Les économistes français ont parfois joué sur les évènements un rôle considérable. Le cas des Physiocrates, et de leur influence sur la Révolution française, devrait notamment nous amener à prêter davantage attention aux débats intellectuels : ils conditionnent seuls les succès futurs en matière d’économie et de politique. B.M.
Une influence oubliée : les Physiocrates et la Révolution française
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°7, décembre 2013)
Les origines intellectuelles de la Révolution française ont occupé bien des volumes, et c’est avez une certaine appréhension que nous osons ici aborder ce grand thème. Nous ne le faisons que pour étudier en détail la contribution des économistes français que l’histoire a regroupés sous le nom de Physiocrates.
Cette tâche n’est pas aisée, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les Physiocrates ont défendu des principes qu’on range dans diverses catégories, selon que l’on considère l’aspect économique, l’aspect politique, ou l’aspect social. Ce sont en effet les mêmes Physiocrates, par exemple, qui se sont fait les promoteurs inlassables de la liberté du commerce et du laissez-faire d’un côté, et qui ont présenté le « despotisme légal » comme leur idéal en matière de politique, citant d’ailleurs le gouvernement chinois pour prouver leurs raisonnements.
En second lieu, et comme une conséquence du fait précédemment indiqué, il est difficile d’affirmer avec pleine conviction que les Physiocrates étaient une partie intégrante, ou étaient à la marge, ou étaient en dehors du grand mouvement philosophique des Lumières. Réduire donc le débat de l’influence des Physiocrates sur la Révolution française à des observations d’ordre général sur l’impact de la philosophie rationaliste, du mouvement déiste, ou des thèses sur la souveraineté nationale, ne saurait donc suffire ici.
Si la question de l’influence de ces économistes sur la Révolution se pose encore, c’est parce qu’elle a été appréciée de manière très différente par les uns et par les autres. Les Physiocrates qui ont vécu les années révolutionnaires ont parfois refusé eux-mêmes de s’attribuer un quelconque mérite. Ce fut le cas de Dupont de Nemours, qui fit valoir pour soutenir son jugement qu’il était à l’époque, avec Louis-Paul Abeille, le seul survivant de l’école de Quesnay — oubliant de mentionner Condorcet, Morellet, et Lavoisier. Il faut dire qu’en un temps où il était encore difficile de séparer les réalisations positives de la Révolution de ses sombres dérives, mieux valait peut-être affirmer qu’on n’avait eu aucun rapport avec tout le mouvement dans son ensemble.
C’est chez Tocqueville que l’on trouve la plus claire et la plus vive affirmation du rôle joué par les Physiocrates dans la progression des idées révolutionnaires en France. Il écrivait en effet dans L’Ancien Régime et la Révolution :
« Les économistes ont eu moins d’éclat dans l’histoire que les philosophes ; moins qu’eux ils ont contribué peut-être à l’avènement de la Révolution ; je crois pourtant que c’est surtout dans leurs écrits qu’on peut le mieux étudier son vrai naturel. […] Toutes les institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été l’objet particulier de leurs attaques ; aucune n’a trouvé grâce à leurs yeux. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre propre ont été annoncées par eux à l’avance et préconisées avec ardeur ; on en citerait à peine une seule dont le germe n’ait été déposé dans quelques-uns de leurs écrits ; on trouve en eux tout ce qu’il y a de plus substantiel en elle. » [1]
Dans les œuvres et jusque dans les conservations privées des Physiocrates, on sent en effet qu’ils anticipent le grand orage qui viendra quelques décennies plus tard. Dès les années 1760, réunis chez Quesnay, Mercier de la Rivière avait déjà noté le besoin de « régénérer la France », un terme qui s’imposera dans les écrits des années prérévolutionnaires. [2] « Ce royaume, avait dit Mirabeau, est bien mal ; il n’y a ni sentiments énergiques ni argent pour les suppléer. — Il ne peut être régénéré, dit alors la Rivière, que par une conquête, comme à la Chine, ou par quelque grand bouleversement intérieur ; mais malheur à ceux qui s’y trouveront ! le peuple français n’y va pas de main morte. » Et Mme du Hausset, la femme de chambre qui assistait à cette discussion et en consigna le témoignage dans ses Mémoires, de noter : « Ces paroles me firent trembler, et je m’empressai de sortir. » [3]
De la même façon que Tocqueville, Condorcet a affirmé que les Physiocrates avaient eu une « salutaire influence » sur l’évolution idéologique qui allait mener à la Révolution, et écrivit que la raison pour laquelle ce fait était passé sous silence est qu’ils étaient devenus infréquentables de par leur esprit de secte et leur langage obscur.
« Ils ont nui eux-mêmes à leur cause en affectant un langage obscur et dogmatique ; en présentant d’une manière trop absolue et trop magistrale quelques portions de leur système. Mais les vérités nouvelles dont le génie avait enrichie la philosophie, la politique et l’économie publique, adoptées avec plus ou moins d’étendue par des hommes éclairés, portèrent plus loin leur salutaire influence. » [4]
Si les références à leurs œuvres étaient rares, si l’on tenait cette inspiration pour secrète, il n’en reste pas moins qu’en effet les Physiocrates ont inspiré bien des prises de position lors de la Révolution. C’est par exemple tout empreint des idées physiocratiques que Cabanis proclamera la sacralité absolue de la propriété. Parlant aux « propriétaires et capitalistes entrepreneurs », il écrivit : « Vos possessions vous sont garanties, le fruit de vos spéculations restera dans vos mains ; il deviendra la juste récompense de vos efforts ; aucune entrave n’arrêtera l’essor de vos plans ; aucune loi prohibitive ou rapace ne viendra les glacer ou les mettre à contribution. »
Il faut dire que la Révolution a accueilli les débats économiques avec grand intérêt et il n’est pas excessif de créditer les Physiocrates de cela, eux qui n’avaient cessé de réclamer que les questions d’économie politique soient débattues sur la place publique, et obtiennent l’attention de tous. Ce fut surtout le cas grâce à un homme, Turgot, qui a beaucoup aidé la Physiocratie à se diffuser au sein des masses éclairées et des élites, en promouvant une version non dogmatique et plus concrète du système de Quesnay : Turgot, analyse ainsi Demals, « a favorisé la dilution de la physiocratie dans un mouvement d’opinions ne requérant plus la stricte obédience. » [5]
Parmi les Physiocrates élus à l’Assemblée constituante, on peut compter Dupont de Nemours, Abeille, Condorcet et Lavoisier. Mais leur influence ne se calcule pas au nombre ; ainsi Barnave a considéré qu’ils étaient influents, et selon lui « dangereux », en raison de « l’estime qu’on avait en général pour leur caractère, même en se méfiant de l’exagération de leurs idées. » [6]
Un contemporain des évènements, Jean-Paul Rabaud, dans son Précis d’histoire de la Révolution française, a bien signalé les différentes facettes de l’influence des Physiocrates :
« Nous devons à leur vertueuse opiniâtreté d’avoir amené les Français à réfléchir sur la science du gouvernement. C’est à leur constance à nous occuper longtemps des mêmes objets que nous devons la publication de ces idées, si simples, qu’elles sont devenues vulgaires ; que la liberté de l’industrie en fait seule la prospérité ; que la liberté d’exportation des grains est source de leur abondance ; qu’on ne doit pas jeter l’impôt sur les avances de l’agriculteur, mais sur ce qui reste après qu’il en a été remboursé. Sans doute on avait dit toutes ces choses avant eux ; mais ils les ont redites et répétées, et ce n’est qu’ainsi que se forment les opinions. » [7]
Et pourtant il est certain que les idées physiocratiques n’ont pas toujours été en phase avec celles de la Révolution. En premier lieu, les disciples de Quesnay se sont toujours opposés farouchement à la démocratie, ainsi qu’on l’a rappelé dans un précédent article. [8] Pour en citer un seul exemple, non mentionné dans l’article, l’abbé Morellet, dans une lettre à Lord Shelburne, du 12 juin 1789, critiqua ceux de ses concitoyens qui « croient que toute question est décidée et tout droit déterminé quand on a compté les têtes. » [9]
Le principe de Montesquieu, selon lequel les pouvoirs s’équilibrent les uns par les autres, n’a jamais semblé avoir un quelconque sens pour les Physiocrates. Dans le premier volume de la Physiocratie, on lit par exemple que « l’idée de plusieurs autorités dans un même Etat ne présente qu’une absurdité complète. Si elles sont égales il n’y a point d’autorité ; il ne peut y avoir que plus ou moins d’anarchie. Si l’une d’entre elles est supérieure, celle-là est l’autorité ; les autres ne sont rien. » [10]
Sur la question de la représentation et de la souveraineté, également, les divergences de vue sont sensibles. Dupont de Nemours eut notamment une position qui tranchait beaucoup avec les idées de la Révolution, telles qu’exprimées notamment par Robespierre. Ce dernier avait défendu que « tous les citoyens, quels qu’ils soient, ont droit de prétendre à tous les degrés de représentation. » Dupont de Nemours, qui rédigea un cahier de doléance pour le baillage de Nemours, alla à l’encontre de ces idées, et se fit le défenseur du principe selon lequel « n’est pas citoyen celui qui ne contribue pas. » Voici son argument :
« Pour être éligible, la seule question est de savoir si l’on paraît avoir les qualités suffisantes aux yeux des électeurs. Pour être électeur, il faut une propriété, il faut un manoir. Les affaires d’administration concernent les propriétés, le secours au pauvre, etc. Nul n’y a intérêt que celui qui est propriétaire, et si nul n’a droit de se mêler que de ses affaires, si nul n’a d’affaires à lui que quand il est propriétaire, les propriétaires seuls peuvent être électeurs. Ceux qui n’ont pas de propriété ne sont pas encore de la société, mais la société est à eux. » [11]
Cependant les Physiocrates, par réalisme, par fatalité ou par conviction, finirent par faire évoluer leurs idées. Condorcet se mit à défendre la constitution, et prit l’Amérique comme modèle ; Dupont de Nemours abandonna lui le « despotisme légal » pour une république protectrice des libertés.
Contraires aux nouveaux principes de la Révolution, les idées physiocratiques seront donc amenées à évoluer. Peut-être par changement d’avis, peut-être en raison aussi des dangers liés au fait de se faire le défenseur de la monarchie sous la Terreur. Ainsi, comme le remarque Thierry Demals, « si dans les premiers temps Dupont de Nemours ne renonce pas au principe monarchique qui, dépouillé de ses oripeaux féodaux, lui paraît s’accommoder à l’idée républicaine lato sensu, les évènements ultérieurs lui feront défendre une république démocratique, où l’égalité des droits, la liberté des actions humaines et utiles, la propriété des biens, la sûreté des personnes, soient garanties à tous et à chacun. » [12]
Peut-être tenons-nous là l’une des raisons de la supériorité des Physiocrates, et l’une des raisons de leur actualité pour nous aujourd’hui. Conscients des quelques mérites du système d’Ancien Régime, ils ne se sont jamais laissés emporter par les sirènes de la démocratie égalitaire, ou osons dire égalitariste : jamais ils n’ont perdu de vue l’objectif de la protection des libertés individuelles comme nous l’avons nous-mêmes perdu.
Benoît Malbranque
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[1] Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime de la Révolution, Paris, 1988, p.249
[2] Cf. “Régénération”, in F. Furet & M. Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, pp.821-830
[3] Mémoires de Mme du Hausset, p.128
[4] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, 1966, pp.218-19
[5] Thierry Demals, « Une économie politique de la nation agricole sous la Constituante ? », p.317
[6] Barnave, Œuvres, Paris, 1843, volume 2, p.63
[7] Rabaud, Précis d’histoire de la Révolution française, Paris, 1807, pp.32-33
[8] « Une idée dangereuse. Les économistes français et la démocratie », Laissons Faire, n°6, pp.28-32
[9] Abbé Morellet, Lettres de l’abbé Morellet à Lord Shelburne, Paris, Plon, 1898, p.276
[10] Physiocratie, p.29
[11] Archives parlementaires, 1877, vol. IX, séances des 22 et 24 octobre, pp.478-479
[12] Thierry Demals, « Une économie politique de la nation agricole sous la Constituante ? », p.326
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