La liberté des théâtres, par G. de Molinari (recueil – partie 4/4)

Dans une série d’articles donnés en France et en Belgique en 1849 et 1850, Gustave de Molinari s’emploie à recommander le fonctionnement libre des théâtres dans un environnement concurrentiel, pour remplacer les monopoles, les privilèges et les subventions qui, malgré de bonnes intentions, ne parviennent qu’à multiplier les abus et éloigner les spectateurs. Il traque une à une les raisons des réglementaristes et en prouve la fausseté, en s’appuyant tant sur les conclusions de l’économie politique que sur les leçons de l’histoire économique des théâtres en France.

Dans le quatrième et dernier article, Molinari repousse l’idée d’une reconstruction publiquement financée du Théâtre de la Monnaie, récemment détruit par les flammes à Bruxelles. Il soutient que le système des subventions, par lequel les pauvres paient pour le loisir des riches, est une injustice honteuse qui doit cesser. B.M.


La liberté des théâtres

par Gustave de Molinari

(recueil d’articles, 1849-1850)

cover-theatres-molinari

Sommaire.

 

I. — La crise des théâtres après la révolution de février. — Histoire économique des théâtres en France.

II. — Comment la liberté des théâtres doit être entendue. — Comment l’entend la bureaucratie.
— Histoire économique du Théâtre Français.

III. — L’enquête sur les théâtres.

IV. — Les subventions des théâtres en Belgique. — À propos de l’incendie du Théâtre de la Monnaie.


LA LIBERTÉ DES THÉÂTRES.

IV.

Les subventions des théâtres en Belgique. — À propos de l’incendie du Théâtre de la Monnaie. [1]

 

Le malheureux événement qui vient de priver la ville de Bruxelles de sa salle d’opéra a naturellement excité la verve des architectes et autres faiseurs de plans et devis. Les projets pour la reconstruction du Théâtre de la Monnaie abondent, et quels projets ? Il ne s’agit de rien moins que de démolir des rues, que disons-nous, des quartiers tout entiers pour faire place à la nouvelle salle. Mais ceci n’est que la première partie de l’œuvre. Après avoir abattu, on songe à reconstruire, et comme la place ne manque pas, chacun donne un libre essor à son imagination. Un monument, se dit-on, c’est bien, sans doute ; mais deux monuments, évidemment c’est encore mieux. Donc, on construit deux monuments, une bourse d’abord, avec une série de locaux utiles ou agréables, parmi lesquels on n’oublie pas une salle pour les professeurs errants du Musée, puis une salle de spectacle digne de la capitale du royaume. Cela coûtera cher, on en convient. Rien qu’en expropriation, il faudra dépenser plus d’un million. Mais peut-on lésiner quand il s’agit de monuments, et d’ailleurs n’est-ce pas la commune qui paye ?

Le conseil communal, disons-le à son éloge, n’a pas pensé que l’incendie du Théâtre de la Monnaie dût être le signal de la démolition d’une partie de la ville de Bruxelles, et il a décidé que ce théâtre serait reconstruit sur son emplacement actuel. Quant à la dépense à faire, le chiffre n’en a pu être fixé ; mais, selon toute apparence, elle s’élèvera à deux millions environ. L’ancien théâtre en avait coûté plus de trois, et au dire des amis des arts, il était notoirement insuffisant et de tous points indigne d’une grande capitale.

Prenons donc le chiffre de deux millions, et espérons qu’il ne sera point dépassé. Deux millions à 5%, cela fait un intérêt annuel de 100 000 fr. À quoi il faut ajouter un subside de 80 000 fr., dont la plus grande partie est dévolue au Théâtre Royal, et l’on aura, en négligeant les allocations extraordinaires, la somme totale que Bruxelles sera obligée de dépenser annuellement pour que les amateurs d’opéras et de ballets qu’elle a l’avantage de posséder dans son sein, continuent de goûter leur plaisir favori.

Eh bien ! nous n’hésitons pas à déclarer que cette subvention accordée à un plaisir de luxe, nous paraît exorbitante, et dût-on nous traiter de vandale et de welche, nous sommes d’avis qu’on devrait profiter de l’occasion pour la rayer du budget municipal.

Nous savons d’avance que cette opinion, qui blesse des préjugés enracinés, recevra le plus mauvais accueil. Les amis des arts nous traiteront d’économiste sans entrailles… pour la musique et la danse, et leur indignation trouvera de nombreux échos parmi la foule des gens qui ont l’habitude d’accepter sans examen les opinions accréditées.

Mais, quoique nous n’ayons pas le moindre espoir de voir triompher notre opinion, du moins quant à présent, ce n’est pas une raison pour la dissimuler. Examinons donc si cette subvention de 150 à 180 000 francs que la ville de Bruxelles accorde sous forme de bâtiments et d’argent à l’opéra et au ballet, se trouve suffisamment justifiée.

Qui profite de cette subvention, et qui la paye, voilà ce qu’il s’agit d’abord de rechercher.

Qui en profite ? C’est, comme chacun sait, la classe la plus aisée de la population. Les habitués du Grand Théâtre appartiennent, pour la plupart, soit à l’aristocratie, soit à la portion la plus riche de la bourgeoisie. Les petits bourgeois et les gens du peuple préfèrent les théâtres où l’on joue la comédie et le vaudeville, et ceux-ci ne reçoivent aucune subvention.

Qui la paye ? L’ensemble des contribuables de la ville de Bruxelles, au moyen des taxes directes et indirectes que la commune prélève sur eux. L’octroi est la plus considérable de ces taxes, et l’octroi pèse principalement sur les denrées de grande consommation et de première nécessité, sur la viande, le poisson, la bière, la houille, les matériaux de construction, etc., etc.

Ainsi donc, tous les habitants de Bruxelles indistinctement, pauvres ou riches, payent sur leur alimentation, sur leur chauffage, etc., un certain droit qui est destiné à faciliter à la portion la plus aisée de la population l’accès du Grand Théâtre.

On ne joue pas plus de cent fois par an, en moyenne, au Théâtre de la Monnaie. Une subvention de 150 000 fr. pour cent représentations, cela fait 1 500 fr. par représentation, et en portant le nombre moyen des spectateurs à 300, année commune, 5 fr. par spectateur. On arrive ainsi, en dernière analyse, à ce résultat, que les contribuables de la ville de Bruxelles accordent une gratification de 5 fr. par tête et par représentation à toutes les personnes qui ont l’habitude de fréquenter le Théâtre de la Monnaie.

Supposons que cette pièce de cinq francs au lieu d’être convenablement déguisée, de manière à ménager la délicatesse de ceux qui la reçoivent, fût distribuée à un guichet particulier du théâtre, enveloppée dans une petite note contenant un aperçu des différents impôts qui ont contribué à la faire passer des poches des contribuables dans la caisse municipale, croit-on qu’elle serait acceptée sans répugnance ? croit-on que beaucoup de personnes voulussent consentir à passer par cette succursale du bureau de bienfaisance, section des bons de spectacle ? Heureusement, la forme est sauvegardée et comme disait feu Brid’oison, où en serions-nous sans la forme ?

À la vérité, les amateurs d’opéras et de ballets ne profitent pas entièrement de la subvention de 5 fr. par tête et par représentation que la ville de Bruxelles veut bien leur allouer. Une partie de cette subvention est dissipée sans profit pour personne, comme il arrive toujours en pareille occurrence. Chacun sait, en effet, que l’entrepreneur subventionné se donne beaucoup moins de peines et de soucis, que celui qui compte uniquement sur le public pour faire subsister son entreprise. Cela se conçoit. Une portion notable des frais à la charge de l’un sont couverts quand même, tandis que l’autre est obligé de recourir à sa seule industrie pour les couvrir tous. À celui-là, la recette vient en dormant, puisque les contribuables lui tiennent lieu d’abonnés ; à celui-ci, elle ne vient qu’autant qu’il la sollicite à force de travail et d’industrie, encore ne vient-elle pas toujours ! La subvention n’est donc pas seulement une prime accordée aux consommateurs de musique et de danse ; elle est en partie aussi un encouragement alloué à la paresse et à la mauvaise administration des entrepreneurs de spectacles.

Mais, objecte-t-on, sans les subventions en bâtiments et en argent, on ne pourrait jouer à Bruxelles l’opéra et le ballet. Eh bien ! quand cela serait ? — Bon Dieu, mais ce serait la fin de tout ! Nous retournerions à l’état sauvage ! Une capitale sans opéra et sans ballet, cela se peut-il concevoir ? — Ce serait un immense malheur, nous en convenons ; mais qu’on se rassure ; si l’opéra et le ballet constituent une des nécessités de notre civilisation, il n’est pas du tout nécessaire de recourir aux subventions pour se procurer une jouissance si essentielle. Les gens qui ne peuvent s’en passer la payeront un peu plus cher, voilà tout ! Et comme ils sont, en général, fort en état de la bien payer, il y a apparence qu’ils ne s’en priveront point.

C’est ainsi que les choses se passent en Angleterre, où la ville de Londres n’a jamais jugé à propos de construire à ses frais des salles de spectacle, ni de subventionner des théâtres. Nous ne voyons pas pourquoi la ville de Bruxelles n’adopterait pas le même système. En rayant du budget les 180 000 fr. que lui coûtent les bons de spectacle dont une faible portion de la population profite seule, elle pourrait supprimer, par exemple, les droits d’octroi sur la houille, qui atteignent la population entière et, et en particulier, les plus pauvres familles. Ne gagnerait-elle pas au change ?

Au fond, le système dont nous demandons l’abolition au risque d’attirer sur nous les épithètes de vandale et d’anarchiste, n’est autre chose qu’une variété du communisme. Nous ajouterons même que c’en est la pire espèce. Car s’il est inique et odieux de dépouiller le riche pour enrichir le pauvre, n’est-il pas plus inique et plus odieux encore de prélever un impôt sur le nécessaire du pauvre pour ajouter au luxe du riche ?

Voilà pourquoi nous demandons que l’on raye le chapitre des théâtres du budget de la ville de Bruxelles, et qu’on abandonne aux amateurs d’opéras et de ballets le soin de faire reconstruire le Théâtre de la Monnaie[2].

_______________

[1] Économiste belge, 5 février 1855.

[2] Il est presque superflu d’ajouter que ce vœu d’un économiste sans entrailles pour la musique et la danse n’a pas été exaucé.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.