Dans une série d’articles donnés en France et en Belgique en 1849 et 1850, Gustave de Molinari s’emploie à recommander le fonctionnement libre des théâtres dans un environnement concurrentiel, pour remplacer les monopoles, les privilèges et les subventions qui, malgré de bonnes intentions, ne parviennent qu’à multiplier les abus et éloigner les spectateurs. Il traque une à une les raisons des réglementaristes et en prouve la fausseté, en s’appuyant tant sur les conclusions de l’économie politique que sur les leçons de l’histoire économique des théâtres en France.
Dans le premier article, Molinari retrace l’histoire de la condition des théâtres en France et de la législation, tantôt restrictive, tantôt libérale, qui les entourait. Après avoir détaillé les développements récents, il signale les conséquences néfastes qui ont suivies l’amplification de la réglementation des théâtres. B.M.
La liberté des théâtres
par Gustave de Molinari
(recueil d’articles, 1849-1850)
Sommaire.
III. — L’enquête sur les théâtres.
IV. — Les subventions des théâtres en Belgique. — À propos de l’incendie du Théâtre de la Monnaie.
LA LIBERTÉ DES THÉÂTRES.
I.
La crise des théâtres après la révolution de février. — Histoire économique des théâtres en France. [1]
Comme toutes les autres industries de luxe, les théâtres ont été gravement atteints par la révolution de février. On ne va guère au spectacle lorsqu’on est menacé dans ses moyens d’existence, lorsqu’on ignore si l’on ne sera point, du jour au lendemain, réduit à la besace. Les recettes des théâtres ont donc baissé d’une manière effrayante dans les premiers mois qui ont suivi les journées de février. Mais les directeurs, qui sont gens fort avisés, n’ont pas manqué d’afficher leur détresse et de réclamer un secours pour combler leur déficit. Ce secours leur a été accordé au mois de juillet 1848 ; ils ont obtenu une indemnité de 680 000 francs, destinés à subvenir aux besoins de la dernière quinzaine de juillet, des mois d’août et de septembre, époque de morte-saison pour les théâtres.
Aujourd’hui, ils reviennent à la charge. Le 6 juin dernier, ils ont adressé une humble supplique au ministre de l’intérieur, afin d’obtenir un nouveau secours pour l’exercice courant. Il ne s’agit plus, cette fois, que de 373 000 francs, une bagatelle ! Les directeurs ne manquent pas d’étaler complaisamment toutes leurs misères aux yeux du ministre, comme ces ingénieux habitants de la Cour des Miracles qui faisaient parade de leurs plaies pour exciter la commisération des âmes charitables. La situation, disent-ils, ne s’est pas améliorée depuis l’année dernière. La plupart des théâtres ont eu des recettes constamment médiocres ou mauvaises. Si l’on compare, par exemple, les recettes de la saison de 1847-48 à celles de la saison 1848-49, on remarquera une différence énorme.
Du 1er octobre 1847 au 1er mars 1848, les recettes totales ont été de 5 272 085 francs.
Du 1er octobre 1848 au 1er mars 1849, les recettes totales n’ont été que de 3 369 195 francs.
Ce qui donne une perte de près de Deux Millions De Francs.
Eh bien ! concluent les directeurs, réclamer un secours de 373 000 francs pour combler un déficit de 2 millions, est-ce se montrer trop exigeant ?
Cependant la Commission des théâtres paraît, dit-on, fort peu disposée à accueillir cette nouvelle demande des directeurs :
La cruelle qu’elle est, se bouche les oreilles,
Et les laisse crier.
Commission barbare ! comme s’il n’était pas juste et raisonnable d’obliger les pauvres paysans qui payent des impôts sur le sel, sur le vin, sur la viande, sur le tabac et jusque sur l’air respirable, à subventionner des théâtres où ils ne mettent jamais les pieds ! Comme s’il n’était pas juste et raisonnable de taxer toutes les autres branches de travail au profit des entreprises dramatiques !
Hélas ! cette espèce de mendicité est générale en France. Il est bien peu d’entrepreneurs d’industrie qui ne réclament point des primes, des subventions ou des privilèges. Tous sont également âpres à la curée des deniers publics. À leurs yeux, le contribuable n’est qu’un serf taillable et corvéable à merci. C’est à qui s’attribuera la meilleure part dans ses dépouilles.
Soyons justes, toutefois ! si les industriels mendient les faveurs du Trésor public, c’est, le plus souvent, qu’ils y sont poussés par la situation précaire et misérable que la législation leur a faite. Il semble que les législateurs se soient ingéniés à embarrasser la marche de la production, qu’ils aient cherché, comme à plaisir, à rendre la vie dure aux producteurs. Impôts, restrictions, prohibitions, ils n’ont rien négligé pour atteindre ce but. L’industrie des théâtres n’a pas été oubliée par les faiseurs de décrets et d’ordonnances, et peut-être même est-elle, de toutes les branches de la production, celle qui a été le plus rudement frappée. Au point de vue économique, le code des théâtres est un véritable monument de barbarie. Lorsque nos neveux s’aviseront de le consulter, nul doute qu’il ne leur cause une impression à peu près semblable à celle que nous éprouvons à l’aspect des vieux instruments de torture du Moyen âge. L’imagination des réglementaires, nous allions dire des tortionnaires, s’est épuisée à chercher les moyens d’éteindre le principe vital de cette industrie infortunée. C’est merveille qu’ils n’aient pas réussi à la tuer tout à fait. On s’en convaincra si l’on veut jeter avec nous un rapide coup d’œil sur l’histoire et l’état actuel de la législation des théâtres.
« La liberté est ancienne sur la terre de France, avait coutume de dire Mme de Staël, c’est le despotisme qui est nouveau. »
Il y a quelque chose de vrai dans ces paroles de la femme qui résistait courageusement au despotisme impérial quand tous les fronts se courbaient devant le despote. La plupart de nos industries ont, en effet, commencé par la liberté. Comme les autres, l’industrie dramatique semble avoir joui, à l’origine, d’une franchise entière. Malheureusement, cet état de choses ne dura guère. La confrérie de la Passion, qui représentait des mystères religieux et des pièces tirées des saintes Écritures, dans le goût de celles de Hroswita, obtint, à prix d’argent, le privilège exclusif des représentations dramatiques. Les affaires de cette troupe privilégiée semblent avoir prospéré d’abord, car le clergé s’émut plus d’une fois de la concurrence des confrères de la Passion. En 1577, le curé de Saint-Roch demanda la fermeture de leur théâtre, en se fondant sur ce que les représentations dramatiques faisaient déserter son église. Le Parlement arrangea l’affaire en enjoignant aux confrères de n’ouvrir désormais leur théâtre qu’après vêpres.
Mais le régime du privilège produisit bientôt ses résultats accoutumés. Les pièces des confrères devinrent détestables, et le public abandonna leur théâtre pour les représentations foraines des comédiens ambulants. Une troupe qui jouait les pièces de Jodelle eut notamment un très grand succès. À l’exemple du curé de Saint-Roch, les confrères, s’appuyant sur leur privilège, réclamèrent la suppression de cette concurrence, et, plus heureux que lui, ils l’obtinrent. Toutefois, leur succès judiciaire ne put leur ramener le public. Leurs insipides farces et sotties occasionnèrent bientôt une désertion telle, qu’ils furent obligés de céder leur privilège à une troupe qui alla s’établir à l’hôtel de Bourgogne. Cette troupe se partagea en deux plus tard ; mais Louis XIV réunit ces deux tronçons séparés, gratifia leurs membres du titre de Comédiens ordinaires du roi, ainsi que d’une pension de 12 000 livres, et la Comédie-Française fut fondée. Vers la même époque, il accorda à Lulli le privilège de l’Opéra.
Ces deux théâtres privilégiés obtinrent, pour ainsi dire, un droit de vie et de mort sur les autres entreprises dramatiques. Les pièces des petits théâtres furent soumises à la censure de la Comédie-Française. Celle-ci, considérant combien la concurrence est chose pernicieuse, interdit sagement la parole aux acteurs des entreprises rivales. Elle ne leur laissa que la pantomime. Mais, de tout temps, on a su trouver quelque moyen de mettre la censure en défaut. Les petits théâtres imaginèrent mille ruses pour éluder les défenses tyranniques de l’Université dramatique de Louis XIV. Tantôt ils écrivaient sur des paravents mobiles le dialogue que leurs acteurs ne pouvaient prononcer, tantôt ils chargeaient le parterre lui-même de réciter la prose et de chanter les couplets, tandis que les acteurs faisaient les gestes. Le public, que n’amusaient guère les pièces graves des Campistron, des Lamothe et des Dancourt, ne manquait pas de déserter la salle de la Comédie-Française, pour affluer aux représentations des petits théâtres. Piqués au vif, les comédiens ordinaires du roi finirent par défendre à leurs rivaux de laisser paraître en scène plus d’un acteur à la fois, encore cet acteur solitaire devait-il demeurer muet. Cette fois, ils crurent avoir frappé de mort l’infernale concurrence, qui corrompait, disaient-ils, le goût du public. Mais ils avaient compté sans Piron, Lesage, et les autres joyeux vaudevillistes du temps. On inventa les Arlequins ; Arlequin Deucalion, Arlequin Esturgeon, etc., dont les monologues, mimés et placardés, firent accourir tout Paris. Les censeurs se mordirent les lèvres, et ils purent comprendre que leurs ciseaux s’ébrécheraient sur la lime de la concurrence.
L’Opéra ne fut guère moins favorisé que la Comédie-Française. On lui accorda, non seulement le droit exclusif de jouer des opéras et des ballets, mais encore le droit bien plus exorbitant de taxer les autres théâtres à son profit. En outre, il put obliger les acteurs de ces théâtres à déférer à ses ordres de début. La puissance paternelle même dut céder devant un engagement contracté avec l’Opéra par un mineur. Ne s’agissait-il pas des menus plaisirs du grand roi ?
Cependant, à côté de ces privilèges tyranniques, les deux théâtres privilégiés avaient bien aussi leurs charges et leurs déboires. Tyrans des petits théâtres, ils étaient tyrannisés à leur tour par l’intendance des Menus-Plaisirs. Les acteurs rebelles, et surtout les actrices récalcitrantes, allaient fréquemment expier à For-Levêque leurs résistances aux injonctions souveraines de MM. les gentilshommes ordinaires du roi. D’un autre côté, les théâtres étant devenus, pendant la vieillesse de Louis XIV, un sujet d’abomination, l’auguste pénitent du Père Lachaise voulut racheter la protection qu’il avait eu la faiblesse d’accorder jadis à l’auteur de Tartufe, et les légèretés des ballets de Versailles, en frappant un lourd impôt sur les spectacles. Par une ordonnance du 25 février 1699, toutes les représentations dramatiques furent taxées d’un sixième de la recette, au profit des pauvres de l’hôpital-général. Enfin, les personnages de la cour et des antichambres ne se gênaient pas plus alors qu’aujourd’hui pour se faire délivrer des entrées gratuites aux théâtres privilégiés. Diverses ordonnances furent dirigées, mais sans beaucoup de succès, contre cet abus. La dernière est datée du 2 avril 1780. Elle est assez curieuse, comme indication des mœurs et des préjugés du temps.
« Défense est faite, de par le roi, aux officiers de sa maison, gardes, gendarmes, chevau-légers, pages de S. M., ceux de la reine, des princes et princesses du sang, et tous autres, d’entrer à l’Opéra ni aux Comédies Française et Italienne, et à tous autres spectacles, sans payer ; veut même que les pages, en payant, ne puissent se placer ailleurs qu’au parterre et aux troisièmes loges. Défend à tous domestiques portant livrée, sans aucune exception ni distinction, d’entrer à l’Opéra, ou aux deux Comédies et autres spectacles, même en payant. »
La révolution de 1789 fit d’abord justice de tous ces abus et de toutes ces barbaries. Une loi, datée du 13-19 janvier 1791, établit la liberté des théâtres. Une discussion assez vive précéda cette loi. L’abbé Maury, après avoir demandé la parole pour déclarer qu’une pareille matière ne pouvait être un objet de délibération pour un ecclésiastique, essaya de démontrer la nécessité de soumettre les théâtres à l’autorisation préalable, ou tout au moins à la censure. Mais Mirabeau prit en main avec chaleur la cause de la liberté des théâtres, et il réduisit en poussière les objections de l’abbé Maury.
« Quant à la seule chose qui aurait pu paraître une objection, dit-il, celle de la licence qui pourrait résulter de permettre à tout citoyen d’élever un théâtre, il serait fort aisé d’enchaîner toute espèce de liberté en exagérant toute espèce de danger. Car il n’est point d’acte d’où la licence ne puisse résulter. La force publique est destinée à la réprimer, et non à la prévenir aux dépens de la liberté. Quand nous nous occuperons de l’instruction publique, dont le théâtre doit faire partie ; quand nous nous occuperons d’une loi, non sur la liberté de la presse, mais sur les délits de la liberté de la presse, c’est ainsi qu’il faudra s’expliquer pour être conséquent aux principes. » (Séance du 13 janvier 1791.)
La loi qui établissait la liberté des théâtres fut votée à la presque unanimité après ce discours. L’art. 1er était ainsi conçu :
« Art. 1er. Tout citoyen pourra élever un théâtre public, et y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisant, préalablement à l’établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité du lieu. »
Sous l’empire de cette loi libératrice, et malgré les perturbations économiques et politiques que la révolution avait amenées, les théâtres jouirent d’une prospérité remarquable. Mais, hélas ! leur liberté ne fut pas longtemps respectée. Après avoir subi le joug des gentilshommes de la chambre, ils subirent la tyrannie plus insupportable encore des démagogues. Une pièce de Laya, l’Ami des lois, qui attirait la foule au Théâtre-Français, fut défendue par ordre de la commune de Paris. Toutefois la Convention, qui n’était pas encore complétement tombée sous le joug des terroristes, cassa l’arrêté de la commune, en se fondant sur ce qu’il n’y avait point de loi qui autorisât les corps municipaux à censurer les pièces de théâtre.
Mais, au bout de quelques mois, l’influence de la carmagnole étant devenue tout à fait prédominante, les pièces dites réactionnaires furent interdites sous peine de fermeture du théâtre, et autres châtiments. On obligea, en outre, les directeurs à jouer des pièces destinées à réjouir l’âme des patriotes, et à chasser des cœurs « l’infâme superstition de la royauté. » Ce décret donnera une idée suffisante de la liberté dont on jouissait à cette époque.
« (2-3 août 1793.)
« Art. 1er. À compter du 4 de ce mois, et jusqu’au 1er septembre prochain, seront représentées, trois fois la semaine, sur les théâtres de Paris, qui seront désignés par la municipalité, les tragédies de Brutus, Guillaume Tell, Caïus Gracchus, et d’autres pièces dramatiques qui retracent les glorieux événements de la révolution, et les vertus des défenseurs de la liberté. Une de ces représentations sera donnée chaque semaine aux frais de la république.
« Art. 2. Tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté, sera fermé, et les directeurs arrêtés et punis selon la rigueur des lois. »
Les théâtres n’acceptèrent point sans résistance cet arrêt souverain. Le Théâtre-Français, qui avait été désigné pour représenter les pièces patriotiques, s’étant montré peu flatté de la préférence, la foudre révolutionnaire ne tarda pas à le frapper. Le 3 septembre 1793, il fut fermé par suite de « l’accusation d’aristocratie portée contre ses acteurs et son répertoire. » — À l’exemple du Comité de salut public, le Directoire exécutif voulut se servir des théâtres pour réchauffer l’esprit public. Par un arrêté du 18 nivôse an IV (4 janvier 1796), il ordonna « à tous les directeurs, entrepreneurs et propriétaires des spectacles de Paris de faire jouer chaque jour, par leur orchestre, avant la levée de la toile, les airs chéris des républicains, tels que la Marseillaise, Ça ira, Veillons au salut de l’empire, le Chant du départ », et, dans l’intervalle des deux pièces encore la Marseillaise. En même temps, il défendit « de chanter, laisser ou faire chanter l’air homicide dit le Réveil du peuple. »
Mais, il faut croire que les airs chéris des républicains n’attiraient pas la foule dans les salles de spectacles, car les théâtres n’exécutèrent qu’en rechignant le décret directorial. Mal leur en advint. En leur donnant la liberté, l’Assemblée constituante les avait aussi affranchis de ce terrible impôt du sixième, auquel les avait soumis Louis XIV repentant. Le Directoire le rétablit en partie. Par un arrêté du 27 novembre 1796, les représentations dramatiques furent assujetties à un impôt d’un décime par franc au profit des pauvres. Cet impôt ne devait être, à la vérité, que provisoire ; mais on sait ce que c’est que le provisoire en matière d’impôts. Établie pour six mois, la dîme des théâtres fut prorogée d’année en année jusqu’en 1808, où l’administration, fatiguée de ces prorogations successives, décida que l’impôt serait perçu indéfiniment. On le perçoit encore. Cet impôt exorbitant porta un coup terrible à la prospérité des théâtres. On imagina, pour les soulager, de porter l’impôt du dixième au quart sur les concerts et jeux publics. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que cette quasi-suppression des concerts et jeux publics n’améliora pas sensiblement la situation des théâtres. Néanmoins, ils continuèrent à vivre tant bien que mal. En 1806, on n’en comptait pas moins d’une quarantaine, tant la liberté avait été féconde. Mais il faut tout dire : dans ces théâtres libres on s’amusait tout à fait en dehors des règles. Certains directeurs, serviles flatteurs des appétits de la foule, s’étant aperçus que le public se fatiguait à écouter deux opéras, ou trois ou quatre vaudevilles à la file, s’avisèrent, les barbares ! de mêler les genres et de donner, dans la même soirée, un opéra, un vaudeville, voire encore une comédie ou un ballet. Et le public, cet autre barbare ! s’avisa de trouver de son goût cette subversion monstrueuse des genres. Il s’amusait ! Heureusement les conservateurs de l’art veillaient. Ils s’adressèrent en haut lieu pour obtenir le rétablissement de l’ordre sur la scène dramatique ; leurs doléances furent écoutées.
Un jour, Napoléon fit appeler son ministre de l’intérieur, le comte Crétet, et lui tint à peu près ce langage : — Comte Crétet, lui dit-il, l’anarchie règne dans les théâtres. Pourquoi ne m’avertissez-vous pas ? — Sire… — Comte Crétet, pas un mot, je veux que l’art fleurisse dans mon empire. Prenez vos mesures en conséquence. — Majesté… — Adressez-moi, dans les vingt-quatre heures, un rapport détaillé sur la situation des théâtres de ma bonne ville de Paris. — Mais, sire ?… — Cela suffit, comte Crétet. Allez, et que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde !
Le comte Crétet fit son rapport, et, le 8 juin 1806, un décret était promulgué qui supprimait la liberté des théâtres et rétablissait la censure dramatique. Ce premier décret fut suivi d’un autre plus foudroyant encore qui réduisait à huit le nombre des théâtres de Paris et organisait, sur le modèle des escouades de gendarmerie, les troupes des départements.
Ce que devinrent les malheureux acteurs des théâtres supprimés, nous l’ignorons. Les hommes eurent la ressource de se faire claqueurs ou sous-moucheurs de chandelles dans les théâtres conservés, à moins qu’ils ne préférassent s’engager volontairement dans les marins de la garde ou dans les mamelucks. Les femmes… Mais que voulez-vous ? Il fallait bien rétablir l’ordre dans la société.
Le décret ordonnant la fermeture des théâtres non autorisés vaut la peine d’être cité. On y verra quel degré de respect la propriété inspirait alors aux détenteurs du pouvoir.
« Tous les théâtres non autorisés, y est-il dit, seront fermés avant le 15 août. En conséquence, on ne pourra représenter aucune pièce sur d’autres théâtres dans notre bonne ville de Paris, que ceux désignés, sous aucun prétexte, ni y admettre le public, même gratuitement, faire aucune affiche, etc. »
Le décret portait encore qu’aucune nouvelle salle ne pourrait être construite, qu’aucun déplacement de troupe d’une salle dans une autre ne pourrait être opéré dans la même « bonne ville de Paris » sans l’autorisation spéciale de S. M. l’empereur et roi.
Les genres qui avaient été confondus d’une manière si anarchique pour satisfaire au goût dépravé du public furent désormais classés militairement. Les ballets sérieux furent attribués à l’Opéra, les ballets légers à la Porte-Saint-Martin. Le Théâtre-Français conserva le privilège exclusif des pièces en vers nobles ou alexandrins. L’Opéra partagea avec l’Opéra-Comique le privilège des airs nouveaux. Les scènes du second ordre durent se contenter des airs connus. Comme on aurait peut-être quelque peine à nous croire, nous citons.
« DÉlimitation Des Genres. — Opéra. Il peut seul représenter les pièces qui sont entièrement en musique et les ballets du genre noble et gracieux ; tels sont tous ceux dont les sujets ont été puisés dans la mythologie ou dans l’histoire, et dont les principaux personnages sont des dieux, des rois ou des héros.
« Il pourra aussi donner (mais non exclusivement à tout autre théâtre) des ballets représentant des scènes champêtres ou des actions ordinaires de la vie.
« Porte-Saint-Martin. Il est spécialement destiné au genre appelé mélodrame, aux pièces à grand spectacle. Mais dans les pièces du répertoire de ce théâtre, comme dans toutes les pièces des théâtres secondaires, on ne pourra employer pour les morceaux de chant que des airs connus.
« On ne pourra donner sur ce théâtre des ballets dans le genre noble et historique, ce genre étant exclusivement réservé au Grand-Opéra. (Décret du 25 avril 1807.) »
Le reste à l’avenant.
Les quatre théâtres principaux, savoir l’Opéra, les Français, l’Opéra-Comique et l’Odéon furent placés sous la direction spéciale d’un officier de la maison de l’empereur, qui prit le nom de surintendant des spectacles. Ce surintendant fut investi des pouvoirs les plus étendus, principalement en ce qui concernait les acteurs. Aucun sujet des grands théâtres ne pouvait quitter la scène, même pour quelques jours, sans sa permission. Il pouvait envoyer à l’Abbaye les acteurs et les actrices qui refusaient le service. (Décret du 1er novembre 1807.) C’était, pour tout dire, la résurrection pure et simple de l’ancien régime.
Dans les départements, on divisa les troupes en deux classes, troupes sédentaires et troupes ambulantes. Les premières exploitèrent les villes qui pouvaient conserver un théâtre toute l’année ; les autres furent tenues de parcourir successivement celles qui ne pouvaient alimenter que des troupes de passage. Dans les grandes villes le nombre des théâtres fut limité à deux. Les villes de second ordre n’eurent droit qu’à une seule salle de spectacle. Les directeurs des troupes sédentaires ou ambulantes étaient nommés par le ministre de l’intérieur et toujours révocables.
Il était sévèrement interdit aux troupes ambulantes d’empiéter sur les arrondissements des troupes sédentaires et vice versa. Dans les grandes villes, le théâtre principal avait seul le privilège de donner des bals masqués.
Cette organisation du travail dramatique ne porta pas cependant tous les fruits qu’on en avait attendus. Le ministre de l’intérieur et le surintendant des spectacles avaient beau faire, l’art ne fleurissait pas ! À Paris, l’Opéra faisait entendre les plaintes les plus amères. On vint à son aide en obligeant toutes les scènes inférieures à lui payer une redevance, et en apportant de nouveaux obstacles à la concurrence que lui faisaient les concerts, malgré l’impôt énorme (un quart de la recette brute) dont ils étaient frappés[2]. On fit plus, on étendit aux guinguettes de la barrière une partie des charges qui pesaient sur les concerts, par le motif que leurs orchestres pouvaient détourner du théâtre les amateurs de musique. On n’accorda plus de permissions d’ouvrir des guinguettes, à moins que les propriétaires ne consentissent à garantir une contribution tenant lieu du quart imposé aux concerts.
L’Opéra alla plus loin encore dans sa guerre contre la concurrence. Il voulut que le droit d’un quart fût perçu sur les messes en musique, et il intenta dans ce but un procès à la fabrique de Saint-Roch. Mais le Conseil d’État le débouta de sa demande, en déclarant que « sous aucun prétexte, les cérémonies religieuses ne pouvaient être assimilées aux spectacles, bals et fêtes publiques, désignés dans les lois des 7 frimaire et 8 thermidor an V, et qu’il s’agissait de la célébration d’une messe pendant laquelle l’église n’avait pas cessé d’être ouverte gratuitement au public, quoique le prix de certaines places eût été très augmenté. »
En même temps qu’il accusait la concurrence, l’Opéra se plaignait amèrement aussi du tribut énorme de billets gratuits qu’il était obligé de payer aux gros personnages de la cour. Plus d’une fois l’empereur fit droit à ses réclamations en biffant de sa main des loges où s’établissaient, comme en pays conquis, des maréchaux d’empire et jusqu’à des membres de sa famille. Mais l’abus tenait bon. On se résignait bien, à la vérité, à louer les loges biffées, mais on ne se résignait pas à en payer la location. Or, il n’était pas facile de poursuivre de si puissants débiteurs.
Dans les départements, les directeurs organisés ne se plaignaient pas moins. Ils réclamaient surtout contre la concurrence des spectacles forains. Bien que ceux-ci eussent été privés du droit de porter le nom de théâtres, en vertu du décret de 1806, ils n’en donnaient pas moins de petites pièces dans le genre de Geneviève de Brabant, ou du fameux Chien de Montargis. Heureusement, la vigilance du ministre de l’intérieur ne sommeillait point. Le 1er juillet 1808, le comte Crétet adressait aux préfets la circulaire suivante :
« J’ai été informé que des directeurs de spectacles dits de curiosité, tels que danses de cordes, voltiges, exercices d’équitation, etc., se permettaient de faire jouer des pantomimes et ouvrages dramatiques. Cette infraction à l’esprit des décrets et règlements porte le plus grand préjudice aux entreprises théâtrales que le gouvernement a eu pour but d’encourager. Il est urgent de réprimer un pareil abus. »
Cependant, malgré ce frein salutaire opposé aux empiétements abusifs des saltimbanques, montreurs de curiosités et autres, les directeurs de spectacle ne firent point de meilleures affaires, car ils soumettaient au ministre, quelques mois plus tard (le 2 décembre), un lamentable exposé de leur situation.
La Restauration hérita de ce régime des théâtres, et comme il était calqué sur celui du bon vieux temps, elle se garda bien de le réformer. Au contraire ! elle renforça les règlements, en y ajoutant différentes dispositions restrictives, qui concernaient principalement les troupes des départements. En vertu des arrêtés du 19 août 1814 et du 15 mai 1815, les directeurs des troupes ambulantes « sont tenus de soumettre leur itinéraire au ministre, qui l’arrête, après l’avoir modifié s’il y a lieu, et l’envoie aux préfets pour que l’ordre, une fois établi, soit maintenu pour le temps et la durée du brevet. — Les préfets à leur tour, sont tenus de rendre compte, de trois mois en trois mois, de la conduite des directeurs et des acteurs. Ils peuvent modifier les genres, arranger ou supprimer les pièces, etc. »
Mais en même temps qu’il renforçait les règles de la discipline dramatique, le gouvernement protégeait, d’un autre côté, les directeurs contre l’audace sans cesse croissante des saltimbanques, montreurs de curiosités, etc. Il soumit ces artistes du pauvre peuple à l’obligation de verser le cinquième de leur recette brute entre les mains des directeurs des troupes privilégiées[3].
Quelques années plus tard (8 décembre 1824), l’organisation des troupes des départements subit quelques modifications. On les divisa en trois catégories au lieu de deux : en troupes sédentaires, troupes d’arrondissement, et troupes ambulantes. Il y eut dix-sept troupes sédentaires et dix-huit troupes d’arrondissement. Les directeurs des troupes d’arrondissement furent tenus de se rendre, au moins une fois tous les six mois, dans les villes de leur ressort, et d’y donner au moins quinze représentations. Les troupes ambulantes se partageaient les villes et bourgs non compris dans les arrondissements. En vertu du même arrêté, les directions cessèrent de pouvoir être confiées à des femmes.
Mais on n’en avait pas fini encore avec les théâtres. Ces vils saltimbanques qui avaient mérité la colère de M. le comte Crétet, qui avaient relevé la tête en 1815, s’avisèrent de la relever encore sous le ministère de M. de Labourdonnaye (1829). Ils mêlèrent perfidement aux explications des marionnettes, ombres chinoises, etc., des allusions séditieuses à la politique du jour. Ils s’efforcèrent de propager dans les masses les pernicieuses doctrines de l’opposition, et de semer la désaffection parmi les fidèles sujets de S. M. ; mais ils avaient compté sans M. de Labourdonnaye. Par une circulaire adressée aux préfets, ce sage ministre prescrivit « aux diverses autorités de se faire rendre compte préalablement des explications, parades, chants, dont les spectacles forains, tels que marionnettes, ombres chinoises, etc., seraient accompagnés, afin d’exiger la suppression de ce qui pourrait s’y trouver de dangereux pour l’ordre, les mœurs et le gouvernement du roi. »
Pendant que le ministre de l’intérieur se signalait ainsi contre les saltimbanques et les ombres chinoises, le surintendant des théâtres de Paris (M. Sosthène de la Rochefaucauld) entreprenait de son côté de rétablir l’ordre et les bonnes mœurs à l’Académie royale de musique. Depuis longtemps on était généralement choqué de l’exiguïté des vêtements des danseuses, et de l’ampleur désordonnée de leurs maillots. En vain leur criait-on :
Cachez donc ces objets que je ne saurais voir.
Elles ne tenaient aucun compte des avertissements charitables qu’on leur donnait. Le premier gentilhomme de la chambre, surintendant des théâtres, sentit alors la nécessité d’interposer son autorité, et il fit réduire, par ordre, les maillots, et allonger les jupes des danseuses. Ce coup d’État salutaire fit grand bruit, et il valut au surintendant une réputation bien méritée. Le gouvernement de Juillet arriva, mais il ne changea rien au régime des théâtres, si ce n’est qu’il supprima la censure dramatique, pour la rétablir cinq ans après. Du reste, le régime des privilèges et des impôts qui pesait sur les théâtres continua de subsister sans modifications essentielles. Seulement on accorda un peu plus aisément de nouveaux privilèges. C’est ainsi qu’on a autorisé, en 1831, le Palais-Royal, les Folies-Dramatiques, le Théâtre-Molière ; en 1832, le Panthéon ; en 1833, le Théâtre-Ventadour ; en 1835, la Porte-Saint-Antoine ; en 1837, le Théâtre-Saint-Marcel ; en 1841, les Délassements-Comiques, et plus tard l’Opéra-National et le Théâtre-Historique. Le nombre des théâtres, qui n’était que de dix en 1830, fut porté successivement, y compris les théâtres de la banlieue, dont le privilège fut accordé à un seul entrepreneur, au chiffre de trente-sept, dont vingt-cinq dans Paris même.
Pas plus que son aînée de Juillet, la révolution de février ne donna la liberté aux théâtres ; elle se contenta de supprimer, de même, jusqu’à nouvel ordre, la censure.
La question est maintenant de savoir si une industrie peut vivre dans la situation que les législateurs de l’Empire et de la Restauration ont faite aux théâtres.
Examinons donc dans quelles conditions économiques les décrets et règlements divers que nous venons de citer ont placé les entreprises dramatiques.
Les avantages que les entrepreneurs de spectacles retirent du privilège sont de diverses sortes. Le principal consiste dans la limitation de la concurrence, limitation qui leur permet de maintenir à un taux élevé le prix des places dans les théâtres. Mais cet avantage a été beaucoup réduit depuis la multiplication des théâtres privilégiés. On sait que le dernier gouvernement se servait, sans aucun scrupule, des privilèges de théâtre pour battre monnaie au profit de ses serviteurs.
Le second avantage réside dans les subventions qui sont accordées à certains théâtres à Paris et dans les départements. À Paris, on ne compte pas moins de cinq théâtres subventionnés par l’État. L’Académie-Nationale de musique reçoit une subvention de 670 000 francs, fréquemment augmentée d’un supplément. Le trésor supporte encore les frais de la commission spéciale, sous la surveillance de laquelle elle est placée avec le Conservatoire, sans compter le traitement des commissaires près de ces deux établissements et des autres théâtres lyriques. L’Opéra-Comique reçoit 180 000 francs de subvention, le Théâtre-Italien 70 000 francs, le Théâtre-Français 200 000 francs, et l’Odéon 100 000 francs.
Dans les départements, la plupart des grandes villes subventionnent leurs théâtres, notamment celles qui sont autorisées à lever un tribut sur l’alimentation du peuple, au moyen de leurs octrois. Rouen était cité naguère comme une exception monstrueuse à cette règle. En outre, les directeurs des départements sont pourvus, le plus souvent, d’une salle gratuite. Napoléon voulait que toutes les villes ayant une troupe sédentaire fissent bâtir une salle de spectacle aux frais de leurs contribuables. Dans les villes où l’ordre de l’empereur n’a pas reçu son exécution, les propriétaires des salles existantes ne peuvent exiger un loyer supérieur au taux d’un tarif fixé par le préfet ; ceci, sans doute, afin d’encourager à bâtir de nouvelles salles et à réparer les anciennes. Enfin, les directeurs continuent à percevoir le cinquième de la recette brute de ces affreux saltimbanques qui ont l’audace insigne de leur faire concurrence, en amusant, à vil prix, le pauvre peuple des campagnes et des villes.
Voilà le beau côté de la médaille du privilège ; en voici maintenant le revers.
Ce n’est pas toujours gratuitement qu’on obtient un privilège. Chacun se souvient de l’affaire passablement scandaleuse de l’Opéra-National. Le privilège de ce théâtre fut accordé, à la charge de verser une somme de 100 000 francs dans la caisse d’un journal ministériel aux abois. D’autres fois, les privilèges ne se payaient pas en argent comptant, mais en billets gratuits. Vendus plus tard à la porte des théâtres, ces billets faisaient naturellement une concurrence désastreuse à ceux des entrepreneurs. « On a vu, dit M. Vivien dans ses remarquables Études administratives, un directeur acheter un privilège un million et demi, et, à défaut de capitaux, le payer en billets de spectacle, qui, vendus à moitié prix, devaient pour longtemps tarir ses recettes, combinaison qui rendait sa ruine inévitable. »
À quoi il faut ajouter l’abus des billets de faveur, abus rendu inévitable par la dépendance étroite où se trouvent les théâtres vis-à-vis de l’administration.
« En 1850 et 1831, dit encore M. Vivien, des discussions s’étant élevées à ce sujet, l’administration des hospices fit faire le relevé des billets de faveur présentés aux bureaux de contrôle. Leur valeur fut portée, pour 1830, à 1 135 652 fr., et, pour 1831, à 1 164 730 fr. Le désordre s’est encore accru depuis lors. Bien loin de chercher à le restreindre, les agents de l’autorité ne négligent pas les occasions d’en profiter. Les théâtres, et surtout ceux que des subventions placent plus étroitement dans la main du gouvernement, sont assujettis à fournir des loges et des entrées gratuites, sans nécessité bien démontrée. Obtenir les plaisirs du spectacle sans les payer est un signe d’influence, un témoignage de crédit. Des loges accordées à de hauts fonctionnaires, en vue du service public, passent de main en main, et procurent pour rien les meilleures places à une succession de curieux dépourvus de tout caractère officiel, et qui se gardent bien, dans la prévision de cet avantage, de jamais retenir leur place au bureau de location. On a calculé les pertes qui résultent de ces complaisances ; elles sont énormes. Le ministre de l’intérieur a une loge par jour à chacun des cinq théâtres royaux ; la préfecture de police et celle du département se partagent environ quinze loges par jour aux différents théâtres ; les officiers inférieurs de la police n’en ont pas moins leurs entrées personnelles. À ces concessions perpétuelles, il faut ajouter les demandes particulières, qu’il est à peu près impossible de repousser[4]. »
La plus grande partie de la subvention, à si grand’peine arrachée aux contribuables, ne sert donc à autre fin qu’à procurer gratuitement le plaisir du spectacle aux gros bonnets de l’administration, à leurs amis et aux amis de leurs amis.
D’un autre côté, les entreprises des théâtres de Paris ne pouvant changer de salles, sous peine de perdre leurs privilèges, sont obligées, le plus souvent, de payer des loyers exorbitants. Les privilèges confèrent une véritable protection aux propriétaires des salles existantes.
À ces charges abusives, la réglementation des théâtres en a ajouté une autre, qui doit être signalée comme une véritable curiosité économique.
Dans les industries libres, on peut proportionner toujours la production à la consommation ; on n’est pas obligé de continuer à fabriquer lorsque la demande se ralentit ou s’arrête. Les fabricants de gants, les tailleurs, les modistes et les couturières ont leurs mortes-saisons. Les bains froids aussi. On ne s’est pas encore avisé d’obliger les propriétaires des bains de Seine à tenir leurs établissements ouverts en hiver comme en été. Il en est autrement pour les théâtres. En dépit de l’opposition factieuse du soleil, de la verdure du printemps et des fruits dorés de l’automne, le législateur a décidé que les théâtres n’auraient pas de morte-saison. Ils sont tenus de demeurer constamment ouverts, l’été aussi bien que l’hiver. Seulement, on doit regretter que le législateur ait oublié de soumettre les bons bourgeois de Paris à l’obligation de recevoir des billets de théâtre, comme ils reçoivent des billets de garde. Cet impôt ne serait-il pas le complément nécessaire d’une mesure qui supprime de par la loi la morte-saison des théâtres ?
Le privilège a enchéri encore les frais du personnel, ainsi que le prix des pièces de théâtre, cette matière première des représentations dramatiques.
La plupart des entreprises théâtrales un peu considérables appartiennent à des compagnies d’actionnaires ; mais c’est le ministre qui nomme le directeur, et les actionnaires sont obligés de l’accepter tel quel. Or, chacun sait comment se font les nominations ministérielles. L’administration se préoccupe bien moins de l’aptitude spéciale du postulant que de ses recommandations ou de son influence dans la presse ou ailleurs. Où il faudrait un administrateur, on place donc un journaliste ou un courtier d’élections. Cet administrateur, improvisé par le bon plaisir ministériel, est investi des pouvoirs les plus étendus. Il conclut les engagements avec les acteurs, il ordonnance les dépenses, il gère l’entreprise jusque dans ses moindres détails, sans que les actionnaires puissent avoir aucun recours sérieux contre sa mauvaise gestion. On a vu, disent MM. Vivien et Edmond Blanc[5], les actionnaires d’un théâtre, obligés pendant plusieurs mois de subir l’autorité d’un directeur qu’ils avaient révoqué, et que les tribunaux eux-mêmes avaient déclaré indigne de continuer ses fonctions. On a vu aussi des actionnaires acheter à un très haut prix le consentement de leur directeur à recevoir un remplaçant.
Les théâtres se trouvent donc dans les conditions d’administration les plus mauvaises possibles, ou, ce qui revient au même, ils sont administrés le plus chèrement possible.
Le privilège a exercé deux influences tout opposées sur les salaires des artistes dramatiques ; il en a surélevé quelques-uns et déprimé les autres.
En diminuant le nombre des théâtres, qui offrent des salaires aux acteurs, le privilège a nécessairement abaissé le prix courant du travail de la foule des artistes dramatiques. En outre, leurs salaires ont été rendus précaires par les mauvaises conditions d’exploitation dans lesquelles le privilège a placé les entreprises dramatiques. Il est rare que la foule des artistes des troupes des départements reçoivent intégralement leurs salaires. Vers la fin de la saison, on les paye en billets à longue échéance, et Dieu sait si ces billets sont régulièrement acquittés.
En revanche, le privilège et les subventions ont surélevé les salaires des premiers sujets.
Lorsqu’on oblige les contribuables à fournir, chaque année, près d’un million pour soutenir une scène comme celle de l’Opéra, on est naturellement tenu d’avoir des acteurs d’élite sur cette scène privilégiée. Les acteurs d’élite viennent, mais ils ne manquent pas d’élever leurs prétentions en proportion du besoin qu’on a de leur concours. Or, comme la situation précaire et assujettie que le privilège a faite à l’industrie dramatique a répandu sur l’exercice de cette industrie une déconsidération, non encore complétement effacée[6], comme le métier d’artiste dramatique n’est pas encore une profession régulière, à laquelle on veuille, dans tous les rangs de la société, destiner ses enfants, le nombre des acteurs qui ajoutent à leurs dons naturels une bonne éducation dramatique est excessivement restreint. Il en résulte que les artistes d’élite, étant demandés avec beaucoup d’intensité, et peu offerts, peuvent surélever considérablement le prix de leur travail et imposer aux entreprises privilégiées des conditions véritablement ruineuses.
Le régime du privilège a amené des perturbations à peu près de même nature, dans le prix des pièces de théâtre.
Placés en présence des directeurs privilégiés et soutenus par le pouvoir, les auteurs dramatiques ont senti la nécessité d’opposer la coalition au privilège. Ils ont formé, sous le titre d’Association des auteurs dramatiques, une véritable coalition, destinée à maintenir le prix de leurs œuvres. Les auteurs qui entrent dans l’Association perdent le droit de s’aboucher directement avec les directeurs. L’Association se substitue à eux. Lorsqu’un directeur refuse de se soumettre aux conditions qu’il lui plaît d’imposer, elle met son théâtre en interdit. Lorsqu’un théâtre est mis en interdit, défense est faite à tous les membres de l’Association de lui fournir des pièces, sous peine de 6 000 fr. d’amende[7].
Ainsi constituée, la société se charge de recouvrer les droits d’auteurs sur toute la surface du pays. Ces droits sont fixés à 12% de la recette brute. Ils sont distribués aux auteurs sur le pied d’une parfaite égalité. Le système de M. Louis Blanc fleurit au sein de la Société des auteurs dramatiques. Y produit-il de bons fruits ? Les auteurs novices ont-ils avantage à être salariés sur le même pied que les auteurs en vogue ? Nous ne le pensons pas. Sans doute, on paye leurs pièces plus cher qu’on ne les payerait sous le régime des conventions libres, mais on en demande beaucoup moins. À salaire égal, on préfère naturellement un ouvrier expérimenté à un manœuvre. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que les débutants dans la carrière dramatique sont obligés de se placer sous la protection d’un collaborateur en renom. Celui-ci ne manque pas de leur faire payer cher son patronage. En échange d’une simple signature mise au bas d’une pièce en manière de laissez-passer auprès d’un directeur, le collaborateur perçoit souvent la moitié ou les deux tiers des droits d’auteur. Voilà les avantages de l’égalité des salaires.
Si l’industrie des théâtres était libre, nous pensons que les abus résultant de la constitution actuelle de la Société des auteurs dramatiques disparaîtraient peu à peu. L’extension que la liberté donnerait à cette industrie par suite de la diminution de ses frais de production, augmenterait, d’une part, dans des proportions considérables, la demande des pièces de théâtre, et, d’une autre part, réduirait l’utilité d’une coalition que le régime du privilège a rendue indispensable. Chacun traitant de gré à gré avec les entrepreneurs dramatiques devenus plus nombreux, les pièces se placeraient plus aisément et le peuple des auteurs s’en trouverait mieux.
Tout n’est donc pas avantage dans le régime du privilège, même pour les privilégiés. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit de ceux qui payent les frais du privilège ?
Parmi les victimes de ce régime figurent, en première ligne, les malheureux entrepreneurs de spectacles forains qui payent aux directeurs privilégiés le cinquième de leur recette brute. N’est-ce pas absolument comme si les petits fabricants de poterie commune, à l’usage du peuple, étaient condamnés à verser annuellement le cinquième du montant de leurs affaires entre les mains des directeurs de la manufacture de Sèvres et des fabricants de belle porcelaine ? Ne flétrirait-on pas avec indignation une iniquité si scandaleuse ?… À diverses reprises, les spectacles forains ont essayé de se soustraire à ce tribut ; leurs réclamations ont été appuyées par les maires des communes rurales, notamment dans la banlieue de Paris, mais jusqu’à présent les tentatives d’affranchissements de ces ilotes de l’art dramatique sont demeurées infructueuses.
Le public n’est pas moins dupe de ce régime. Non seulement la partie la plus pauvre de la nation, qui ne va guère au spectacle, vingt millions de paysans, dix millions d’ouvriers des villes, contribuent largement à payer la subvention des théâtres privilégiés, mais encore le public qui va au spectacle paye ce plaisir à un prix véritablement exorbitant. Une loge de six places coûte 60 fr. à l’Opéra, et 40 fr. aux Français et dans la plupart des théâtres inférieurs. Les autres places se payent en proportion. Si l’on s’avise de faire retenir une place d’avance, il en coûte un franc de plus, c’est à dire ce que coûterait peut-être la place entière sous un régime de libre concurrence.
En outre, le public est réduit à se contenter des pièces que les directeurs privilégiés veulent bien lui offrir. Il n’a pas la ressource de recourir aux concurrences, car l’œil ombrageux des directeurs les a bientôt dépistées. Dans ces derniers temps, par exemple, une foule de cafés chantants se sont établis à Paris. Les directeurs n’ont pas manqué d’en demander la fermeture. On ne la leur a pas accordée, mais on a défendu aux cafés chantants de jouer des pièces de théâtre, voire même de costumer leurs chanteurs. Tant pis pour le public qui va respirer et boire frais aux Champs-Élysées, au lieu de s’enfermer comme il le devrait dans les salles incommodes et étouffantes de MM. les directeurs privilégiés. Non seulement on lui fait payer sur son sucre, son eau-de-vie et son café la subvention des théâtres où il ne va pas, mais encore on l’empêche de goûter le plaisir du spectacle dans les endroits où il lui plaît d’aller ; ceci pour lui apprendre à s’amuser dans des lieux qui n’ont point été à ce spécialement affectés par les sublimes administrateurs de l’Empire et de la Restauration.
À qui donc, en réalité, profite ce régime qui emprisonne dans d’étroites limites l’industrie des théâtres ? Aux auteurs, aux acteurs ? Mais, sauf quelques exceptions, ils en sont victimes. Au public ? Mais il paye trois ou quatre fois trop cher le plaisir du spectacle, sans compter les subventions et les gênes qu’on lui impose. Aux directeurs ? Mais, si quelques-uns s’enrichissent, le plus grand nombre se ruinent et tous crient misère par dessus les toits.
Ne serait-il donc pas bien temps d’en finir avec ce régime barbare et cher ? Au lieu de quêter incessamment des subventions et des secours, directeurs, auteurs et artistes dramatiques ne feraient-ils pas mieux de réclamer tout simplement la liberté et l’égalité devant l’impôt ?
[1] Journal des économistes, août 1849.
[2] Décret du 13 août 1811. Art. 1er. L’obligation à laquelle étaient assujettis les théâtres de second ordre, les petits théâtres, tous les cabinets de curiosités, machines, figures, animaux, toutes les joutes et jeux, et, en général, tous les spectacles de quelque genre qu’ils fussent, tous ceux qui donnaient des bals masqués ou des concerts, dans notre bonne ville de Paris, de payer une redevance à notre Académie de musique, est rétablie à compter du 1er septembre prochain. (Français, Opéra-Comique, Odéon, seuls exceptés.)
Cette redevance sera, pour les bals, concerts, fêtes champêtres de Tivoli, et autres du même genre, du cinquième brut de la recette, déduction faite du droit des pauvres, et, pour les théâtres et tous les autres spectacles et établissements, du vingtième de la recette, sous la même déduction.
Art. 2. Aucun concert ne sera donné sans que le jour ait été fixé par le surintendant de nos théâtres, après avoir pris l’avis du directeur de notre Académie de musique.
[3] Arrêtés des 19 août 1814 et 15 mai 1815. Art. 21. Les directeurs des troupes stationnaires, dans les lieux où ils sont établis, et les directeurs des troupes ambulantes, dans les lieux où ils se trouvent exercer, eux ou leurs régisseurs régulièrement reconnus, ont le droit de percevoir un cinquième sur la recette brute des spectacles de curiosités, de quelque genre et sous quelque dénomination qu’ils soient, défalcation faite, toutefois, du droit des pauvres. Au temps du carnaval, les directeurs jouissent, aux lieux indiqués ci-dessus, du droit de donner seuls des bals masqués.
[4] Études administratives, p. 493.
[5] Dans leur excellent recueil De la législation des théâtres, auquel nous avons emprunté le plus grand nombre des faits relatifs à cette législation. Comment donc se fait-il que M. Vivien qui, dans la préface de ce volume, se montre le champion zélé de la liberté des théâtres, se soit fait plus tard, dans ses Études administratives, le défenseur des privilèges ? Est-ce à la funeste influence des assemblées délibérantes et légiférantes qu’il faut attribuer ce changement déplorable ?
[6] Dans toutes les professions, l’assujettissement a engendré la déconsidération. En France, où le travail de la terre est libre, il est considéré comme essentiellement honorable ; aux colonies, où il était naguère encore soumis à la loi de l’esclavage, on le regardait comme avilissant. Les exigences souvent abusives et les agressions inconvenantes et brutales que se permettent encore certains spectateurs à l’égard des acteurs, contribuent, avec la tyrannie des règlements, à abaisser la profession d’artiste dramatique. L’autorité y contribue, du reste, pour sa bonne part. Dans les départements, on envoie encore en prison les acteurs qui refusent le service. Parfois aussi, on y rend des arrêts, dans le genre de celui que nous allons citer.
« M. Delestrade, recteur de l’église Saint-Jérôme, à Marseille, avait loué le premier étage d’une maison. Le bail portait que les autres étages ne pourraient être loués qu’à des personnes tranquilles, d’une conduite irréprochable et à la convenance de M. Delestrade. Quelque temps après, le second étage fut loué à M. Saint-Aime, basse-taille noble du grand-théâtre de Marseille. Aussitôt M. Delestrade demande la résiliation du bail ou le renvoi du comédien. On répond que M. Saint-Aime est un homme honnête et de mœurs régulières, qui vit paisiblement avec sa femme légitime et ses enfants. Au dehors, il exerce la profession de comédien ; chez lui, c’est un citoyen tranquille, dont personne n’a jamais eu à se plaindre. Cependant, par son jugement du 15 décembre 1826, le tribunal de Marseille a décidé qu’il y avait incompatibilité entre les deux professions et inconvenance dans le voisinage, et a adjugé les conclusions du sieur Delestrade. » (De la législation des théâtres, par MM. Vivien et Edm. Blanc, pag. 201.)
La liberté seule, en replaçant les artistes dramatiques sous l’empire du droit commun, effacera le préjugé qui pèse encore sur leur profession.
[7] Le Gymnase a été mis en interdit il y a quatre ans. Grâce au talent d’un jeune auteur, qui n’était pas de la société, M. F. de Prémaray, ce théâtre put soutenir la lutte. Mais un sociétaire, M. Fournier, ayant livré une pièce au directeur interdit, fut condamné à l’amende de 6 000 francs. Le tribunal le contraignit à la payer.
Or, dans la même année, les ouvriers charpentiers de la ville de Paris furent traduits devant le tribunal de police correctionnelle pour un fait absolument semblable, si ce n’est, toutefois, que les chefs de la coalition ne s’étaient pas avisés de mettre les dissidents à l’amende. Néanmoins, ils furent condamnés les uns à cinq ans, les autres à trois ans de prison et à une amende considérable.
Certes, nous ne voyons rien d’illégitime dans la coalition des charpentiers dramatiques, et nous serions désolés qu’on leur appliquât la loi déplorable qui proscrit actuellement les coalitions. Si nous rapprochons ces faits, c’est uniquement pour montrer de quelle façon on entend l’égalité sur la terre française.
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