoins de la production. »
« L’une et l’autre sorte d’opérations, a dit Luzzatti, au Congrès de Padoue, peuvent prospérer dans les mêmes institutions, parce qu’elles se confondent dans le bien qu’elles font. » Mais Luzzatti a toujours recommandé qu’on les distinguât soigneusement. Le prêt ordinaire s’applique à la production. L’autre service populaire trouve, suivant lui, sa forme typique dans le prêt d’honneur. Nous verrons pourtant qu’à Lodi on ne consent même le prêt d’honneur que si c’est pour les besoins d’une petite opération commerciale. Quant au prêt agraire, il est de même nature que le prêt commercial, quand il est personnel. C’est un crédit fait aux petits agriculteurs pour les besoins de leurs affaires, exactement comme aux petits commerçants ; la forme de l’effet qu’ils souscrivent est la même ; l’engagement a la même valeur, entraine la même responsabilité, et, en cas de poursuite, la même procédure.
En Italie comme dans toute l’Europe, la question agraire est devenue la grande question du jour par toutes sortes de raisons. La concurrence américaine s’y fait sentir d’ailleurs comme chez nous.
L’agriculture paraît manquer de capital circulant, de fonds de roulement, et le crédit abondant, répandu, et à bon marché, que trouvent les autres industriels se resserre quand il s’agit d’affaires agricoles. On a essayé de porter remède au mal, en Italie comme dans d’autres pays, par la fondation d’établissements de crédits fonciers et de banques agricoles. Mais les établissements de crédit foncier ne font d’affaires qu’avec la grande propriété et ne peuvent offrir d’avantages à la classe moyenne qui cultive son fonds ou un fonds qu’elle a loué à un propriétaire. On a cru combler la lacune par des banques agricoles spéciales, et, pour en encourager la fondation, le Parlement italien a voté la loi du 22 juin 1869. Cette loi est très originale et elle fonde le crédit agricole sur une véritable circulation de billets de banque. C’est en leur donnant la faculté d’émission qu’on espérait faire réussir ces sortes d’institutions. Nous verrons plus tard pourquoi la loi de 1869 à laquelle on avait attaché un grand prix en Italie, malgré les avertissements de MM. Minghetti et Luzzatti, n’a pas réussi ; nous en reparlerons à Bologne lorsque nous aurons visité un de ces établissements et que nous aurons touché du doigt les petits billets de banques agricoles. C’est alors, après qu’on a eu essayé vainement des crédits agricoles spéciaux, que sont intervenues les banques populaires ; elles ont réussi à faire du bien à la petite culture, mais elles ont réussi en développant surtout le crédit personnel. Elles désireraient aujourd’hui, pour augmenter leurs affaires et pour rendre plus de services, pouvoir prêter sur le gage des récoltes et des bestiaux. La législation italienne rend ces sortes d’opérations très difficiles. Nous avons bien vu des cocons et de la soie dans des magasins de dépôt. Rien n’est plus facile que de joindre aux autres opérations de la banque les avances sur cette sorte de produits. La création de warrants et leur négociation sont des actes tout à fait commerciaux ; le difficile est de prêter sur des récoltes ou sur des bestiaux lorsque les récoltes et les bestiaux restent entre les mains du cultivateur, chez lequel ils constituent, c’est la loi qui le dit, une garantie spécialement affectée au propriétaire. Un fait assez curieux, qui nous a été rappelé par M. Manfredi, c’est que la Lombardie et la Vénétie, ayant changé de Code en s’unissant à l’Italie, ont eu successivement deux législations différentes sur la matière du gage, et qu’elles ont joui, il y a quelques années, de la faculté du prêt sur des gages non déplacés. Le Code autrichien permettait en effet de donner en gage, sans que le propriétaire pût y mettre obstacle, ou dans certains cas avec son assentiment préalable, des récoltes et du bétail que le Code italien réserve avec une grande rigueur comme gage au propriétaire. [1] Le gage donné au prêteur restait aux mains de l’emprunteur. Lors de l’annexion du Milanais d’abord, puis de la Vénétie ensuite à l’Italie, le Code italien a remplacé le Code autrichien, et on ne peut plus prendre de gage dans ces conditions. On cherche en ce moment à revenir à la législation antérieure à l’annexion. La question de principe et de droit, soulevée par la discussion du privilège du propriétaire, nous a valu de Luzzatti une intéressante leçon de droit. L’éminent professeur nous a fait voir les contradictions du droit romain avec lui-même et nous a montré que les privilèges du propriétaire ont été étendus à des époques où le droit romain était déjà en décadence. Il nous a rappelé les longues discussions auxquelles les contradictions du Digeste sur ce point ont donné lieu entre les professeurs allemands, et il a conclu de l’obscurité des interprétations contradictoires, que nous devons prendre en nous-mêmes, et en jugeant quelles sont les nécessités sociales de notre époque, les raisons de modifier ce que nos lois ont d’imparfait ou d’incomplet en raison du développement, dans des sens si nouveaux, de l’activité humaine.
Je dois avouer que ce qui me plaît dans les banques populaires agraires, c’est qu’elles font du crédit personnel. Le crédit sur gage n’a jamais été que l’enfance du crédit. Le crédit public n’existait pas, quand les rois empruntaient sur leurs reliques ou sur leurs bijoux ; il n’a été véritablement fondé que lorsqu’il est devenu en quelque sorte personnel, que lorsque l’État a pu trouver des capitaux sur la confiance qu’il inspirait et lorsque les créanciers de la nation ont eu pour gage général les revenus publics sans affectation spéciale. Le crédit commercial a passé par les mêmes phases. Le crédit agricole est encore dans l’enfance, justement parce qu’il n’est pas personnel. On a songé en Belgique à ajouter au privilège du propriétaire un privilège général de second ordre au profit des prêteurs. C’est peut-être l’inverse du progrès ; le crédit personnel, c’est là le but. Quand il est pour ainsi dire de droit commun, il peut être complété par des opérations sur marchandises. On peut mobiliser les produits qui attendent la consommation par des avances sur les produits eux-mêmes. Pour mettre l’agriculteur à même de profiter du crédit, il faut, pour ainsi dire, lui ôter sa cuirasse et le mettre face à face avec le prêteur. Il faut lui donner le sentiment de l’exactitude à l’échéance et lui apprendre que son honneur est engagé comme celui du commerçant à tenir ses engagements non seulement en payant, mais en payant à jour fixe. Mais c’est assez parler droit civil et droit commercial, car nous sommes en vue de Lodi et nous allons nous y arrêter quelques secondes pour prendre dans notre train M. Zalli, directeur de la Banque de Lodi, et M. Pavesi, que nous retrouvons avec le plus grand plaisir. Nous allons aller jusqu’à Casal-Pusterlengo en chemin de fer ; nous reviendrons en voiture à Lodi vers la fin de la journée.
La Banque mutuelle populaire agricole de Lodi est sortie — et sa naissance ressemble à celle de beaucoup d’autres banques populaires — de la Société de secours mutuels des ouvriers de Lodi. Cette société de secours mutuels avait, dès l’année 1862, institué le prêt d’honneur ; elle désirait étendre le bienfait du crédit aux boutiquiers et aux travailleurs auxquels ne pouvait suffire le mince ruisseau des prêts d’honneur ; il fallait créer un plus large courant de crédit. Le directeur de la Société eut l’occasion, à cette époque, de lire le livre de M. Luzzatti sur la diffusion du crédit par les banques populaires. Ce fut pour lui comme une révélation. Il appela Luzzatti qui, répondant à son appel, accourut et fit une conférence. Comme toujours, Luzzatti entraîna ses auditeurs par sa parole chaude et convaincue ; la banque fut fondée le 1er mars 1864 et commença ses opérations le 1er juin suivant. Les statuts originaires étaient très sévères ; nul ne pouvait posséder plus d’une action, et le maximum des prêts était de 500 francs. On ne pouvait naturellement, c’est la règle de toutes les banques populaires, emprunter que si on était sociétaire. La rigueur du règlement quant au maximum du montant des prêts fut atténuée par la suite. La Banque de Lodi prit un très grand essor après 1866 ; pendant la crise de cette époque, elle avait émis des bons fiduciaires qui eurent un très grand succès et qui lui attirèrent une nombreuse clientèle. Aujourd’hui le capital-actions est de 1 400 000 francs et le fonds de réserve de 679 000 francs. Elle possède 15 succursales. En 1882, les caisses d’épargne qu’elle avait ouvertes avaient reçu en dépôt 7 800 000 francs fournis par 9 280 déposants. On sait que toute la contrée environnante est généralement très bien cultivée. On y produit depuis des siècles le fameux fromage qui est connu sous le nom de parmesan, et on peut admirer les célèbres irrigations également séculaires qui font l’étonnement de ceux qui parcourent le pays. Néanmoins il y a beaucoup de différences entre les diverses localités de cette région, et ces différences ont amené la banque à laisser à ses succursales plus d’indépendance que ce n’est ordinairement le cas et à les encourager même à se séparer au besoin pour se former en banques indépendantes. C’est en 1868 et en 1869 que les administrateurs de la Banque de Lodi commencèrent à faire des efforts pour étendre leur action dans les environs de leur ville. La première succursale fut ouverte à Casal-Pusterlengo, chef-lieu d’arrondissement ; c’est une petite ville de 6 000 habitants, l’arrondissement en compte 30 000. Casal-Pusterlengo est le centre d’une zone des plus fertiles dont les terres valent de 3 000 à 4 500 francs l’hectare. La culture intensive y donne de bons résultats. Il est assez curieux de trouver dans le livre de Young que les meilleures terres des environs de Lodi valaient en 1789 environ 3 700 francs l’hectare. Le nombre des sociétaires de la succursale de Casal-Pusterlengo était, en 1880, de 1 118 pour un capital de 134 340 francs. Les dépôts montaient à 579 000 francs répartis sur 811 livrets.
Les trois quarts des sociétaires appartiennent directement ou indirectement à la classe agricole. La moyenne des prêts est de 900 francs. Les escomptes sont rares, et la banque a été obligée d’organiser un système de comptes courants dont nous parlerons plus bas. Les prêts servent au renouvellement du bétail et au paiement de l’impôt, afin de laisser le temps aux producteurs d’écouler leurs produits quand il y a une tendance à la hausse.
La seconde succursale ouverte a été celle de San-Angelo-Lodigiano. C’est une localité aussi importante que Casal, mais où les affaires sont moins développées.
La troisième succursale, celle de Chignolo-Pô, est plus éloignée de Lodi ; elle est située le long du Pô et a été souvent désolée par les inondations ; c’est pour porter secours aux populations inondées de ces parages que la Banque de Lodi est entrée dans une combinaison très ingénieuse. La forme selon laquelle on venait communément au secours des inondés était un subside en argent donné de la main à la main. Cela pouvait suffire pour le premier moment et permettait de pourvoir aux besoins les plus urgents de la vie, mais cela ne donnait pas le moyen de reconstruire la maison, d’acheter quelques têtes de bétail, etc. Il fallait pourtant ranimer la culture, et on ne pouvait songer à demander à la charité tout ce qui était nécessaire pour y arriver.
C’est alors que le comice agricole de Bergame, à l’instigation de son président, M. Teodoro Frizzoni, proposa à la Banque populaire, qui y a consenti, de verser dans sa caisse, à titre de fonds de garantie, les sommes recueillies par souscription. Couverte dans une certaine proportion, la Banque populaire prêterait à un taux d’intérêt peu élevé et à longue échéance les sommes dont les inondés auraient besoin pour rétablir leurs exploitations.
Le comice de Bergame donnait 20 000 francs, le comité de secours de la province de Pavie 5 000 francs, la Banque ajouta 50 000 francs, et on fit des prêts pour 80 000 francs à 387 individus différents ; chaque prêt n’excédait pas 400 francs. Ils étaient en moyenne de 200 francs. Des comités locaux, composés de personnes bien posées, recevaient les demandes, les examinaient, s’enquéraient de l’emploi que devait en faire le demandeur. Les deux tiers de l’argent avancé furent employés à l’acquisition de bétail, et l’autre tiers à déblayer la terre du sable apporté par l’inondation, à reconstruire les bâtiments détruits ou à consolider ceux qui étaient ébranlés. Au bout de trois ans, tout était liquidé, et l’expérience avait si bien réussi qu’elle devait être renouvelée plus tard dans des circonstances analogues.
Une autre succursale, celle de Rivolta, a été ouverte en 1870 sur un territoire pauvre, où domine la petite culture, parce que la terre y est extrêmement divisée. Les prêts n’y dépassent pas 1 000 francs et la moyenne est de 567 francs. Les dépôts d’épargne s’élevaient, en 1882, à 116 000 francs pour 224 livrets, ce qui fait ressortir le livret à un peu plus de 560 francs en moyenne.
Celle de Melegnano est plus importante ; comme à Casal, c’est la grande culture qui l’emporte ; les terrains sont irrigués, les troupeaux nombreux, et les fermiers font un grand commerce de grains et de fromage : c’est une succursale qui pourrait se séparer et jouir de son autonomie, si elle le trouvait bon. À Pandino, autre succursale ; on se retrouve en pays de très petite culture, sur des terrains conquis pied à pied sur le lit de l’Adda.
Il y a encore d’autres succursales, mais ce sont simplement des bureaux d’épargne, qui reçoivent de très petits dépôts. Le bureau de San Stefano al Corno a 111 livrets pour 16 654 francs, soit en moyenne 150 francs par livret. On distribue tous les ans des prix aux déposants les plus fidèles et dont le livret s’est accru le plus vite et le plus régulièrement.
C’est la Banque de Lodi qui, la première, a entrepris d’ouvrir des crédits à découvert, appelés comptes courants actifs, et qui ont été d’abord employés à Casal-Pusterlengo.
L’ouverture du compte courant qui, comme l’escompte et le prêt, ne peut être accordé qu’à un actionnaire, est soumise à la commission d’escompte. L’emprunteur souscrit un effet garanti par l’aval de deux cautions. Il peut disposer de la somme qui est portée à son crédit au moyen de chèques, en une ou plusieurs fois, mais en laissant toujours en compte un dixième du montant de l’avance pour faire face aux intérêts. Il doit verser à son compte les sommes qui lui rentrent ; le compte courant est fermé, et le solde en devient exigible lorsque l’emprunteur, pendant deux trimestres consécutifs, n’a opéré aucun versement. En 1869, les crédits faits par la Banque de Lodi s’élevaient à 48 456 francs ; en 1872, ils se sont élevés à 918 587 francs ; en 1882, ils ont atteint le chiffre de 2 465 232 francs.
La Banque de Lodi ne pouvait pas oublier qu’elle devait sa fondation à la Société de secours mutuels et qu’elle avait commencé par les prêts d’honneur ; aussi a-t-elle essayé de les traiter méthodiquement. Elle en a déterminé les règles avec beaucoup de précision ; elle en a limité strictement le fonctionnement à ceux qui ont une affaire pour objet. C’est un moyen d’aider les petits industriels, les artisans, les paysans de peu de fortune, à commencer une opération. Un comité, choisi parmi les administrateurs de la Banque et les membres de la Société de secours mutuels, examine les demandes. Les prêts ne peuvent pas dépasser 50 francs ; ils peuvent s’élever à 100 francs quand le demandeur est membre d’une Société de secours mutuels. L’intérêt est de 4 pour 100. Il faut savoir au moins signer son nom, et on obtient un délai de six mois pour le remboursement. Ce qu’il y a de particulier dans l’organisation des prêts d’honneur de Lodi, c’est que le comité s’informe avec soin de la raison du prêt. Si l’emprunteur a besoin d’argent pour rembourser une dette ou pour soulager son infortune, on refuse de lui ouvrir les portes de la Banque et on le renvoie à une institution de bienfaisance. On veut faire une affaire, c’est du crédit et non de la charité qu’on a la prétention de faire.
Du 20 juin 1881 au 31 décembre 1882, la Banque de Lodi a fait à 82 ouvriers des prêts d’honneur, savoir à 15 cordonniers, 13 petits marchands de lait et de fruits, 12 menuisiers, 4 serruriers, 9 couturières et modistes, 3 tailleurs, 4 fabricants de poids et mesures, 4 repasseuses, 1 boulanger, 1 peintre en voitures, 1 maître d’école, 1 sellier, etc. La statistique des emprunteurs est un kaléidoscope du travail humain. 146 prêts, pour 9 851 francs, ont été faits dans cette période à ces 82 ouvriers, et 87, d’une importance de 6 802 francs, sont déjà liquidés et remboursés.
Nous sommes arrivés à Casal-Pusterlengo le jour du marché, et les rues étaient encombrées de bétail. Nous sommes entrés dans le bureau de la succursale. C’est très simple et tout s’y fait avec le plus grand ordre. On fait un grand service de chèques, payables dans toutes les banques populaires de la contrée. Nous avons été frappés de voir qu’il y avait deux salles pour recevoir le public ; l’une était pour les clients, l’autre pour les contribuables. C’est que la succursale de la Banque populaire est le percepteur des contributions directes du lieu. Les perceptions sont des entreprises qui sont données aux enchères à ceux qui soumissionnent au taux de commission le plus bas. Les recettes se font à peu près comme chez nous, et les responsabilités sont les mêmes. On avait voulu, en France, ouvrir des caisses d’épargne chez les percepteurs. C’est le contraire que nous avons constaté en Italie ; ce sont les caisses d’épargne qui dirigent le bureau de la perception.
En quittant Casal-Pusterlengo pour revenir à Lodi, nous avons fait environ 12 kilomètres en voiture sur d’excellentes routes bordées de prairies magnifiques. L’irrigation est autochtone dans ce pays. Ne raconte-t-on pas que Théodoric, vers 493, fit venir un Africain pour apprendre aux gens du Milanais à diriger les eaux ? Au Moyen âge, les prairies irriguées étaient fort communes. Arthur Young, dans son voyage, en arrivant aux environs de Lodi, s’exprime ainsi « De tout ce que j’ai vu en fait d’irrigations, c’est ici que se trouve le plus surprenant. Les canaux ne sont pas seulement plus nombreux, plus longs, mais ils ont été construits avec plus d’attention, d’habileté et de frais. Il y en a presque toujours un, quelquefois deux, bordant les routes ; d’autres les croisent sur des aqueducs et s’enfoncent sous la chaussée dans des siphons de pierre ou de brique. La variété des directions suivies par l’eau, la facilité avec laquelle elle se répand dans les endroits les plus opposés, les obstacles qu’elle surmonte vous pénètrent d’une profonde admiration. » Et il ajoute « Je recommande fortement une promenade de ce côté à ceux qui pensent qu’il n’y a rien hors de l’Angleterre. »
Aujourd’hui, comme du temps d’Arthur Young, et plus même qu’il y a cent ans, ce que nous voyons est admirable. Le paysage a d’ailleurs peu changé. Les prairies, découpées en petites pièces par des fossés, sont toujours bordées de peupliers et de saules en têtards. Nous aurions bien voulu, comme le voyageur anglais de 1789, nous arrêter dans une ferme et voir fabriquer le fromage, mais nous avions des rendez-vous à Lodi, et il faut aller de l’avant.
Nous y arrivons à temps pour visiter les bureaux de la Banque centrale, puis nous faisons une promenade en ville. Nous descendons jusqu’à l’Adda et nous nous faisons expliquer sur les lieux le passage du pont de Lodi par Bonaparte ; nous entrons, non loin de là, dans la belle fabrique de drap de MM. Cremonesi et Varesi. Comme la nuit vient, nous assistons à l’allumage des lampes électriques système Swam. C’est une chute d’eau voisine qui fabrique l’électricité, et l’on n’attend plus que les résultats des expériences de Marcel Desprès pour transporter dans l’usine la force d’une autre chute d’eau un peu plus éloignée. Nous finissons la journée chez M. Pavesi. On nous fait de l’excellente musique le soir ; nous ne nous retirons que pour peu de temps, car le matin, à la première heure, nous partons pour Crémone, après avoir jeté un coup d’œil, pendant que le soleil se levait, sur les admirables ornements de la jolie église de l’Incoronata, aujourd’hui dédiée à la Vierge, mais qui a pris la place d’une maison qui servait à toute autre chose qu’à loger des vierges. C’est une inscription placée au-dessus de l’autel qui nous l’apprend.
Pour aller de Lodi à Crémone on passe par la station de Codogno, et Codogno est le centre d’une industrie agricole très active. Nous aurions voulu nous y arrêter et visiter la Banque populaire qui y est établie et y fait d’excellentes affaires. Le directeur et les administrateurs étaient venus nous serrer la main au passage ; nous n’avons pu que leur rendre leurs bonnes poignées de main ; car nous avons la prétention de visiter dans la journée les établissements de Crémone et d’aller le soir coucher à Vérone ; nous n’avons pas trop de temps devant nous et il y a déjà plusieurs heures que nous avons vu le soleil se lever pour éclairer les peintures de l’Incoronata.
CRÉMONE, LA LAGUNE, PADOUE
Nous trouvons à Crémone cet accueil charmant auquel on nous a partout habitués. Le délégué du préfet, le maire, le président de la Banque populaire, le président de la Société de secours mutuels veulent bien nous en faire les honneurs.
La Banque populaire de Crémone est très importante, elle est présidée par MM. Vachelli et Finzi et a pour directeur M. Pasini. Elle a quatre succursales, 42 000 actions et 5 100 sociétaires. Elle a fait en 1882, avec ses sociétaires, 7 904 opérations pour une valeur de 10 831 408 fr. 97. Crémone est le centre d’un district très agricole, et le conseil de la Banque a cherché à pénétrer chez les petits agriculteurs par le moyen de ses succursales. Elle en a quatre dont une toute récente ; ces succursales ont leur siège à Soresina, Casalmaggiore, Piadena et Ostiana. Leur organisation diffère de celles que nous avons déjà visitées. Ainsi, à Lodi, les succursales ont bien été établies avec la pensée que c’étaient des colonies qui pourraient un jour se séparer de la mère patrie. Mais elles sont surveillées de très près par la Banque chef-lieu, et leurs affaires sont confondues dans une même comptabilité avec celles de la Banque centrale. À Crémone, l’indépendance, et aussi la responsabilité des agences, est beaucoup plus grande qu’à Lodi. Il y a des sociétaires inscrits à chaque succursale ; ils sont les associés de la Banque complète, c’est-à-dire du chef-lieu et des succursales ; mais ils supportent, en cas de pertes causées par les affaires de leur agence, un prélèvement sur leur dividende. Tous les actionnaires n’ont donc pas toujours un revenu égal. Dans certains cas qui se sont présentés, par exemple en 1880, la perte provenant des effets impayés est prélevée sur les actions spécialement inscrites à la succursale où la perte s’est produite ; le prélèvement est, en règle générale, effectué dans l’exercice où la perte a été réalisée ; mais le conseil d’administration peut en amortir le montant en l’appliquant par fractions sur plusieurs années consécutives. Le prélèvement de 1880 a été fait sur les actionnaires de Soresina.
Les succursales, c’est là un fait à signaler, ne font pas encore leurs frais, et cependant celle de Soresina, qui est la moins productive, date de 1869. Les frais d’administration ont été en 1882, à Soresina, Casalmaggiore et Piadena, de 6 225 francs, de 24 700 francs et de 19 800 francs, et les bénéfices respectifs ne se sont élevés qu’à 8 600 francs, 34 000 francs et 18 200 francs.
L’ensemble des frais a été de 67 000 francs et les bénéfices de 61 000 francs seulement. Seule des trois, la succursale de Casalmaggiore a eu un excédent de bénéfice sur ses frais. Il est vrai que cette insuffisance est largement couverte dans les comptes d’ensemble par les opérations du chef-lieu, puisque le dividende, réparti pour 1882, a été de 10 pour 100 du capital. Quand on parcourt le compte des profits et pertes qui se solde par un bénéfice de 198 496 francs, on est étonné du nombre et de l’importance des différents impôts qui y figurent au débit.
Richesse mobilière conformément au rôle 67 696 fr.
Richesse mobilière par retenues diverses 66 062
Impôt des maisons 684
Taxe sur les avances 1 147
Taxe sur la circulation des actions 2 409
Taxe sur les autres titres possédés par la Banque 6 057
Taxe de l’exercice de la profession 202
Taxe des poids et mesures 24
Taxe des arts et commerce 186
Total 144 467 fr.
De sorte que les actionnaires ont bien eu à se partager 198 000 francs, mais qu’ils ont eu à payer auparavant 144 000 francs d’impôts.
L’exemple de Crémone prouve, s’il était besoin d’avoir une preuve nouvelle, combien il est important de réunir dans une même affaire les opérations agricoles et les opérations commerciales. À Crémone même, il y a un capital de 1 690 000 francs avec 2 889 actionnaires. Les quatre succursales ont 559, 889, 605 et 158 actionnaires pour un capital de 386 000 francs.
Aussi, quoique les succursales aient une clientèle presque exclusivement agricole, les opérations s’appliquent dans l’ensemble au commerce et à l’industrie dans une mesure au moins égale. Nous avons dit qu’on avait fait, en 1882, avec les sociétaires 7 904 opérations de prêts ou d’escompte pour une somme de 10 800 000 francs ; il n’est pas sans intérêt d’en donner la division par nature d’opérations.
Grands agriculteurs, 662 opérations pour 1 936 410 francs ; petits agriculteurs, 2 582 opérations pour 3 161 122 francs ; ouvriers de la campagne, 124 opérations pour 33 160 francs, ce qui fait 3 368 opérations pour 5 130 692 francs, tandis qu’avec les grands et petits commerçants et industriels, la Banque a fait 4 536 opérations pour 5 700 000 francs.
Les opérations agricoles ont été en moyenne d’une importance de 1 523 francs, et les opérations commerciales ont été en moyenne d’une importance de 1 290 francs.
Les effets en souffrance au 31 décembre 1882 n’atteignaient que la somme de 51 400 francs, et presque tout provenait de la succursale de Soresina. Le taux de l’intérêt servi aux déposants des Caisses d’épargne de la Banque qui, en 1866, était de 5 pour 100, a été successivement abaissé à 4 1/2, 4 pour 100, et est aujourd’hui de 3 1/2 pour 100. Le taux de l’escompte est de 5 pour 100.
Comme toutes les autres banques populaires, celle de Crémone est en rapport intime avec toutes les institutions de prévoyance de la province, et surtout avec la remarquable Société de secours mutuels, présidée par M. Antonio Sommi, ouvrier orfèvre, dont nous avions reçu la visite à Milan, et qui nous avait spécialement invité à venir sur place nous rendre compte du fonctionnement de sa Société.
En 1882, on a donné sur les bénéfices 1 000 francs au fonds des inondés, 500 francs aux asiles de Crémone, 200 francs à l’Institut des enfants abandonnés, 200 francs aux Rachitiques, 200 francs au fourneau coopératif de Corte, et on a mis, pour des dons de même nature, 200 francs à la disposition de chacune des succursales. La Banque fait également des prêts d’honneur par l’intermédiaire de la Société ouvrière. La Société de secours mutuels des ouvriers de Crémone est une véritable Compagnie d’assurance ouvrière, qui assure le chômage involontaire en cas de maladie et capitalise une portion des contributions mensuelles pour constituer de petites rentes au profit des sociétaires âgés.
On met le plus grand soin à choisir les sociétaires ; ils ne doivent pas être atteints de maladies chroniques, ils ne doivent pas avoir moins de dix-huit ans ni plus de quarante et un ans, et il faut qu’ils aient fait preuve de bonne conduite. Il faut un scrutin secret pour être admis. On les exclut quand ils se conduisent mal, quand ils ont été condamnés pour faits infamants, quand ils mènent une conduite notoirement dissolue, quand ils maltraitent ou négligent leur famille, quand ils s’adonnent à l’ivresse et font abus de boissons alcooliques ou quand ils s’abandonnent à l’oisiveté.
Le personnel une fois choisi, et entretenu dans un bon état de moralité par les exclusions qui peuvent être prononcées par le conseil d’administration avec une majorité des trois quarts des votants, on s’engage envers lui dans des conditions déterminées et moyennant une cotisation. On paye une indemnité par jour de maladie pour remplacer une partie du salaire, mais on laisse à la commune et aux sociétés de bienfaisance le soin de payer les médecins et les médicaments.
Ce qui est remarquable dans l’œuvre de M. Sommi, c’est le soin avec lequel on a proportionné ce que j’appellerai le taux de l’assurance aux risques courus. Il a fallu faire, pour y arriver, des travaux statistiques du plus haut intérêt sur la nature des maladies dont pouvaient avoir à souffrir les sociétaires, sur les jours de chômage qui en étaient la suite, sur la durée moyenne de la vie, sur le nombre des survivants de chaque âge. Tout cela est fait pour le monde spécial dont on s’occupe, c’est-à-dire pour les sociétaires ; ce sont leurs maladies, leur chômage, leur vie moyenne qu’on étudie, et non pas les maladies, le chômage ou la vie moyenne du reste des citoyens.
La Société se compose de 889 membres ; elle a vingt ans d’existence, et son capital s’élève à 236 000 francs. On paye une taxe d’entrée de 2 francs et une contribution annuelle, variable depuis 12 francs jusqu’à 22 francs. Ainsi un associé qui entre à l’âge de dix-huit ans paye, pendant tout le temps qu’il appartient à la Société, une cotisation annuelle de 12 francs, et un associé qui entre à vingt-neuf ans paye une cotisation annuelle de 16 fr. 50 qu’il continue à payer pendant tout le temps qu’il est membre de la Société. La cotisation qu’on paye ne dépend pas de l’âge qu’on a, mais de l’âge auquel on est entré dans la Société. En retour, à l’âge de soixante-cinq ans, on reçoit un secours ou pension de vieillesse de 50 centimes par jour.
On a demandé quelquefois à changer l’âge qui est le point de départ de la pension. Une commission a été nommée qui a fait, pour étudier la question, des travaux considérables. Elle a établi que le capital de la Société était en rapport avec le nombre des sociétaires, leur âge moyen, la durée moyenne de leur vie calculée sur les faits qui se sont produits depuis vingt ans ; elle a même établi le rapport exact qui devait exister entre l’âge d’entrée et le montant de la cotisation. Il est résulté de son rapport que le capital de la Société ne pouvait suffire que si on ne changeait pas les conditions de la pension et que le tarif gradué de la cotisation était en moyenne suffisamment exact.
Beaucoup de Sociétés françaises auraient alors conclu à la demande d’un secours à l’État ; la commission et le conseil d’administration en ont tiré la conclusion qu’il fallait maintenir le statu quo, et ils ont terminé leur rapport par la phrase suivante « Nous serions extrêmement heureux de pouvoir vous proposer quelques modifications avantageuses qui sont dans le désir de tous, mais, puisque l’intérêt général des sociétaires et la sécurité financière de la Société exigent que nous maintenions invariablement les dispositions actuelles relatives aux pensions de vieillesse, nous sommes convaincus que vous approuverez notre conduite. »
Les actionnaires ont, à l’unanimité, donné raison à leur conseil.
Lorsque nous eûmes terminé l’examen des livres de la Banque populaire de la Société de secours mutuels, nous avons été nous promener jusque sur les bords du Pô que nous avons traversé sur un immense pont de bateaux. C’est à cette extrémité que commence le tramway de Brescia, car toute la Lombardie est sillonnée de tramways à vapeur sur les routes, qui font un véritable service d’omnibus entre les villes et les villages.
J’ai eu bien soin de rapporter les deux volumes que M. l’ingénieur Bianchi a publiés sur la construction et l’exploitation de tous ces tramways.
Nous revenons sur la rive gauche, nous parcourons la ville, nous passons au pied de l’énorme campanile qui a 120 mètres de hauteur, et nous ne nous décidons pas à monter aussi haut. Nous entrons dans une école de petits garçons et de petites filles de six à huit ans. Les petites filles nous reçoivent en nous disant en chœur : Reverisco ! Reverisco ! Elles ont de gentilles figures sous leurs drôles de chapeaux et de bonnets. Elles nous chantent un hymne patriotique, et, quand arrive le nom de Victor-Emmanuel, elles se tournent toutes vers le portrait du roi, et, le doigt tendu, nous le montrent.
Puis nous visitons la filature de soie de M. Tessaroli. Nous voyons les cocons perdre leur gomme dans une eau chaude qui forme un bouillon d’une odeur peu appétissante. Les petites filles battent le bouillon, et les fileuses, qui sont en face, dévident la soie sur un dévidoir qu’elles font aller avec leur pied.
Nous allons de là à la gare et nous partons pour Venise ; mais comme il est déjà tard, nous nous arrêtons pour finir la nuit à Vérone. Le lendemain matin nous ne pouvons que jeter un coup d’œil sur toutes les beautés que nous aimerions à revoir. Nous passons sous la porte Borsa, ce reste charmant d’une porte romaine dont la façade est si jolie et ressemble à celle d’un petit palais ; nous entrons sous le grand vestibule du palais Canossa et nous restons quelque temps accoudés aux balustrades qui dominent l’Adige.
La vue est admirable : le fleuve d’abord avec le grand pont crénelé sur la gauche et les moulins qui, tout le long du cours, garnissent les rives ; les montagnes, enfin, tout autour, avec des seconds et des troisièmes plans bleuâtres. Nous continuons sur San-Zenon, cette vieille basilique construite sur un temple avec les beaux débris qu’on en a tirés, et ces portes de bronze du neuvième siècle qui ont un caractère si étrange. Nous allons voir les merveilles de l’art de la Renaissance dans la chapelle Pellegrini ; nous sommes pourtant forcés de nous diriger du côté de la gare, pour prendre le train de Venise, et, pour y arriver, nous passons sur la place aux Herbes, où je ne vois pas, comme d’habitude, les jolies petites chouettes vivantes qu’on offre, tranquillement juchées sur la pomme d’une canne, aux chasseurs de petits oiseaux. Nous admirons au vol les étonnants tombeaux des Scaliger, et nous mesurons, avec respect, de bas en haut, les cyprès du jardin Guisti, du haut desquels tant de siècles nous contemplent.
L’arrivée à Venise est un peu triste, car le temps s’est couvert, et les gondoles à lanternes et à sérénades que nous rencontrons nous paraissent en retard d’un mois ou deux. Nous ne faisons du reste que traverser Venise, car notre but est de nous engager le lendemain matin dans la lagune. Au point du jour, nous nous embarquons au Fondamenta Nuovo, du côté qui regarde le cimetière. Le bateau à vapeur n’est pas ponté ; il y a une cabine à l’arrière, et, sur l’avant, un toit en tôle avec des rideaux de toile. Tout cela est fort sale. La compagnie est nombreuse et très populaire. Il fait froid ; il y a de la brume, et la lagune n’a pas cette belle couleur des matinées du printemps ou de l’été. Nous longeons le cimetière et nous nous dirigeons sur la tour penchée de l’église de Burano. Nous entrons bientôt dans les larges canaux naturels bordés de grandes herbes, et, après un temps qui nous a paru un peu long, nous pénétrons par une écluse dans un canal intérieur. Pendant que l’écluse se remplit, nous allons voir une machine à battre le riz qui fonctionne à 100 mètres de là. Elle est entourée d’une population de jeunes hommes et jeunes filles qui versent la paille fraîche et verte dans la machine, qui la reçoivent à l’autre bout et la fanent à l’envi. La belle tournure de ces jeunes gens, la couleur éclatante des mouchoirs qui enveloppent leur tête, l’agilité de leurs mouvements, car ils s’agitent comme les faneuses de Mme de Sévigné, qui batifolent dans les prés, font de cette scène un charmant tableau de Léopold Robert.
L’écluse est pleine, le bateau à vapeur est prêt à partir, il part, et nous naviguons entre des terrains marécageux sans culture et des rizières. Mais les rizières italiennes ne sont pas florissantes. Le riz de l’Inde arrive en grandes quantités par le canal de Suez. Riz de l’Inde et blés d’Amérique, voilà les grandes concurrences.
À Capo di Sole, notre navigation cesse. Nous trouvons là M. Bressanine et d’autres personnes de San-Dona, qui nous attendent avec des landaus. Nous avons encore 10 à 12 kilomètres à faire sur des routes qui sont en même temps des digues. Comme le soleil de ce jour-là ne brille pas plus que le soleil du Nord, on se croirait en route pour Saardam. Nous avons sur notre gauche un vaste polder à la hollandaise. C’est une terre de plusieurs milliers d’hectares, assainie et coupée par des fossés. On a épuisé l’eau et on en maintient le niveau abaissé au moyen d’une machine à vapeur d’épuisement, comme dans la mer desséchée de Harlem. Les desséchements procurent à l’agriculture des terres qu’il faut cultiver pendant plusieurs années en rizières. On en fait après des prairies et on y installe les assolements ordinaires.
En une heure, nous sommes au bord de la Piave ; c’est un beau torrent dont l’eau a la couleur bleue et l’apparence un peu laiteuse de l’eau des glaciers. Il n’y a pas de pont ; l’inondation de l’an passé a eu raison de celui qui existait. Nous traversons le fleuve en bac, et nous trouvons sur l’autre rive le maire de San-Dona et les administrateurs de la Banque populaire.
La Banque de San-Dona-sur-Piave dessert une contrée dont les habitants sont disséminés sur une grande surface. Elle a son siège dans une commune de 8 000 habitants, mais dont la population agglomérée au chef-lieu, autour de la mairie, ne dépasse pas le chiffre de 1 000. Elle se rattache aux autres banques trévisanes par un lien étroit et forme avec elles un groupe qui a pris le nom de premier groupe italien des banques populaires. Le groupe comprend dix banques : celles de Pieve di Soligo, de Vittorio, de Orterzo, de Motta di Livenza, d’Asolo, de Valdobbiadene, de Castelfranco-Veneto, de Montebelluna, de Conegliano et de San-Dona. Les deux plus anciennes datent de 1870 ; ce sont celles de Pieve di Soligo et de Vittorio ; la plus nouvelle a été fondée en 1880, c’est celle de Conegliano. La Banque de San-Dona a été établie en 1877.
Le président de la Banque de Pieve di Soligo est M. Schiratti, que je n’ai malheureusement pas pu voir et avec lequel je n’ai eu que des rapports télégraphiques. C’est lui qui préside le groupe. Il a envoyé au quatrième congrès des banques populaires, qui a siégé à Florence en 1882, un tableau statistique de la situation de son groupe. Le capital effectif des dix banques s’élevait à 618 000 francs divisé en 23 268 actions qui sont entre les mains de 8 279 actionnaires. Les actions sont de 20, 25 et 50 francs. Au capital-actions s’ajoutait, à la même date, un fonds de réserve prélevé sur les bénéfices antérieurs et qui était de 144 000 francs. La banque de San-Dona figurait dans ces chiffres pour 36 300 francs de capital, et 9 400 francs de réserve. Le nombre de ses sociétaires, qui était de 420 à la fin de 1878, avait monté à 492 à la fin de 1881 et était de 515 au 31 décembre 1882. Le fonds de réserve, qui était de 3 500 francs seulement fin 1878, était de 9 400 francs fin 1881, et a atteint le chiffre de 10 683 francs en 1882. Les actionnaires nouveaux payent les actions au pair de 25 francs auquel on ajoute une somme qui représente la réserve. La somme à verser en devenant actionnaire nouveau s’est élevée, en conséquence, graduellement de 27 francs en 1878, à 28 francs, 28 fr. 50, 30 francs et enfin 31 francs en 1882.
Les dépôts dans l’ensemble du groupe, fin 1881, sont de 2 400 000 francs, dont 2 200 000 francs en comptes courants et 200 000 francs en dépôts de caisse d’épargne. San-Dona figurait sur le total pour 170 000 francs. En 1882, les fonds déposés comme épargne ont doublé, mais les comptes courants ont un peu diminué.
Le groupe des dix banques avait donc à sa disposition, pour faire des opérations de prêt avec ses 3 779 actionnaires, un fonds tant de capital que de réserve et de dépôts qui s’élevait à 3 175 000 francs, auxquels il faut ajouter le produit de la négociation de 294 bons du Trésor de l’agriculture pour 290 000 francs. San-Dona a émis sur cette quantité 19 de ces bons spéciaux pour 42 200 francs ; nous donnerons quelques détails sur cette création particulière de valeur. Le groupe des banques de crédit mutuel populaire de la province de Trévise a formé, en 1879, une sorte de syndicat pour émettre, sous la surveillance du groupe, mais sous la responsabilité propre de chaque banque, des bons à échéance fixe. La première série de ces bons ne devait pas dépasser 500 000 francs. Le produit de la négociation devait avoir pour objet de procurer aux banques un fonds spécial pour faire des prêts agricoles afin d’aider les agriculteurs dans des opérations à long terme comme l’irrigation, le drainage, l’acquisition et le renouvellement du matériel, les plantations, le nivellement et l’amélioration des terres, l’acquisition et l’élevage du bétail, et enfin le retard dans la réalisation des denrées et des animaux en cas de ralentissement des demandes de la part du commerce ou de la spéculation. Les avances doivent avoir une durée normale d’une année au plus, et la banque est autorisée à examiner tous les quatre mois l’état des affaires entreprises par l’emprunteur avec l’argent qui lui a été prêté. Des prudhommes agricoles choisis par le conseil d’administration sont chargés de donner leur avis sur les demandes de prêts.
Les titres émis portent le nom de bons du Trésor de l’agriculture ; chaque banque les place, soit directement, soit par l’intermédiaire du président du groupe. Tous les bons du Trésor de l’agriculture ont la même forme ; ils portent la signature de la banque qui les émet et sont visés par le président du groupe pour constater que l’émission est régulière et a été faite en conformité des règlements du syndicat. Le taux d’intérêt demandé à l’emprunteur est, au maximum, de 1 et 1 1/2 pour 100 plus élevé que le taux auquel sont négociés les bons. Il est le même pour tout le groupe et fixé par le conseil des présidents. La Banque populaire de Milan et les grandes caisses d’épargne ont souscrit ces bons à un taux de 4 et 4 1/2 pour 100.
Les fonds que se procurent, par le moyen de leurs petites caisses d’épargne, les banques du groupe trévisan leur reviennent sensiblement plus cher ; les petits dépôts d’épargne reçoivent un intérêt de 5 pour 100.
Il en résulte nécessairement, par contre, que le taux des escomptes et des avances est élevé. Il est de 6 à 7 pour 100 dans le groupe trévisan et de 6 1/2 à 7 dans la petite banque de San-Dona ; sans compter qu’il faut ajouter à ce taux une commission simple pour les effets à trois mois et une double pour les effets à six mois. Mais comment faire pour baisser le prix du service rendu avec des affaires si petites, et comment faire des affaires sûres, si elles ne sont pas petites, puisque la clientèle ne peut être que locale, qu’elle est composée d’emprunteurs du voisinage qui sont en même temps les sociétaires de la banque ?
La petite banque de San-Dona avait, au 31 décembre 1882, un portefeuille de 240 000 francs. Elle n’a eu que 4 200 francs de frais d’administration ; c’est peu de chose, mais elle a payé 1 700 francs d’impôt, y compris la taxe sur la richesse mobilière, dont ne sont pas exempts les petits livrets d’épargne des banques populaires comme le sont ceux des caisses d’épargne ordinaires, approuvées par décret royal. Le bénéfice réalisé n’a été, malgré le taux élevé du taux des escomptes, que de 3 743 francs, dont 2 188 francs ont été distribués aux actionnaires et le reste versé au fonds de réserve ou employé à des œuvres utiles comme, par exemple, les subventions au fonds des inondés.
Le crédit populaire n’est pas bon marché, et, de plus, il est inégal. En vérité, il est de 5 à 7 pour 100 pour les prêts ; de 4 1/2 à 9 pour 100 pour les escomptes. Dans les 103 banques populaires milanaises, il est de 6 et 3/4 pour 100. On trouve le taux de 8 pour 100 dans le Piémont, et dans les banques populaires qui commencent à s’établir dans la Pouille et la Basilicate ; les prêts se font à 8, 9 et 10 pour 100.
C’est pourtant par le moyen de ces prêts réguliers et bien surveillés qu’on a pu combattre avec succès l’usure. Dans une enquête agricole faite dernièrement en Italie, on a établi que l’usure dévorait littéralement certaines provinces. Dans la province de Parme, on a constaté des taux d’usure de 15, 20 et 30 pour 100. À Imola, le taux de l’usure n’avait pas de bornes ; il y avait des prêts usuraires depuis 10 jusqu’à 100 pour 100. La Banque populaire d’Imola escompte aujourd’hui les effets présentés par ses actionnaires à 6 1/4 pour 100. À Castelfranco, on ne trouvait de l’argent chez les usuriers qu’à 40 pour 100 par an ; la petite Banque populaire de cette localité, qui fait partie du même groupe que celle de San-Dona, fournit de l’argent à 6 pour 100, avec 1/3 pour 100 de commission pour trois mois.
L’usure ne peut être combattue que de près, en allant chercher sa clientèle dans les endroits les plus reculés. Cela coûte cher de lui faire la guerre, car il faut lui enlever de très petites affaires et risquer d’en faire très peu, comme à San-Dona, ce qui élève beaucoup les frais qui, tout en étant faibles comme dépense absolue, forment une proportion importante du chiffre des affaires. Il est curieux de constater, par l’exemple du Milanais et de la Vénétie, qu’on ne peut venir à bout de l’usure dans les campagnes que par la liberté du taux de l’intérêt.
Comme partout ailleurs, les administrateurs de la Banque populaire de San-Dona sont les promoteurs de toutes sortes d’institutions de prévoyance. On nous a fait visiter un four coopératif. C’est une boulangerie qui livre du pain à ses associés à un prix inférieur de 40 pour 100 à celui des boulangers du village.
Il est même difficile de comprendre que les boulangers libres puissent soutenir leurs prix en présence de cette concurrence. Ils ne peuvent maintenir leur chiffre d’affaires que par la vente qu’ils font, aux jours de marché, aux paysans des environs qui ne sont pas sociétaires du four coopératif et ne peuvent, par conséquent, pas s’y approvisionner. Le médecin de San-Dona, qui est un des membres les plus actifs de l’association, a constaté que, depuis l’ouverture du four coopératif, la pellagre a diminué. On sait que la pellagre est une maladie provenant d’un parasite et qui sévit sur les individus qui consomment du maïs avarié ou insuffisamment mûri. L’abaissement du prix du pain, au four coopératif de San-Dona, a eu pour effet d’augmenter la consommation de la farine de froment et de diminuer, par contre, celle de maïs ; de là une diminution de la maladie. On attend avec impatience l’effet d’une loi qui a été présentée au Parlement contre la pellagre. Le moyen que cette loi emploie contre cette terrible maladie est l’interdiction de la mise en vente et de la mouture du maïs avarié. La sanction sera difficile à appliquer.
Avant de quitter ce pays, très rustique, nous entrons dans l’école ; il n’y a pas d’enfants ; c’est le temps des vacances. La classe est très haute de plafond et très vaste, mais on n’aperçoit aucun appareil de chauffage, et il n’y en a pas. Il doit cependant faire très froid en hiver, si nous en jugeons par la température d’octobre. On nous dit que les enfants sont habitués à ne pas se chauffer ; il est plus probable qu’on apporte en classe, de temps à autre, quelque grand brasero pour réchauffer l’atmosphère. Les enfants n’ont, d’ailleurs, pas à se plaindre, car la salle du Conseil municipal n’est pas chauffée non plus. L’instruction est, comme chez nous, obligatoire et gratuite ; mais la classe n’est obligatoire que de sept heures et demie du matin à midi ; le soir, elle est facultative et payante. Cette combinaison est très pratique et donne de bons résultats. C’est une application du half time anglais, qui permet aux familles pauvres de garder leurs enfants dans la journée et de les mettre en quelque sorte à l’école professionnelle du gardiennage des bêtes. Il existait bien quelque chose comme cela dans quelques communes de mon département, mais une circulaire récente vient de l’interdire.
Après avoir tout visité avec le plus grand soin et le plus vif intérêt, nous reprenons vers la fin du jour le chemin de Venise, en suivant une autre route, qui est en même temps une autre digue. Nous retrouvons le bateau à vapeur, de retour à une autre station que celle où nous l’avons quitté le matin, et nous rentrons à Venise où nous nous réchauffons. Nous avons le plaisir de voir, dans la soirée, le préfet, M. Mussi, et de retrouver notre ami Luzzatti. Nous combinons notre voyage pour Padoue et Bologne. Il va falloir quitter Venise ; c’est à peine si nous pouvons entrer dans Saint-Marc ; nous nous envolons comme les pigeons de la place.
Padoue est la seconde patrie de Luzzatti ; c’est là qu’il occupe avec tant de succès sa chaire de droit constitutionnel. Il me rappelle nos grands maitres du Moyen âge que suivait avec tant de dévouement la foule de leurs disciples. Ses élèves sont fiers de lui et le chérissent. Ils le savent si occupé de tout ce qui a pour objet le progrès de son pays qu’ils consentent à recevoir de lui les leçons quand il peut. On le prend au passage ; on le garde quelquefois toute une semaine, et on lui demande, quand on peut le saisir, de faire des cours, le matin et le soir, ou plutôt depuis le matin jusqu’au soir. Il nous a présentés à ses collègues de l’Université, au savant maire M. Bartolomei, qui a découvert et déblayé des arènes romaines fort curieuses, et qui nous a fait les honneurs des admirables fresques de Giotto. Nous nous sommes retrouvés là avec M. Trieste, que nous avions déjà vu à Milan. M. Trieste est le président de la Banque populaire de Padoue. C’est un des hommes de l’Italie les plus dévoués à l’œuvre du crédit mutuel et nous avons été heureux de l’entendre nous expliquer sur place l’organisation et le fonctionnement de la banque qu’il a fondée en 1867. À la fin de 1867, le capital, augmenté de la réserve, s’élevait à 61 000 francs et se composait de 1 154 actions. Au 31 décembre 1882, le nombre des actions était de 20 456, et le capital, réserve comprise, ne montait pas à moins de 1 400 000 francs.
Le nombre des sociétaires est de 3 949, dont la moitié se compose de petits agriculteurs et paysans, de petits industriels et commerçants et d’ouvriers. Les livrets d’épargne ne sont pas bien distingués des dépôts en comptes courants ; mais dépôts et épargnes donnent plus de 3 millions et demi de francs. Comme toutes les banques mutuelles populaires, les associés seuls peuvent escompter à la Banque leurs billets et se faire fournir des avances sur dépôt de leurs actions, ou avec la garantie de personnes solvables. Au 31 décembre 1882, le portefeuille des effets contenait pour 2 millions d’effets à trois mois ou moins d’échéance, et 1 200 000 francs d’effets à plus de trois mois. Outre les réserves ordinaires et extraordinaires, la Banque a des fonds qu’elle emploie à des œuvres de bienfaisance et de prévoyance et a constitué une dotation de 36 000 francs, pour être prêtée en prêts d’honneur. Le nombre des effets escomptés en 1882 a été de 8 995, dont 2 014 inférieurs à 100 francs ; 2 269, de 100 à 500 francs ; 2127, de 600 à 1000 francs, et 1 685 de plus de 1 000 francs.
Les dépenses d’administration pour 1882 ont été de 51 711 francs, et l’impôt sur la richesse mobilière a coûté 23 200 francs.
Comme toutes les autres banques populaires, la Banque de Padoue a les relations les plus intimes avec les Sociétés ouvrières de secours mutuels. En 1880, M. Trieste, président, convoquait toutes les Associations de secours mutuels de la ville pour discuter avec elles un règlement des prêts d’honneur. Douze Associations se firent représenter à cette conférence, et on se mit d’accord pour considérer comme suffisante une première dotation de 1 000 francs votée par la Banque populaire, et dont l’objet était de constituer un fonds pour garantir les pertes qui pourraient provenir des opérations de prêts d’honneur. Il fut convenu que la Banque déterminerait tous les ans la somme à employer en prêts, et cette somme a été fixée depuis lors à 6 000 francs. Pour être admis au bénéfice de cette sorte d’institution annexe, on a décidé qu’il fallait être inscrit depuis deux ans au moins comme membre d’une des Sociétés de secours mutuels de Padoue, à la condition toutefois que la Société consentît à faire encaisser par son receveur propre et par fraction les remboursements partiels des sociétaires emprunteurs, en même temps et de la même manière que les cotisations ordinaires. La demande de prêt devait indiquer l’âge, l’état de famille, le domicile du demandeur, le but de l’emprunt, avec un certificat du président de la Société de secours mutuels, constatant qu’il avait toujours régulièrement satisfait au paiement de ses cotisations. Un comité d’escompte, composé de deux membres choisis par le conseil de la Banque et de trois représentants de chacune des Sociétés de secours mutuels, était chargé d’examiner les demandes.
L’intérêt perçu par la Banque a été fixé à 4 pour 100 et devait être prélevé sur la dotation première.
L’intérêt payé par l’emprunteur a été fixé plus bas, à 2 pour 100 seulement, et ces 2 pour 100 devaient être portés à un compte spécial dont l’objet est d’acheter au profit de l’emprunteur, quand le compte atteint le chiffre de 50 francs, une action de la Banque à son nom. Une fois l’emprunteur devenu sociétaire, il peut obtenir des prêts comme les autres actionnaires, conformément aux statuts, et on ne lui applique plus le règlement des prêts d’honneur ; il passe d’une catégorie inférieure, à laquelle on fait pour ainsi dire la charité du prêt, dans la catégorie supérieure de ceux auxquels est ouvert l’accès du crédit ordinaire.
Pendant les trois années qui se sont écoulées jusqu’à la fin de 1882, et moyennant la continuation d’une dotation annuelle de 6 000 francs, il a été fait 426 prêts d’honneur pour 24 510 francs ; il en a été remboursé en totalité 283, en partie 93, et il y en a 50 en suspens ; on ne considère pas que les 1 562 francs en suspens soient perdus. Après avoir vu toutes ces choses en quatre heures, nous partons pour Bologne.
BOLOGNE
Nous sommes arrivés à Bologne dans la soirée. Ce qui nous y attirait, c’était d’abord le plaisir et l’honneur de nous entretenir avec M. Minghetti, un des hommes d’État les plus considérables et les plus considérés de l’Italie, mon confrère à l’Institut de France comme associé étranger de l’Académie des sciences morales et politiques, et ensuite la possibilité de voir fonctionner cette grande Caisse d’épargne libre à laquelle M. Minghetti appartient comme un des membres les plus actifs, et qui a fondé deux établissements annexes, l’un pour le crédit foncier, l’autre pour le crédit agraire, dans les conditions de la loi de 1869, cette loi spéciale qui fonctionne depuis quatorze ans sans se développer, et qui a été si universellement attaquée devant nous par toutes les personnes que nous avons rencontrées depuis que nous avons commencé notre voyage.
M. Minghetti a bien voulu passer plusieurs heures avec nous pour nous faire voir, dans les moindres détails, le fonctionnement de la Caisse d’épargne et de ses annexes.
Les dépôts recueillis à Bologne sont moins abondants que ceux qui sont accumulés à la Caisse d’épargne de Milan, mais on peut étudier dans l’institution de Bologne, sur des échelles différentes, tout ce qui se fait à Milan et, en outre, un certain nombre de faits qui lui sont particuliers.
C’est une création fort originale que celle de ces grandes banques, dans lesquelles l’esprit de gain n’existe pas, qui sont gouvernées par un corps d’actionnaires peu nombreux, ne touchant jamais de dividende et se recrutant eux-mêmes, de manière à ne jamais permettre qu’un autre esprit que le leur puisse, par quelque moyen, pénétrer dans l’établissement.
On y fait de la banque pour rendre service aux déposants, afin de leur procurer un intérêt pour leurs dépôts. C’est la conception inverse de celle de la Banque de France qui ne sert pas d’intérêts à ses déposants, parce qu’on a voulu qu’elle pût servir un dividende à ses actionnaires pour donner un crédit inébranlable à la circulation des billets.
La Caisse d’épargne de Bologne donne au contraire un intérêt à ses dépôts, afin de pouvoir ne pas donner de dividende à ses actionnaires. Les bénéfices, car il y en a, et on s’arrange pour qu’il y ait toujours un écart suffisant entre les taux d’intérêt payés et touchés afin de le constituer, ce bénéfice sert à constituer une réserve qui augmente toujours et à aider au développement de toutes les institutions de prévoyance de la province. C’est avec ses profits accumulés que la Caisse d’épargne de Bologne a pu former le capital de garantie et le fonds de roulement nécessaires au fonctionnement de ses deux banques annexes, foncière et agricole.
Il y a deux points de vue absolument opposés dans toute affaire. Prêter de l’argent, c’est obliger celui qui en a besoin. Employer l’argent d’autrui, c’est obliger celui qui cherche un placement. C’est le second de ces points de vue qui est celui des caisses d’épargne libres de l’Italie. Nous les appelons libres, et elles le sont ; elles le sont à ce point qu’elles peuvent employer comme elles le jugent à propos les fonds qu’elles reçoivent à titre de dépôt. C’est faire une distinction très juste que de diviser les caisses d’épargne en deux classes seulement, d’abord celles qui emploient librement leurs dépôts, et ensuite celles qui les livrent au Trésor public. Les caisses d’épargne françaises sont constituées en sociétés privées ou en caisses postales, mais les unes et les autres ont ce même caractère que c’est l’État qui place les épargnes et qui répond du placement.
En Italie, on fait tout autrement : l’État n’a pas la gestion des fonds et il n’en est pas responsable. Il n’y a pas un économiste ni un financier qui ne doive considérer comme très supérieure la méthode italienne. Mais les méthodes, même supérieures, ne peuvent pas être aisément transportées d’un pays à un autre, et il est très difficile d’entrevoir la possibilité d’améliorer dans ce sens le système différent auquel les populations françaises sont habituées. Il ne serait pourtant pas impossible qu’on fit un jour un essai en s’entendant, pour faire l’expérience, avec une de nos caisses d’épargne les plus sérieuses.
La Caisse d’épargne de Bologne a été fondée en 1837 par cent personnes qui souscrivirent chacune une action de 50 écus romains (266 francs), ce qui formait un capital de 26 600 francs, réduit plus tard de moitié par un remboursement pris sur les bénéfices. En 1841, le nombre des livrets de dépôt était de 7 059 ; en 1861, il s’élevait à 29 965 ; au 31 décembre 1882, il était monté à 66 770 ; au 31 août 1883, le montant des dépôts s’élevait à 23 millions de francs. Sur les 66 770 livrets, il y en a 32 873 qui sont de 50 francs et au-dessous ; presque tous sont ce qu’on appelle des livrets libres, et ils ne peuvent contre la volonté des déposants être soumis à aucune opposition ; c’est ce que les autres caisses d’épargne appellent des livrets au porteur, mais il y en a qui peuvent être engagés ou dont les retraits peuvent être soumis à des événements déterminés ou à un fait prévu : on les appelle des livrets liés.
Sur les 66 770 livrets de Bologne, il y en a 60 846 qui sont libres, 2 764 qui sont liés ou déposés au nom de Sociétés de secours mutuels, les autres sont des livrets d’épargne scolaire ; le minimum des dépôts reçus est de 50 centimes, et le maximum de versement à faire en une fois est de 60 francs ; le minimum des livrets libres était de 3 500 francs, et celui des livrets liés était de 5 000 francs ; il a été porté pour tous à 5 000 francs ; on rembourse à vue 25 francs ; on exige un préavis de quinze jours pour les remboursements de 25 à 3 500 francs et de vingt-cinq jours pour les remboursements supérieurs.
Les rapports entre la Caisse d’épargne et les Sociétés de secours mutuels de la province de Bologne sont des plus intimes. Les Sociétés peuvent avoir à la Caisse d’épargne des dépôts montant jusqu’à 20 000 francs. Elles reçoivent 6 pour 100 d’intérêt jusqu’à 5 000 francs quand leur patrimoine est inférieur à 15 000 francs, et jusqu’à 10 000 francs quand leur patrimoine est supérieur à 15 000 francs.
Au-dessus de 5 000 et 10 000 francs, on ne compte plus les intérêts qu’à 4 et demi pour 100 ; mais, outre qu’elle leur fait cette faveur d’un taux élevé pour une partie de leurs dépôts, la Caisse d’épargne les encourage par toutes sortes de moyens. Elle leur distribue des prix, en raison du perfectionnement qu’elles apportent à la constitution de bonnes tables de statistique, de maladie et de mortalité, et selon la bonne tenue de leur comptabilité.
Dans un avis de concours qu’on nous a mis sous les yeux et qui est publié pour faire connaître les conditions des concours, nous voyons que, pour y être admis à concourir, il faut que la Société dépose : 1° ses comptes annuels ; 2° des tables de statistique uniformes sur des modèles établis par la commission centrale de la Caisse d’épargne, et enfin tous autres travaux statistiques que les sociétés concurrentes jugeront utile de présenter : les prix sont de 1 000 francs, de 500 francs, de 400 francs et peuvent descendre jusqu’à 100 francs.
En encourageant les Sociétés de secours mutuels, en leur donnant des conseils, en les aidant à se développer sur des bases solides, la Caisse d’épargne répand des habitudes de prévoyance et augmente ainsi le nombre de ceux qui versent à la Caisse d’épargne et qui deviennent ses clients.
En ajoutant au montant de ses dépôts son petit capital de 13 000 francs et son fonds de réserve, porté par les bénéfices accumulés à 3 millions, la Caisse d’épargne de Bologne a 29 millions de francs de ressources dont il faut qu’elle fasse emploi, car elle est grevée d’une charge d’intérêts qui s’est élevée, en 1882, à 861 000 francs. Elle a des frais d’administration de 82 000 francs, ce qui est bien peu de chose ; elle paye 141 000 francs d’impôt, et il faut couvrir tout cela par le produit des placements.
Ces placements sont très divers ; ce sont des bons du Trésor pour 1 800 000 francs, des effets publics pour 3 800 000 francs, des effets industriels, des lettres de gage de son propre Crédit foncier ou des autres Crédits fonciers du royaume, des prêts hypothécaires ou autres aux communes, des effets chirographaires ou garantis par hypothèques, des avances sur effets publics ou autres, des effets réescomptés à son propre Crédit agricole, des avances faites à ce même Crédit agricole pour lui permettre de faire des prêts et d’ouvrir des comptes courants ; il y a enfin pour 1 million d’immeubles, tant à la ville qu’à la campagne.
La différence des intérêts, réduite par les différents frais dont nous avons parlé, a laissé en fin de compte, pour l’exercice 1882, un bénéfice net de 154 174 francs.
Les bénéfices sont employés à augmenter la réserve dans une certaine proportion, ou à fournir des fonds pour des institutions de prévoyance. C’est ainsi qu’au commencement de cette année la Caisse d’épargne de Bologne est entrée dans un syndicat auquel nous avons déjà fait allusion et qui est composé de la Caisse d’épargne de Milan, de celle de Bologne, de la Banque de Naples, des Caisses d’épargne de Rome, de Venise, de Gênes et de Turin, du mont de Sienne et de la Banque de Sicile. Ce syndicat a pour objet de faire fonctionner une Caisse d’assurance contre les accidents du travail. La Caisse de Bologne a sur ses bénéfices de 1882 souscrit 100 000 francs pour sa part dans la constitution du capital de garantie, et elle s’est engagée à contribuer aux frais d’administration dans la proportion de sa part dans le capital.
Elle a également pris sur ses bénéfices une somme de 50 000 francs pour augmenter le capital de la Société des maisons ouvrières ; tous les ans, une partie considérable des bénéfices est employée à des œuvres analogues.
Comme la Caisse d’épargne de Milan, celle de Bologne a créé son Crédit foncier ; elle y a été autorisée par la loi du 14 juin 1866 ; c’est une institution à part qui exerce son action dans toute la province de l’Émilie, moins Parme et Plaisance, et dans toute la Marche. Le Crédit foncier de la Caisse d’épargne possède un capital de garantie de 1 million de francs, fourni par la Caisse ; un capital propre de 259 000 francs formé de bénéfices accumulés, et une réserve de 97 000 francs. Il a en circulation 52 585 lettres de gage pour 26 300 000 francs. Il prête à 5 pour 100 payables en lettres de gage sur première hypothèque ; les emprunts doivent être amortis dans un délai de dix à cinquante ans.
Les lettres de gage se sont vendues au-dessous du pair dans les premiers mois de 1883, le cours minimum a été de 472 fr. 50, le maximum de 473 fr. 75, le pair est de 500 francs.
Ce petit Crédit foncier de la Caisse d’épargne fait toutes les opérations autorisées par la loi de ces sortes d’institutions. Il prête en comptes courants garantis par hypothèques au taux de 6 pour 100 l’an ; enfin il garde les lettres de gage du public dans ses caisses moyennant un droit de garde de 5 centimes par titre et par semestre.
Il y avait quatre ans et demi que le Crédit foncier de la Caisse d’épargne de Bologne était fondé, lorsque le conseil d’administration, par une délibération en date du 2 février 1871, prit la résolution de compléter son œuvre en créant un Crédit agricole de la Caisse d’épargne de Bologne, dans les conditions déterminées par la loi du 21 juin 1869. Le 5 mars suivant, un décret délibéré en conseil d’État donnait l’autorisation demandée et l’établissement entrait immédiatement en fonction.
Les auteurs de la loi de 1869 avaient cru fonder le crédit agricole en autorisant la création d’établissements spéciaux munis de privilèges précieux et astreints à des règles très sévères. Les privilèges consistaient dans une exécution prompte et facile des débiteurs, dans une diminution sensible des droits d’enregistrement et de timbre, mais surtout dans la faculté d’émettre des billets de banque au porteur et à vue. Il est probable que les débats dans les deux Chambres auraient été plus approfondis et auraient donné lieu à des discussions plus contradictoires si, au moment même où ils se poursuivaient, les esprits n’avaient été préoccupés d’une crise ministérielle imminente. M. Minghetti m’a rapporté que, en prenant possession du ministère du commerce, il avait trouvé sur son bureau cette loi votée par les deux Chambres, et qu’il avait dû très sérieusement se demander s’il devait la soumettre à la signature du roi pour la promulgation. M. Luzzatti, qui venait d’entrer dans la nouvelle administration comme secrétaire général du ministère du commerce, ne croyait pas plus que son ministre à l’efficacité de la loi. Il aurait voulu qu’on ne la promulguât point et qu’on la laissât absolument tomber, mais le conseil des ministres ne partagea pas cette manière de voir. C’était chose grave que de ne point promulguer une loi votée par les deux Chambres ; c’eût été, d’ailleurs, un fait sans précédent dans le nouveau royaume d’Italie. Le roi Victor-Emmanuel avait bien usé de son droit de ne pas promulguer et d’opposer son vélo aux Chambres, mais c’était avant qu’il fût roi d’Italie et à propos d’une loi d’un intérêt politique de premier ordre. M. Minghetti ne put donc pas faire autrement que de promulguer, mais il le fit d’une façon si insolite que jamais pareille circonstance ne s’était peut-être produite ou ne devait se produire à l’avenir dans aucun gouvernement parlementaire. Il fit précéder la loi d’un rapport qui en atténuait la portée et qui était destiné à empêcher les esprits de se faire des illusions sur les conséquences que pourrait avoir la fondation d’établissements spéciaux de crédit agricole.
Quoi de plus contradictoire, en effet, que d’imaginer qu’on pouvait faire du crédit agricole avec des billets de banque, c’est-à-dire de prêter à longue échéance avec des capitaux toujours exigibles ! Encore si on avait permis de faire un mélange d’affaires courtes et d’affaires longues ; si on avait essayé de faire entrer dans le portefeuille des nouvelles banques des effets commerciaux très courts en même temps que les billets agricoles très longs, on aurait eu la chance de créer un mouvement assez rapide de rentrées pour pouvoir faire face aux demandes toujours suspendues de remboursement des billets de banque. Mais c’est le contraire qu’on a fait ; la loi a voulu de la façon la plus formelle que les billets de banque qui seraient dans la circulation ne puissent être représentés dans le portefeuille de la banque que par des effets exclusivement agricoles, c’est-à-dire à long terme. Aussi les banques fondées conformément à la loi de 1869 ne se sont-elles pas développées ; il n’y en a que cinq ou six qui aient une circulation de billets de banque, et encore celles qui ont le plus de billets dehors sont-elles situées en Sardaigne. Au 30 avril de cette année la somme des billets de banques agraires en circulation monte à 11 300 000 dont les trois quarts en Sardaigne. Le cours forcé, la situation insulaire des banques sardes suffisent pour expliquer le phénomène.
Il est à remarquer que, depuis l’abolition du cours forcé, la circulation des billets de banques agraires diminue. Il y en avait encore pour 13 millions et demi au 30 juin, tandis qu’au 31 août il n’y en avait plus que pour 11 300 000 francs.
Quand l’Italie a eu perdu toute sa monnaie métallique, la Sardaigne n’a pas pu conserver la sienne et les petites banques se sont trouvées dans leur île comme dans une ville assiégée où on fait de la monnaie obsidionale ; j’ai vu quelques-uns de ces petits billets, il y en a de 30, de 50 et de 100 francs ; la loi ne permet pas d’en émettre d’une valeur inférieure à 30 francs.
En 1873, le Crédit agricole de la Caisse d’épargne de Bologne prit la résolution de profiter des facultés de la loi qui lui permettait d’émettre des bons à la condition de verser à la Caisse des dépôts un cautionnement égal au tiers de son capital qui avait été fixé à 1 million et versé par la Caisse d’épargne. La loi prescrit, en outre, que la réserve métallique soit constamment égale au tiers des engagements totaux de la Société, billets de banque, billets à ordre et dépôts. On fit quatre émissions de 500 000 francs dans chacune des années 1873, 1874, 1875 et 1877, de sorte que le Crédit agricole de Bologne a émis pour 2 millions de billets, dont 1 million en billets de 100 francs et le reste en billets de 30 et de 50 francs. La circulation dans le public, qui avait été de 100 000 francs à la fin de 1873, qui avait touché le million à la fin de 1874, s’éleva graduellement jusqu’à 1 895 000 francs à la fin de 1878. Elle a décru un peu depuis lors : elle était de 1 400 000 francs à la fin de 1882, et elle est tombée à 1 100 000 francs au 31 août 1883.
Les capitaux dont dispose le Crédit agricole se composaient, au 31 décembre 1882, de son capital de 1 million, d’un fonds de roulement de 2 millions fournis par la Caisse d’épargne, de 4 millions de dépôts sous diverses formes, d’un crédit donné par la Caisse d’épargne de 3 millions contre remise d’effets à l’encaissement, de billets de banques agraires pour 1 400 000 francs, d’un fonds de réserve d’un demi-million, ce qui fait en tout environ 12 millions de francs. Ces 12 millions ont été employés pour 1 million en encaisse et en dépôt légal à la Caisse des dépôts ; il y avait 9 millions d’effets escomptés, 1 million avancé en compte sur garantie, un demi-million prêté sur lettres de gages et le reste en prêts communaux pour des travaux d’intérêt agricole.
Depuis l’époque de sa fondation, le Crédit agricole de la Caisse d’épargne de Bologne a gagné 550 000 francs, dont une partie a été portée à la réserve et l’autre a été employée en encouragements divers à l’agriculture et à subventionner un établissement de remonte pour l’amélioration des races de bestiaux. On peut dire que, si le Crédit agricole de la Caisse d’épargne de Bologne a réussi, cela tient d’une part à ce qu’il est d’abord administré presque gratuitement, et ensuite à ce que la Caisse d’épargne lui fournit tous les fonds dont il a besoin, solidarisant ainsi le portefeuille commercial de la Caisse d’épargne et le portefeuille agraire du Crédit agricole. Dans un mémoire envoyé dernièrement au ministre de l’agriculture et du commerce, le directeur de la Caisse d’épargne de Bologne, M. Zucchini, constate que le Crédit agricole de la Caisse d’épargne de Bologne est dans une situation florissante, et qu’il a eu des résultats très favorables aux provinces où son action s’exerce ; que, par la force des circonstances, il n’a pas réussi à l’avantage exclusif de l’agriculture, mais qu’il a surtout aidé la propriété foncière, soit en diminuant le poids de ses dettes, soit en facilitant les opérations du Crédit foncier. Il a, en outre, aidé, par son réescompte, des institutions locales et leur clientèle. M. Zucchini conclut en demandant que la loi de 1869 soit modifiée dans le sens d’une plus grande liberté d’action. Il demande qu’on donne des facilités d’emprunter aux agriculteurs en limitant les privilèges de leurs propriétaires et en autorisant les prêteurs à prendre des gages sans être obligés de se les faire livrer matériellement. Le président de la Caisse d’épargne de Bologne ne tient pas à l’extension de la faculté d’émission des crédits agricoles ; il préférerait qu’on favorisât dans les campagnes la formation de beaucoup de petites banques qui recueilleraient les épargnes, qui introduiraient l’usage des chèques, qui feraient des prêts locaux et qui suivraient de près l’emploi des fonds empruntés.
Nous avons terminé par cet examen du Crédit agricole notre visite à la grande Caisse d’épargne. Nous avons admiré son organisation et nous avons rendu l’hommage le plus sincère au dévouement de ses administrateurs qui, depuis tant d’années, donnent de si précieux encouragements à toutes les institutions de prévoyance de la contrée. Il nous reste à faire une tournée rapide dans les autres établissements de la prévoyance bolonaise, comme la Banque populaire, la Banque coopérative des ouvriers de la petite industrie, la Caisse coopérative de crédit de la Société ouvrière, la Société coopérative de production des ouvriers du bâtiment et les Sociétés de secours mutuels.
La Banque populaire de Crédit de Bologne est présidée par M. Silvani, qui a bien voulu nous en faire les honneurs ; elle compte dix-huit ans d’existence et possède une caisse d’épargne où les dépôts dépassent 9 millions de francs. Nous y trouvons tous les genres de livrets que nous avons rencontrés ailleurs : livrets de petites épargnes, de Sociétés de secours mutuels, avec des taux de faveur, livrets au porteur libres, nominatifs avec des conditions de retrait. On emploie les fonds en escomptes, en avances, en prêts d’honneur.
La Banque coopérative pour les ouvriers de la petite industrie de la province de Bologne ne diffère de la Banque populaire de M. Silvani que parce que ses affaires sont moins importantes. Elle fait des bénéfices, mais il faut dire que, grâce au dévouement de son président, M. Rava, et de ses administrateurs, elle n’a pour ainsi dire pas de frais d’administration ; elle dépense par an en frais de bureau, loyer, éclairage, employés, un peu moins de 3 000 francs. Nous avons visité une caisse encore moins importante, c’est la Caisse coopérative de crédit de la Société ouvrière de Bologne, qui, entre autres choses, escompte au profit de ses membres les factures de travaux quand elles ont été acceptées et liquidées par les débiteurs. Nous ne citerons que pour mémoire la Société coopérative des ouvriers du bâtiment qui marche assez bien, et, si nous avons un regret, c’est de ne pouvoir examiner en détail les travaux statistiques du plus haut intérêt des Sociétés de secours mutuels, auxquelles nous faisons une petite visite en passant.
Nous allons faire un tour au Musée d’antiquités. Nous visitons la Chartreuse, alors que le crépuscule donne plus de caractère aux galeries interminables de tombeaux. Nous passons sous la tour menaçante des Asinelli, et notre journée se termine au théâtre où nous entendons l’opéra d’un maître français chanté et fort bien chanté par un ténor et une prima donna qui sont Français tous deux. Peut-être aurions-nous eu un spectacle italien pour finir, mais la malle de l’Inde est en partance. On nous autorise à entrer dans ce boulet de canon, et en vingt-cinq heures nous sommes transportés à Paris presque sans nous en apercevoir.
Je rentre chez moi pour écrire au courant de la plume ce journal de voyage, et mon collègue Labiche s’enferme pour terminer le rapport sur le crédit agricole que le Sénat attend. Je compte classer tous les documents que j’ai rapportés et toutes les idées dont ma tête s’est remplie pendant ces dix jours si occupés. Les choses que j’ai vues sont-elles de nature à être transportées chez nous ? J’en doute un peu. Mais ce qu’il faut en retenir avec soin, ce sont les principes qui les ont fait naître l’initiative, la décentralisation, le dévouement aux intérêts des classes laborieuses et la lutte que tout ce que nous avons vu nous engage de plus en plus à continuer nous voulons dire la lutte contre le socialisme d’État.
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[1] La différence entre les deux Codes, l’autrichien et l’italien, a fait l’objet d’une discussion au Congrès de Padoue du 15 décembre 1878.
Si l’on en croit M. l’avocat Pellegrini, elle réside plus dans les formules autorisées pour la transmission du gage et dans l’application d’un droit réduit d’enregistrement que dans le texte même de la loi. Voici ce que dit l’avocat Pellegrini « Sous l’empire du Code autrichien, le propriétaire du fonds délivrait un document appelé « lettre de liberté », d’une importance proportionnée au bail, c’est-à-dire une simple lettre par laquelle il attestait à quiconque qu’il renonçait à exécuter par acte judiciaire les fruits et objets en compte du colon, qui sont soumis au gage ou au privilège. Le colon, grâce à cette lettre, pouvait donner en gage au prêteur sa part de fruits par un simple contrat signé d’une croix en présence de deux témoins, et cela avec un petit timbre et une petite dépense. Le prêteur pouvait, en tout cas, pratiquer la saisie ou les autres actes judiciaires afin de réaliser son dû sans charger de frais énormes le débiteur.
« Avec la législation civile et financière actuelle, on exige spécialement, pour ceux qui ne savent pas écrire, des contrats notariés pour les stipulations de garanties. Ces contrats coûtent des frais énormes, souvent supérieurs aux modestes sommes dont ont besoin les colons et les agriculteurs. »
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