L’imposture sur l’histoire récente du libéralisme (suite) : de John Dewey, Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir (Climats, 2014).
Nul n’ignorant désormais plus – ou ne pouvant feindre de l’ignorer – que le sens américain du terme liberalism s’oppose en grande partie à celui que « libéralisme » a historiquement pris en Europe, il est du plus haut intérêt de savoir très précisément dans quelles circonstances ce travestissement lexical s’est opéré. Dans mon ouvrage Le libéralisme américain. Histoire d’un détournement (Les Belles Lettres, 2006 : cf. pp. 62 à 76), j’avais attribué principalement au philosophe américain John Dewey la paternité de ce prodigieux tour de passe-passe digne du 1984 de G. Orwell, consistant à faire dire aux mots l’exact contraire de ce qu’ils ont toujours signifié conformément à l’histoire des idées ainsi qu’au plus élémentaire sens commun confirmé par la logique. Chacun peut désormais s’en assurer par lui-même et mesurer l’étendue des dégâts en se reportant à la traduction du texte où Dewey, en 1935, a commis ce forfait intellectuel : Liberalism and social Action – publiée en ce début d’année 2014 sous le titre plutôt problématique Après le libéralisme. L’enjeu est de taille puisque c’est cette acception frelatée et contrefaite que l’intelligentsia universitaire dominante a entrepris d’accréditer en France : contribution spécieuse à l’extension du domaine de la lutte de l’antilibéralisme contre le libéralisme authentique…
Les falsifications (dans un sens non popperien, malheureusement !) commises par Dewey dans cet ouvrage sont de deux ordres, concernant d’abord l’histoire du libéralisme puis la nature des mesures caractérisant l’ « action sociale » de ce « libéralisme collectiviste » (p. 84 : sic !!!) qu’il prône. Elles sont si patentes et « hénaurmes » que les mettre en évidence relève du jeu d’enfant. Il n’empêche que non seulement elles ont échappé à l’attention critique du préfacier et ont été du coup avalisées par lui mais qu’elles constituent le socle de ce prétendu « nouveau libéralisme », bouée de sauvetage désespérée pour les adeptes démocratiques d’un socialisme réel en total naufrage.
Dans une première partie intitulée « Histoire du libéralisme », Dewey avance qu’à un « premier libéralisme » référé à Locke en aurait dès le début du XIXe siècle succédé un autre, dépassant Adam Smith, dont Jeremy Bentham serait l’illustre et féconde incarnation. Dans la logique de l’utilitarisme qui en est le marqueur fondamental, le souci du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre » répudie droit naturel et liberté de l’individu au profit du bonheur collectif servi par une nécessaire et forte intervention sociale de l’État, promu agent de l’ « harmonisation artificielle des intérêts ». Que Bentham n’ait que très modérément à voir avec le libéralisme est une évidence que déjà en 1896 le philosophe et historien Henry Michel avait pointée et dénoncée dans son magistral L’idée de l’État : ce « nouveau libéralisme » allégué apparaît donc d’abord aussi peu libéral que possible. Mais cette étrange promotion de Bentham en supposé principal représentant du libéralisme européen fait tout simplement l’impasse sur le formidable essor, au même moment, du libéralisme authentique en France avec, dans le sillage de Turgot, J.-B. Say, Benjamin Constant, Ch. Comte, Ch. Dunoyer, Bastiat, M. Chevalier – et l’audience croissante du célèbre « Journal des Économistes » : excusez du peu. Un tel attentat à l’objectivité dans l’histoire des idées suffirait à renvoyer Dewey dans les oubliettes de celle-ci. Son imposture ne s’en tient pourtant pas là.
Une deuxième partie, « Le libéralisme en crise », tente de faire accroire que dans les années 1920-1935 (soit la période pendant laquelle Dewey a préparé et pensé son livre), le libéralisme classique se serait totalement effondré depuis longtemps, victime de son attachement à des principes individualistes dépassés ; il aurait même déserté tous les esprits pour laisser place au… « libéralisme collectiviste » dont il a déjà été question. Pour justifier cette exécution sommaire en même temps que la récupération du mot « libéralisme », Dewey invoque une présumée « relativité historique » (pp. 100 et 120): les idées doivent évoluer en fonction du contexte qui les détermine, les écoles de pensée n’ont pas d’identité invariante (les actuels universitaires gauchisants qui alimentent la doxa dominante dénomment cela « essentialiser »…), et désormais la liberté et donc le libéralisme doivent s’adapter en changeant de sens. Je n’insisterai pas sur la dramatique indigence de ce salmigondis de déterminisme et de relativisme auquel le grand Karl Popper a réglé son compte en parlant d’ « historicisme ». Mais tout de même : si sous une même entité lexicale on peut mettre un certain contenu puis son exact contraire (j’y reviendrai), il devient impossible de s’y reconnaître intellectuellement et tout simplement de penser – c’est d’ailleurs probablement l’effet recherché.
Que dirait-on si « christianisme » en venait à signifier ou impliquer la mort de Dieu – ou si « humanisme » pouvait s’accorder avec l’exaltation des crimes de masse ? Or c’est très exactement le forfait idéologique dont Dewey et ses épigones contemporains se rendent coupables. Avant d’y venir, il faut enfin procéder à une nouvelle mise au point historique. Au moment même où Dewey prétend que la pensée libérale fondée sur le droit de propriété privée, la responsabilité individuelle et la libre concurrence a disparu de la circulation pour toujours, elle est en pleine effervescence et renaît plus forte que jamais sur le plan intellectuel. Qu’on en juge : dès 1912, Mises publie (je transcris en français tous ces titres originellement libellés en allemand) Théorie de la monnaie et du crédit, puis en 1919 Nation, État et Économie, en 1922 Le socialisme, en 1927 Le libéralisme, en 1929 Critique de l’interventionnisme et en 1933, Problèmes fondamentaux de l’économie politique. De son côté, Hayek fait paraître La théorie monétaire et la théorie des cycles en 1928 puis en 1931 Prix et Production. Peu après, en 1935, Mises et Hayek exposent de concert leurs thèses dans Collectivist Economic Planning.
Ailleurs en Europe, en France précisément, Jacques Rueff inaugure son itinéraire libéral dès 1927 avec sa Théorie des phénomènes monétaires et explique « Pourquoi malgré tout je reste un libéral » dans un célèbre article paru en mai 1934. Aux États-Unis, l’on n’est pas en reste puisque c’est à cette époque que se constitue l’école économique libérale de Chicago : Frank H. Knight publie en 1921 Risk, Uncertainty and Profit puis, en 1935, The Ethics of Competition ; et Henry C. Simons est en 1934 l’auteur de A Positive Program for Laissez-Faire – Some Proposals for a Liberal Economic Policy. Bis repetita : excusez du peu ! Et c’est tout cela – que plus tard les cuistres nommeront « néo »libéralisme, que fort de son ignorance crasse et de sa mauvaise foi Dewey raye d’un trait de plume. Pour conclure sur ce point, et dans la mesure où le libéralisme classique se perpétue brillamment alors en procédant aux nécessaires ajustements et mises à jour des applications des fondamentaux qui forgent son identité, il n’y a pas la moindre légitimité à prétendre que lexicalement, le libéralisme ne doit plus dorénavant renvoyer qu’à un recours massif au dirigisme social-étatiste. La place n’était vacante, et l’usurpateur n’avait aucun droit de s’y comporter à la manière du fameux coucou pondant dans le nid des autres.
Reste à cerner précisément ce que Dewey veut mettre sous le label « libéralisme » revu et corrigé par ses soins. Qu’il s’agisse selon ses propres dire et sans craindre l’oxymore d’un… « libéralisme collectiviste » se trouve amplement validé par les termes mêmes qu’il emploie pour le décrire dans la deuxième partie et ensuite la troisième, intitulée sans rire « Renaissance du libéralisme ». Le mieux est assurément de lui laisser la parole : ce pseudo-libéralisme – mais vrai socialisme autoritaire – devrait selon lui en effet se caractériser par « le contrôle social des forces économiques dans l’intérêt du plus grand nombre » (pp. 103 et 107), une « planification sociale organisée » (p. 115), un « contrôle social organisé » (p. 167) ; dans cette nouvelle organisation sociale pseudo-libérale, « les nouvelles forces productives seront contrôlées collectivement » (p. 127). Au cas où on l’aurait mal compris, il reproche aux industriels de s’être assurés de « la propriété privée des moyens de production et d’échange » (p. 152) – un état de choses auquel nationalisations, planification et collectivisation auront naturellement tôt fait de remédier sous le règne de ce fantasmagorique « libéralisme » version Dewey. Comme celui-ci reconnaît sans fard que « le libéralisme ne peut désormais parvenir à ses fins qu’à cette condition unique qu’il y emploie des moyens opposés [c’est moi qui souligne] à ceux qu’il préconisait sous sa première forme » (p. 128), et donc que le libéralisme se confond avec l’étatisme, force est de conclure qu’on est en présence au moins d’une pitoyable mascarade. Mais plus sûrement d’une des plus grandes escroqueries intellectuelles de l’histoire contemporaine des idées qui, hélas, est devenue le credo de l’antilibéralisme sophistiqué ayant droit de cité à l’université comme dans des médias ne connaissant plus que du « social-libéral » et de l’ « ultra-libéral », définitivement dépourvus qu’ils sont de véritable culture comme de tout esprit critique.
Alain Laurent
Laisser un commentaire