En 1880, quand on met au débat à Société d’économie politique la question générale de l’immigration, à travers quelques exemples fameux comme les Chinois en Californie, les discussions prennent un tour assez inédit. Chacune des grandes autorités du libéralisme économique présent ce jour développe une pensée autonome et en opposition radicale. Pour Joseph Garnier, par exemple, le mélange des races est un procédé naturel d’amélioration et la concurrence et la liberté du travail des principes supérieurs, qu’il convient de maintenir toujours, et ce malgré les pressions politiques. Pour Paul Leroy-Beaulieu, d’un autre côté, l’immigration introduit des risques majeurs, notamment de dénationalisation, qui militent en faveur de mesures restrictives. Entre les deux prennent place encore mille sensibilités, qui prouvent la fracture ancienne de cette famille de pensée sur une question d’application restée très actuelle.
L’immigration — La question des Chinois en Californie, des Juifs en Roumanie, etc.
Société d’économie politique. Réunion du 5 mai 1880
(Journal des économistes, mai 1880)
M. de Parieu, membre de l’Institut, sénateur, un des vice-présidents de la Société, a présidé cette réunion à laquelle avait été invité M. George Walker, consul général des États-Unis à Paris, et à laquelle assistaient : M. le docteur Broch, ancien ministre en Norvège, membre de la commission internationale du mètre ; M. Joseph Lair, lauréat de l’Institut, maire de Saint-Jean-d’Angely, membres de la Société.
Après la présentation de divers ouvrages (voyez plus loin), la question suivante devient l’objet de l’entretien général.
LA QUESTION DES CHINOIS EN CALIFORNIE,— DES JUIFS EN ROUMANIE, ETC.
La parole est à M. Simonin, qui a demandé l’insertion de la question sur le programme en ces termes : « la question des Chinois. »
M. Simonin dit que cette question n’est en réalitéqu’un des côtés de l’intéressant problème de la liberté du travail. Aujourd’hui, en Californie, il est question de renvoyer les ouvriers chinois. De tout temps on les y accuse de faire baisser le prix de la main-d’œuvre et de vivre de rien. La Cour suprême de Californie a refusé d’appliquer l’article de la nouvelle Constitution californienne exécutoire depuis le 1erjanvier de cette année, qui expulse les Chinois, et a déclaré que cet article était inconstitutionnel. Il existe d’ailleurs un traité signé en 1868 entre la Chine et les États-Unis, qui reconnaît aux Américains le droit de circuler et de s’établir librement en Chine, comme les Chinois jouissent du même droit aux États-Unis. Il faut d’abord rapporter ou modifier ce traité, et c’est pourquoi le gouvernement fédéral est en ce moment en instance auprès du gouvernement chinois. Jusque-là, les Chinois ont le droit de travailler en Californie comme tout autre ouvrier, émigré ou non.
M. Simonin ajoute que non seulement la délicate question qui s’agite à cette heure en Californie n’y est pas nouvelle, puisqu’il se rappelle l’y avoir vu débattre lui-même à deux reprises, en 1859 et 1868, mais cette question est en quelque sorte universelle et se présente dans tous les pays.En Australie elle existe comme en Californie au sujet des ouvriers chinois.
Y aurait-il des limites à la liberté du travail, et la loi naturelle de l’offre et de la demande doit-elle, dans quelques cas, n’être pas absolument respectée?
M. Joseph Garnier fait remarquer que la question proposée par M. Simonin est la question des ouvriers belges dans le Nord, celle des Piémontais en Provence, celle des Auvergnats à Paris, des Juifs en Roumanie, des Yankees au Mexique, etc. En d’autres termes, c’est celle des machines et du travail à bon marché.
M. Alph. Courtois signale une analogie de plus de la question des Chinois dans notre pays dans celle du travail des femmes.
Que leur reprochent en effet les ouvriers qui les repoussent des ateliers, particulièrement les ouvriers typographes ? De faire baisser leurs salaires par la concurrence qu’elles leur font en travaillant à bien meilleur marché, grâce à la modération de leurs dépenses personnelles. Cette intolérance des travailleurs, relativement à ceux qui leur font concurrence par des qualités supérieures, n’est d’ailleurs pas nouvelle, et le préopinant se rappelle qu’il en fut ainsi après la Révolution de 1848, malgré les généreuses doctrines mises en avant sous le rapport politique, et une caricature de l’époque faisait bien ressortir cette contradiction en représentant les ouvriers français chassant à coups de pied… les ouvriers étrangers tout en entonnant la strophe bien connue :
Les peuples sont pour nous des frères !
On reproche aux Chinois de n’être pas des consommateurs comme les autres et d’absorber peu de produits américains. Ce raisonnement qui est une attaque directe contre la liberté des consommateursest entaché de protectionnisme, même au plus haut degré, mais il n’étonne pas M. Courtois de la part d’un pays qui est très peu favorable depuis quelques années à la liberté du commerce.
M. C. Lavollée, se reportant aux souvenirs d’un voyage dans l’Extrême-Orient, constate que dès 1844 il a vu se produire dans les îles Philippines, à Singapore, et à Java, l’immigration chinoise, avec les avantages et les inconvénients que l’on signale aujourd’hui en Californie.
Le Chinois est très laborieux et il vit de rien ; ce qui fait qu’il peut se contenter d’un modique salaire. Au début, il était introduit dans les colonies européennes pour y cultiver le sol, et il rendait les plus grands services. Mais à peine l’immigrant chinois avait-il amassé un petit pécule, il abandonnait le travail de la terre et s’établissait dans les villes pour se livrer au commerce de détail. Il faisait ainsi concurrence aux indigènes et, à force d’industrie et d’économie, il était bientôt maître du marché. Les Tagals, les Malais et les Indiens se trouvaient incapables de lutter contre les Chinois, dont l’affluence dans les villes créait un mécontentement général. Aussi les administrations coloniales s’appliquaient-elles à réglementer l’immigration chinoise pour qu’elle fût plus spécialement affectée à la culture, et elles frappaient de droits plus élevés les Chinois qui voulaient faire le commerce. Ce procédé peu libéral était inspiré par un intérêt politique, par la nécessité de protéger les races indigènes.
Depuis quarante ans les Chinois se sont répandus en très grand nombre dans les contrées de l’Extrême-Orient, et presque partout ils tiennent la tête du commerce local. C’est évidemment une race supérieure qui doit avec le temps dominer, quant au travail et aux profits, les populations indigènes.
On peut repousser l’immigration chinoise, on peut, ainsi que cela a été proposé en Californie, expulser les Chinois des points où ils se sont déjà établis ; mais l’économie politique ne saurait approuver ces moyens violents qui ne sont que des expédients politiques d’une efficacité douteuse. Tous comptes faits, l’invasion des Chinois est plus avantageuse que nuisible, parce qu’elle accélère partout où on l’observe le mouvement de la production et le progrès des échanges.
M. Albert Gigot, ancien préfet de police, fait observer que la question dont il s’agit peut être envisagée sous un double aspect.
L’expulsion des Chinois de la Californie pourrait être regardée comme un des épisodes de ce que M. Hepworth Dixon dans un de ses ouvrages a nommé la conquête blanche. Placée en face de la race rouge ou indienne, de la race noire, plus tard de la race jaune représentée par les Chinois, la race blanche a tendu constamment aux États-Unis à maintenir ou à assurer sa prééminence et à lutter contre le développement des races rivales.À ce point de vue les Américains observent depuis longtemps avec inquiétude les progrès si rapides de l’immigration chinoise, et la place que cette race industrieuse, sobre et patiente s’est faite dans l’État de Californie, où elle occupe les emplois les plus divers, depuis les fonctions de la domesticité et du travail manuel jusqu’à des situations relativement importantes dans le commerce et dans la banque.
Mais ce n’est pas ce sentiment tout américain d’inquiétude et de défiance qui a déterminé les mesures violentes dont nous nous occupons, et elles présentent au point de vue économique un intérêt beaucoup plus général. Un agitateur, M. Kearney, qui avait prêché le socialisme avec un succès médiocre dans l’État de Massachusetts, est venu porter ses prédications en Californie. Il s’est adressé aux ouvriers indigènes, et a pris pour programme du parti ouvrier dont il provoquait la formation, la suppression de la concurrence des travailleurs étrangers, c’est-à-dire des Chinois. Il est parvenu à conquérir sur ce terrain une majorité aux dernières élections, et la législation d’État a voté l’expulsion des Chinois. Il reste à voir si les traités qui existent entre les États-Unis et la Chine ne donnent pas au gouvernement fédéral le droit d’intervenir et si à ce point de vue la mesure adoptée n’est pas inconstitutionnelle. Mais quoi qu’il en soit, ce qu’il est curieux de remarquer, c’est que le langage tenu par l’agitateur socialiste qui a entraîné les ouvriers californiens n’est autre que celui que les chefs de l’agitation protectionniste tiennent aujourd’hui. Nos travailleurs agricoles ont dit à ces derniers : Vous avez à lutter contre l’invasion de produits étrangers venus de pays dans lesquels les impôts sont moins élevés que ceux qui pèsent sur vous, il faut fermer l’accès de nos frontières à ces produits ou tout au moins rétablir l’équilibre en les grevant de droits de douane assez élevés pour représenter la part d’impôts que ne supportent pas dans leur pays les producteurs étrangers. M. Kearney dit aux ouvriers de la Californie : Vous avez auprès de vous des travailleurs qui produisent à meilleur marché que vous, parce qu’ils se contentent de peu, qu’ils sont d’une extrême sobriété et qu’ils vivent d’un peu de riz et de thé.
Il est difficile de leur appliquer la théorie des droits compensateurs en les obligeant à consommer de la viande, de la bière ou du vin. Mais on peut leur appliquer le régime protecteur dans toute sa rigueur et dans toute sa logique en leur interdisant l’accès de la Californie. On protégera ainsi le travail national de la façon la plus efficace en prohibant non pas le produit étranger, mais le producteur étranger.
Au point de vue économique, la signification vraie de la mesure adoptée par l’État de Californie ne sera pas la page la moins curieuse ni la moins instructive de l’histoire du système protecteur dans notre siècle.
M. Paul Leroy-Beaulieu croit que la question a deux aspects très différents : l’aspect politique et l’aspect économique. Cela ressort encore plus de l’allusion faite par M. Garnier aux juifs de Roumanie. On pourrait citer encore un autre exemple de cas analogues, c’est l’inquiétude qu’inspirent à beaucoup de personnes l’immigration espagnole en Algérie.
Il est incontestable que, au point de vue économique et même au point de vue humain, les Américains ont tort de maltraiter parfois et de vouloir rejeter en dehors de leurs frontières les Chinois qui se rendent chez eux. Peut-être si l’immigration chinoise se répandait uniformément sur tout le territoire des États-Unis, les Américains seraient-ils plus tolérants ; mais elle se confine sur les bords du Pacifique et elle y fait en quelque sorte tache. Ajoutez que les habitudes morales des immigrants chinois sont, paraît-il, médiocrement recommandables.
M. Leroy-Beaulieu admet fort bien qu’au point de vue politique les nations qui n’ont pas encore occupé la totalité de leur territoire, comme les États-Unis, de même que la colonie algérienne et comme les colonies australiennes, les nations aussi qui ne sont pas complètement et solidement constituées vis-à-vis de l’étranger,telles que la Roumanie, et qui n’ont pas acquis une indépendance à l’abri de toute contestation, éprouvent quelques perplexités devant l’infiltration, ou l’invasion lente et successive d’un élément étranger, non assimilable. Aussi trouve-t-il la conduite des Roumains vis-à-vis des Juifs parfaitement justifiée : ce n’est pas en tant que Juifs, c’est en tant que Juifs russes ou allemands, restant dans leur cœur allemands et russes, que ceux-ci trouvent la législation roumaine peu favorable ; on ne les bannit pas, d’ailleurs ; seulement on ne leur permet pas de devenir propriétaires.
De même, les Américains, qui ont éprouvé tant de difficultés du côté des Mormons et aussi du côté des Nègres, peuvent être médiocrement flattés de l’importance que prendrait chez eux la race jaune. Cela n’excuse pas à coup sûr des violences ou une prohibition ; mais on comprendrait que le gouvernement américain ne cherchât pas à encourager l’arrivée de ces immigrants non assimilables.
Laissant le point de vue politique et passant au point de vue économique, M. Leroy-Beaulieu dit qu’il pense qu’on ne se rend pas suffisamment compte de l’importance de cette question chinoise. Il y aura, dans trente ou quarante ans, une question chinoise non seulement en Amérique, mais en Europe. M. Leroy-Beaulieu est depuis très longtemps pénétré de cette pensée. Il envisage cette éventualité sans terreur, quoiqu’elle comporte, cependant, quelques appréhensions.
Les exigences souvent exagérées des ouvriers européens finiront par amener en Europe les hommes de la Chine, de l’Inde ou du Japon, dont on connaît la sobriété. Alors même qu’ils ne viendraient pas en Europe, dès qu’ils seront en possession de machines et de nos procédés industriels perfectionnés, ces peuples feront une sérieuse concurrence aux Occidentaux.
M. Leroy-Beaulieu dit que les économistes qui prônent la doctrine de Malthus (et il ne figure pas parmi eux) devraient s’apercevoir combien le remède qu’ils conseillent est vain. Peu importe qu’un peuple soit peu fécond, du moment que ses frontières sont ouvertes aux immigrants des nations plus prolifiques, ce peuple ne retire absolument aucun profit de son peu de fécondité. Le marché du travail y est tout aussi encombré qu’ailleurs, les immigrants étrangers venant combler les vides que fait chez lui la rareté des naissances.Un peuple peu prolifique aliène simplement peu à peu sa nationalité, et finit par être absorbé par une infiltration étrangère. Avec la concurrence universelle et le libre commerce, il doit d’ailleurs arriver que le taux des salaires dans un pays ne soit pas réglé seulement par les circonstances particulières à ce pays, mais qu’il soit influencé par l’état du marché du travail dans le monde entier.
M. le Dr Lunier, inspecteur général des services administratifs au ministère de l’intérieur, avait demandé la parole avant d’avoir entendu MM. Albert Gigot et Leroy-Beaulieu, aux observations desquels il aura peu de chose à ajouter. Pour lui la question de l’émigration des Chinois en Californie, en Australie et ailleurs est, comme l’a dit M. Garnier, une question essentiellement économique. Les Californiens veulent empêcher les Chinois d’importer chez eux la main-d’œuvre à bon marché en vertu même du principe qu’invoquent les protectionnistes français quand ils demandent qu’on établisse des droits prohibitifs sur certains produits étrangers.
La question est en même temps politique, comme l’a fort bien établi M. Leroy-Beaulieu ; mais elle touche aussi, par l’un de ses côtés, à l’anthropologie, ou mieux encore à la démographie.
Les grandes émigrations, en effet, sont soumises à des lois en quelque sorte immuables. Les peuples comme les individus se déplacent, s’expatrient, quand ils croient trouver dans un autre pays que celui qui leur a donné naissance des conditions de vie plus faciles ou plus confortables. Quand dans un pays la densité de la population augmente plus rapidement que les moyens d’existence, l’émigration vient rétablir l’équilibre. Les Chinois obéissent à cette loi, et si aujourd’hui c’est vers la Californie et l’Australie qu’ils se dirigent, c’est que les communications entre les ports de la Chine et ces pays sont devenues de plus en plus faciles. Mais il est probable que bientôt l’émigration se fera également par la voie de terre et que les générations à venir verront se produire à l’est de l’Europe non plus des invasions par grandes masses et à main armée comme dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, mais des émigrations par groupes isolés qui apporteront à notre vieille Europe leur sobriété, leur patience industrieuse et par suite la main d’œuvre à bon marché.
Peut-être alors les ouvriers européens comprendront-ils que pour améliorer leur situation il n’y a pour eux d’autres moyens que l’élévation progressive des salaires et la diminution des heures de travail. Il reste encore assurément beaucoup à faire sous ce rapport ; mais si nos ouvriers ne dépensaient que le nécessaire, la plupart pourraient vivre de leur travail et élever convenablement leurs familles.
Il n’est pas probable d’ailleurs que l’on puisse opposer indéfiniment une digue suffisamment solide à l’émigration des Chinois. Si la digue ne cède pas sur un point, elle cédera sur un autre. Au lieu d’essayer d’arrêter une émigration qui s’impose fatalement, il serait plus rationnel de chercher à la diriger et à l’utiliser au profit de tous.
M. Vogel, qui a séjourné en Roumanie, demande à préciser la nature des quelques faits mis en avant dans le cours du débat.
L’immigration des Juifs en Roumanie offre certainement des points de comparaison avec celle des Chinois en Californie ; mais l’analogie n’existe que partiellement. D’abord ce n’est ni de l’Allemagne ni de l’Occident en général que dérive le prolétariat israélite de la Moldavie. Il est originaire des pays d’alentour. La Bessarabie et la Podolie, la Bukovine, la Galicie et le royaume de Pologne, renfermant depuis des siècles une population juive, qui atteint aujourd’hui le chiffre de plusieurs millions, sont devenus une autre Palestine. C’est de là que les plus nécessiteux débordent par milliers sur la principauté voisine, les uns pour se soustraire au recrutement et aux rigueurs de l’administration russe, les autres, qui se sentent trop à l’étroit chez eux, en quête d’un nouveau champ pour leur activité. Ces émigrés ne sont ni laboureurs, ni ouvriers, comme les Chinois. Leur unique visée c’est le trafic, dont le premier objet est le débit de l’eau-de-vie, du raki, dans les campagnes ; s’insinuant dans toutes les transactions, ils s’en constituent les facteurs indispensables par l’art avec lequel ils savent attirer le paysan dans les filets du prêt usuraire. Or le taux d’intérêt le plus modique dans la région du Bas-Danube est celui de 12%, et dans les cas d’un pressant besoin d’argent les particuliers ne trouvent même généralement à emprunter qu’en se résignant à des conditions bien plus onéreuses encore. Si la capacité d’acquérir des immeubles était légalement et indistinctement reconnue à tous les prêteurs qui souvent ne sont que des intermédiaires, il pourrait y avoir à craindre que ceux-ci ne devinssent comme prête-noms, l’usure aidant, un instrument d’expropriation très actif sous la direction et au profit de spéculateurs et bailleurs de fonds entreprenants.
Il y a lieu de faire observer en outre que le prolétariat juif en Moldavie diffère complètement du reste de la population non seulement par le culte, mais aussi par l’idiome, l’apparence extérieure, le genre de vie et les usages. C’est un état de choses dont il faut tenir compte et qui ne peut évidemment se modifier qu’avec le temps.
Quant à l’éventualité d’un rayonnement considérable de l’émigration chinoise de l’est à l’ouest, le moment de s’en préoccuper ne paraît pas encore bien proche. C’est vers les pays neufs qui forment l’encadrement de l’océan Pacifique que tend le mouvement d’expansion de la race pullulante et laborieuse du Céleste-Empire. À l’occident les solitudes de la Sibérie et les steppes de l’Asie centrale ont toujours été pour elle une barrière infranchissable. Depuis un siècle que la Russie et l’Empire chinois se touchent en Asie, ce dernier n’a fait qu’y perdre constamment du terrain, et ce sont les Russes qui ne cessent d’empiéter, malgré leur infériorité numérique et industrielle.
M. George Walker, consul général des États-Unis, dit qu’il y a là une question mixte, et que peut-être en l’envisageant seulement au point de vue de la concurrence du travail, les orateurs précédents ne l’ont pas tout à fait épuisée. M. Leroy-Beaulieu l’a touchée au vif, quoiqu’il ait dit que la question appartient au domaine de la politique aussi bien qu’à celui du travail. M. Walker dirait plutôt qu’elle embrasse une question de civilisation.
Au point de vue de la concurrence du travail il s’est toujours opposé aux préjugés californiens contre les Chinois, et surtout à la nouvelle Constitution de cet État. Il regarde les prévisions anti-chinoises de cette Constitution comme opposées également à l’esprit et à la lettre de la Constitution fédérale, et il n’a pas la moindre idée que ces mesures pourraient être soutenues ni par les cours ni par le sentiment public de son pays. Un nouveau ministre assisté de deux commissions vient d’être nommé par le président, et va se rendre bientôt en Chine pour discuter avec le gouvernement chinois les conditions d’une nouvelle convention. De ces négociations, M. Walker attend une solution amicale des questions soulevées entre les deux nations, mais au point de vue de la civilisation américaine, la question lui semble un peu difficile à résoudre, peut-être plus difficile qu’elle ne serait ailleurs. Les États-Unis sont un pays de suffrage universel.
C’est la théorie du gouvernement américain que tout étranger en arrivant dans le pays se propose plus tôt ou plus tard d’en devenir citoyen. C’est pour cela que les conditions de la naturalisation ont été faites très libérales. Après la naturalisation on peut espérer que tout étranger s’assimile aux usages, aux conditions sociales, à la politique du pays. Tout immigrant européen subit une telle assimilation, d’où il suit que les enfants des naturalisés sont, en effet aussi bien qu’en nom, citoyens américains. Mais avec le Chinois, c’est toute autre chose. Il est Asiatique, il est Mongol ; quelle que soit sa haute civilisation orientale, au point de vue de la civilisation occidentale il est, il reste et il restera incivilisé. C’est un corps étranger dans l’estomac américain qui est tout à fait incapable de digestion et qui produit une certaine gêne.
Le Chinois en Amérique est sans précédent. L’Africain, même en esclavage, est devenu chrétien, s’est attaché toujours au pays, et a adopté ses idées, ses usages, sa politique. De nature il est très sympathique et très imitatif ; et depuis son affranchissement il s’est très rapidement civilisé. Mais le Chinois est toujours Chinois : il retient son costume particulier ; il ne s’applique pas à l’étude des institutions du pays ; au milieu de San Francisco il a établi une ville chinoise, il est sans famille : vif ou mort il veut revenir à son pays.Il est impossible de nier qu’il y a en tout cela une cause de préjugés populaires et ces préjugés sont jusqu’à un certain point partagés par ceux qui se révolteraient contre toute injustice politique ou sociale vis à vis des Chinois.
L’esclavage africain a été aboli aux États-Unis dans un grand but, et il est fort à désirer qu’aucune autre population esclave, ni même incapable d’assimilation à la population citoyenne, puisse remplacer la race noire comme elle existait sous l’esclavage.
M. Walker n’est pas prêt à proposer une solution satisfaisante de la question chinoise ; d’un côté il se révolte contre le bannissement de la race, une fois admise, de son pays, et également contre toute oppression pendant son séjour, mais il ne peut regarder l’accroissement de cette population anormale en Amérique qu’en mal à éviter s’il était possible. Tout ce qu’il a voulu dire à cette occasion, c’est que la question chinoise n’est pas comme la question des Juifs en Roumanie ou des Auvergnats à Paris, c’est aux États-Unis plus qu’une question de travail ou de concurrence, elle touche à des considérations sérieuses.
M. Limousin, publiciste, ne s’occupant que du côté économique de la question, n’approuve pas les procédés employés par les ouvriers blancs de Californie et d’Australie pour supprimer le commerce des Chinois, mais il pense que la situation faite à ces ouvriers doit appeler l’attention des économistes et des hommes d’État. Ceux-ci, ayant la science, doivent résoudre le problème qui soulève ce conflit.
Il est facile de dire : « Les blancs de Californie et d’Australie ont tort, ils violent les lois de l’économie politique. » Peut-on demander à des hommes d’avoir un respect religieux pour des lois qui les condamnent à mort ? Cette expression n’a rien d’exagéré. L’ouvrier blanc ne peut vivre dans les conditions antihygiéniques dont se contente le Chinois. Les Chinois couchent à dix ou douze dans des chambres qui n’ont pour ameublement que des nattes ; ils se contentent d’une poignée de riz pour nourriture et boivent de l’eau ; en outre, ils n’amènent pas de familles. Comment l’ouvrier blanc, qui veut avoir un logement pour sa famille, qui mange de la viande, boit de la bière ou du whiskey, et doit faire vivre quatre personnes au moins de son travail, pourrait-il soutenir une semblable concurrence ?
On dit que c’est tant pis pour les travailleurs blancs, qu’ils doivent se soumettre aux lois naturelles. Quel est celui des conseilleurs qui, placé dans de semblables conditions, mettrait en pratique ce précepte ? On met en avant le principe de la lutte pour l’existence ; mais alors pourquoi ne l’admettre que partiellement ? Pourquoi en limiter l’application à la concurrence sur le marché du travail et ne pas l’admettre sur les champs de bataille ? Pourquoi reconnaître au Chinois le droit de faire mourir de faim l’ouvrier blanc, parce que celui-ci ne peut se contenter des mêmes moyens d’existence et, par suite, du même salaire, et contester au blanc, qui est plus fort physiquement et plus guerrier, le droit d’éliminer le Chinois par la force ? Où donc est le code des lois naturelles qui dit : « On pourra défendre sa vie de telle manière et non de telle autre ? »
C’est à ce moyen barbare qu’on réduira les ouvriers blancs si l’on n’y prend garde. Il y a quelques années, à une époque où les houilleurs de la Galles du Sud étaient en grève, les journaux qui soutenaient la cause des propriétaires de mines mirent en avant l’idée d’une importation de coolies chinois. Sait-on ce que répondit l’organe des trade’s unions anglaises ? « Si vous en apportez, nous les massacrerons. »
On a parlé à propos des Chinois des prétentions « exorbitantes » des ouvriers français. De semblables paroles ne sont pas acceptables. Les prétentions des ouvriers français sont loin d’être exorbitantes. Le salaire moyen actuel ne permet pas à l’ouvrier français de vivre convenablement et d’élever sa famille. D’après l’enquête optimiste de M. Ducarre, le salaire moyen de l’ouvrier parisien est de 4 fr. 99 c. par jour ; celui de la femme de 2 fr.Cette moyenne est au-dessus de la vérité, car elle est établie en additionnant le gain des diverses professions et en divisant ensuite par le nombre des professions, tandis qu’il eût fallu tenir compte du nombre d’ouvriers dans chaque profession. De nombreux ouvriers ne gagnent que 24 à 25 fr. par semaine. Mais ces chiffres mêmes sont la démonstration que la situation de l’ouvrier parisien n’est pas aussi brillante qu’on le prétend. Défalcation faite des dimanches et jours de fêtes, il reste à la famille où le mari et la femme peuvent travailler et travaillent, moins de 6 fr. par jour de vie. Il faut en outre tenir compte des chômages par suite de manque de travail ou d’indisposition — les ouvriers ont bien le droit d’être malades — qui réduisent généralement le nombre des jours de travail à 250 par an et même à moins. Alors le gain moyen n’est plus que de 4 fr. 85 c. par jour. Quel est celui des critiques des ouvriers qui voudrait vivre avec une femme et deux enfants pour une semblable somme ?
Il faut tenir compte également des pertes de temps que les soins de son ménage, de son mari, de ses enfants imposent à la femme ouvrière ; car pour gagner 2 fr. elle doit travailler pendant dix ou douze heures. Il faut enfin se dire qu’il s’agit du salaire moyen, ce qui signifie que s’il y en a de plus élevés, il y en a d’inférieurs. Voilà la situation qu’on parle d’empirer par l’importation des Chinois, au lieu d’employer les découvertes de la science économique à l’améliorer.
M. Joseph Garnier pense que la question politique signalée par MM. Leroy-Beaulieu et Walker est l’effet d’une fausse notion des lois de l’humanité.
La pénétration des races est une de ces lois. Les peuples actuellement plus civilisés sont le résultat de nombreux croisements. On compte sept races bien distinctes comme facteurs de l’Angleterre actuelle. On en compterait au moins autant en France, etc. Cette pénétration mutuelle et réciproque est un des procédés de la civilisation que la science politique ne peut méconnaître. Il faut laisser faire les peuples. Leur nationalité est appelée à se transformer sans cesse par les effets du progrès universel et d’une constante immigration.
Répondant à M. Limousin, M. Joseph Garnier dit que l’économie politique observe et constate les phénomènes sociaux, qu’elle critique les fausses mesures des gouvernements, qu’elle tire de ces études des conseils qui peuvent être des remèdes, mais qu’il ne faut pas lui demander ce qu’elle ne sait, ce qu’elle ne peut donner, sinon on induit en erreur les classes pauvres, qui sont les mêmes en tout pays, ou encore on leur fait concevoir des illusions et on excite leur mécontentement contre les gouvernements, qui n’en peuvent mais, pour démocratiques qu’ils soient. C’est là le rôle des hommes politiques en quête des suffrages électoraux ; ce ne doit pas être celui de l’ami de la vérité sincère et honnête. Or, la vérité c’est que la liberté du travail est un principe qui féconde la production et qui rend la répartition plus équitable. Toutefois, il faut que les classes les plus nombreuses et les plus pauvres ne cessent de travailler avec énergie et de pratiquer la prévoyance sous toutes les formes, y compris avant tout celles qu’a recommandées Malthus ; il ne faut pas qu’elles comptent sur les mesures gouvernementales, qui n’agissent qu’à la longue, quand elles sont rationnelles, moins encore sur les découvertes que M. Limousin impose à la science économique.
M. Simonin répond aux objections de M. Leroy-Beaulieu d’une part et à celles de M. Walker de l’autre.
M. Leroy-Beaulieu s’inquiète de l’expansion actuelle et surtout future des Chinois, et en cela il me semble céder à des craintes un peu exagérées quand il invoque les nécessités politiques pour limiter cette expansion. Quoi qu’en ait dit le voyageur Dickson, qui n’a été bien souvent qu’un esprit paradoxal, les Chinois ne sont pas près d’inonder les États-Unis et encore moins n’inonderont-ils pas un jour l’Europe, comme semble le redouter M. Leroy-Beaulieu. La question chinoise est surtout une question ouvrière. Elle se débat uniquement au point de vue de la fixation des salaires, principalement en Californie et en Australie.
Quant à M. Walker, qui expulse si volontiers ces barbares, ces païens, au nom de la civilisation américaine, à laquelle ils ne prennent, a-t-il dit, aucune part, M. Simonin se contentera de rappeler à M. Walker que ce ne sont que des ouvriers chinois qui ont consenti, au péril de leur vie, à faire les terrassements du chemin de fer de Panama, au milieu de contrées pestilentielles où règnent les fièvres pernicieuses. Les Chinois ont également fait, pour leur part, la moitié du chemin de fer du Pacifique, qui mène du Missouri au Sacramento. À qui ont profité les voies ferrées ? Aux États-Unis, à la Californie, dont elles ont assuré les merveilleux développements. Les Chinois ne sont donc pas inutiles à la civilisation américaine, loin de là. Ce sont eux également qui exploiteront demain les champs de cannes et les rizières de la Louisiane, où les nègres ne veulent plus guère s’occuper, comme ils en exploiteront les champs de coton, comme ils cultivent aussi la canne au Pérou et y fouillent le guano méphitique des îles Chincha, que personne autre qu’eux ne consentirait à travailler.
Voilà pour la part très large que prennent les Chinois au progrès industriel et agricole des deux Amériques, inconsciemment, je le veux bien. Quant au progrès maritime et commercial, ils l’assurent également en venant comme émigrés sur les navires de l’Union, en demandant à leur pays d’origine le thé, la soie, le riz, l’opium, les objets d’art, en retour desquels l’Américain envoie ses cotonnades peintes, son mercure, sa farine, son argent en lingots ou frappé, ses objets manufacturés de tout genre. Quels échanges et quels profits assurés par là à la marine marchande américaine !
Les Chinois jouent donc un rôle des plus importants dans les étonnants développements de la civilisation aux États-Unis, et il est injuste de les repousser au nom de la civilisation. Qu’on invoque contre eux d’autres griefs, si l’on veut, mais pas celui-là.
M. Édouard Vignes, banquier à Troyes, fait remarquer à propos de la distinction établie par certains membres de la réunion entre le côté politique et le côté économique de la question, que presque tous les problèmes économiques se présentent sous ce double aspect.
Or, le principe de la liberté du travail engagé dans la discussion est un grand principe économique basé sur une idée de justice, que la Société d’économie politique est toujours tenue de défendre, quelque intérêt politique, réel ou apparent, qu’on lui oppose. Il ne manquera jamais d’intérêts contraires à la libre concurrence des bras ou des capitaux et pour lesquels on demandera protection aux gouvernements. Sous ce rapport, la question se pose en France comme en Californie : N’est-ce pas au nom d’un intérêt national et politique que les protectionnistes réclament contre la concurrence étrangère ? Le rôle des économistes est de démontrer le sophisme économique en même temps que l’injustice sociale sur lesquels repose l’intérêt national ainsi compris.
Dans une discussion théorique, les hommes de science n’ont pas le droit de s’écarter des principes ; c’est aux gouvernements à les concilier avec les faits, et à les appliquer, suivant leurs propres tendances, suivant les difficultés qu’ils rencontrent et le degré d’avancement des sociétés.
M. Limousin veut répondre brièvement à deux assertions de M. Joseph Garnier. Il n’accepte pas que l’on doive considérer l’économie politique comme une science pure, qui se borne à constater les phénomènes, à déduire les lois qui les régissent sans chercher à intervenir dans leur accomplissement. L’économie politique doit, au contraire, être une science d’application comme la chimie, la physique et la mécanique. L’économiste doit reconnaître les phénomènes favorables à la majorité des membres des sociétés, et ceux qui sont au contraire défavorables. Il doit ensuite rechercher les moyens de provoquer les premiers et d’empêcher les seconds. Si l’économie politique est une pure science d’observation, pourquoi défendre le libre-échange, conseiller le malthusianisme ? Ce sont là des applications de l’économie politique. Au point de vue de la science pure, les conséquences de la protection industrielle et celles de la sur-population sont des phénomènes économiques que l’on peut et doit enregistrer comme d’autres.
Le malthusianisme ne peut être conseillé ni à propos de la question des ouvriers français, ni à propos de l’invasion des travailleurs chinois. C’est une famille de quatre personnes qui ne peut pas vivre avec le salaire moyen de l’ouvrier parisien. Or, on ne peut appeler sur-population le maintien du chiffre actuel ; on ne peut pas reprocher aux parents qui ont deux enfants d’en trop avoir. Et puis, quelle serait la conséquence d’une diminution de la population ? De diminuer la consommation et, par conséquent, la demande de travail, ce qui maintiendrait le niveau des salaires si cela ne le faisait baisser. Enfin, quelles pourraient être les conséquences de la pratique du malthusianisme par les blancs si les vides étaient comblés par des jaunes, qui sont bien autrement prolifiques ? Cela amènerait le remplacement des blancs par les jaunes, de la race supérieure, qui a découvert l’économie politique et qui pratique le malthusianisme, par la race inférieure, qui en est encore aux plus grossières superstitions en matière économique comme en bien d’autres, et qui enfin ne s’est pas encore mis dans l’esprit que la population ne doit pas croître au-delà de certaine proportion. Si donc il y a des conseils de malthusianisme à donner, c’est aux Chinois envahisseurs et non aux blancs envahis qu’il faut les adresser.
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