L’expédition européenne au Mexique (Partie 2 sur 2)

Après avoir exposé la situation politique du Mexique et expliqué les motifs des velléités des États-Unis sur lui, Michel Chevalier explique pourquoi, dans le cadre même du libéralisme qu’il défend, une politique étrangère d’intervention militaire se justifie, et ce que doit être son objet. Il s’agit, pour la France, l’Espagne et l’Angleterre, de rétablir les assises politiques du Mexique, pays dans la déchéance et l’anarchie, et de le sauver de l’accaparement total par les États-Unis.

Michel Chevalier

L’expédition européenne au Mexique

Revue des Deux Mondes, 2période, tome 38, 1862 (p. 879-918).

 

L’EXPÉDITION DU MEXIQUE

II.

DES RESSOURCES ET DE L’AVENIR DU PAYS — DES MOTIFS ET DES CHANCES DE L’EXPÉDITION.

LeMexique est aujourd’hui parmi les peuples civilisés ce qu’on appelle une non-valeur. Excepté par la production des mines d’argent, qui fournissent à l’orfèvrerie une matière première qu’autrement elle paierait plus cher, c’est une nation inutile au reste du genre humain ; mais cet effacement complet n’a de raison d’être que dans des circonstances passagères. Il serait dans la nature des choses que le Mexique jouât un rôle sur la scène du monde ; il suffirait que les habitants en eussent la volonté et qu’ils fussent organisés de manière à faire valoir les dons que leur a confiés la Providence. C’est ce que je vais essayer d’établir par un examen rapide des avantages qui lui ont été départis : je signalerai ainsi son climat, en nommant les principales cultures qui s’y sont adaptées, sa richesse minérale et sa situation géographique[1].

I. — LE CLIMAT DU MEXIQUE ET LES CULTURES QU’IL COMPORTE.

La majeure partie du territoire qui reste au Mexique depuis qu’il a été tant diminué par les conquêtes des Américains du Nord est comprise dans cette région distribuée également à la droite et à la gauche de la ligne de l’équateur, limitée au nord et au midi par les tropiques, à laquelle jadis on avait donné le nom de zone torride, parce qu’on supposait que par l’ardeur de sa température elle était à peu près inhabitable pour l’homme. Cette zone en effet, lorsque les terres y sont peu élevées au-dessus du niveau de l’Océan, présente,à côté d’une végétation luxuriante, une telle chaleur que l’homme de la race blanche n’y résiste pas à un labeur pénible, et que pour y vivre il est dans l’obligation de s’enfermer dans l’inaction, de se tenir abrité presque constamment entre d’épaisses murailles et de faire exécuter tout travail de force, particulièrement le labeur qui se doit accomplir à la face du soleil, par une race mieux constituée pour en affronter les rayons dévorants. Encore dans les îles le voisinage de la mer tempère de diverses façons l’influence brûlante du roi des astres. Lorsqu’au contraire la superficie des terres se présente sur la vaste dimension des continents, la chaleur sévit dans la plénitude de sa redoutable puissance, à moins d’une configuration particulière que la Providence s’est plu à accorder au territoire mexicain dans une mesure qui semblerait indiquer une prédilection : je veux dire à moins d’une grande altitude[2]. Plus son altitude est prononcée, plus la température moyenne d’un pays s’atténue, comme s’il s’éloignait de l’équateur pour se rapprocher du pôle, à ce point que, si l’altitude devenait extrêmement considérable, on rencontrerait sous la ligne même les glaces éternelles et une température moyenne pareille à celle de l’Islande ou du Groenland.

La grande masse du territoire mexicain, au lieu de ne présenter qu’un petit relief par rapport au niveau de la mer, comme les rives du Niger ou du Sénégal en Afrique, ou comme celles de l’Amazone dans l’Amérique du Sud, constitue un plateau fort exhaussé, que sur chacun de ses flancs un plan incliné à pente rapide rattache au rivage de l’Océan, ici l’Atlantique, là le Pacifique. Ce n’est pas le moindre privilège du plateau mexicain de se tenir dans les hauteurs qui sont le plus favorables pour que la race européenne y prospère, s’y entoure des cultures qu’elle aime et des industries où elle excelle, et y vive dans les conditions les meilleures pour sa santé et pour l’exercice de ses facultés en tout genre. C’est pour cela que, même avant l’arrivée des Espagnols, ce beau plateau, alors appelé du nom d’Anahuac, qu’ont essayé de restituer au territoire national les Mexicains indépendants, était le siège d’une civilisation remarquable, sous l’autorité du prince et de l’aristocratie militaire et religieuse des Aztèques. Le plateau mexicain est l’épanouissement de la Cordillère centrale de la chaîne des Andes. Cette Cordillère, qui sert pour ainsi dire d’épine dorsale au nouveau continent sur la prodigieuse longueur de 14 000 kilomètres, presque en ligne droite, se présente diversement dans les diverses régions. Après avoir atteint sa plus grande hauteur et sa masse la plus épaisse dans l’Amérique méridionale, elle constitue entre les deux Amériques la surprenante chaussée de 2300 kilomètres de long qu’on désigne sous l’appellation assez modeste de l’isthme de Panama, non sans y offrir plusieurs dépressions fortement accusées qui semblent inviter l’industrie humaine à ménager la jonction des deux océans. Une fois au Mexique, la grande Cordillère s’étale de manière à occuper la majeure partie de l’espace entre les deux mers, quoique cet espace aille sans cesse en s’étendant à mesure qu’on s’avance vers le nord. De là une région suspendue au-dessus de l’Océan à une hauteur qui est, au midi des villes de la Puebla et de Mexico, dans la Mixteca, de 1500 mètres, — c’est-à-dire la même que celle du Ballon d’Alsace, la cime culminante des Vosges —, à la Puebla de 2196 mètres[3]et à Mexico de 2274. Au nord de Mexico, la belle ville de Guanaxuato, célèbre par les mines d’argent qu’on exploite dans son voisinage, est à l’altitude de 2081 mètres, c’est-à-dire sensiblement en contre-bas de la capitale ; au-delà de Guanaxuato, le terrain se relève de nouveau.

De la surface du plateau s’élancent quelques montagnes dont plusieurs dressent leur sommet jusque dans la région inhospitalière des neiges éternelles. Telles les deux au pied desquelles sont bâties, du côté du midi, la belle ville de la Puebla, du côté du nord la capitale, Mexico, et qui ont conservé leurs noms aztèques, l’Istaccihuatl (la femme blanche) et le Popocatepetl (montagne fumante)[4] ; elles montent jusqu’à 4786 et 5400 mètres. Tel, à une petite distance de Mexico, le Nevado de Toluca : il s’élève à 4621 mètres ; mais, quelque colossales qu’elles soient, ces saillies du terrain ne sont que des accidents sur la grande étendue du plateau. Elles sont même resserrées sur une zone fort étroite. Les six grandes montagnes du Mexique, à savoir les trois qui viennent d’être nommées et trois autres qui n’attirent pas moins les regards, le pic d’Orizaba, le Coffre de Perote et le volcan de Colima, sont rassemblées sur une même ligne parallèle à l’équateur, entre le cercle de 19 degrés de latitude et celui de 19 degrés 1/4. À part la bande étroite que marquent ces majestueuses cimes, le plateau mexicain se prolonge au loin vers le nord avec des ondulations qui n’en changent notablement l’altitude que sur de longues distances. D’immenses plaines, qui paraissent autant de bassins desséchés d’anciens lacs, se suivent les unes les autres ; elles ne sont séparées que par des collines qui ont à peine 200 ou 250 mètres au-dessus de la surface aplanie du fond. On chemine ainsi indéfiniment à la hauteur des passages du Mont-Cenis ou du Saint-Gothard ou du Grand-Saint-Bernard dans les Alpes ; mais, transportées près de l’équateur, ces fortes altitudes, au lieu d’être ce qu’elles sont dans les Alpes, âpres et rigoureuses à l’homme, lui deviennent propices au contraire. Le plateau mexicain conserve sa grande élévation dans la direction du nord jusqu’au-delà du cercle du tropique. Il avait commencé par la latitude de 18 degrés ; l’extrémité est par celle de 40 degrés : total de son développement, 22 degrés, qui, à raison de 111 kilomètres l’un, font 2440 kilomètres. C’est une distance égale à celle qu’il faudrait parcourir pour aller de Lyon au cercle du même tropique, en traversant toute la Méditerranée et le grand désert africain. On voit que c’est une constitution géographique établie sur les plus vastes proportions.

Sur les deux flancs de ce long plateau, le plan incliné qui descend jusqu’au rivage de l’un ou de l’autre Océan offre, à mesure que l’on se rapproche du niveau de la mer, des températures de plus en plus élevées. La pente, étant rapide, détermine par cela même une variation très accélérée dans le climat et dans tous les phénomènes qui dépendent de la chaleur, particulièrement dans la végétation. Le voyageur qui descend le plan incliné ou qui le gravit assiste à des contrastes pittoresques et même merveilleux ; il passe en revue presque toutes les cultures, et contemple, presque l’une à côté de l’autre, les productions qui ailleurs se répartissent sur des distances sans fin. S’il part du plateau par exemple, il commence par traverser soit des forêts de plus qui lui rappellent celles de l’Europe, soit des champs d’oliviers, de vigne, de blé ou de maïs encore plus semblables aux nôtres, entrecoupés cependant d’espaces couverts de grands cactus, végétation d’aspect mélancolique que le territoire le plus aride ne rebute pas, et de beaux aloès tantôt sauvages et tantôt cultivés. En continuant sa marche, il arrive successivement à l’oranger, que les Espagnols ont multiplié prodigieusement, et dont on trouve, même à Mexico, le fruit exposé en véritables montagnes sur le marché ; au coton, qui y est indigène, et dont, avant les Espagnols, les Indiens tissaient leurs vêtements et faisaient même des cuirasses résistant à la flèche ; au nopal ou cactus, sur lequel s’élève l’insecte de la cochenille, production qui date aussi des Aztèques ; à la soie, dont il y a des qualités particulières au pays, produites par un insecte différent de notre ver à soie ; à la banane, au café, à la canne à sucre, à l’indigo, qui sont des cultures importées, mais toutes réussissant admirablement ; à la liane sur laquelle on récolte la vanille et au cacaoyer, tous deux essentiellement d’origine mexicaine, car le chocolat est un mets mexicain que Montézuma fit servir à Cortez, et le nom même de chocolat vient de la langue aztèque; enfin à toute cette variétéde fruits à forte saveur et de plantes embaumées qui réclament un soleil ardent, et dont la présence est considérée justement comme le signe d’une grande richesse agricole déjà tout acquise ou aisée à acquérir.

Sous le rapport du climat et des cultures, le Mexique offre trois grandes divisions que les Espagnols avaient depuis longtemps désignées par des noms caractéristiques, et qui pourraient se sous-diviser elles-mêmes presque à l’infini soit en raison des altitudes successives, soit par l’effet de plusieurs circonstances, notamment la diversité des expositions. La première de ces trois zones, appelée la Terre-Chaude (Tierra Caliente), part du littoral, et s’étend jusqu’à une certaine hauteur sur le plan incliné par lequel on monte au plateau. La nature végétale y est d’une puissance exubérante, par l’excès même de la température et par la présence des eaux courantes qui s’y montrent plus qu’ailleurs. Cette zone a une végétation particulièrement active sur le versant oriental du Mexique, parce que les vents dominants, les vents alizés, arrivent de ce côté chargés de l’humidité qu’ils ont recueillie dans leur longue course sur la surface de l’Océan. Elle se distingue par les cultures connues sous le nom de tropicales. Malheureusement sur plusieurs points, surtout dans le voisinage des ports que baigne l’Océan-Atlantique, elle est désolée par la fièvre jaune, dont le foyer pestilentiel est dans des marécages que l’industrie humaine réussira quelque jour à dessécher, quand elle voudra y appliquer les puissants moyens dont elle dispose aujourd’hui. Au-dessus, à mi-hauteur sur le plan incliné, s’étend la zone appelée la Terre-Tempérée (Tierra Templada), qui présente une température moyenne annuelle de 18 à 20 degrés, et où le thermomètre n’éprouve que très peu de variations d’une époque à l’autre de l’année, de sorte qu’on y jouit d’un printemps perpétuel. C’est une région délicieuse, dont le type le plus parfait s’offre aux environs de la ville de Xalapa, et qu’on retrouve avec ses charmes autour de la ville de Chilpancingo, où s’était réuni le premier congrès dans la guerre de l’indépendance. Elle possède une végétation à peu près aussi active et aussi vigoureuse que le littoral, sans en avoir l’atmosphère embrasée et les miasmes empestés. Elle est exempte de ces myriades d’insectes déplaisants ou venimeux qui pullulent dans la région basse de la Terre-Chaude et y font le tourment de l’homme. On y respire l’atmosphère pure du plateau sans en subir les passagères fraîcheurs et l’air vif dangereux aux poitrines délicates. Quand l’eau y abonde, comme à Xalapa et dans quelques autres districts où les glaciers éternels de quelques montagnes, telles que le pic d’Orizaba et le Goffre de Perote, se chargent d’en fournir aux sources toute l’année, la zone tempérée est un paradis terrestre.

Par-dessus la zone tempérée se déploie la Terre-Froide(Tierra Fria), ainsi nommée en raison de l’analogie que des colons venus de l’Andalousie durent lui trouver sur une partie de son développement avec le climat assez cru des Castilles ; mais les Français, les Anglais et les Allemands transportés au Mexique dans la Terre-Froide s’y jugent à peu près partout en un climat fort doux. La température moyenne de Mexico et d’une bonne portion du plateau est de 17 degrés ; c’est seulement un peu moins que celle de Naples et de la Sicile, et c’est celle des trois mois de l’été à Paris. D’une saison à l’autre, les variations, comme partout entre les tropiques, y sont bien moindres que dans les parties les plus tempérées et les plus belles de l’Europe. Pendant la saison qu’on n’y saurait appeler l’hiver que par une extension excessive des termes du dictionnaire, la chaleur moyenne du jour à Mexico est encore de 13 à 14 degrés, et en été le thermomètre à l’ombre ne dépasse pas 26 degrés.

À la faveur d’une pareille constitution physique, les cultures les plus variées peuvent être et sont en effet réunies je ne dirai pas seulement dans les diverses provinces d’un même pays, mais dans les environs d’une même ville. Quatre bassins, échelonnés à des altitudes fort inégales, environnent la capitale du Mexique. Le premier, qui comprend la vallée de Toluca, a 2600 mètres d’élévation au-dessus de la mer ; le second, ou la vallée de Tenochtitlan (Mexico), 2274 mètres ; le troisième, ou la vallée d’Actopan, 1966 mètres, et le quatrième, la vallée d’Istla, 981 mètres de hauteur. Ces quatre bassins diffèrent autant par le climat et les productions du sol que par leur élévation au-dessus du niveau de l’Océan. Le quatrième, qui est le moins élevé, est propre à la culture de la canne à sucre, le troisième à celle du coton, le second à la culture du blé d’Europe, et le premier, celui de Toluca, se distingue par des plantations d’agave ou aloès mexicain, qui étaient les vignobles des Indiens Aztèques, et qui fournissent la boisson fermentée dont s’abreuvent encore la plupart des Mexicains. Si donc le Mexique avait ce qu’il est bien loin de posséder aujourd’hui, mais ce qu’il aura nécessairement un jour, en fait de communications intérieures, quelque chose de semblable à ce qu’on rencontre dans les moindres États de la fédération américaine du nord, il suffirait d’un petit nombre d’heures pour voir défiler sous ses yeux toutes les cultures comme les climats les plus divers. Sur une distance comme celle de Paris à Orléans et même de moitié, on passerait du blé à la canne à sucre, du peuplier et du frêne au palmier, à des cyprès gigantesques[5], à cette multitude d’arbres à feuillage toujours vert qui sont propres aux pays les plus chauds de la terre. Supposez au Mexique un seul chemin de fer, un chemin qui sera construit dès que l’ordre y renaîtra, celui de la Vera-Cruz à Acapulco par Mexico, en un trajet de deux heures, en se dirigeant de Mexico sur Acapulco, d’une végétation assez analogue à celle des environs de Paris on sera arrivé aux plantes qui frappent les regards dans l’île de Cuba ou à Saint-Domingue, car de Mexico à Cuernavaca, où les sucreries prospèrent, il n’y a guère plus loin que de Paris à Fontainebleau. Indépendamment des phénomènes que déterminentçà et là des expositions exceptionnellement favorables, l’extrême variété du tableau que le règne végétal déploie sous les yeux du voyageur est accrue encore par l’élasticité qu’acquiert au Mexique le tempérament des plantes, de celles même qui, comme la canne à sucre, sont supposées très délicates. Cette riche culture, qui est assez développée au Mexique, et qui pourrait l’être bien davantage, s’y rencontre par des altitudes très différentes. Elle commence dans la plaine même du littoral, et elle continue avec toute sa fécondité jusqu’à la hauteur de 1000 mètres ; elle réussit même dans les vallées qu’une exposition favorable abrite contre les vents du nord, à 1500 mètres et plus haut encore. C’est ainsi que dans le Michoacan on trouve des sucreries florissantes aux environs de Valladolid, par une altitude d’au-delà 1800 mètres, et les plantations de sucre de Rio-Verde, situées au nord de Guanaxuato, sont à plus de 2000 mètres ; mais le vallon qu’elles occupent est étroit et creux, les montagnes, dressées comme des murailles à pic, y réverbèrent les rayons du soleil à ce point que la chaleur y est insupportable. Enfin il est prouvé par le testament de Fernand Cortez que de son temps il y avait des sucreries dans la vallée même de Mexico. Rien que par cet article, l’agriculture mexicaine, bien dirigée et bien desservie, aurait un brillant avenir.

Il n’existe probablement pas sur la terre entière un autre pays dont la configuration soit aussi particulière et aussi avantageuse. En Europe, les terrains élevés qui se présentent sous la forme de grandes plaines sont à peu près constamment entre 400 et 800 mètres d’altitude. Le plateau des Castilles est à 700 mètres environ. En France, le plateau des départements du centre, d’où surgissent le Mont-Dore, le Puy-de-Dôme et le Cantal, a la même élévation à peu près. Le plateau de la Bavière est à 500 mètres. Les plateaux des Castilles ou du centre de la France, et à plus forte raison celui de la Bavière, n’ont pas ce qu’a le plateau mexicain, la mer presque immédiatement à leur pied, que dis-je, la mer ? les deux grands océans. Et puis ce n’est pas en Europe qu’en descendant des plateaux vers la mer l’on peut rencontrer cette succession admirable de tous les climats et de toutes les merveilles du règne végétal. Dans l’Amérique méridionale, le vaste territoire de l’ancienne république de Colombie, aujourd’hui fractionnée en trois, dont le contour du côté de la mer se présente sous la forme générale d’un grand demi-cercle sur lequel vient se souder l’isthme de Panama, offre, comme le Mexique, ce caractère d’un territoire compris entre les tropiques et descendant par gradins d’une grande altitude jusqu’à la mer, qui là aussi est l’un et l’autre Océan ; mais l’élévation des plaines y est plus grande que sur la majeure partie du plateau mexicain, et elle y est trop grande. La ville de Santa-Fé-de-Bogota est assise sur un plateau à 2625 mètres de hauteur. Caxamarca, l’ancienne résidence des Incas, qu’ont rendue célèbre les trésors attribués à Atahuallpa et la catastrophe de ce prince, est à 2860 mètres. Les grandes plaines d’Antisana sont plus exhaussées encore : elles se tiennent à 4100 mètres, dépassant ainsi de 389 mètres la cime du pic de Ténériffe. Portée à la hauteur de Santa-Fé seulement, l’altitude devient un désavantage, elle détermine un abaissement marqué de la température ; paralysant ainsi la puissance de la végétation, elle empêche l’établissement d’une agriculture qui soit bien féconde, et par là même elle devient un obstacle à la marche ascendante de la richesse publique et privée et au progrès de la civilisation. Sur le plateau mexicain, on observe que, passé 2500 ou 2600 mètres, le sol cesse de recevoir pendant l’été la quantité de chaleur qui est nécessaire pour amener à maturité beaucoup de productions que l’homme civilisé recherche pour sa subsistance ou pour son agrément. La température moyenne de l’année reste encore supérieure à celle des pays de l’Europe où l’agriculture et le jardinage sont le plus florissants ; mais en fait de calorique la température moyenne n’est pas la seule circonstance qui fait la réussite ou l’insuccès des cultures et fixe le système agricole qui convient à une contrée. Il faut aussi tenir en grande considération la température estivale, car c’est celle qui provoque le développement de la floraison, celle qui mûrit les moissons et les fruits, celle par conséquent qui fait la fortune du cultivateur. Lorsqu’on a dépassé une certaine altitude, un pays situé dans la zone comprise entre les deux tropiques a, par rapport à la production de la plupart des plantes les plus utiles, une infériorité marquée relativement aux régions plus éloignées de l’équateur qui auraient la même température moyenne annuelle. Entre les tropiques, sur le plateau de Bogota ou sur celui d’Ancahuac, l’hiver est plus doux qu’en Europe ou que dans les contrées dites à climat tempéré de l’Amérique, de Boston ou de Chicago à la Nouvelle-Orléans ; mais aussi, à une certaine altitude, les rayons du soleil de l’été n’y sont plus de force à donner le coup de feu qu’exigent au moment décisif tant de graines et de fruits précieux pour l’alimentation de l’homme et pour les arts de la civilisation.

Entre le plateau mexicain et les contrées élevées de l’Amérique méridionale, il y a cette autre différence à l’avantage de celui-là, que les plaines de l’hémisphère austral sont plutôt des vallées longitudinales enfermées entre deux branches de la Cordillère, tandis qu’au Mexique c’est la croupe même de la chaîne qui forme le plateau : d’où suit que dans le sens de la largeur, c’est-à-dire perpendiculairement à l’équateur, les plaines de l’Amérique du Sud sont bornées en étendue. Elles le sont dans l’autre sens par une autre cause : le pays est déchiré par des crevasses transversales dont la profondeur va jusqu’à 1400 mètres, et qui opposent aux communications des obstacles presque insurmontables. Ainsi l’Amérique du Sud, au lieu d’un immense plateau comme celui du Mexique, présente un échiquier de petits plateaux séparés par des précipices. Selon M. Alexandre de Humboldt, ils n’auraient en moyenne que quarante lieues carrées (75000 hectares), c’est-à-dire la moitié de l’étendue moyenne d’un arrondissement en France. Ils forment comme des îlots isolés au milieu de l’océan aérien. L’existence de ces fentes profondes qui sillonnent le continent dans les régions élevées de l’Amérique méridionale empêche les marchandises de se déplacer, et interdit aux hommes de voyager autrement qu’àcheval ou à pied ou sur le dos d’Indiens pour lesquels ce labeur de bête de somme est une profession. Dans le Mexique au contraire, quoiqu’on y ait fort peu fait pour les routes, les voitures roulent sur un sol nivelé à grands traits par la nature, depuis Mexico jusqu’à la ville de Santa-Fé, dans le Nouveau-Mexique, sur une longueur de plus de 2200 kilomètres.

Une autre supériorité du Mexique sur une partie des autres régions équinoxiales de l’Amérique, c’est le petit nombre de ses volcans et l’absence de ces violents tremblements de terre qui ailleurs viennent de temps en temps dévaster les villes. Dans toute l’étendue du Mexique, on ne comptait, il y a cent ans environ, que quatre volcans encore en feu : le pic d’Orizaba, qui n’a pas fait d’éruption notable depuis trois cents ans, le Popocatepetl, qui constamment jette un peu de fumée sans dévaster ses alentours, la montagne de Tustla et le volcan de Colima, qui ne paraissent pas avoir jamais causé de désastres. En septembre 1759, un phénomène sans exemple fit sortir de terre, au milieu des circonstances les plus effrayantes, un volcan nouveau, celui de Jorullo, aujourd’hui encore enflammé, autour duquel apparurent en même temps une infinité de petits cônes qui n’ont pas cessé de fumer[6]. Aucune des cités du Mexique n’a éprouvé de ces tremblements de terre qui ont désolé et quelquefois renversé Guatemala, Lima, Caracas et d’autres centres de population de l’Amérique centrale ou de l’Amérique du Sud. Sous quelques-unes d’entre elles, assez fréquemment le sol remue, Mexico même est dans ce cas ; mais ce sont des tremblements si faibles qu’ils n’inquiètent pas les habitants. Ils n’empêchent pas de bâtir des maisons à plusieurs étages ; ils obligent seulement de donner aux murs une solide assiette et de s’abstenir de l’architecture élancée. Le bel édifice de la Mineria de Mexico, qu’on avait cherché à rendre élégant en y introduisant des colonnes légères, a bientôt menacé ruine. Les encoignures des maisons de Mexico ne sont pas toujours parfaitement d’aplomb, et une petite inclinaison par rapport à la verticale dans les arêtes des édifices frappe quelquefois le regard au croisement des rues ; mais c’est à ces perturbations que s’arrêtent les effets des agitations du sol. On ne saurait s’en tirer à meilleur marché.

Le côté faible du Mexique, ce sont les cours d’eau. Il en est fort mal pourvu. Ceux qu’on y voit sont des torrents qui, pendant la belle saison, répondant, de même que dans les Antilles, à notre hiver, sont presque tous à sec. Le Rio-Bravo-del-Norte, autrefois en plein dans le pays, est à la frontière depuis que les États-Unis se sont emparés du Texas. Au midi, le Guasacoalco, fleuve navigable, dont l’embouchure pourrait devenir un bon port, n’est pas davantage à la portée des provinces populeuses. Il paraît certain néanmoins que dans les temps primitifs, je veux dire à l’époque de la conquête, ses bords étaient couverts d’habitants. Le Santiago ou Tololotlan, qui débouche dans l’Océan Pacifique, près du port de San-Blas, rencontre des villes et baigne de grands espaces cultivés ; mais il est presque une exception solitaire dans la région peuplée, au moins par l’étendue de son cours. Heureusement, pendant la saison des pluies, qui dure quatre mois de notre été, chaque jour la terre mexicaine est abondamment arrosée dans l’après-midi, et alors s’emplissent non seulement les réservoirs naturels qui alimentent les sources, mais aussi les bassins disposés par la prévoyance des hommes pour assurer des approvisionnements à l’agriculture. Sur le plateau, les ruisseaux et même les sources sont assez rares. C’est le même phénomène qui se rencontre dans un certain nombre de pays calcaires. La cause en est dans la constitution du terrain : il n’est point calcaire comme certains plateaux du midi de la France, désignés communément sous le nom de causses, et où se montrent fort peu de sources ; mais il est de même fissuré. Les eaux pluviales, absorbées par le sol, descendent par les fissures de manière à aller former les cours d’eau petits ou moyens qui sourdent sur la pente des deux plans inclinés conduisant à la mer. En somme, le Mexique est un pays sec, assez souvent aride. Quelques lacs cependant y sont épais. Le plus grand est celui de Chapala, dont la surface est de plus de 300 000 hectares. C’est le double du lac de Constance, dont l’étendue est déjà peu commune. Il est situé dans la partie peuplée du plateau, non loin de l’importante ville de Guadalaxara. Il faut signaler aussi les lacs qui forment un réseau à côté de la ville de Mexico : ils sont au nombre de cinq et portent les noms de Tezcuco, Xochimilco, Chalco, San-Cristoval et Zumpango : ils occupent ensemble une superficie de 44 000 hectares. On en compte neuf autres au nord de la ville de Zacatecas et cinq autour de la ville de Chihuahua. Malheureusement l’eau de la plupart de ces lacs contient une proportion très sensible de carbonate de soude, à ce point qu’on a pu y établir l’exploitation de ce sel ; mais cet avantage manufacturier est acheté par un grave inconvénient : l’eau des lacs est impropre à l’irrigation, qui partout est une si précieuse ressource pour la culture.

Le même sel dont nous venons de parler imprègne une partie du sol du Mexique. Il monte à la surface, attiré qu’il est par la sécheresse de l’atmosphère. Il apparaît en efflorescences très visibles à cause de leur couleur blanche. On le remarque par exemple dans la vallée de Mexico, au bord des lacs de Tezcuco, de Zumpango et de San-Cristoval, et dans une partie des plaines qui entourent la ville de la Puebla. La présence de ce sel est certainement un obstacle à la culture. Nulle part ce phénomène n’est plus prononcé qu’en Californie orientale, dans la vallée comprise entre la Sierra-Nevada et les Montagnes-Rocheuses. C’est un espace fort vaste, où récemment on a signalé et commencé d’exploiter de riches mines d’argent, parmi lesquelles celles de Washoë ont eu dès le premier moment une célébrité probablement excessive en comparaison de ce qu’elles valent. La salure y est très marquée, au point d’y rendre la végétation presque impossible ; mais cette contrée a cessé de faire partie du Mexique : elle est incorporée dans l’Union de l’Amérique du Nord. Dans l’état actuel du Mexique, il n’y a pas lieu de beaucoup se préoccuper de cette salure du sol, quoiqu’elle en condamne une partie à une dénudation dont le regard est affligé ; il reste bien d’autres terres, et d’excellentes, pour exercer l’industrie du cultivateur.

II. — DE LA RICHESSE MINÉRALE.

Si la surface du Mexique est riche, si elle ouvre à l’agriculture une carrière bien plus variée que celle qui s’offre à elle partout ailleurs, à peu près ce que, dans le langage juridique, on nomme le tréfonds, en d’autres termes les entrailles de la terre ne laissent pas que de receler aussi des trésors. Les mines d’argent y abondent, et on en retire aussi un peu d’or. Depuis 1848, le Mexique a été dépassé dans la production des métaux précieux par deux contrées. La Californie, qui est un démembrement du Mexique même, s’est mise à rendre en or une somme supérieure à l’extraction combinée de l’or et de l’argent dans la république mexicaine, et depuis peu on a commencé à y exploiter des mines d’argent qui promettent. L’Australie ne produit encore, en fait de métaux précieux, que de l’or ; mais, de même que la Californie, elle en donne pour une somme qui excède la production de l’argent dans le Mexique et même dans l’Amérique entière, je pourrais dire dans les cinq parties du monde. Cependant jusqu’à 1848 le Mexique était le premier pays de la terre pour les métaux précieux. Ce qu’il rendait des deux réunis surpassait en valeur le produit de tout le reste du nouveau continent. Si le Mexique s’est ainsi laissé surpasser, ce n’est pas la faute de la nature, mais bien celle des hommes. On retrouve ici la funeste influence de la mauvaise organisation qui a arrêté les progrès du pays en tout genre.

Les filons d’argent du Mexique n’eurent pas immédiatement après la conquête la célébrité de ceux du Pérou. C’est au Pérou que, peu d’années après que les Pizarre et Almagro y eurent introduit la domination espagnole, fut découverte une mine d’argent prodigieusement riche, et dont le nom est employé encore pour désigner une richesse sans limites, celle du mont Potosi. Il en est sorti depuis lors près de 7 milliards[7]. Sous Montézuma et ses prédécesseurs, les Aztèques exploitaient quelques mines d’argent, mais ils n’étaient point assez habiles en métallurgie pour s’adresser à d’autres que celles qui renfermaient le métal à l’état natif. Or de telles mines se présentent assez rarement. Dans la plupart des minerais qui s’exploitent avec avantage, l’aspect de l’argent est entièrement voilé par son association intime avec le soufre, l’antimoine, l’arsenic, si bien que l’œil d’une personne qui n’est pas versée dans la science n’y reconnaît pas le métal, et, ce qui est plus grave, il n’est pas aisé, il est difficile de dégager le précieux métal de ces combinaisons. On sait qu’au contraire, dans les mines d’or, le métal est à l’état natif, et, disons-le en passant, cette différence explique pourquoi les Espagnols trouvèrent chez les peuples d’Amérique plus d’or que d’argent. Même dans l’empire aztèque, qui était plus avancé que tout le reste, la production de l’argent était très bornée.

Au commencement du XVIIIsiècle, les mines du Mexique ne donnaient encore, en or et en argent, que 27 millions de nos francs d’aujourd’hui, presque tout en argent. Cinquante ans après, elles étaient montées à 65. À la fin du XVIIIsiècle et au commencement du XIXc’était moyennement de 125 à 130 millions, dont les neuf dixièmes en argent, le reste en or, qui s’extrayaient principalement des lingots d’argent. C’est à peine si aujourd’hui le Mexique est revenu à ce niveau qu’il avait perdu pendant les guerres de l’indépendance. Il n’en reste pas moins le principal producteur d’argent dans le monde entier. Si on laisse la Californie à part, on trouve qu’il produit à peu près les trois cinquièmes du rendement de l’Amérique entière pour les deux métaux réunis ; par rapport à l’argent seul, sa quote-part est un peu plus forte.

Le nombre des filons argentifères que présente le Mexique est à peu près illimité. Au nord de Mexico, et particulièrement dans la partie occidentale du pays, ces filons se multiplient. Quand on approche du golfe de Californie, toute la pente de la Cordillère est composée de roches dans la masse desquelles un peu d’argent est disséminé, et qui sont traversées par des bancs de cette autre roche dure, ordinairement d’un blanc laiteux, que les minéralogistes appellent le quartz ; à cause de leur dureté, ils ont résisté le plus souvent à l’action prolongée de l’air et des intempéries : c’est pourquoi ils font saillie au-dessus de la surface. Ce sont les filons argentifères, et ils contiennent l’argent de la manière suivante : ils sont parsemés de sulfures métalliques, et dans le nombre de ces sulfures se trouve celui d’argent, accompagné d’autres combinaisons dont fait aussi partie le métal précieux. C’est à ces filons que s’attaquent les mineurs, en choisissant les endroits où ils présument qu’ils sont riches. Ce qui distingue les filons argentifères du Mexique, et au surplus ceux de la plupart des autres contrées de l’Amérique, c’est la grandeur de leur dimension beaucoup plus que la forte proportion du métal. Le filon de la Biscaïna, qu’on exploite à Real-del-Monte, a plusieurs mètres d’épaisseur. Le filon nommé la Veta-Madreà Guanaxuato, est ordinairement épais de 8 mètres ; quelquefois il l’est de 50, et on l’a exploité sur une longueur de 12 kilomètres. Plusieurs autres filons connus ont 5, 7, 10 mètres, et par places le double. Au Pérou, selon le témoignage d’un savant naturaliste allemand, M. de Tschudi, on trouve des filons plus puissants encore que celui de Guanaxuato lui-même, là où il l’est le plus. C’est ainsi qu’à Pasco on connaît et on exploite depuis longtemps deux filons, l’un de 114, l’autre de 123 mètres d’épaisseur. En général, et sauf des exceptions qui ne laissent pas de se répéter, le minerai qu’on extrait de ces filons n’a pas, même après qu’on a rejeté les matières stériles, une teneur utile de plus de deux à trois millièmes, c’est-à-dire qu’on extrait seulement 2 ou 3 kilogrammes d’argent de 1000 kilogrammes de minerai soumis au traitement ; mais l’immense quantité de minerai que fournissent ces puissants filons permet d’arriver, même avec une aussi faible teneur utile, à un rendement considérable et assez fréquemment à de beaux bénéfices.

Ce qui distingue les mines du Mexique de celles du Pérou et de la plupart des autres contrées d’Amérique qui possèdent des filons d’argent, c’est le caractère des sites où on les rencontre. La plupart des mines mexicaines sont dans des contrées fertiles et riantes où la vie est facile et peut être rendue agréable à peu de frais. Il est rare qu’elles soient situées à plus de 2000 ou 2200 mètres au-dessus du niveau des mers. Les célèbres mines de Valenciana et de Rayas près de Guanaxuato, qui au commencement du siècle rendaient plus que n’a jamais donné la montagne du Potosi, sont dans un climat charmant, à portée d’un pays fertile qui produit en abondance tout ce qu’il faut pour bien nourrir les mineurs et pour la subsistance des mules que l’exploitation emploie en très grand nombre. Les mines du Pérou au contraire sont dans des régions glacées, à peu de distance des neiges éternelles. C’est ainsi que les mines de Pasco se trouvent à plus de 4000 mètres d’altitude dans les hautes montagnes où l’Amazone prend sa source. La mine de Gualgayoc est à 4080 mètres. La célèbre mine du Potosi a été exploitée jusqu’à la hauteur du sommet du Mont-Blanc. La montagne du Potosi, des flancs de laquelle on a tiré tant de trésors, a une élévation de 4865 mètres au-dessus de la mer, et 945 au-dessus de sa propre base, ce qui fait que la moindre altitude où l’on puisse l’exploiter est encore à 3920 mètres. Le pays qui entoure le pic est aride, affreux, et, ce qui aggrave la situation des mineurs, inaccessible, faute de chemins, qui seraient très dispendieux à établir. Cette seule circonstance de se trouver dans un climat favorisé assure aux mines du Mexique de grandes facilités d’exploitation, et par conséquent un grand développement. Toutes choses égales d’ailleurs, la main-d’œuvre est moins chère lorsque les vivres sont meilleur marché, et lorsque les ouvriers sont attirés par les agréments du climat.

Ce fut un mineur mexicain, Barthélémy Médina, à la mémoire duquel aucun monument n’a été consacré, qui imagina au XVIsiècle, en 1557, la méthode suivant laquelle l’exploitation de la presque totalité du minerai se fait encore. C’est la méthode dite par amalgamation à froid, qui repose sur l’emploi du mercure et de quelques ingrédients beaucoup moins chers, tels que le sel et une substance appelée dans le pays le magistral[8]. Elle permet d’extraire le métal des minerais pauvres sans avoir à les fondre, par conséquent sans combustible, circonstance bien heureuse dans un pays où les bois n’étaient déjà pas communs à l’époque de la conquête, et où les Espagnols les ont détruits comme dans tous les pays à peu près où ils se sont établis. Elle présente en outre l’avantage de se prêter à une exploitation fort en grand ; mais si elle ne dévore pas de combustible, elle consomme du mercure. On calcule que, pour produire 1 kilogramme d’argent, on sacrifie 1 kilogramme 1/2 de cet autre métal. On voit par là que l’abondance et le bas prix du mercure sont les conditions d’une grande production d’argent, d’une grande activité dans les mines. C’est ce qui explique les réclamations incessantes que les mineurs mexicains autrefois adressaient à la cour d’Espagne, pour qu’elle leur vendît à un prix modéré le mercure dont elle avait le monopole : la majeure partie du mercure livré au marché général et tout celui qui allait à Mexico provenaient de la mine d’Almaden, qui appartenait à la couronne d’Espagne[9].

Il avait été fait droit à ces réclamations. À partir de 1777, le mineur mexicain payait à Mexico le mercure sur le pied de 5 francs le kilogramme seulement. Après l’indépendance, le gouvernement espagnol ayant mis en ferme la mine d’Almaden, le fermier en a exagéré le prix, et jusqu’à ces derniers temps, le mercure revenait au mineur mexicain de 15 francs 50 à 17 francs 50 le kilogramme, selon l’éloignement de la mine. Cette nécessité absolue d’avoir du mercure pour retirer l’argent du minerai rend compte aussi des sollicitations des exploitants près des vice-rois qui en étaient dépositaires, et qui souvent ne craignaient pas de s’en faire payer cher la répartition.

Dans les circonstances où était placée l’industrie des mines d’argent, ce fut pour elle un grand bienfait que la découverte faite en Californie, il y a quinze ou vingt ans, de mines nouvelles de mercure d’une richesse supérieure. Les Américains du Nord, une fois les maîtres du pays, en ont fait la reconnaissance et organisé l’exploitation avec cette incomparable activité qui les caractérise. Ils y ont été aidés par la situation des mines dans un des plus jolis et des plus fertiles vallons de toute la Californie, à proximité de la capitale, San-Francisco. Les mines de la Nouvelle-Almaden, c’est le nom qu’on a donné à ces exploitations, sont aujourd’hui en pleine activité ; elles rendent déjà autant de métal que toutes celles de l’Europe ensemble, elles le produisent dans d’excellentes conditions, et on peut croire qu’il n’y aura d’autre limite à leur extraction que celle de la grandeur même des besoins des mines d’argent. Il résulte d’un excellent mémoire de M. Laur, ingénieur des mines, sur les richesses métallurgiques de la Californie, qu’on s’attend à voir bientôt le mercure offert à l’exportation, à San-Francisco, au prix de 3 francs à 3 francs 20 le kilogramme. Il ne faudrait pas davantage pour donner à l’exploitation des mines d’argent du Mexique, et du Nouveau-Monde en général, une impulsion extraordinaire. Si le Mexique adoptait enfin une organisation politique qui y rétablît l’ordre et la sécurité, si des voies de communication, des routes et quelques chemins de fer s’y construisaient de manière à réduire les frais de transport qui y sont exorbitants, si la législation des mines y recevait quelques améliorations que les hommes compétents ont signalées, la production de l’argent y acquerrait bientôt les plus grandes proportions.

Au commencement du siècle, M. de Humboldt écrivait ces lignes : « En général, l’abondance de l’argent est telle dans la chaîne des Andes, qu’en réfléchissant sur le nombre des gîtes de minerais qui sont restés intacts, ou qui n’ont été que superficiellement exploités, on serait tenté de croire que les Européens ont à peine commencé à jouir de cet inépuisable fonds de richesses que renferme le Nouveau-Monde… » — « L’Europe serait inondée de métaux précieux, si l’on attaquait à la fois, avec tous les moyens qu’offre le perfectionnement de l’art du mineur, les gîtes de minerais de Bolanos, de Batopilas, de Sombrerete, du Rosario, de Pachuca, de Moran, de Zultepec, de Chihuahua, et tant d’autres qui ont joui d’une ancienne et juste célébrité. » Un autre observateur fort éclairé, venu quarante ans plus tard, M. Duport, disait : « Les gisements travaillés depuis trois siècles ne sont rien auprès de ceux qui restent à explorer… » — « Le temps viendra, un siècle plus tôt, un siècle plus tard, où la production de l’argent n’aura d’autres limites que celles qui lui seront imposées par la baisse toujours croissante de la valeur. »Le moment paraît proche où ces prédictions doivent s’accomplir, soit parce que le Mexique se sera reconstitué lui-même, soit, s’il s’y refuse ou s’il y échoue, par la conquête qu’en feraient les Américains du Nord.

III. — SITUATION GÉOGRAPHIQUE.

Aux dons précieux de cette riche variété dans son climat, qui apparaît sur des parties contiguës du territoire, et de ces mines mêmes d’argent qui sont sans pareilles au monde, le Mexique en joint un autre qui peut aussi devenir une source de prospérité et de grandeur. J’ai déjà rappelé qu’il est à cheval sur les deux vastes océans. Par son rivage oriental, il est vis-à-vis de l’Europe, et son rivage occidental est baigné par le Grand-Océan, justement nommé en ces parages, pour la majeure partie de l’année du moins, le Pacifique. Par ce dernier océan, il peut entretenir des relations faciles avec les grands et populeux empires de l’Asie, l’Inde, la Chine et le Japon, et avec les colonies prospères que, depuis un demi-siècle ou moins encore, le génie entreprenant de la race européenne a formées dans les archipels dont est semée l’immensité du Grand-Océan, ou sur les rivages naguère inhabités qu’il baigne. L’Australie et la Californie sont les deux plus éclatants produits de cette activité intelligente de la race de Japhet, et on peut prévoir la création prochaine de nouveaux établissements parmi ces îles innombrables. N’a-t-on pas vu depuis quelques années les Marquises, les îles de la Société, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, s’ajouter au domaine de la civilisation occidentale ? Parmi les anciennes colonies de l’Europe dans ces parages, la plupart ont grandi en puissance de production ; Java en offre le plus bel exemple. Les Philippines, qui à elles seules pourraient constituer un État puissant, semblent sortir de leur immobilité séculaire. Ainsi une vie nouvelle, souillée par le génie de l’Europe, pénètre de toutes parts dans le Grand-Océan. Un pays aussi bien situé que l’est le Mexique par rapport à ce bassin prodigieusement étendu semble appelé à en retirer de grands avantages.

Le temps n’est plus où un philosophe éminent comme M. de Humboldt, d’ordinaire si clairvoyant dans ses prévisions, pouvait écrire qu’il fallait considérer comme presque nulle l’influence que l’Asie exercerait jamais sur le nouveau continent et réciproquement, parce que, dans un sens au moins, la « constance des vents alizés et le grand courant de rotation, qui est constant entre les tropiques », rendraient ces relations éternellement difficiles. Depuis que M. de Humboldt s’exprimait ainsi, le navire à vapeur est apparu, il a successivement reçu des perfectionnements qui en ont fait un appareil merveilleux de rapidité, d’exactitude et de sécurité, et grâce à cette invention, ce qui semblait impossible est devenu d’une facilité extrême.

Pour se faire une idée de l’énergie avec laquelle aujourd’hui le courant de la civilisation européenne se précipite vers le champ que lui offraient depuis quelques siècles l’Océan Pacifique et les terres qui le bordent, on n’a qu’à se rendre compte de ce qu’était à l’origine du XIXsiècle le commerce de l’Europe ou des États-Unis avec l’Inde, avec la Chine et avec les colonies environnantes, et à en comparer les proportions avec celles qu’il a acquises de nos jours. Alors la compagnie anglaise des Indes accaparait les échanges entre l’Europe, l’Inde et la Chine, et ces échanges étaient bien médiocres. Les États-Unis y prenaient part au moyen d’un petit nombre de navires. Le Japon était fermé, Java languissait, Singapore n’existait pas. En Australie, quelques milliers de condamnés se façonnaient lentement et péniblement aux pratiques d’une vie honnête en cultivant le sol. On n’y avait pas encore découvert le système d’exploitation territoriale qui a fait de cette colonie le principal centre de la production de la laine pour l’industrie européenne, encore moins les mines de cuivre et surtout les mines d’or, qui aujourd’hui présentent des ressources inépuisables au mineur. La Californie alors n’était peuplée que d’une poignée de missionnaires apprenant tant bien que mal les rudiments du christianisme à quelques peuplades d’Indiens. On ne soupçonnait pas qu’elle recelât les mines d’or dont la présence, subitement révélée par le hasard au génie audacieux et infatigable des Américains du Nord, y a, de toutes les parties de la terre, attiré des colons intrépides, et converti les vallées désertes du Sacramento et du San-Joaquin en un des foyers les plus intéressants de la civilisation.

Mais ce n’est pas seulement l’appât du plus précieux des métaux, le désir si vif chez la plupart des peuples d’en arracher des parcelles aux alluvions ou au fond des entrailles de la terre, qui aujourd’hui attire la race européenne dans les parages du Grand-Océan. À ces mobiles se joint ce sentiment que le globe terrestre est le patrimoine des fils de Japhet, cette pensée dont sont saisis les grands gouvernements de l’Europe, qu’il leur appartient de s’immiscer dans les affaires des peuples de la civilisation orientale et de renverser les barrières dont ils s’obstinaient à entourer leur routine et leur vanité. Le canon de l’Europe a forcé les portes du plus populeux empire de la terre, la Chine, qui renferme un nombre d’hommes double de ce qu’en présente l’Europe entière[10], de Cadix et de Lisbonne à Christiania, et de Dublin à Saint-Pétersbourg. Les drapeaux de la France et de l’Angleterre ont flotté sur les murs de Pékin, et cette dernière campagne a laissé sur les imaginations chinoises de tels souvenirs qu’on peut croire que l’empereur fils du ciel ne renouvellera plus ses tentatives d’isolement[11]. C’est pour ne plus se relever que la muraille de la Chine est renversée. Le Japon, intimidé par le retentissement des campagnes de l’Angleterre et de la France en Chine, a de lui-même abaissé ses barrières, dès que l’invitation lui en a été adressée. Il y avait déjà des années que l’Inde et les royaumes limitrophes, jusques et y compris la vallée de l’Indus et l’empire des cinq vallées, ou Penjab, avaient été conquis par les armes anglaises. Ainsi la civilisation occidentale, soit qu’elle réside au Mexique ou dans l’Union américaine, soit qu’elle ait son siège dans les États dont Londres, Paris, Berlin et Saint-Pétersbourg sont les capitales, voit devant elle en Asie des espaces infinis, désormais ouverts, qui appellent son commerce et ses hommes entreprenants.

Le cours des événements semble être guidé par une force supérieure de manière à multiplier les échanges, et par les échanges les contacts personnels entre l’Europe, ou, pour mieux dire, la civilisation occidentale et les diverses branches de la civilisation asiatique. Ainsi la production de la matière première d’une des plus belles industries de l’Occident, celle des soieries, a été tout d’un coup profondément atteinte en Europe par un accident inouï dans les fastes de l’agriculture, la maladie du ver à soie, contre laquelle jusqu’à ce jour tous les efforts ont échoué. Dès lors les manufactures de l’Europe, pour se procurer ce que nos magnaneries avaient cessé de leur fournir en suffisante quantité, ont du s’adresser à la Chine, où la soie abonde. De là une importation énorme en Europe des soies de l’empire chinois. Autre exemple : récemment, la guerre civile ayant éclaté dans la confédération de l’Amérique du Nord, le coton, dont l’Union était le principal fournisseur, a cessé d’arriver sur les marchés de l’Europe. De là une émotion très vive que les gouvernements eux-mêmes ont partagée, car lorsque la plus vaste des industries manufacturières, celle qui occupe la plus grande masse d’ouvriers, celle dont la production représente la plus forte somme d’argent, court le danger d’être paralysée, l’affaire est politique au premier chef. On a frappé à toutes les portes pour obtenir des approvisionnements de l’indispensable textile. Il a été constaté qu’à cet égard l’Asie offrait déjà ou devait bientôt offrir aux ateliers de nos contrées des ressources inespérées, qui deviendraient presque indéfinies, moyennant l’entreprise de divers travaux publics, lignes ferrées et ouvrages d’irrigation. Les cotons de l’Asie, surtout ceux de l’Inde anglaise, sont entrés ainsi subitement dans la consommation des fabriques européennes, et même de celles des États du nord de l’Union américaine. Les travaux publics qui doivent en faciliter le commerce ou en multiplier et en perfectionner la production dans l’Inde sont déjà en cours d’exécution. Ces exportations nouvelles et imprévues des soies et des cotons de l’Asie appellent naturellement une contre-partie : on voit et on verra de plus en plus se développer l’importation en Asie non seulement des marchandises des États qui lui empruntent ses matières premières, mais même des autres parties de la civilisation occidentale. Ce sont autant de liens qui s’établissent entre l’Asie et les pays où la civilisation occidentale est fixée.

Les relations entre le bassin du Grand-Océan et les régions occupées dans les deux hémisphères par cette puissante civilisation à laquelle nous appartenons sont en voie de s’agrandir par un autre côté, qui n’est pas le moins important et le moins curieux. Le manque de bras s’est fait sentir dans la plupart des colonies à sucre, à la suite de l’émancipation des noirs, parce que, dans la majeure partie de ces possessions, beaucoup d’esclaves émancipés avaient profité de leur liberté pour abandonner le travail des sucreries. Dans leur extrême embarras, les colons ont remarqué que l’Asie si populeuse offrait à des prix modiques une main-d’œuvre surabondante. On a d’abord puisé dans l’Inde, qui, sans la moindre gêne, a pu fournir, sous le nom de coulis, les travailleurs nécessaires pour remplacer les noirs. De l’Inde, on est passé bientôt à la Chine, qui présente en cela des ressources bien plus considérables, car la population de la Chine est triple de celle de l’Inde tout entière[12]. L’Asie se présente donc maintenant comme un inépuisable marché de main-d’œuvre, et, il faut le dire à l’honneur de notre temps, de travail libre, car l’Asiatique hindou ou chinois qui émigre à destination des colonies le fait en vertu d’un marché librement débattu, limité à un nombre d’années qui n’a rien d’excessif, et la condition où il vit aux colonies n’a rien de commun avec celle de l’esclave. Une fois ce mouvement commencé à l’instigation des entrepreneurs d’émigration, les Chinois, qui sont les plus industrieux des Asiatiques, l’ont spontanément continué. Ils sont venus d’eux-mêmes chercher du travail dans certaines contrées où l’absence des bras leur avait été signalée. Ils sont accourus en Californie, où ils sont au nombre de 40 000, presque tous adonnés au lavage des alluvions aurifères, et en Australie, où l’industrie de l’or a exercé sur eux la même puissance d’attraction; ils y donnent l’exemple de l’amour du travail, de l’économie et de l’obéissance aux lois. Si les gouvernements et les populations des pays que dessert le Grand-Océan leur faisaient un accueil bienveillant, ce qui, disons-le avec regret, n’a pas été le cas en Californie ni en Australie, il n’y aurait pas de limite aux multitudes qui quitteraient la Chine pour venir ainsi se mêler au courant de la civilisation occidentale dans tous ces parages. Aucun pays n’en pourrait profiter plus que le Mexique, s’il le voulait.

Enfin, au Mexique, par un autre privilège, les deux océans se trouvent fort rapprochés l’un de l’autre. La largeur du continent à Tehuantepec, au midi de la Vera-Cruz, est réduite à 220 kilomètres. Si l’on veut passer par Mexico après avoir débarqué à Vera-Cruz, pour se diriger sur Acapulco, qui est au pied de l’autre versant, le trajet (toujours à vol d’oiseau) n’est encore que de 550 kilomètres, à peu près la distance de Paris à Bordeaux. Plus au nord, par Durango, l’intervalle devient de 1000 kilomètres. Enfin, parmi les directions nombreuses par lesquelles on a projeté de traverser la chaussée, longue, avons-nous dit, de 2300 kilomètres, qu’on appelle l’isthme de Panama, le passage par Tehuantepec est le plus septentrional de tous, le plus à portée de l’Europe et des États-Unis. Pour les Américains du Nord, c’est celui qui abrégerait le plus le voyage de la Californie et celui des Grandes-Indes. Rien ne serait plus aisé que de faire passer par là un chemin de fer, et il n’est pas interdit d’y espérer quelque jour un canal maritime, car le plateau de Tarifa, qui servirait de point de partage, n’est qu’à 200 mètres d’élévation au-dessus de l’Océan. On sait que c’est à peu près la hauteur du bief de partage du canal des Deux-Mers, creusé par l’illustre Riquet à travers le Languedoc[13]. Le plus grand obstacle à ce canal serait la difficulté de trouver un port offrant un mouillage suffisant à l’extrémité de chacun des versants, et principalement sur le versant occidental, vers Tehuantepec ; mais le problème de créer un port de toutes pièces n’est pas absolument insoluble. Dans un pays où la science et les capitaux abonderaient, on peut en espérer la solution, pour peu que la nature s’y prête.

IV. — LA POPULATION.

La population actuelle du Mexique est d’environ huit millions d’âmes, dont plus de la moitié d’Indiens de race pure. Sur le reste, la majorité est formée des castes de sang-mêlé qui sont principalement issues de blancs et d’Indiens. Les noirs et les métis résultant de leur croisement avec les blancs ou avec les Indiens forment d’autres catégories distinctes, mais tous ensemble ils ne composent qu’une fraction insignifiante de la population totale. Au commencement du siècle, les noirs purs n’excédaient pas dix mille, ce qui donne une idée de ce que peuvent être les sang-mêlé de noir et de blanc, ou de noir et d’Indien. Cette faible proportion de l’élément africain et de ses dérivés constitue un avantage véritable pour le Mexique. Et d’abord elle a rendu très facile l’émancipation des noirs. C’est même un fait à mentionner à l’honneur des Mexicains que l’émancipation s’y était accomplie par la volonté spontanée des propriétaires d’esclaves avant que le pays ne s’appartînt encore, avant même que le mouvement de l’indépendance ne fût commencé[14]. En proclamant l’abolition de l’esclavage, les constitutions que s’est données le Mexique indépendant ont simplement reconnu un fait déjà consommé. En second lieu, de l’absence presque complète des nègres résulte une certaine supériorité de l’intelligence moyenne du peuple mexicain par rapport à ce que représentent quelques autres parties de l’Amérique espagnole. Je ne voudrais pas discréditer les descendants de Cham, et il n’entre pas dans ma pensée qu’à l’avenir rien puisse justifier l’esclavage de cette race infortunée. Au surplus, de l’infériorité intellectuelle du noir on n’est pas autorisé à conclure à la légitimité d’une institution sociale qui fait de cette variété de l’espèce humaine un troupeau de bétail. Ceci bien expliqué, je ne crains pas de dire que, pour le Mexique, il est heureux d’être presque uniquement peuplé de blancs et d’Indiens et de leurs croisements, à l’exclusion du sang africain. L’Indien a spontanément le goût du travail plus que le noir, et par les facultés de l’esprit il l’emporte manifestement sur lui. Si l’on met en parallèle la civilisation à laquelle étaient parvenus les Aztèques dans un nombre restreint de siècles[15] avec la grossière barbarie des royaumes nègres les plus remarquables qu’il y ait eu en Afrique, on sera frappé de la supériorité des premiers. Cortez trouva chez eux non seulement un grand nombre d’arts utiles, mais un certain développement des beaux-arts, avec des lois régulièrement pratiquées et un grand nombre de villes populeuses dont l’existence même supposait un certain avancement de la sociabilité et un système administratif déjà perfectionné. Ce qui est plus significatif encore, les Aztèques possédaient une littérature dont quelques débris sont venus jusqu’à nous et offrent un véritable intérêt. Ils avaient quelques notions des sciences, et par exemple ils savaient la longueur de l’année mieux que les Européens eux-mêmes à cette époque, ce qui a excité l’étonnement et l’admiration de l’illustre Laplace[16]. Quant au moral, ils déployèrent dans la défense de leur pays contre les Espagnols des qualités héroïques[17]dont on peut lire les preuves multipliées dans le bel ouvrage de M. Prescott[18], ou encore dans quelques-uns des volumes de l’intéressante collection de documents américains de M. Ternaux-Compans, notamment dans celui qui contient le récit de la conquête écrit par le petit-fils d’un noble indien qui y avait été acteur, le prince Ixtlilxochitl[19]. Les Indiens du Mexique offrent la ressource qu’on attend des nègres, et qui, après avoir été la cause de leur asservissement par les Européens au XVIsiècle, est mise en avant encore quand on veut motiver la perpétuité de leur servitude : c’est leur aptitude à cultiver la terre dans les pays très chauds, tels que ceux où sont établies les colonies à sucre. Plusieurs des variétés de l’Indien mexicain sont douées de la vertu de résister parfaitement à l’ardeur du soleil. C’est ainsi qu’avant la conquête du Mexique par Fernand Cortez, la région aujourd’hui connue sous le nom de Terre-Chaude était habitée plus que de nos jours, et présentait les caractères d’une prospérité relative. Postérieurement à la conquête, la culture de la canne à sucre et le travail des sucreries, qui dans les Antilles sont considérés comme les labeurs les plus pénibles, se sont toujours faits principalement par la main des Indiens, et accessoirement par les bras des nègres introduits comme esclaves.

Les blancs ne font guère que le sixième ou le septième de la population, et encore parmi les personnes qui se donnent et sont acceptées comme appartenant à la race blanche sans mélange, un bon nombre ont dans les veines une certaine portion de sang indien, ne fût-ce que parce qu’après la conquête les veuves et les filles des nobles aztèques devinrent les épouses légitimes des compagnons de Cortez ou des Espagnols qui arrivèrent immédiatement après. Elles leur apportaient la richesse et trouvaient en eux des protecteurs.

Il y avait aussi depuis longtemps dans les environs du port d’Acapulco, où arrivait et d’où partait le galion des Philippines et de la Chine, quelques sang-mêlé provenant du croisement des races asiatiques avec la population du pays. C’est une catégorie d’habitants qui pourrait se multiplier indéfiniment par l’immigration des Chinois, qui de nos jours s’échappent dans toutes les directions qu’ils voient ouvertes, poussés qu’ils sont par le désir d’échapper au régime arbitraire et tyrannique sous lequel ils gémissent dans leur patrie, et attirés dans les contrées où domine la civilisation occidentale ou chrétienne par la douceur relative des lois et par la protection dont y jouissent à peu près partout la personne et la propriété de l’homme industrieux.

Quant à la population que le pays pourrait porter, elle serait extrêmement considérable, puisque la superficie du Mexique, après tout ce qu’en ont ravi les Américains du Nord, reste encore plus que triple de celle de la France, et, à superficieégale, c’est un pays qui nourrirait plus d’habitants que nos contrées. Dans la Terre-Chaude et une bonne partie de la Terre-Tempérée, le bananier prospère, sans qu’on ait, comme dans les Antilles, la crainte de le voir arraché par les ouragans. C’est pour l’alimentation publique un bienfait sans égal, car aucune plante ne rend avec aussi peu de travail une aussi grande quantité de subsistance. Un hectare planté en bananes suffit à nourrir cent personnes, tandis qu’avec le blé c’est seulement cinq ou six en Europe. Avec un bon système de communications, la banane cultivée sur les deux plans inclinés qui relient le plateau à la mer viendrait s’offrir aux habitants du plateau lui-même. À côté de la banane, le Mexique a le manioc ; il peut y joindre tout ce qui vient aux Antilles ou dans les régions ardentes de l’Asie. À ces ressources s’ajoute le maïs, qui était déjà consommé en grande quantité du temps de Montézuma, et qui entre dans le régime alimentaire de toutes les parties du pays à peu près sous la même forme et avec les mêmes apprêts qu’alors. Il sert de base à la nourriture des classes pauvres ou peu aisées. C’est une culture qui réussit au Mexique d’une façon dont on se ferait difficilement une idée dans nos campagnes. Les bonnes terres, là où la température est assez élevée, rendent dans les années propices jusqu’à huit cents grains pour un, et dans les mauvaises environ cent cinquante. L’espace qu’une famille a besoin de mettre en culture pour subsister est donc infiniment exigu dans la région chaude et peu étendu dans la région froide, telle qu’elle se présente communément. Le blé même réussit admirablement dans les plaines où l’homme pratique avec quelque soin cette culture, comme dans celles de Toluca et plus encore dans celles qu’on rencontre aux environs de la Puebla, surtout entre cette ville et le village de Saint-Martin.

À la fin du siècle dernier et tout au commencement de celui-ci, lorsque la crise de l’indépendance ne s’était pas déclarée encore, la population mexicaine suivait une progression au moins égale à celle par laquelle se signalaient les États-Unis eux-mêmes. En procédant d’après les relevés des naissances et des décès dressés par les curés, on a constaté que la moyenne était de 170 naissances pour 100 décès, proportion extrêmement favorable. Les États-Unis à ce moment-là n’avaient pas tout à fait aussi bien. La population était à peu près la même alors dans la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne et dans la république américaine, environ sept millions d’âmes. Combien c’est changé aujourd’hui ! Et les progrès de la richesse, des lumières, de la puissance, ont été aux États-Unis plus marqués encore que ceux de la population, tandis que le Mexique offrait l’affligeant spectacle d’une décadence continue.

V. — DU SUCCÈS DE L’EXPÉDITION.

Quelque incomplet qu’il soit, l’exposé qui précède ne laisse cependant pas de doute sur ce point : que le pays du Mexique se présente avec des ressources tout à fait extraordinaires et dans des conditions exceptionnellement favorables. Par l’extrême diversité de ses productions et par le bas prix auquel il peut fournir des matières si diverses, par la rapidité avec laquelle la population s’y multiplierait, si la société cessait d’y être dans une situation aussi précaire, il semble appelé, pour peu qu’on l’aide et qu’il s’aide lui-même, à devenir le siège d’un immense commerce tant extérieur qu’intérieur. Il aurait de la richesse, il aurait de la population, il occuperait une position tout aussi intéressante sous le rapport de l’action militaire et maritime que pour les grandes opérations d’échanges avec l’étranger. On n’exagère donc rien en disant qu’il dépend des hommes d’en faire un grand empire.

Il nous reste à dire un mot de l’expédition même et de ses chances de réussite.

Le succès militaire de l’expédition semble infaillible. À l’origine, le corps expéditionnaire n’était pas suffisamment fort ; mais le gouvernement français s’est empressé de renforcer son contingent par l’envoi de nouvelles troupes, sous les ordres du général Lorencez, et on serait à temps de l’augmenter encore. La fièvre jaune, qui est terrible à la Vera-Cruz envers les étrangers et même envers les Mexicains du plateau, ne devient formidable qu’à la fin de mai ou au commencement de juin. Une armée qui partirait de Paris aujourd’hui pourrait être alors entrée à Mexico, et en tout cas aurait pris position dans une région parfaitement salubre. De la Vera-Cruz, point de débarquement, à Mexico, il existe deux routes, l’ancienne et la nouvelle, qui toutes les deux, après un trajet de moins de 100 kilomètres, conduiraient nos braves soldats dans la Terre-Tempérée, région aussi salubre qu’elle est belle, et où la culture est féconde et variée, de sorte qu’ils y trouveraient à la fois l’abondance et le bon air. Chacune des deux routes offre une ville importante : d’un côté Xalapa, de l’autre Orizaba, où il est facile d’organiser des hôpitaux, des magasins, des dépôts. À partir de là, en s’avançant dans l’intérieur, on rencontre de vastes propriétés, munies d’une grande habitation ou hacienda, où au besoin il serait facile de se fortifier. La plupart des hacienda sont de grands troupeaux de bœufs qui vivent en plein air, et que les habitants s’empresseront de vendre, si on les paie bien. Le pays produit d’excellents haricots, connus sous le nom de frijoles, aliment substantiel et agréable. Les oranges y sont très communes. Quant au blé, il ne se rencontre en grande quantité que sur le plateau. Si la troupe ne s’accommodait pas du maïs, qui fait le fond de la subsistance des Mexicains, et qu’on dût lui donner du pain semblable à celui qu’elle mange en France, il faudrait faire venir de la farine de New-York, puisque la Nouvelle-Orléans est fermée par le blocus, ou encore du marché de La Havane, qui est bien approvisionné. Pour le service des transports, qui importe essentiellement à la réussite des opérations militaires, il est vraisemblable qu’avec de l’argent on se fournira amplement de chevaux et de mules. Les mulets abondent au Mexique, c’est sur leur dos que chemine la majeure partie des marchandises.

Un des articles qui sont le plus indispensables à la guerre, le bois pour cuire le repas du soldat et passer les nuits au bivac, se présente abondamment jusqu’à ce qu’on arrive au plateau. Ce sont d’abord les arbres des tropiques, puis, dans la région tempérée, au milieu de beaucoup d’autres essences, le chêne, dont l’apparition rassure le voyageur qui songe à la fièvre jaune, car tant qu’on l’aperçoit, c’est qu’on est dans la région exempte des germes du mal. Plus haut se montrent des forêts de pins. Sur le plateau même, le bois devient assez rare, particulièrement lorsqu’on a pris la vieille route qui traverse Xalapa ; mais dans cette direction il y en a bien assez pour les besoins d’une armée qui n’est pas très nombreuse, et qui ne fait que traverser.

L’eau de bonne qualité est plus indispensable encore à la troupe. Sur ce point, une partie du plateau laisse à désirer, notamment celle qui s’étend de Perote à la Puebla, le long de la route de Mexico par Xalapa. Non seulement les sources y sont clairsemées, mais la salure du sol, signalée plus haut, rend fréquemment les eaux désagréables au goût et impropres à la boisson. Cet inconvénient est plus marqué dans la saison sèche, pendant laquelle se fait et a dû se faire l’expédition ; mais par la route d’Orizaba il paraît être peu sensible. L’administration de la guerre, qui dans nos dernières campagnes a déployé une sollicitude fort intelligente pour la santé du soldat, a pris ses précautions contre la mauvaise qualité des eaux. Le corps expéditionnaire aura la ration de café. En outre on a eu soin de faire arriver à la Vera-Cruz un approvisionnement de vin. Il est à croire en effet que la troupe s’accoutumerait difficilement au pulque ou jus fermenté de l’aloès, qui est consommé, de préférence à toute autre boisson, par la population, quoique la vigne réussisse parfaitement sur le plateau ; mais comme, en vertu du système prohibitif qu’affectionnait la métropole, il fallait, sous le régime colonial, que tout le vin bu au Mexique fût originaire de la mère-patrie, les Mexicains s’en passaient, et ils ne s’y sont pas mis encore : même chez les classes aisées, c’est du pulque qu’on trouve sur les tables.

Les renseignements qu’on a pu recueillir permettent de croire que, si les Français se fussent présentés seuls, ils n’eussent rencontré que fort peu de résistance. La population mexicaine a du goût pour eux, et comme nos troupes ne prennent rien de vive force et paient convenablement toute chose, il est vraisemblable qu’on leur eût apporté tout ce que le pays aurait pu fournir. Malheureusement la présence du drapeau espagnol à côté du nôtre nous expose à partager la répulsion dont la Péninsule est l’objet de la part des Mexicains. — Le patriotisme mexicain, c’est la haine de l’Espagne. Le Mexicain a une antipathie marquée pour l’Américain du Nord, voisin ambitieux dont il redoute l’esprit d’empiétement illimité ; mais il déteste bien davantage la nation espagnole. Il y a un fleuve de sang entre les Espagnols et les Mexicains ; il n’existe peut-être pas au Mexique une famille créole, métisse ou indienne, qui n’ait lieu de se souvenir que les commandants espagnols, pendant la guerre de l’indépendance, ont livré au bourreau ou égorgé sur le champ de bataille après la victoire quelqu’un de ses membres, un père, un fils, un frère. S’il était vrai, comme on l’a dit, qu’à la suite de la convention de Soledad la troupe espagnole dût rentrer à Cuba, ce dont on peut douter, ce serait le plus grand des bonheurs possibles, je ne dirai pas pour nos soldats, qui sauront bien triompher de tous les obstacles, mais pour nos négociateurs. Ce serait comme si l’armée expéditionnaire avait gagné dix mille hommes, quoiqu’elle eût perdu de cinq à six mille auxiliaires. Il n’y a peut-être pas d’exagération à dire que si les troupes espagnoles restent avec les nôtres, il s’ensuivra la nécessité d’expédier des renforts.

Sous le rapport politique, c’est encore une délicate affaire que le choix du prince auquel on pourrait offrir le trône nouveau qui serait érigé au Mexique. Il est convenu en toute loyauté que les alliés s’abstiendront d’imposer aux Mexicains tel ou tel souverain ; ils n’entendent même pas les contraindre à changer la forme de leur gouvernement. Ils les laissent parfaitement libres de faire d’eux-mêmes ce qu’il leur plaira. La proclamation des commissaires et des commandants alliés du 10 janvier est fort explicite à cet égard, et on ne devait pas moins attendre de la sagesse des trois gouvernements. On admettra cependant que les alliés, une fois à Mexico, donneront des conseils, car on ne saurait croire qu’ils puissent rester bouche close au milieu des discussions plus que vives probablement qui éclateraient alors parmi les Mexicains. Or des avis offerts par des conquérants tout chauds encore de l’ardeur de la conquête ressemblent quelque peu à des ordres, et risquent fort d’être pris pour tels. Il se passera donc à Mexico, nécessairement de par la force des circonstances, quelque chose d’analogue aux scènes de l’hôtel Talleyrand à Paris, en avril 1814, quand les alliés se furent emparés de notre capitale. L’empereur Alexandre, plein, disait-il et croyait-il, non seulement de bienveillance, mais même de respect pour les sentiments de la France, ne voulait rien prescrire. En somme cependant ce fut lui qui fixa et la forme du gouvernement destiné à remplacer l’empire et la personne du nouveau chef de l’État.

Quoi qu’il en soit, si les rumeurs qui ont circulé et qui ont trouvé crédit sont exactes, le prince Ferdinand-Maximilien, archiduc d’Autriche et frère de l’empereur François-Joseph, serait le candidat désigné pour la lourde tâche d’inaugurer la couronne mexicaine. Le choix est-il bon ? On a lieu de le penser. Le prince passe pour libéral, et tel il s’est montré quand il résidait à Milan. Le succès de la mission qu’il est, dit-on, disposé à assumer dépendra de lui-même avant tout, et les qualités distinguées dont ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher assurent qu’il est doué sont des gages pour la réussite de la difficile entreprise de réorganiser le Mexique. Il n’y a contre ce choix qu’une objection, que nous signalerons franchement, la nationalité du prince. La maison d’Autriche, disent ses partisans, est tout naturellement indiquée aux Mexicains ; elle a gouverné l’Espagne avec grandeur : elle a laissé dans la Péninsule des souvenirs de gloire qui la recommandent aujourd’hui aux peuples de la Nouvelle-Espagne. Il est vrai, la maison d’Autriche a donné aux Castillans Charles-Quint ; mais aussi elle leur a fourni Philippe II, une des plus détestables figures qui se soient jamais assises sur un trône. Philippe II, c’est la tyrannie incarnée avec tous les traits qui la rendent odieuse, l’astuce et la dissimulation, la cruauté à froid, le goût du meurtre longuement prémédité et lentement accompli ; c’est l’inquisition avec les auto-da-fé érigés en réjouissances publiques, car avec lui on faisait un auto-da-fé pour célébrer quelque grand événement, tout comme aujourd’hui on donne un spectacle gratis ou l’on tire un feu d’artifice. Philippe II, c’est le complice ou plutôt l’instigateur du farouche duc d’Albe dans toutes les horreurs commises envers les Pays-Bas ; c’est le bourreau de ses sujets, de ses confidents et de son propre fils. Philippe II est en Espagne la personnification de la maison d’Autriche plus que Charles-Quint lui-même, puisque, de tous les rois issus de cette maison, c’est celui qui a imprimé le plus profondément son cachet sur le pays. Il y a mis au complet le despotisme politique et religieux, il en a fait une tradition à laquelle il a enchaîné l’Espagne par des chaînes si fortes que ce funeste régime lui a survécu deux siècles. Le titre de prince autrichien pourrait donc n’être aux yeux des Mexicains qu’une recommandation médiocre. Il ne faut pas perdre de vue non plus qu’il existe une incompatibilité de caractère entre les Germains et les races latines, dont les Mexicains sont les rejetons, dont ils reproduisent le génie. Plus que d’autres, les Autrichiens, par la discordance des tempéraments, sont enclins à opprimer les races latines plutôt qu’à se les concilier en les gouvernant. L’Italie en a offert de nos jours la preuve trop manifeste. L’archiduc lui-même en sait long sur ce chapitre, et ses propres observations doivent parler haut dans son esprit.

Au lieu donc de lui donner de l’aide, l’origine de l’archiduc Maximilien lui suscitera plutôt des embarras. Les difficultés de sa situation à Mexico seraient insurmontables, s’il devait, comme à Milan, être gardé par une armée d’Autrichiens et entouré de fonctionnaires tedeschi fidèles aux coutumes de la bureaucratie autrichienne, recevant ou soupçonnés de recevoir leur consigne de Vienne ; mais heureusement pour lui l’Autriche n’est guère en position de lui prêter des soldats. Pour ce qui est des administrateurs, si elle en a de bons, elle a lieu de se les réserver ; elle en a l’emploi chez elle dans l’œuvre laborieuse de réorganisation politique, financière et administrative à laquelle elle s’applique si honorablement aujourd’hui. Pour réussir au Mexique, l’archiduc doit quitter Vienne pour la Vera-Cruz seul, son portefeuille sous le bras. Et on peut ici répéter un mot célèbre en disant que s’il réussit, ainsi que nous le souhaitons, ce sera non parce qu’il est Autrichien, mais bien quoiqu’il le soit.

Je suppose le prince arrivé à Mexico et monté sur le trône ; immédiatement se présentera la difficulté suivante, entre plusieurs autres que je passe sous silence : le nouvel empereur pendant quelque temps aura besoin d’une certaine assistance militaire, car s’il restait sans appui au milieu de cette désorganisation absolue que présente l’État, le chef du nouvel empire serait à la merci de l’intrigue et du hasard, et son trône ne serait pas debout six mois. Ce corps étranger, quel serait-il ? je veux dire qui le fournirait ? Il ne faut pas se le dissimuler, il est à craindre que cette coûteuse corvée ne dût être faite par la France. Il est inévitable en effet qu’elle soit à la charge de quelqu’une des trois puissances alliées dans l’expédition ; mais, pour l’Angleterre, les traditions de sa politique et les idées de la chambre des communes sont si bien connues que, sans se piquer du don de prophétie, on peut prévoir qu’elle se refuserait absolument à coopérer à cette occupation. Quant à l’Espagne, elle est écartée, parce que, dans la disposition où sont les esprits au Mexique à l’endroit de la Péninsule et de tout ce qui en émane, on ne saurait demander aux Mexicains de tolérer la présence d’une garnison espagnole à Mexico et à la Vera-Cruz. Ils y verraient le rétablissement de la domination de leur ancienne métropole. Une troupe française au contraire, par le désintéressement évident de notre politique en cette affaire, par l’admirable discipline de nos soldats et par le génie propre à notre nation, serait mieux ou moins mal en position que toute autre d’occuper avec l’assentiment des Mexicains quelques points principaux du pays, afin de préserver de malheur le nouveau trône pendant qu’il prendrait son assiette.

Il ne faut pourtant pas s’exagérer cette difficulté. L’occupation devra être essentiellement temporaire. S’il est vrai, ainsi que tout porte à le croire, que la nation mexicaine soit fatiguée du régime politique sous lequel elle dépérit, s’il est constant que son vœu à peu près unanime soit pour l’établissement d’une monarchie, l’archiduc Ferdinand-Maximilien, avec le caractère bienveillant et les lumières qu’on lui attribue, doit réunir en un faisceau les volontés jusqu’alors discordantes, et rétablir au Mexique en peu de temps les organes les plus essentiels de la vie politique et administrative. Il aurait donc bientôt une armée nationale sur le concours dévoué de laquelle il pourrait compter, et qui le dispenserait de l’assistance d’un corps étranger, dont la présence avec son drapeau déployé affecte toujours péniblement le sentiment patriotique d’une nation. Que si au contraire la monarchie nouvelle se traînait misérablement, comme l’a fait la république mexicaine, si après quelque temps d’essai elle restait impuissante à se soutenir d’elle-même, par ses seules forces et son seul ressort, elle n’aurait plus aucun titre aux sympathies actives de l’Europe, et il faudrait abandonner le Mexique à ses malheureuses destinées. Aussi bien à l’état monarchique qu’à l’état républicain, il serait démontré alors que ce serait une nation et une société sans vitalité. Nous avons un meilleur usage à faire de nos ressources et de nos efforts que de nous évertuer à l’œuvre impossible de faire marcher les morts.

Quelque courte qu’elle dût être, l’occupation de la capitale et de quelques points principaux du Mexique par une force française soulèverait en France même des objections graves. L’opinion ne voit pas de bon œil les dépenses qui semblent ne profiter qu’à l’étranger. Si donc cet expédient était adopté pour soutenir le nouveau trône, il ne serait pas hors de propos qu’il fût bien entendu qu’aussitôt que la trésorerie mexicaine cesserait d’être un coffre vide, les frais d’une occupation toute dans l’intérêt de la nation mexicaine seraient supportés par elle.

VI. — DES MOTIFS POLITIQUES QUI PEUVENT JUSTIFIER L’EXPÉDITION.

Puisque la question de la dépense se présente ici, il faut l’examiner non pas seulement par rapport à l’entretien d’un corps destiné à garantir d’accident les premiers pas du nouvel établissement monarchique, mais aussi relativement au fond même de l’entreprise. Le contribuable français, tout comme celui de l’Angleterre ou de l’Espagne, est fondé à adresser à son gouvernement cette question : Pourquoi cette expédition ? Quel intérêt national y avons-nous ? La somme qu’elle doit coûter est sans proportion avec toutes les indemnités qu’on pourra retirer du Mexique. Les insultes que se sont permises les autorités mexicaines n’atteignent pas l’honneur de la France, qui est au-dessus de la portée d’un gouvernement aux abois. Si l’on voulait obliger le Mexique à payer les dommages qu’ont éprouvés nos nationaux, il n’y avait qu’à s’emparer des principaux bureaux de douane, afin d’y percevoir les droits pour le compte de nos compatriotes lésés. Pour qu’on ait adopté un plan différent, il faut qu’on ait eu de graves motifs politiques, et quels peuvent-ils être ?

Un motif qui est commun aux trois puissances, quoiqu’elles puissent l’apprécier à des degrés divers, est la nécessité d’opposer enfin, dans l’intérêt de la balance politique du monde, une barrière à l’esprit d’envahissement dont étaient possédés les États du midi ou États à esclaves de l’Union américaine, et qu’ils soufflaient à toute leur nation. C’était un plan arrêté, parmi les meneurs du sud, de reculer indéfiniment les limites de l’Union aux dépens du Mexique, de l’Espagne, propriétaire de Cuba, et des républiques de l’Amérique centrale. Ces projets d’agrandissement manquaient de toute justification tirée de l’utilité nationale, car à quoi bon de nouveaux espaces pour l’Union, qui déjà possédait une immense superficie où la population pouvait croître et se multiplier pendant des siècles encore sans craindre d’être foulée ? La superficie de l’Union américaine est d’environ seize fois celle de la France. Et puis comment qualifier ce programme de spoliation au point de vue de la justice ? Comment concilier cet insatiable appétit de territoire avec le respect que se doivent les uns aux autres les États civilisés, surtout lorsqu’ils sont si bien délimités par la différence des origines et par la configuration du sol ? Mais le sud voulait étendre l’esclavage, introduire dans la fédération de nouveaux États qui fussent caractérisés par cette institution particulière, afin de faire contre-poids aux progrès plus rapides en population et en richesse par lesquels se distinguait le nord, où le travail est libre, et qui donnaient au nord la majorité et l’ascendant au sein des deux chambres du congrès. Ainsi l’île de Cuba, une fois conquise ou annexée, aurait pu être découpée en deux États, peut-être en trois. Dans l’ancienne province du Texas, l’esclavage, aboli par les Mexicains indépendants, avait été rétabli ; on eût accompli la même restauration dans les autres parties du Mexique qu’on se serait appropriées. À plus forte raison ce système rétrograde eût été imposé aux États de l’Amérique centrale jusqu’à Panama. Plus tard, on aurait vu ce qu’il convenait de faire pour l’Amérique méridionale.Provisoirement on voulait bien la laisser en paix. L’exécution de ce plan audacieux se poursuivait imperturbablement. On avait déchaîné sur l’île de Cuba, sous la conduite d’un réfugié espagnol nommé Lopez, des expéditions de prétendus libérateurs qui avaient échoué misérablement. On s’était alors retourné vers un procédé plus acceptable au point de vue du droit des gens : on avait proposé à l’Espagne de céder cette admirable colonie à prix d’argent. L’Europe avait vu trois des diplomates américains envoyés près de ses cours se réunir à Ostende, tracer la marche à suivre pour l’incorporation de Cuba dans l’Union, moitié de gré, moitié de force. En spectacle d’un autre genre, mais qui n’était pas moins propre à exciter l’étonnement universel, avait été offert au monde par les tentatives réitérées de Walker sur l’Amérique centrale. Ce condottiere sans frein, après avoir organisé ses bandes à la Nouvelle-Orléans, au su de tout le monde, allait promener sur les rives du lac de Nicaragua la rébellion, le meurtre et l’incendie. Il était l’effroi et le fléau de peuples inoffensifs, et le gouvernement fédéral n’essayait rien de sérieux pour entraver ces entreprises de flibustier, quoiqu’elles fussent dirigées très ostensiblement contre des pays amis. Les hommes éclairés du nord réprouvaient cette politique agressive, qui violait toutes les règles observées entre États civilisés ; mais l’influence du sud intimidait le gouvernement fédéral, et celui-ci se laissait lier les mains. En même temps que le sud de l’Union américaine agissait ainsi en conquérant vis-à-vis de l’Amérique espagnole, il tentait de comprimer la réprobation que ses plans et ses actes soulevaient en Europe en affichant une doctrine suivant laquelle il aurait été interdit aux puissances européennes d’intervenir dans les affaires du Nouveau-Monde. C’était la célèbre doctrine dite de Monroë, parce qu’elle avait été consignée, mais au milieu de circonstances bien différentes, dans un des messages annuels de l’illustre président de ce nom. On se souvient de la recrudescence des idées légitimistes, féodales et absolutistes dans les conseils des monarchies européennes vers 1820 et dans les années qui suivirent. Elle fut la cause de grands événements dans les deux péninsules, l’italienne et l’ibérique ; les institutions libérales y furent renversées par des baïonnettes étrangères. La France se chargea de l’exécution en Espagne, et fit la campagne de 1823, qui abattit la constitution des cortès et rétablit le pouvoir absolu de Ferdinand VII. L’Autriche accepta et remplit avec le même succès la même mission à Naples et dans le Piémont. On put croire que, dans leur emportement en faveur des principes de la légitimité et des droits absolus des souverains, les gouvernements qui étaient les plus en avant dans la Sainte-Alliance, et au gré desquels les mots de république et de souveraineté nationale impliquaient le germe de tous les désordres, de toutes les usurpations et de tous les crimes, voudraient restaurer l’autorité légitime de l’Espagne dans les ci-devant colonies du continent américain. Les États-Unis s’émurent profondément de la passion réactionnaire que les cabinets du continent de l’Europe manifestaient par un langage violent et par des actes sommaires. Ils résolurent noblement de faire cause commune avec les républiques qui s’étaient érigées sur les ruines de la domination espagnole dans le Nouveau-Monde. Le président Monroë se fit le digne interprète de cette courageuse et prévoyante détermination de ses concitoyens, et le message qu’il adressa au congrès, à l’ouverture de la session, au mois de décembre 1823, portait la déclaration que les États-Unis se considéreraient comme solidaires des républiques qui seraient attaquées. On a tant parlé de la doctrine Monroë, qu’il n’est pas inopportun de transcrire ici le passage où elle est formulée.

« Je vous avais dit au commencement de la dernière session qu’un grand effort se faisait en Espagne et au Portugal pour améliorer la condition de l’une et de l’autre nation, et que la tentative paraissait conduite avec une modération extraordinaire. Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer à quel point le résultat a été différent de nos prévisions. C’est toujours avec anxiété et sympathie que nous avons assisté au spectacle des événements qui s’accomplissaient dans cette partie du monde d’où nous avons tiré notre origine. Les citoyens des États-Unis nourrissent les sentiments les meilleurs pour la liberté et le bonheur de leurs semblables de l’autre côté de l’Atlantique. Tant que la guerre a subsisté entre les puissances européennes, nous nous sommes abstenus d’y prendre part, de même qu’à toutes les affaires qui ne regardaient qu’elles ; notre politique nous le commandait. C’est seulement lorsque nos droits sont attaqués ou sérieusement menacés que nous nous sentons blessés et que nous nous préparons à nous défendre. Les événements qui se passent dans notre hémisphère nous touchent plus immédiatement par des raisons qui se présentent d’elles-mêmes à tout observateur éclairé et impartial. Le système de politique générale des États de la Sainte-Alliance diffère essentiellement sous ce rapport de celui de l’Amérique. Cette différence procède de celle qui existe dans les institutions respectives. Notre nation est tout entière dévouée au maintien des institutions qui ont été acquises au prix de tant d’argent et de sang, mûries par la sagesse de nos concitoyens les plus éclairés et à l’ombre desquelles nous avons joui d’une prospérité sans exemple. En conséquence, c’est un hommage que nous devons à la vérité et à notre désir de continuer nos relations amicales avec les puissances alliées, de déclarer que nous considérerions comme dangereux pour notre repos et pour notre sûreté toute tentative qu’elles feraient pour étendre leur système à une portion quelconque de cet hémisphère. Nous nous sommes abstenus d’intervenir dans les colonies ou dépendances réelles des différents États européens, et nous ferons de même à l’avenir ; mais pour ce qui est des États qui ont proclamé et fait prévaloir leur indépendance, et dont après pleine considération, et conformément à de justes principes, nous avons reconnu l’indépendance, nous ne pourrions regarder que comme une manifestation de sentiments hostiles aux États-Unis toute intervention qui aurait pour objet de les opprimer ou d’en contrôler de quelque manière que ce fût les destinées. Pendant la lutte qui a eu lieu entre ces nouveaux gouvernements et l’Espagne, nous nous sommes déclarés neutres ; au moment même où nous les reconnaissions, nous avons observé la neutralité, et nous y persisterons, pourvu qu’il ne se produise aucun changement qui, dans l’opinion des pouvoirs constituant notre gouvernement, soit de nature à rendre indispensable à la sécurité des États-Unis un changement correspondant de notre part. »

Tels sont les termes dans lesquels s’est produite cette doctrine dite de Monroë. À la rigueur, on peut y donner plusieurs interprétations différentes. Ce que l’Amérique du Nord déclarait à l’Europe par l’organe de son président, qu’elle considérerait comme une agression personnelle le fait de tenter d’étendre à une partie quelconque de l’Amérique émancipée le système de l’Europe, et d’en contrôler de quelque manière que ce fût les destinées, peut s’entendre de deux manières : on peut soutenir qu’il s’agit de la tentative de restaurer, dans quelqu’une des parties de l’Amérique espagnole ou portugaise, l’autorité de la Péninsule. On peut prétendre aussi qu’on a voulu prévoir le cas où se produirait le projet d’y fonder des monarchies, même parfaitement indépendantes, même dotées d’institutions représentatives. De ces deux versions, que la grammaire autorise, laquelle est la vraie ? Nous croyons qu’un esprit sage, tel qu’était M. Monroë, qui connaissait l’Europe et qui savait respecter la liberté d’autrui, ne songeait pas à la seconde. Au surplus, le cours des événements fournit un commentaire suffisamment clair des paroles de M. Monroë et du sens qu’on y attachait à Washington. On a la preuve que ce que voulait M. Monroë, ce qu’on voulait en 1823 dans les conseils de la grande république américaine, c’était d’assurer et de garantir de toute atteinte l’indépendance conquise par l’Amérique continentale espagnole et portugaise, et qu’on ne se proposait aucunement d’y empêcher la formation d’établissements monarchiques. Cette preuve, c’est que déjà l’on avait accepté le gouvernement impérial d’Iturbide au Mexique, parce que c’était un gouvernement indépendant. De même, un peu plus tard, pour le Brésil, où s’était élevée une monarchie plus stable. Enfin, à cette même époque, le cabinet de Washington n’avait aucunement la pensée d’insurger le Canada et d’absorber Cuba sous prétexte que c’étaient des pays soumis au régime monarchique.

Quelques années après, lorsque fut entièrement passé le danger qu’on avait prévu en 1823 pour l’Amérique espagnole ou portugaise, la déclaration du président Monroë, cet acte digne et courageux, a été, aux États-Unis, travestie et faussée dans sa signification et dans son objet. On l’a transformée en une défense signifiée à l’Europe de s’occuper des affaires de l’Amérique. Au gré de quelques hommes politiques qui n’étaient pas les moins écoutés de la masse de leurs concitoyens, on l’a interprétée ainsi, que l’Europe devait renoncer à rien posséder en Amérique, sur le continent du moins : on voulait bien lui permettre les îles, et encore n’était-ce pas sans exception, l’affaire de l’île de Roatan l’a montré. Ce paradoxe était érigé en une espèce de dogme par les flatteurs de la multitude, qui, en tous pays, dans sa vanité, qu’elle confond avec la dignité nationale, aime qu’on humilie l’étranger. Il couvrait les desseins des esclavagistes, qui, l’Europe exclue de toute influence en Amérique, entendaient s’approprier, sous le voile d’une vente imposée par la menace, sinon par la force des armes, tout ce qui, dans leurs alentours, serait à leur convenance. Une alliance intime s’était formée, au sein de l’Union, entre les meneurs du sud et les chefs du parti qui portait le nom de démocratique, et cette alliance, qui viciait la politique intérieure des États-Unis non moins que leur politique étrangère, a pendant une suite d’années dominé le pays : c’est elle qui surtout dictait les choix dans les élections à la présidence; mais il était infaillible que le sentiment public se réveillerait dans la grande république américaine de manière à rendre l’ascendant aux principes de progrès et de liberté. C’est ce qui a eu lieu dans l’élection du président Lincoln.

Alors que subsistait triomphante aux États-Unis l’alliance entre le parti démocratique et le parti esclavagiste, la doctrine dite de Monroë, arrangée par d’audacieux commentateurs, avait déterminé des actes assez nombreux qui avaient blessé profondément l’Europe. C’est ainsi que le commandant Hollins, de la marine fédérale, qu’en cela on a dû croire autorisé par son gouvernement, puisqu’il n’a pas été désavoué, était venu incendier le port principal sur l’Atlantique de l’Amérique centrale, San-Juan-del-Norte, dont on avait changé le nom en celui de Greytown. D’autres actes plus significatifs encore avaient atteint directement celle des puissances de l’Europe qui montrait le plus de répulsion pour la propagation de l’esclavage. La fière Angleterre, qu’on avait déjà obligée de reculer dans l’affaire des frontières de l’État du Maine, s’était vue forcée d’accepter des arrangements pénibles au sujet de la délimitation, sur terre et sur mer, de sa colonie de Balise, dans l’Amérique centrale. L’Europe avait pu tolérer un moment ces écarts de la démocratie des États-Unis, inspirés et excités par les esclavagistes du sud ; mais il devait lui tarder de raffermir sa position ébranlée et de rentrer dans l’exercice des facultés qu’elle est fondée à revendiquer dans l’intérêt de la civilisation générale. L’affaire du Mexique lui fournit une occasion favorable ; en la saisissant, elle se conduit conformément à ce que conseille une sage politique.

Ce n’est point parce que, divisés en deux camps profondément ennemis l’un de l’autre, les États-Unis sont moins redoutables, et qu’on risquerait moins en passant outre à leur réclamation s’ils en articulaient quelqu’une: c’est parce que le nord a ici le même intérêt que l’Europe. L’objet du nord, qui réprouve l’esclavage et veut l’empêcher de s’étendre, sera atteint, si, sous le patronage temporaire des puissances alliées, le Mexique se constitue d’une manière stable, car les aventuriers du sud, sachant quel accueil serait fait désormais à leurs agressions, renonceraient à leur projet de le démembrer pour faire de ses lambeaux de nouveaux États à esclaves incorporés à leur groupe. Qu’importe au nord de reculer les limites de la république ? Le territoire qu’elle possède est tellement vaste, que, quelque ambitieux qu’on soit, on se contenterait à moins. Ce qui lui importe, c’est qu’une limite soit prescrite à l’esclavage et qu’on intime à l’institution particulière cette sentence : « Tu n’iras pas plus loin. » L’expédition du Mexique ne saurait donc contrarier le nord ; elle répond à ses idées, elle rentre dans sa politique. La seule condition dont le nord peut et doit demander l’observation rigoureuse, c’est que l’indépendance du Mexique soit pleinement respectée, qu’il ne soit pas question d’en refaire directement ou indirectement une colonie au profit réel ou supposé d’une puissance européenne quelconque. C’est la doctrine Monroë, telle que l’entendait son auteur. Sur ce terrain, la France et l’Angleterre seraient donc en parlait accord avec le gouvernement de Washington. Même après la restauration de l’Espagne à Saint-Domingue, on n’est pas autorisé à dire que le cabinet de Madrid serait en dehors du concert.

C’est une règle fondamentale aujourd’hui de la politique anglaise de s’opposer à l’agrandissement du domaine de l’esclavage. L’opinion anglaise est très ferme sur ce point. En suivant l’opinion, qu’est-ce que le cabinet anglais pourrait craindre ? Mais surtout on peut penser qu’il attache un grand prix à reprendre dans les affaires du Nouveau-Monde le rang dont les prétentions exagérées du cabinet de Washington et ses procédés sommaires l’avaient fait descendre.

Si les raisons qu’a la France pour intervenir ne sont pas identiques, elles paraissent être d’un ordre non moins relevé. La France n’est pas indifférente relativement à l’esclavage. Cependant, à tort ou à raison, elle n’apporte pas à l’abolition de cette institution des sociétés primitives la même ardeur, la même passion religieuse que l’Angleterre; mais elle trouve dans sa politique générale et permanente un motif déterminant d’aller au Mexique, motif qui lui est propre et qui n’existe pas pour le cabinet de Londres. Il y a dans la civilisation occidentale ou chrétienne une branche bien distincte qu’on définit par la dénomination de races latines. Elle a son siège en France, en Italie, dans la péninsule hispano-portugaise et dans les contrées que les nations française, italienne, espagnole, portugaise, ont peuplées de leurs rejetons. Elle est caractérisée par la prépondérance numérique ou même par la domination exclusive du culte catholique. Elle n’est pas tout le catholicisme, mais elle en est plus particulièrement la sève et l’éclat. Sans rabaisser personne, on peut dire que la France est depuis longtemps l’âme de ce groupe, non seulement l’âme, mais le bras. Sans elle, sans son énergie et son initiative, le groupe des nations latines serait réduit dans le monde à ne plus faire qu’une figure subalterne, et il y a longtemps qu’il eût été complètement éclipsé. Elle ne forme pas seulement la sommité du groupe latin, elle en est la protectrice depuis Louis XIV. Lorsqu’on regarde la mappemonde, et qu’on y compare, à deux siècles environ d’intervalle, l’espace occupé par les peuples catholiques à celui sur lequel se sont assises et fortement retranchées, avec tous les attributs de la puissance et de la civilisation, les nations chrétiennes dissidentes, protestants des diverses communions et grecs, on est frappé et consterné de tout ce que les premiers ont perdu, et de ce que les autres ont gagné et gagnent chaque jour. On est confirmé dans ce pénible sentiment lorsqu’on interroge la statistique sur la progression de la population et de la richesse dans les différents États. Les nations catholiques semblent menacées d’être submergées par une mer qui monte toujours.

Parmi les intérêts divers de la politique française, comme aussi parmi ses devoirs, il n’en est aucun qui soit plus direct et plus grand que de maintenir et de développer la puissance de ce groupe latin, boulevard du faisceau des nations catholiques. Il est indispensable à la France de soutenir autant que possible l’existence des diverses unités qui le composent, tout comme les nations dont le groupe est formé sont intéressées à ce que la France soit forte et investie d’une grande influence, car elle est pour elles une sœur aînée dont l’autorité est leur sauvegarde. Dans la communauté d’idées et de sentiments qui se fait de plus en plus remarquer entre les nations de l’Europe, il est aujourd’hui exact de dire ce que Napoléon Ier avançait un peu prématurément peut-être il y a soixante ans, que toute guerre européenne est une guerre civile ; mais c’est bien plus vrai encore quand il s’agit des conflits entre les nations latines.

Ainsi il importe à la France, il est de son intérêt intime et étroit que l’Espagne soit une nation vivace, douée de grands moyens d’action et pesant dans la balance du monde, qu’il en soit de même de l’Italie, que le Portugal renaisse, autant que le lui permet l’exiguïté de son territoire, à de grandes destinées ; que la Belgique, si industrieuse, si libérale et si sage, excepté quand elle dépense son argent à fortifier Anvers, soit comptée pour quelque chose, et que les États fondés avec des matériaux espagnols et portugais dans le Nouveau-Monde grandissent en culture intellectuelle et morale, en richesse et en population, au lieu d’être dévorés par l’anarchie qui les consume presque tous depuis qu’ils ont consommé leur indépendance. À ce point de vue, l’empereur Napoléon III a fait de la bonne politique lorsqu’il a soutenu l’Espagne et a demandé qu’elle fût classée parmi les grandes puissances de l’Europe. Ce n’est pas seulement le souvenir de sa splendeur passée qui autorise l’Espagne à aspirer à ce rang : elle est fondée à le réclamer par les progrès qu’elle a su accomplir depuis qu’elle s’est soustraite à la malfaisante étreinte du régime du pouvoir absolu. Henri IV et Richelieu ont été de grands politiques quand ils ont ébranlé et diminué la puissance espagnole. C’était la donnée qui convenait à leur siècle. S’ils revenaient au monde aujourd’hui, leur génie procéderait différemment, et s’appliquerait à relever l’Espagne. Du même point de vue, il est impossible de ne pas reconnaître que l’assistance donnée à l’Italie avec tant de résolution et d’à-propos en 1859, pour qu’elle s’affranchît du joug de l’Autriche, et l’impulsion à la faveur de laquelle cette belle contrée a déjà presque complètement accompli son unité, émanent aussi d’une bonne politique. La France, appuyée sur les deux péninsules et unie à elles par les liens d’une sympathie réciproque et par mille tendances communes, par les rapprochements du langage, des habitudes, des idées, et avant tout de la religion, conservera pour leur bien comme pour le sien, et pour celui du monde entier, une influence qui lui échapperait vraisemblablement bientôt, si elle était seule, ou si les autres États catholiques étaient affaiblis et abaissés par leur isolement, désorganisés par des luttes intestines ou rendus impuissants par le morcellement et les rivalités auxquels l’Italie était livrée avant 1859.

En signalant ainsi la nécessité pour la politique française de relever les États peuplés par les races latines, je suis bien loin d’exclure l’alliance anglaise : celle-ci doit être considérée au contraire comme essentielle. Le bon accord des deux nations les plus puissantes du globe est aujourd’hui la condition même de la paix générale et du progrès de la civilisation. Pour chacune des deux, c’est le gage d’une sécurité parfaite, la meilleure garantie du maintien de sa propre prépondérance. L’harmonie des deux cabinets de Paris et de Londres, la communauté de leurs vues sur les événements principaux et la marche générale des affaires, leur volonté d’exercer une action commune dans les circonstances les plus importantes, sont d’inappréciables bienfaits pour le genre humain. Il peut exister quelque chose de plus intime dans les relations politiques de la France avec les deux péninsules, et l’alliance ici devrait avoir le caractère d’un pacte de famille. C’est que l’une et l’autre l’Angleterre et la France ont une personnalité à la fois trop énergique et trop distincte pour pouvoir s’engager et se lier au même degré. La France se présente avec plus d’avantage pour l’alliance anglaise elle-même, si elle est étroitement unie à l’Espagne et à l’Italie fortement constituées l’une et l’autre, si elle est fondée à se dire l’organe des races latines de l’Europe et du monde entier, et si les États de cette origine sont eux-mêmes fortement organisés et marchent d’un pas ferme dans la voie du progrès.

L’expédition du Mexique se rattache ainsi à des pensées élevées de politique générale. Son succès définitif, ce qui signifie l’affermissement politique et social de ce malheureux pays, est subordonné sans doute à d’autres causes encore que l’intervention et la bonne volonté des puissances qui y ont envoyé leurs soldats ou leurs flottes. Parmi ces causes, sur lesquelles nous ne pouvons rien, il faut ranger la disposition des esprits et des caractères parmi les populations mexicaines. Il n’est pas superflu d’ajouter qu’il y en a d’inhérentes à l’état même de la religion catholique, à l’attitude des chefs de la hiérarchie romaine par rapport aux bases mêmes de la civilisation moderne. Quelle que soit cependant l’issue de l’expédition, les pensées qui me paraissent l’avoir conseillée, et qui tout au moins la justifient, n’en restent pas moins aussi salutaires qu’opportunes, et il faut espérer que la politique française ne s’en départira pas.

MICHEL CHEVALIER.

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[1] Voyez sur les Révolutions mexicaines la Revue du 1er avril.

[2] C’est le mot par lequel s’indique l’élévation du sol au-dessus du niveau de la mer, idéalement prolongée sur toute l’étendue du globe terrestre.

[3] Les altitudes données ici pour la Puebla, Mexico et Guanaxuato sont celles du sol de la Plaza Mayor.

[4] C’est un volcan qui brûle encore.

[5] De l’espèce cupressus disticka.

[6] Dans la province de Valladolid, à côté de belles plantations de sucre et de coton, auprès de nombreux villages peuplés d’Indiens. On aura une idée des proportions que prit l’éruption et des caractères qu’elle présenta par ce simple détail, que les toits de la ville de Queretaro, éloignée de plus de 200 kilomètres, furent couverts de cendres.

[7] On l’exploite, encore aujourd’hui, mais les minerais d’une extrême richesse qu’elle fournissait autrefois sont remplacés par d’autres d’une extrême pauvreté.

[8] C’est un minéral composé de sulfure de fer et de sulfure de cuivre, qu’on a préalablement calciné.

[9] Au commencement du siècle, les mines d’argent du Nouveau-Monde absorbaient annuellement 1 350 000 kilogrammes de mercure. Celles du Mexique à elles seules en consommaient 750 000. Les mines d’Europe, dont la principale de beaucoup était celle d’Almaden, en rendaient 1 750 000 kilogrammes, dont 1 150 000 allaient en Amérique. La mine de Huanca Velica, au Pérou, en fournissait une certaine quantité aux mines péruviennes.

[10] La population de l’Europe tout entière, en y comprenant la Turquie dite d’Europe, s’élève à 270 millions ; voyez la Géographie de Malte-Brun, édition Cortambert, tome VI, page 352. Le recensement de 1852 a constaté en Chine une population de 537 millions ; voyez l’article Pé-king, par M. Natalis Rondot, dans le Dictionnaire du Commerce de M. Guillaumin.

[11] Je ne voudrais pas que le lecteur supposât qu’en parlant de la profonde impression qu’ont reçue les imaginations chinoises pendant la dernière campagne, j’attribue un effet salutaire à l’acte le vandalisme qui a consisté à incendier de propos délibéré les palais enfermés dans le parc impérial de Yueu-mien-yuen.Le sentiment de l’Europe a condamné cette violence calculée. Une déplorable circonstance a encore aggravé cet acte barbare, c’est le pillage qui a accompagné l’incendie. Celui des deux gouvernements dont le plénipotentiaire a insisté pour l’accomplissement de l’incendie s’est donné le tort de s’abstenir d’en faire l’objet d’un blâme public. Plus les États européens affectent de prétentions envers les autres parties du monde, plus ils doivent être attentifs à se conduire honorablement envers elles. Dominer l’Asie par la force des armes, si l’on n’y joint l’observation des droits de l’humanité, serait se placer sur la même ligne qu’Attila et Gengis-Khan.

[12] D’après la Géographie de Malte-Brun, édition Cortambert (tome III, page 487), les pays de l’Inde possédés par l’Angleterre ou soumis à son patronage ont une population totale de 174 millions, celle de la Chine étant de 537 millions.

[13] L’élévation du bief de partage du canal des Deux-Mers au-dessus de la Méditerranée est de 189 mètres.

[14] Voici ce qu’on lit à ce sujet dans M. Ward : « Les plantations de Cuernavaca (à quinze lieues de Mexico) furent d’abord exploitées par des esclaves achetés à la Vera-Cruz au prix de 300 ou 400 piastres (de 1600 francs à 2140 francs) chacun. La difficulté de se procurer des esclaves en cas de guerre maritime, le nombre de ceux que l’on perdait durant le trajet et par le changement de climat, firent naître chez plusieurs grands propriétaires l’idée de propager une race de travailleurs libres en affranchissant annuellement un certain nombre d’esclaves et en les encourageant à se marier parmi la population indigène, ce à quoi les esclaves se prêtèrent volontiers. Ce plan fut trouvé si économique, qu’en 1808 il n’y avait plus un seul esclave dans la plupart des grandes plantations. La sagesse de cette mesure devint encore plus évidente en 1810. Aussitôt que la révolution éclata, ceux des planteurs qui n’avaient pas adopté le système d’émancipation graduée furent tout d’un coup délaissés par leurs esclaves, et dans plusieurs cas forcés de fermer leurs établissements, tandis que ceux qui s’étaient pourvus à temps d’une classe mêlée de travailleurs libres continuèrent à avoir en toute circonstance à leur disposition un nombre de bras suffisant pour continuer leur exploitation, quoique sur une moindre échelle. » — Ward, le Mexique en 1827, p. 67.

[15] Les Aztèques n’étaient venus au Mexique qu’à la fin du XIIsiècle de l’ère chrétienne, et la fondation de Mexico n’est que du XIVe. Si l’on veut embrasser l’espace de temps occupé par les Toultèques, il faudrait remonter jusqu’au VIIesiècle.

[16] Leur méthode d’intercalation pour tenir compte de la fraction de jour qui entre dans la durée exacte de l’année était équivalente, à très peu près, à celle que la réforme grégorienne a établie soixante ans après la prise de Mexico. Par celle-ci, on intercale 24 jours en cent ans, ou plutôt 97 en 400 ans ; les Aztèques en intercalaient 25 en 104 ans. La longueur de l’année est de 365 jours, plus une fraction représentée par 5 heures 48 minutes 49 secondes. Cette fraction de près d’un quart de jour par an, qui oblige à l’intercalation d’un jour entier ou d’un certain nombre de jours après une certaine période, était supposée, dans le calendrier introduit par Jules-César, d’un quart tout juste. On se trouvait ainsi en avance, sous le pape Grégoire XIII, de dix jours. La réforme grégorienne, décrétée en 1582, qui intercale un jour tous les quatre ans, sauf aux années séculaires, pour lesquelles toutefois l’exception n’a lieu que trois fois sur quatre, suppose que cette fraction est de 5 heures 49 minutes 12 secondes. L’année moyenne du calendrier grégorien est donc trop forte de 23 secondes, soit un jour en quatre mille ans. Chez les Mexicains, l’année moyenne mettait cette fraction à 5 heures 46 minutes 9 secondes. Leur année moyenne se trouvait ainsi conforme au calcul célèbre des astronomes du calife Almamoun. Laplace, frappé de cette approximation des Mexicains, aurait voulu l’attribuer à quelque communication avec l’Asie ; mais il fut arrêté par une réflexion fort judicieuse. « Pourquoi, dit-il, si cette détermination aussi exacte de la longueur de l’année leur a été transmise par le nord de l’Asie, ont-ils une division du temps si différente de celles qui ont été en usage dans cette partie du monde ? » Le mieux est donc de croire que cette estimation était l’ouvrage des peuples de Mexico eux-mêmes.

[17] Par une contradiction bizarre, ces signes irrécusables de la civilisation étaient associés à un épouvantable usage, celui des sacrifices humains. D’après les témoignages de l’histoire, on est autorisé à penser que ce n’était pas le legs d’une barbarie primitive dont ils n’auraient pas su secouer la tradition : il paraît que c’était l’effet d’une horrible superstition venue après coup, ou bien un moyen d’intimidation imaginé par des prêtres impitoyables pour le maintien de leur domination.

[18] History of the Conquest of Mexico. M. Amédée Pichot en a donné une bonne traduction française.

[19] Cruautés horribles commises par les conquérants du Mexique et par les Indiens qui les aidèrent à soumettre cet empire à la couronne dEspagne. Mémoire de don Fernando Alva Ixtlilxochitl (écrit vers 1600). Supplément à l’histoire du père Sahagun, publié et dédié au gouvernement suprême de la confédération mexicaine par Charles-Marie de Bustamente. Mexico, 1829.

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