Les gens de mainmorte sont des personnes rassemblées en association (églises, couvents, communautés religieuses) et qui, pour des raisons diverses, étaient assujettis à une fiscalité particulière et des restrictions quant à leur activité économique éventuelle. Vincent de Gournay réclame, pour eux, la liberté de produire et de commercialiser le fruit de leur travail.
Question : si le travail des gens de mainmorte
et la faculté qui leur serait accordée d’en mettre les productions
dans le commerce serait utile ou préjudiciable à l’État
par Vincent de Gournay, 1755
Les gens de mainmorte, considérés politiquement et tels qu’ils sont aujourd’hui parmi nous, sont à charge à l’État en deux manières.
Premièrement, ils augmentent considérablement la classe des célibataires, et ce préjudice devient plus sensible, à mesure que la nation par ses mœurs actuelles a plus de disposition au célibat, qu’elle a souffert la perte d’un plus grand nombre d’hommes par de longues guerres ou de fréquentes émigrations, que le peuple sur lequel les moins recrutent principalement est plus porté à l’oisiveté et à s’éloigner du travail de la terre, qu’enfin si le nombre des célibataires est déjà plus grand chez nous qu’il ne l’est dans les États voisins, nous nous appauvrissons et nous affaiblissons sensiblement chaque année vis-à-vis des nations qui nous environnent.
Le second préjudice que reçoit l’État par les gens de mainmorte est l’oisiveté et la fainéantise à laquelle ils se sont volontairement condamnés, et où les séculiers croient trouver leur propre avantage à les replonger toutes les fois qu’ils font quelques efforts pour en sortir ; ces séculiers ne cessent d’appeler leur intérêt particulier l’intérêt de l’État ; à ce titre ils ont souvent imploré le secours des tribunaux qui ont cru bien servir la patrie en étouffant les tentatives que faisaient les gens de mainmorte pour mettre de nouvelles valeurs dans la société. Tel a été l’effet du préjugé encore trop commun, qu’un homme ne saurait travailler sans nuire au travail d’un autre, tandis que dans le fait et en approfondissant la matière, on ne peut manquer de reconnaître que le travail d’un homme, bien loin de nuire à celui d’un autre, l’excite, ouvre de nouvelles routes à son industrie, l’oblige de travailler avec plus d’économie, plus de perfection et plus d’assiduité : or l’économie et l’assiduité du travail sont les principales sources de l’abondance publique.
Rien de plus juste que l’Édit du mois d’août 1749, qui défend à tous les gens de mainmorte d’acquérir des terres, des maisons et d’autres biens-fonds ; rien de plus convenable aux intérêts de la société que d’y conserver des biens que les gens de mainmorte en retiraient chaque jour pour augmenter leurs possessions et pouvoir vivre encore dans une plus grande oisiveté ; cependant il faut bien se garder de croire que l’esprit de cet Édit s’étende à interdire aux gens de mainmorte toute amélioration des biens qu’ils possèdent ; si c’est un mal qu’ils possèdent des biens-fonds, c’en serait un infiniment plus grand s’ils ne pouvaient ni les cultiver ni les améliorer ; l’amélioration de ces biens doit même être l’effet salutaire de l’Édit du mois d’août 1749. Toute nouvelle acquisition étant interdite aux gens de mainmorte, ils doivent se trouver forcés d’employer désormais leur argent à améliorer les fonds qu’ils possèdent déjà, c’est-à-dire qu’ils sont contraints nécessairement à mettre dans la société un plus grand nombre de valeurs sur la même quantité de terrain ; il importe peu par qui ces valeurs sont produites, elles enrichissent toujours l’État qui les contient.
La raffinerie que l’on accuse les Jésuites de vouloir élever à Angers ne saurait donc être regardée comme une acquisition de leur part, quand même elle pouvait être censée leur appartenir, mais comme l’amélioration d’un terrain qu’ils possèdent déjà, qui fera que ce terrain aura une plus grande valeur qu’il n’avait avant que de contenir une raffinerie ; mais comme les Jésuites ne sauraient bâtir cette raffinerie eux-mêmes parce qu’ils ne sont ni maçons ni charpentiers ni tailleurs de pierres, ils feront vivre tous les gens qui exercent ces professions en faisant construire le bâtiment qu’ils destinent à la raffinerie ; en sorte que toute la valeur du bâtiment se trouvera transportée entre les mains des séculiers, et circulera dans la société avant qu’il soit fini ce qui ne saurait arriver si on leur interdit la construction de ce bâtiment et de tout autre. Suivons à présent la raffinerie dans ses opérations et voyons si de quelque façon qu’elle soit exploitée il en peut résulter quelque préjudice à la société séculière, et si au contraire elle n’en retirera pas de grands avantages.
Si les Jésuites bâtissent une raffinerie à Angers, c’est pour la louer à des séculiers ou pour l’exploiter eux-mêmes.
S’ils la louent à des séculiers, ces séculiers se trouveront tout d’un coup en état d’employer en sucres bruts les petits fonds qu’ils peuvent avoir devant eux et de s’occuper sur le champ à les raffiner, au lieu que s’ils ne trouvaient pas un bâtiment tout fait, ils seraient obligés de construire une raffinerie, ce qui consommerait peut-être tous leurs fonds et au-delà, et quand ce bâtiment serait achevé, il deviendrait inutile faute de fonds pour le faire servir à l’usage auquel on l’avait destiné, et les entrepreneurs se trouveraient ruinés avant d’avoir pu raffiner une seule livre de sucre ; c’est là le sort de la plupart des nouveaux établissements qui se détruisent presque aussitôt qu’ils sont formés, parce que le fonds qui devait servir à faire le commerce et à soutenir l’établissement se trouve consommé et au-delà dans la construction des bâtiments qu’on y destine ; on a continuellement ces sortes d’exemples sous les yeux dans la capitale et dans les provinces, et l’on voit qu’un très grand nombre de projets utiles à l’industrie, ou ne sont point exécutés, ou tournent à la ruine des entrepreneurs, faute d’avoir assez de fonds, et pour construire les bâtiments, et pour alimenter le commerce ou la manufacture.
Bien loin donc que l’État soit intéressé à empêcher les gens de mainmorte de construire des bâtiments quelconques, et surtout ceux qui sont propres à quelques commerce ou à quelque manufacture que ce puisse être, il est de l’intérêt public de le leur permettre, de les exciter même à le faire, puisque par là le coût principal de ces bâtiments se trouvera d’abord versé dans la société séculière et y fera subsister des gens de toutes sortes de professions, et qu’ensuite un grand nombre de commerçants et de manufacturiers trouvant des bâtiments tout faits pourront se livrer aux manufactures avec des plus petits fonds. Or rien n’est plus avantageux à une nation que de pouvoir entreprendre un grand commerce avec des petits fonds, et rien ne contribue davantage à faire pencher en sa faveur la balance du commerce ; l’objet devient encore plus intéressant pour les nations qui payent pour l’argent qu’elles emploient au commerce un intérêt plus fort que les autres ; mais si (ce que les raffineurs, les six corps des marchands et des arts et métiers craignent le plus) les Jésuites ou autres gens de mainmorte exploitaient par eux-mêmes leurs raffineries ou s’adonnaient à exercer d’autres genres de manufactures, la société séculière en recevrait-elle quelque dommage ? Je pense que non, et que notre culture, notre commerce et notre population en recevraient encore un accroissement indubitable ; le principe sur lequel je me fonde est que plus une matière première est manufacturée à bon marché, plus l’exportation en est grande, et plus l’exportation en est grande, plus grand est l’intérêt et l’appas du colon pour la cultiver.
Les gens de mainmorte rassemblés dans un même lieu, vivant frugalement, accoutumés à obéir à un même chef, à se lever de bonne heure sont par là même de tous les hommes qui composent la nation, les plus propres aux manufactures et à mettre en œuvre toute matière quelconque au meilleur marché possible ; les grands bâtiments que la plupart d’entre eux habitent sont déjà des manufactures toutes montées ; ils ont les bâtiments et l’abondance des bras ; il ne s’agit plus que de permettre à l’industrie d’y pénétrer ; des gens qui ne connaissent point la débauche, qui travailleront également tous les jours de la semaine, pour lesquels il n’y aura point de lundi, qui ont déjà la plus grande partie de leur nourriture et de leur vêtement assurés, ces gens-là ne travailleront-ils pas à meilleur marché que la plupart des nations qui sont nos rivales ? Les petits profits dont ils pourront se contenter forceront nos ouvriers séculiers à les imiter, et plus nos matières premières seront manufacturées à bon marché, plus notre culture en recevra d’accroissement et plus elle occupera de monde. Est-ce une raison pour exclure les gens de mainmorte du travail, parce que de toutes les espèces d’hommes que nous possédons, ce sont eux qui peuvent travailler avec plus d’avantage, et ceux que nous pouvons opposer aux étrangers avec le plus de supériorité et d’utilité pour l’État ? Nous convenons que les Juifs et les Hollandais sont de toutes les nations de l’Europe les plus propres au commerce par leur frugalité et la grande économie avec laquelle ils vivent ; ce serait donc faire le bien de l’État de recevoir chez nous des colonies de Juifs et de Hollandais ? Ces étrangers accoutumés à vivre à meilleur marché que nos compatriotes manufactureraient bientôt une plus grande quantité de nos matières premières, ce qui accroîtrait nos exportations à l’étranger et avec elles différents genres d’occupations pour les sujets du Roi ; leur exemple et leur concurrence forceraient notre peuple à les imiter, par là une plus grande portion de la nation se tournerait bientôt vers le commerce et acquérrait les qualités propres à le faire utilement ; mais si nous avons parmi nous des sociétés nombreuses d’hommes et de femmes qui vivent encore avec plus de frugalité et d’économie que les Juifs et les Hollandais, et qui par là même peuvent manufacturer nos matières premières à meilleur marché qu’aucune autre nation, n’est-ce pas méconnaître nos ressources que d’interdire le travail à des gens, qui par leur multitude et leur façon de vivre peuvent faire pencher aussi effectivement en notre faveur la balance du travail, et exciter aussi efficacement la culture.
Quels rivaux plus dangereux pouvons-nous donner à toutes les nations qui attaquent et envahissent nos manufactures, aux Anglais, aux Allemands, aux Suisses, aux Indiens, aux Chinois mêmes, que des gens qui vivent avec la frugalité dont plusieurs de nos moines et de nos religieuses font profession ? Et si les Suisses, malgré les désavantages que nous leur connaissons, sont parvenus par un travail assidu à filer du coton assez fin pour en faire des mousselines qui sont assez belles et assez bon marché pour se vendre en concurrence avec celles des Indes, ne pouvons-nous pas nous flatter qu’il en sortira de beaucoup plus parfaites et encore à meilleur compte des mains de nos religieuses ? Et ce moyen n’est-il pas plus simple, plus efficace et plus humaine pour arrêter les versements que l’on fait continuellement sur nous de ces marchandises, que les moyens violents et toujours insuffisants auxquels on a recours depuis 20 ans qui n’empêcheront jamais que l’on ne verse des mousselines et d’autres étoffes chez nous, tant qu’elles y seront et plus rares et plus chères que dans les pays qui nous environnent. C’est l’eau qui s’écoule dans un lieu plus bas jusqu’à ce qu’elle ait trouvé son niveau.
Et si ces mêmes religieuses déjà sûres de leur subsistance étaient enseignées et excitées à cultiver la soie, à la travailler, à en faire des broderies, ne pourrions-nous pas nous flatter qu’elles répandraient tous les jours dans la société une infinité d’étoffes, qui par leur multitude, leur perfection et leur bon marché, seraient préférées à celles que nous tirons de la Chine, et par là diminueraient le tort que celles-ci font à la culture de nos terres, au travail de nos manufactures, et même à la perception des impositions. Dans un temps où toute l’Europe fait usage de toutes ses ressources, serions-nous assez indifférents pour avoir chez nous des magasins de bras et pour refuser de les employer ? Ce n’est pas une chose si nouvelle en Europe de laisser travailler des religieuses ; les Flamands, nos voisins, en ont reconnu l’utilité ; des séculiers travailleraient difficilement avec assez d’économie pour produire ce grand nombre de dentelles précieuses dont aucune nation n’a pu approcher jusqu’à présent ni pour la perfection ni pour le bon marché ; ces dentelles qui font que le produit du quart d’un arpent semé en lin occupe deux mille personnes et produit 200 000 fls. sont faites par des religieuses ou par des filles vivant comme des religieuses. Pourquoi nous interdirions-nous une ressource que nos voisins emploient efficacement contre nous-mêmes ? Quelle serait la nation qui voyant l’ennemi au milieu de son pays aurait 200 000 bras en réserve, dont elle refuserait de se servir pour les repousser ? Les Indiens, les Chinois, les Suisses ont rempli le royaume de leurs étoffes, pourquoi ne pas mettre en mouvement les bras de nos communautés religieuses pour les en chasser ?
Plus nos communautés religieuses nous donnent de désavantage vis-à-vis des autres nations en augmentant chez nous la classe des célibataires (s’il est vrai que tout ce qui tend à dépeupler un Royaume tend à son appauvrissement), et plus nous avons un intérêt sensible à compenser ce désavantage par l’utilité que nous pouvons retirer de l’abondance et du bon marché du travail de ces mêmes célibataires et par le surcroît d’occupations que le bon marché de leur travail peut fournir.
Mais on m’objectera qu’il résultera nécessairement plusieurs inconvénients de la facilité que l’on accorderait aux communautés religieuses de s’appliquer aux manufactures et au commerce.
« 1°. Parce qu’acquérant toujours de l’argent et ne pouvant acquérir de fonds, ils vivront avec plus d’aisance, ce qui déterminera tous les jours un plus grand nombre de séculiers à embrasser l’état religieux.
« 2°. Qu’acquérant toujours de l’argent et ne pouvant acquérir de fonds, ils se mettront à prêter, et par là ils tiendront les terres et l’industrie des séculiers dans une espèce d’esclavage.
« 3°. Que les gens de mainmorte étant pour la plupart assurés de leur subsistance et pouvant par leur façon de vivre se contenter de plus petits profits que les séculiers, il résulterait qu’une grande partie des arts et du commerce qui sont aujourd’hui exercés par les séculiers passeraient entre les mains des communautés religieuses, ce qui laisserait ces mêmes séculiers sans emploi et sans ressource pour vivre.
« 4°. Qu’en accordant la liberté aux gens de mainmorte de s’adonner aux manufactures et au commerce, ce serait les faire déroger à la sainteté de leur institut, et dès lors les rendre méprisables aux yeux du vulgaire, ce qui pourrait rejaillir indirectement sur le respect dû à la religion. »
Je répondrai à la première objection, « qui roule sur ce que les gens de mainmorte acquérant toujours de l’argent et ne pouvant acquérir de fonds, vivront avec plus d’aisance, ce qui peut déterminer un plus grand nombre de séculiers à embrasser l’état religieux », que cet inconvénient n’est point à craindre, le Roi étant toujours le maître de reculer autant que bon lui semblera le temps auquel on peut entrer en religion. En Allemagne et dans le Royaume de Naples, il n’est plus permis de faire des vœux avant l’âge de 22 ans ; la proposition de reculer encore ce terme chez nous ne serait rien moins que nouvelle.
À la seconde objection, « que les gens de mainmorte ne pouvant acquérir de fonds et acquérant toujours de l’argent, se mettront à le prêter, par là attireront à eux le plus clair et le plu liquide du produit du travail des séculiers, et tiendront leurs terres et leur industrie dans une espèce d’esclavage et de redevance continuelle », je répondrais que l’Édit du Roi du mois d’août 1749 y a pourvu en interdisant aux gens de mainmorte par les articles 14 et 22 la faculté de se procurer des rentes constituées sur particuliers, et leur laissant seulement par l’art. 18 la faculté de constituer sur le Roi, le clergé, les pays d’État, etc. ; or dans le cas où Sa Majesté ou ces différents corps sont forcées d’emprunter, il vaut encore mieux qu’ils trouvent des secours dans les facultés des gens de mainmorte, que dans l’argent des étrangers, puisque dans le premier cas le principal et les intérêts restent dans l’État ; au lieu qu’en se constituant le débiteur des étrangers, ceux-ci remportent leur principal doublé en fort peu de temps par des intérêts beaucoup plus forts que ceux auxquels ils auraient pu le faire valoir chez eux.
À la troisième objection, « que les gens de mainmorte étant assurés pour la plupart de leur subsistance et pouvant par leur façon de vivre se contenter de plus petits profits que les séculiers, il résultera qu’une grande partie des arts et du commerce qui sont aujourd’hui exercés par ceux-ci passeront entre les mains des gens de mainmorte, ce qui laisserait ces particuliers sans emploi et sans ressource pour vivre », je réponds que plus les gens de mainmorte travailleront à bon marché, plus les profits dont ils se contenteront seront petits, et plus ils attireront de nouveaux genres d’occupations dans la nation qui multiplieront les moyens de vivre pour ces mêmes séculiers ; leurs gros fonds, leur économie et les petits profits dont ils se contenteront les mettront en état de former des entreprises qui seront toujours au-dessus des forces des capitaux des séculiers, tandis que nos négociants ne pourront pas se contenter de plus petits profits qu’aujourd’hui, et que ceux d’entre eux qui ont de gros capitaux continueront de trouver plus d’attrait à retirer leurs enfants du commerce qu’à les y élever. Ce défaut de permanence des capitaux de riches négociants dans le commerce rend indispensable la nécessité de le permettre aux gens de mainmorte, si nous voulons opposer des rivaux effectifs aux Hollandais, aux Hambourgeois et aux Anglais.
Ce ne sera donc qu’en permettant aux gens de mainmorte de tourner leurs gros fonds vers l’industrie et le commerce, que nous pourrons espérer de voir établir chez nous des moulins à scier des planches, des moulins à tirer l’huile de lin et un infinité d’autres inventions qui procurent aux étrangers des occupations dont nous manquons. Ce ne sera qu’avec le secours des capitaux des gens de mainmorte et les petits profits dont ils sont en état de se contenter, que nous pourrons nous flatter de voir les raffineries se multiplier chez nous et que nous pourrons retenir et raffiner nous-mêmes le sucre brut que les gros capitaux et les petits profits dont se content les Hambourgeois attirent à Hambourg, malgré l’avantage que nous avons de le recevoir de la première main ; or ces différents surcroîts d’occupations et de commerce que nous procureront les gros capitaux et les petits profits des gens de mainmorte seront autant de nouvelles sources d’occupation pour nos séculiers, et de nouveaux moyens pour eux de gagner leur vie.
Mais quand même par les facilités que l’on accorderait aux gens de mainmorte de s’adonner aux manufactures et au commerce, il résulterait que plusieurs arts qui sont aujourd’hui entre les mains des séculiers passeraient entre celles des gens de mainmorte, ce fait même ne serait-il pas la meilleure de toutes les preuves qu’ils auraient plus d’aptitude à les exercer, et par là même ils les exerceraient plus abondamment avec plus d’avantage contre les étrangers et plus d’utilité pour l’État ; et en leur accordant des facilités pour cela, ferions-nous autre chose qu’obéir à cette maxime si vraie, « qu’il faut laisser au commerce la liberté de couler dans les canaux où il se trouve le mieux et vers les personnes qui peuvent l’exercer avec de moindres profits ; qu’en s’y opposant, on le force à prendre un autre cours, et à se répandre dans les régions et chez des peuples, où on lui laisse plus la liberté de suivre son cours naturel. »
Quand même il y aurait donc aujourd’hui une partie des arts exercés par les séculiers qui passeraient entre les mains des gens de mainmorte, il n’y aurait rien en cela qui dût nous effrayer ; pouvons-nous craindre que les séculiers manquent d’occupation, tandis que nous verrons nos terres, cette première de toutes les matières premières aussi peu cultivées qu’elles le sont et qu’elles seront susceptibles de tant de nouveaux genres de culture, et d’améliorations, qu’elles pourraient fournir de quoi occuper un peuple deux fois aussi nombreux que le nôtre ?
Pouvons-nous craindre que les peuples manquent d’occupations parmi nous, tandis que dans plusieurs contrées du Royaume, il faut encore avoir recours aux femmes pour faire les récoltes, tandis que nous consommerons du poisson pêché par les Hollandais, du tabac cultivé par les Anglais sur leurs terres et transporté par leurs vaisseaux, tandis que les mers et l’entrée des ports du Nord seront encore des objets nouveaux et presque inconnus aux vaisseaux et aux matelots français, tandis enfin qu’il nous restera encore tant de progrès à faire du côté de la culture, de la pêche et de la navigation, trois sources inépuisables d’occupation, de grandeur, de puissance et de prospérité pour ce Royaume ?
Il semblerait que nous craindrions toujours de manquer d’occupation et que nous ne craindrions jamais de manquer de peuple ; or un homme qui travaille et qui consomme est un débouché constant et un sujet d’occupation perpétuel pour un autre homme : nous avons donc bien plus à craindre de manquer de peuple que de moyens de l’occuper.
Il me reste à satisfaire à la quatrième objection qui roule, « que ce qu’en accordant la liberté aux gens de mainmorte de s’adonner aux manufactures et au commerce, ce serait les faire déroger à la sainteté de leur institut, et dès lors rendre méprisables aux yeux du vulgaire, ce qui pourrait rejaillir indirectement sur le respect dû à la religion. »
Je répondrai à cette dernière objection, que bien loin que le travail répugne à l’institution de l’état monastique, rien n’est plus analogue aux vues qu’ont eu les premiers fondateurs ; la règle de Saint-Benoît prescrit le travail à ceux qui professent : cette règle est la plus ancienne, et le prototype de toutes les autres.
Ce qui a donné tant de faveur aux disciples de Saint-Bernard, c’est qu’ils ont défriché de leurs mains et amélioré les possessions qu’ils ont actuellement.
À Rouen, les religieux de Saint-Yon ou de la doctrine chrétienne ont défriché et mis en valeur par leur assiduité et leur patience dans le travail des terrains qui seraient encore incultes et qui ne produiraient encore aucune valeur dans l’État, s’ils n’eussent jamais appartenu qu’à des séculiers.
À Rennes ce sont les religieuses qui brodent les manchettes de mousselines dont l’usage est si connu, et qui les brodant à meilleur marché que ne pourraient faire des séculiers donnent à un grand nombre de ces mêmes séculiers les moyens de gagner leur vie en les vendant tant en France que dans les pays étrangers.
Parmi les différents ordres religieux que nous connaissons, ceux qui donnent le meilleur exemple et qui sont en plus grande vénération parmi nous, sont ceux qui ont conservé l’habitude du travail ; les religieux de la Trappe et de Sept-Fonts, quoique très peu rentés trouvent le moyen de subsister du travail de leurs mains et de fournir encore à la subsistance d’un grand nombre de pauvres auxquels ils font des aumônes considérables.
Bien loin donc que le travail des gens de mainmorte puisse diminuer les égards dus à leur institution et influer sur le respect dû à la religion, ils seraient eux-mêmes, et le ministère qu’ils exercent bien plus respecté, si à la pratique de quêter et de mendier à laquelle une portion considérable des gens de mainmorte se vouent, on substituait la faculté de travailler et de vendre les produits de leur travail ; dès ce moment le peuple se trouverait soulagé de la taxe journalière qu’il leur paye pour leur subsistance : taxe qu’on pourrait évaluer à plusieurs millions, et qui pour être volontaire n’en est pas moins pesante, en ce qu’elle tombe plus directement sur le bas peuple, ce qui en diminuant sa propre aisance diminue aussi ses facultés pour payer les autres impositions.
Des religieux que l’assiduité au travail retiendrait dans leurs maisons, et qui par les fruits qu’ils en retireraient seraient en état de faire l’aumône au lieu de la recevoir, d’assister les malheureux au lieu de partager les secours que la charité des particuliers leur destine, inspireraient bien plus de respect, et pour leurs personnes et pour la sainteté du ministère qu’ils exercent, que lorsqu’on les voit avoir recours pour vivre aux moyens que la bonne police interdit, punit même dans les séculiers des classes les plus viles du peuple.
L’utilité publique, et la décence qui doit être attachée aux personnes qui professent un état plus saint que les autres, se réunissent donc également pour faire désirer que la faculté de travailler et de vendre les fruits de leur travail soit accordée aux gens de mainmorte ; ils ne peuvent le faire sans ajouter de nouvelles valeurs à celles qui sont déjà dans l’État. Il importe peu, comme nous l’avons déjà dit plus haut, par qui ces valeurs soient produites. Elles enrichissent toujours l’État qui les contient.
Nous n’avons point à craindre qu’il puisse en résulter d’inconvénient pour l’avenir, puisque le Roi sera toujours le maître d’arrêter le trop grand penchant qu’aurait la nation pour l’état monacal, en éloignant le temps où il serait permis de s’y vouer.
En accordant donc aux gens de mainmorte la faculté de travailler, de répandre dans la société les productions de leur travail et d’améliorer leurs fonds dans tous les genres (en tenant exactement la main à ce qu’ils ne puissent ajouter de nouvelles terres à celles qu’ils possèdent déjà, au désir de l’Édit de 1749), nous opposerons aux rivaux de nos arts et de notre commerce un puissant corps de réserve qui n’a point encore combattu. Il nous fournira de nouveaux genres d’industrie, de nouvelles sources d’occupation que nous ne pouvons, que nous ne devons, je le répète, jamais attendre des facultés de nos séculiers, tandis que le fils d’un négociant très riche trouvera moins d’agrément à suivre avec de gros capitaux la profession de son père, qu’à s’en faire un moyen de quitter son état pour passer dans un autre qui lui paraît préférable.
La faculté de travailler en déliant les bras des gens de mainmorte nous rendra une infinité d’hommes qui répareront en quelque façon ceux que nous avons perdu depuis 70 ans. Les hommes sont trop rares parmi nous vu l’étendue de notre pays pour ne pas s’occuper sérieusement de tirer parti de ceux qui nous restent, en les tournant continuellement vers les usages qui peuvent les rendre les plus utiles à la société ; douze heures employées par jour à des occupations purement spéculatives ne mettent rien dans l’État qui fasse connaître que ce temps a été employé utilement, au lieu que le même espace de temps employé au travail produirait une infinité de valeurs qui mettraient un grand poids dans la balance de notre commerce ; de quelque voile qu’on veuille couvrir l’oisiveté, elle ne peut jamais être une vertu ; et si nous nous sommes accoutumés à croire qu’elle ait des droits sur nos cloîtres, quelle occupation plus digne du Bureau du commerce, plus analogue à ses fonctions, que de l’en chasser, ainsi que de tous les lieux où elle a pu encore se faire un asile. C’est bien moins en nous tenant étroitement attachés à ce qu’on a fait dans les temps qui nous ont précédé que nous pouvons contribuer au bonheur présent et futur de notre pays, qu’en tenant les yeux ouverts sur les circonstances actuelles pour en tirer continuellement tous les avantages qu’elles peuvent nous offrir, et surtout en faisant concourir tous les hommes que nous possédons à l’utilité publique, quelque puisse être le nom ou l’habit qu’ils portent.
Mais il est temps de rentrer dans l’espèce particulière qui fait l’objet de la contestation sur laquelle il s’agit de prononcer.
Vous avez entendu, Monsieur, que les moyens sur lesquels les maire et échevins d’Angers, les raffineurs de cette ville, ceux de La Rochelle et d’Orléans, et les six corps des marchands de Paris s’opposent à la construction d’une raffinerie de sucre que les Jésuites de La Flèche ont commencé à faire à Angers sur un terrain qui leur appartient se réduisent à dire,
1°. que malgré protestations contraires des Jésuites, c’est pour leur compte, et sous le nom du Sieur Miette de la Planche auquel les Jésuites prétendent avoir loué ce terrain sans en représenter le bail, que cette raffinerie sera exploitée.
2°. et c’est ici le principal moyen des maire et échevins d’Angers que ce terrain étant situé dans l’enceinte des murs de la ville et avoisinant d’autres maisons, il n’est pas possible de tolérer en cet endroit l’établissement d’une raffinerie, tant à cause des incendies qui ne sont, dit-on, que trop fréquents dans ces sortes de manufactures qu’à cause des valeurs du charbon de terre et des matières corruptibles qu’on y emploie, et qui causeraient une telle incommodité aux maisons voisines qu’elles ne seraient plus habitables.
Ces mêmes maire et échevins ont enfin fondé leur opposition à l’établissement de cette raffinerie sur ce qu’il a été commencé sans en avoir demandé la permission, contre la disposition de l’arrêt de 1723 qui défend d’établir de nouveaux feux.
Il est aisé de sentir que ces motifs d’opposition ne sont autre chose que l’effet de la jalousie des raffineurs d’Angers, de La Rochelle et d’Orléans et des six corps des marchands, et que cette jalousie n’a d’autre fondement que la crainte de la concurrence, toujours si formidable à l’intérêt particulier, et qui par là même est si intimement liée à l’intérêt public, que ceux qui désirent l’avantage de l’État ne sauraient trop la susciter et la fomenter.
La raffinerie qui a commencé à s’élever à Angers, soit qu’elle doive être tenue à loyer par le Sieur Miette, soit qu’il soit le prête nom des Jésuites ou qu’il doive l’exploiter pour leur compte, ne peut, ne doit être regardée que comme une amélioration de leur terrain, et non comme une contravention à l’Édit du mois d’août 1749 dont elle est une suite forcée et salutaire.
Je pense donc que les raffineurs d’Angers, de La Rochelle et d’Orléans et les six corps des marchands de Paris doivent être déboutés de leur opposition pour avoir indûment troublé le Sieur Miette.
Quant à l’opposition formée par les maire et échevins d’Angers à l’établissement de cette raffinerie sous prétexte des incendies et de l’incommodité qu’elle pourrait occasionner, il paraît, suivant l’avis de M. l’intendant de Tours, que cette opposition des maire et échevins ne doit pas mériter beaucoup d’égards, et qu’ils ont plus écouté les plaintes des raffineurs que l’intérêt de leur ville ; en effet on ne saurait se persuader que trois raffineries puissent être à charge à la ville d’Angers, tandis que la seule ville d’Hambourg en contient plus de cent, et que cette multitude de raffineries, qui n’occasionne aucun accident, est au contraire le premier fondement de son opulence ; je serais donc d’avis de donner aussi main levée au Sieur Miette de l’opposition des maire et échevins, mais sans dépens pour ne s’être pas fait autoriser avant de commencer son bâtiment suivant l’arrêt de 1723, qui défend d’établir de nouveaux feux sans permission.
Mais dans le cas où le Conseil penserait différemment et jugerait à propos d’avoir égard à l’opposition des maire et échevins, il devrait toujours être permis au Sieur Miette ou aux Jésuites d’élever une raffinerie sur tel autre terrain à eux actuellement appartenant qu’ils jugeraient à propos hors des murs de la ville d’Angers, et je pense que dans l’arrêt qui interviendra, il serait à propos d’insérer une clause par laquelle il serait expressément déclaré que sans déroger à l’Édit du mois d’août 1749, et en confirmant toutes ses dispositions, il sera permis à tous gens de mainmorte d’élever sur les terrains qu’ils possèdent déjà tels bâtiments, raffineries, moulins ou autres inventions qu’ils jugeront à propos à cause des avantages qui en résulteront à la société séculière et à l’État en général, avec faculté entière de les louer à des séculiers, ou de les exploiter ou faire exploiter par eux-mêmes, en les assujettissant aux mêmes charges qui seraient supportées par les séculiers en pareil cas, et ce en attendant qu’il plaise à Sa Majesté par une déclaration expresse et authentique permettre à tous gens de mainmorte de travailler de leurs mains et de mettre le produit de leur travail dans le commerce, en leur interdisant de recevoir des aumônes, et nommément aux religieux non possédants de mendier et quêter, vu les inconvénients et la surcharge qui en résulte pour le peuple, et ce sous telles clauses et conditions qui seront jugées convenables et qu’il plaira à Sa Majesté de leur prescrire.
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