En 1894, les congrès spécialisés et les discussions dans les assemblées politiques se multiplient pour traiter la question des accidents du travail. Léon Say explique dans cette conférence que les réformes introduites en Allemagne, au lieu d’apaiser les rapports entre ouvriers et patrons, n’ont fait au contraire qu’envenimer la situation. Pour lui, il ne fait aucun doute que la solution étatiste est à rejeter. « Moi, dit-il, je me cantonne sur le terrain de la liberté : liberté du travail, liberté commerciale ».
L’initiative individuelle et les accidents du travail
Conférence du 30 novembre 1894, à Reims.
Par Léon Say
[Journal des économistes, décembre 1894. — Résumé.]
Conférence de M. Léon Say à Reims. — Cette conférence faite au Cercle républicain de Reims, le 30 novembre, a obtenu un très vif succès.
Après avoir rappelé qu’il connaît Reims depuis 1848 et qu’il est membre de l’Académie locale, M. Léon Say a abordé le fonds de sa conférence : les questions de prévoyance sociale et spécialement celles qui ont trait aux assurances contre les accidents :
C’est pour étudier ces questions que se sont tenus trois Congrès : le premier à Paris, le second à Berne, le troisième, il y a quelques jours, à Milan.
Je suis allé à Milan avec mon ami Yves Guyot, qui est, comme moi, un défenseur de la liberté. Nous avions aussi avec nous M. Léon Bourgeois, député de la Marne, qui penche un peu plus du côté du système allemand. Mais tous nous étions d’avis qu’une institution d’État ne conviendrait pas au génie français.
Les uns croient qu’il faut que l’assurance soit obligatoire, mais avec le choix de l’institution ; les autres veulent qu’on ait même la liberté de ne pas s’assurer.
Les Anglais étaient représentés par M. Drage, un homme de beaucoup de talent, qui préconise l’initiative privée avec une loi pour établir les responsabilités et les moyens de discussion devant les tribunaux.
Nous avons trouvé Luzzati et son groupe assez décidés à accepter l’assurance obligatoire, mais avec la liberté du choix de l’institution.
La discussion a été très intéressante. Les deux députés français, M. Bourgeois et moi, qui étions venus pour apprendre, n’avons pas parlé, sauf aux banquets. Les autres Français, Yves Guyot en tête, ont vaillamment lutté.
La discussion, en réalité, s’est circonscrite entre le chef de l’Office impérial allemand, M. Bædicker, et ses contradicteurs.
M. Bædicker nous disait qu’il avait 18 millions d’ouvriers assurés.
« Quel est, lui demandâmes-nous, l’avantage de votre système ? — De donner, nous répondit-il, une satisfaction de justice aux ouvriers allemands et, par conséquent, de combattre le socialisme révolutionnaire et le socialisme collectiviste. » À quoi nous répondîmes : «Vous avez si bien réussi, que nous ferons mieux de chercher d’autres moyens ».
Il est bon de remarquer, en effet, Messieurs, que nulle part plus qu’en Allemagne les idées socialistes ne se sont développées et cela depuis l’application des lois qui avaient la prétention de les combattre.
« Nous voulons, reprit-il, montrer aux classes ouvrières que les patrons font des sacrifices en leur faveur.
— Vos ouvriers, dans votre système, connaissent-ils seulement leurs patrons ? Pas le moins du monde ; ils savent qu’il y a le tribunal arbitral, l’Office impérial ; le mur que vous vouliez renverser entre les patrons et les ouvriers vous l’avez, au contraire, surélevé. La fusion sociale que vous aviez rêvée, vous n’avez fait que la reculer.
— Mais nous surveillons l’industrie, nos outils sont perfectionnés, protecteurs.
— Mais nous avons cela chez nous et les accidents n’y sont pas plus fréquents que chez vous. »
Savez-vous où il y a le plus d’accidents ? Ce n’est pas dans les grandes usines. C’est parmi les conducteurs de voitures, dans les brasseries, dans les entreprises de roulage, toutes industries très anciennes. La chute des corps très lourds, voilà surtout ce qui provoque les accidents.
Je ne sais pas si mes collègues de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ont la statistique des accidents causés par la construction des pyramides d’Égypte (rires), mais je crois qu’ils ont dû être incalculables parmi ces centaines de mille hommes qui mouraient sous le fouet des conducteurs des Pharaons. Et cependant, à cette époque, on ne pouvait pas accuser le machinisme ! (Très bien ! très bien !)
Revenons au risque professionnel.
C’est simplement le risque de la vie humaine, et vous ne pouvez pas plus le faire disparaître que vous ne pouvez empêcher une cheminée de vous tomber sur la tête lorsque vous passez dans la rue par un jour d’ouragan. C’est le risque de la vie des hommes rassemblés.
Je ne vois là aucune invention nouvelle, aucune matière à législation. Il y a des cas de force majeure et d’autres dont on ne peut connaitre l’origine.
On a dit à M. Bædicker : « Êtes-vous arrivés à diminuer les accidents ? » Et force lui a été de répondre : « Non ».
On lui a répliqué : « C’est peut-être parce que vous avez diminué la vigilance individuelle.— Non, a-t-il répondu. La vérité, c’est qu’on ne connaissait pas autrefois, comme aujourd’hui, tous les accidents. »
Sur quoi M. Jottrand, de Belgique, constata que le nombre des accidents avait doublé depuis 1888 en Alsace-Lorraine, et que la cause en était à l’assurance obligatoire allemande. On s’habitue aux dangers quand ils ne sont pas trop graves, et l’on compte sur l’indemnité.
M. Bædicker protesta. On lui fit alors remarquer que, si les anciennes statistiques allemandes n’étaient pas bien faites, il n’en avait pas été de même en Alsace-Lorraine. Et l’immense majorité du Congrès a donné tort à M. Bædicker, raison à MM. Yves Guyot et Jottrand.
Voilà un résultat qui est bien fait pour encourager les amis de l’initiative individuelle.
M. Bædicker s’est encore défendu : « Nous soignons mieux nos ouvriers, a-t-il dit ; nous leur épargnons l’incapacité de travail qui résultait pour eux des mauvais soins qu’on leur donnait pendant les treize premières semaines de la maladie ; nous obligeons les sociétés de secours mutuels à avoir des hôpitaux spéciaux ; nous nous constituons les juges de ce qu’il faut faire dans l’intérêt des ouvriers blessés, quitte à rembourser ensuite aux sociétés de secours mutuels le surcroit de dépenses que nous leur avons imposé ».
— C’est possible ; mais les races ont des génies différents, et chez nous, même dans les sociétés de secours mutuels, le malade veut choisir son médecin.
Il arrive d’ailleurs, même en Allemagne, que cette grande combinaison, qui devait amener la satisfaction et la paix, ne produit que des discussions sans fin, des procès dont le nombre va toujours croissant.
Et je ne serais pas étonné que cette soi-disant loi d’apaisement social ne fasse qu’exciter davantage les classes les unes contre les autres.
Voilà ce que j’ai vu à Milan et bien d’autres avec moi. Les Allemands n’ont pas convaincu le Congrès. L’esprit latin a eu le dessus sur l’esprit allemand, et je m’en réjouis.
Quand l’État se mêle de règlements il va toujours trop loin, et les résultats de son intervention sont presque toujours déplorables. J’en pourrais donner pour exemple la loi sur la sécurité des usines qui, supportable pour les grands, moleste les petits dépourvus des capitaux nécessaires pour refaire leur outillage.
C’est ainsi, lorsqu’on poursuit un but social, qu’on arrive souvent au résultat contraire de celui qu’on se proposait.
On veut, par exemple, arrêter le mouvement de concentration qui fait les grands magasins et on ruine les petits, dont les propriétaires n’ont plus d’autre ressource que d’entrer comme contremaîtres dans les grands. Les lois de protection accroissent artificiellement la concentration des grandes industries.
Voilà les réflexions que j’ai faites à Milan et je disais à mes amis de là-bas : « Je connais une ville où l’initiative privée s’est largement donné carrière, comme chez vous, mais elle subit les horribles lois du système protecteur. Cependant, vous aussi tolérez les protectionnistes au pouvoir. Comment se fait-il que, tandis que Milan regorge d’or au milieu d’une Italie ruinée, la ville de Reims souffre et voit son industrie et son commerce péricliter sous les effets de notre régime économique ? »
Et mes amis m’ont répondu : « La protection a pour effet de souffler par des lois factices le bien et le mal où il veut. Nous avons la chance que le développement se fit à notre profit. »
Et, en effet, c’est le grand mal de ce système qui supprime la liberté commerciale et la liberté du travail. Il a aussi l’immense inconvénient de pousser, en voulant que l’État soit tout, nos jeunes gens vers les emplois qu’il donne. Avec lui on arriverait à faire de tous les Français des fonctionnaires.
Voilà les conclusions que j’ai tirées de mes observations. Je voudrais qu’elles vous y frappassent, car je crois qu’il faut se défendre. On a dit quelquefois : les batailles qu’on ne livre pas on ne les perd pas. C’est possible ; mais on se trouve dans la même situation que si on les avait perdues. (Très bien ! très bien !)
Nous avons devant nous des adversaires de la liberté, dont les uns sont les socialistes et les autres des hommes qui, pour tâcher de ramener les socialistes, font des propositions dont l’effet est d’augmenter le mal qui sert de prétexte aux socialistes.
Eh bien, moi, je me cantonne sur le terrain de la liberté : liberté du travail, liberté commerciale ; j’espère trouver ici un certain nombre de collaborateurs à mon couvre.
Vous m’avez bien accueilli, il y a deux ans, quand vous m’avez appelé à l’honneur de présider la distribution de vos prix de vertu. Parler de l’initiative individuelle, de la nécessité de se défendre par la liberté m’était facile, mais c’est peut-être moins entraînant ; vous savez, par votre propre expérience, les résultats que l’on peut obtenir avec l’initiative personnelle et la liberté ; je vous convie à persévérer dans cette voie, comme je vous ai conviés autrefois à la vertu. (Vifs applaudissements.)
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