L’hygiène et l’État. Débat au sein du libéralisme français
Comme le prouve l’examen des débats entre libéraux français au XIXe siècle, les questions d’hygiène ne sont pas nouvelles, non plus que la prétention d’obtenir de l’État une réponse.
Au dix-neuvième siècle, la population ouvrière s’accroît et s’installe de plus en plus nombreuse dans les villes. La plupart de ces villes sont anciennes ; les rues étroites, les maisons entassées les unes sur les autres, avaient eu primitivement leur raison d’être, au Moyen-âge, quand il s’était agi de s’installer le plus près possible du château fort, et derrière les murailles entourant la ville et la protégeant des atteintes du dehors. Mais désormais une population laborieuse vivait dans des cloaques, sans apparente raison autre que la misère. Les économistes libéraux, Adolphe Blanqui, Villermé, Jules Simon, signalèrent les premiers les dangers de l’insalubrité ; ils agitèrent cette question et cherchèrent à la résoudre par l’initiative individuelle : c’est, à Mulhouse, les cités ouvrières ; à Marcq-en-Baroeul, l’ouvrier fait propriétaire de sa maison, par investissement privé qu’on sait profitable, car il est alors plus rangé, plus travailleur. Les libéraux luttent alors généreusement contre la timidité des industriels, et surtout contre les habitudes des ouvriers : ceux-ci refusent de quitter « leurs » caves, pour des logements plus sains qu’on leur propose au même prix ; ils vont jusqu’à chansonner d’une manière railleuse les philanthropes qui s’occupent de leur préparer un meilleur sort.
C’est dans l’initiative individuelle que réside, pour les libéraux d’alors, la solution de l’hygiène privée et par extension publique. Le rôle de l’État, d’après eux, ne saurait être que minimal. Il n’est pas question, pour que les logements ouvriers soient sains, que l’État se fasse constructeur, régisseur, ou bailleur : qu’il laisse faire les initiatives, et se contente de fournir les autorisations nécessaires, et d’édicter les quelques règlements de police et de voirie qui lui reviennent de droit. (Henri Baudrillart, Rapport sur les logements ouvriers, 1889 ; Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 17, 1891, p. 532)
L’ingérence de l’État dans les questions d’hygiène, disent les libéraux les plus autorisés, est dangereuse ; il ne faut s’y résoudre qu’à la dernière extrémité. « Les questions d’hygiène et de salubrité », dit Paul Leroy-Beaulieu, « sont des questions scientifiques ; l’État n’a point qualité pour les résoudre, et quant aux savants, ils sont loin d’être toujours d’accord sur ces questions, et les résolvent aujourd’hui d’une façon, demain d’une autre. L’État, en suivant leurs avis, risque donc de se tromper et de faire des règlements plus nuisibles qu’utiles. Cela est arrivé bien des fois ; au XVIIe et au XVIIIe siècle on eût obligé les citoyens à se saigner et à se purger constamment. » (Discussion sur le socialisme d’État, 1886 ; Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 125, 1886, p. 527.)
Certainement, une analyse fine décèle des potentialités d’intervention publique : dans l’État moderne et ses fonctions (1890), le même Leroy-Beaulieu en signale quelques-unes, avec de fortes réserves. Frédéric Passy fait de même, devant la Société d’économie politique : « Assurer l’écoulement des eaux ménagères, empêcher les accumulations d’immondices qui peuvent devenir des foyers d’infection, protéger, en un mot, chacun et l’ensemble, contre les préjudices qui peuvent leur être causés par la faute des autres, c’est son devoir. Mais quand il prétend nous protéger nous-mêmes, il dépasse souvent la limite et va parfois à l’encontre de son but. » (Société d’économie politique, discussion du 5 avril 1892 : De l’intervention de l’État dans les questions d’hygiène publique.)
Dans les débats, l’intervention de l’État n’est pas entièrement rejetée, mais elle est très circonscrite ; on demande qu’elle soit exceptionnelle, très fortement motivée, et entourée de très grandes précautions. C’est la suite d’une méfiance envers l’État, qui peut à bon droit être signalée comme le point commun qui relie toutes les familles du libéralisme français, passé et présent.
Benoît Malbranque
Institut Coppet
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